(1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse psychologique »
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(1888) La critique scientifique « La critique scientifique — Analyse psychologique »

La critique scientifique — Analyse psychologique

I

Théorie de l’analyse psychologique. — Dans le chapitre précédent, nous avons considéré l’œuvre d’art dans ses effets sur un appréciateur idéal, et dans la cause prochaine de ces effets. Dans celui-ci nous l’étudierons en tant que signe de l’homme qui l’a produite. En effet, un livre, par exemple, est d’abord ce qu’il est ; mais il est ensuite l’œuvre d’un homme et la lecture de plusieurs ; c’est à remonter du livre à son auteur, à ses admirateurs, que consiste proprement la critique scientifique. Une œuvre d’art peut donner des renseignements sur son producteur, des facultés de qui elle est l’image, sur ses admirateurs, du goût desquels elle est encore indicatrice. Les premiers renseignements affèrent à la psychologie individuelle ; les seconds à la psychologie sociale. Nous nous occuperons d’abord des premiers.

On a vu par l’exposé historique du début que la plupart des critiques n’ont essayé de montrer la nature des écrivains dont ils s’occupaient que pour mieux apprécier leurs œuvres. M. Taine, seul, s’est à peu près dispensé de cette tâche secondaire et s’est appliqué dans ses études, soit par la biographie de ses auteurs, soit par des indications induites de leurs écrits, à définir leur organisation mentale, en des termes encore bien vagues. On en est là, et l’on peut reprocher aux meilleurs travaux actuels des critiques biographes, deux défauts : les indications psychologiques qu’ils extraient de l’examen superficiel d’œuvres littéraires sont trop générales et trop peu précises pour être considérées comme scientifiques ; d’autre part, ils ont tort d’employer simultanément dans leurs essais et en vue de déterminer l’individualité d’un artiste, l’histoire de sa carrière, l’ethnologie, les notions de l’hérédité et de l’influence des milieux, avec l’analyse directe de ses œuvres. Des deux méthodes, c’est la première qui doit céder le pas, basée, comme elle l’est, et comme nous la montrerons au chapitre suivant, sur des lois incertaines et présomptives dont la critique scientifique ne pourra tirer parti qu’après avoir vérifié, par ses propres travaux, la mesure dans laquelle elles s’appliquent aux hommes supérieurs. C’est donc de l’examen seul de l’œuvre que l’analyste devra tirer les indications nécessaires pour étudier l’esprit de l’auteur ou de l’artiste qu’il veut connaître, et le problème qu’il devra poser est celui-ci : Etant donnée l’œuvre d’un artiste, résumée eu toutes ses particularités esthétiques de forme et de contenu, définir en termes de science, c’est-à-dire exacts, les particularités de l’organisation mentale de cet homme.

Le raisonnement, par lequel on peut résoudre cette question, conclure d’une particularité esthétique d’une œuvre à une particularité morale de son auteur, est fort simple. L’emploi d’une forme de style, l’expression d’une conception particulière quelconque, que cet emploi soit original ou qu’il puisse paraître entaché d’imitation, est un fait ayant pour cause prochaine, comme tout le livre, la toile, la partition dont il s’agit, un acte physique de leur auteur, poussé par quelque besoin de gloire, d’argent, par un mobile, instinctif, n’importe, de faire une de ces œuvres. Cette détermination prise, l’artiste l’exécute d’une certaine manière. Il s’adonne à un certain art, à un certain genre, à un certain procédé, en un mot, il fait une œuvre se distinguant de celles d’autrui par certains caractères, ceux-là mêmes que nous avons appris à dégager dans le précédent chapitre. Il écrira, il peindra, il composera, comme le lui permettront ses facultés acquises et naturelles, comme le lui commanderont ses désirs, son idéal ; c’est-à-dire que les caractères particuliers de son œuvre résulteront de certaines propriétés de son esprit. Ces caractères seront à l’égard de ces propriétés dans une relation d’effet à cause, et l’on peut concevoir une science qui remontera des uns aux autres, comme on remonte d’un signe à la chose signifiée, d’une expression à la chose exprimée, d’une manifestation quelconque à son origine.

Or le mot faculté indique une aptitude et présuppose les conditions de cette aptitude. Si un homme peut soulever un certain poids à bras tendu, c’est qu’il a les os, les muscles, la force d’innervation, le motif, nécessaires pour cela. De même, si certaines propriétés d’une œuvre d’art existent, si un auteur a pu les produire, c’est qu’il possède le mode d’organisation mentale requis. Par conséquent, un ensemble de données esthétiques permettra de conclure à la présence d’une certaine organisation psychologique, c’est-à-dire, en dernière analyse, à une activité particulière, à une nature particulière des gros organes de l’esprit, des sens, de l’imagination, de l’idéation, de l’expression, de la volonté, etc. Il ne reste donc plus qu’à déterminer par le raisonnement et l’observation quels sont les détails intimes de pensée que présuppose tel ou tel ensemble de signes esthétiques.

Mais la plupart des artistes ne se bornent pas à produire aveuglement, en suivant les indications latentes de leurs aptitudes, lis se font un idéal imité ou original dont ils tâchent de rapprocher le plus possible leurs productions, une image composite d’une œuvre d’art ou d’une propriété d’œuvre d’art, conçue comme douée de toutes les qualités que l’artiste admire et qu’il cherche à réaliser. C’est là une image, accompagnée de désir, une image émotionnelle et comme telle capable de provoquer des actes. Or on sait qu’en psychologie un désir9 est considéré comme l’expression consciente d’une aptitude développée, et demandant à se manifester, d’une force de l’organisme contenue et apte à être mise on jeu. L’idéal est donc simplement l’expression rendue consciente par une image — des facultés mêmes qui forment le fond de l’esprit de l’artiste, et qui le définissent.

D’ailleurs, que l’on considère ceci : les particularités esthétiques d’une œuvre se composent d’un certain nombre d’émotions, d’images verbales, d’images d’objets, de personnes, d’idées, de concepts, de souvenirs, d’habitudes d’esprit, de résidus de sensations. Ces images et ces idées, avant de se trouver dans l’œuvre d’art, ont dû se trouver dans l’esprit de l’homme qui l’a conçue et exécutée. Pour peu que le nombre de ces phénomènes mentaux ait été considérable, ils ont du former une grosse part de la vie psychique de l’artiste. Or on sait que l’esprit, le moi de tout homme, est constitué, comme le montre notamment M. Ribot dans ses Maladies de la personnalité cw, non pas par une essence indéfinie, mais par une certaine succession, par un rythme et un groupement d’images, d’idées, d’émotions et de sensations, par un certain cours de phénomènes mentaux10 cx. Or, l’œuvre d’un artiste nous donne directement une partie notable de ces phénomènes ; de plus elle est l’expression non seulement de ces apparences, mais de leurs conditions profondes, des facultés et des désirs qui en forment le fond. Il est donc légitime d’essayer de tirer de l’œuvre d’art l’image de l’esprit dont elle est, soit le signe et l’expression, soit, plus directement même, une part indépendante et constituante. Que l’on extraie donc d’une série d’œuvres émanant d’un seul artiste toutes les particularités esthétiques qu’elles contiennent, on en pourra déduire une série de particularités intellectuelles. Si ces particularités esthétiques sont nombreuses, en d’autres termes, si l’œuvre analysée est considérable et variée, ces particularités sont importantes, en d’autres termes, si l’œuvre analysée est originale et grande, les particularités psychologiques seront nombreuses et importantes ; elles pourront suffire à définir l’artiste, en permettant de connaître l’indice individuel de ses principaux groupes d’idées, d’images, de sensations. La méthode esthopsychologique est d’autant plus fructueuse que les œuvres auxquelles on l’applique sont plus hautes et plus belles.

II

Pratique de l’analyse esthopsychologique ; faits particuliers. — Ainsi fondée en théorie, l’interprétation des faits esthétiques en faits psychologiques est fort aisée en pratique. Un écrivain qui se décidera d’instinct à user d’un style coloré, c’est-à-dire d’une série de formes verbales tendant à rendre et à suggérer minutieusement l’aspect sensible des choses et des gens, sera un homme qui percevra parfaitement cet aspect à l’aide de sens aiguisés, à l’aide de résidus de sensations extrêmement aptes à revivre, de souvenirs de sensations tout prêts à renaître en images, et doué de plus d’un catalogue bien complet de mots propres à rendre ses perceptions et ses souvenirs ; par contre, l’activité même de ces formes sensuelles de l’intelligence se sera ordinairement développée aux dépens de son idéation, en sorte qu’il possédera des objets une connaissance plutôt individuelle que générique, qu’il aura une aptitude médiocre aux notions et aux sciences abstraites. C’est là le cas des réalistes coloristes. Ces dispositions sensuelles de l’intelligence auront ailleurs pour effet, d’accroître énormément les facultés d’expression de la couleur et, par suite, de ne faire concevoir les objets que représentés se fondant en certaines formes verbales, en un certain style de peinture. C’est le cas, par exemple, des romantiques en France, des peintres décoratifs encore, qui réussissent généralement si mal à peindre l’individu, le portrait.

Une composition parfaite, de celle des parties à celle de toute l’œuvre, permettra de penser que chez l’artiste qui la pratique, la cohésion des idées est étroite et suivie, c’est-à-dire qu’entre les phénomènes de sa vie mentale, le jeu des lois de similarité et de contiguïté est parfait. Les degrés de cette faculté assigneront la mesure dans laquelle il faudra porter ce jugement. Si un auteur, comme Flaubert, par exemple, compose parfaitement ses phrases et ses paragraphes, médiocrement ses chapitres, et mal ses livres, il sera nécessaire d’admettre chez lui un commencement d’incohérence dans les idées contenues par la prépondérance artificielle, d’une forme de phrase type, dans laquelle cet auteur peinait de plus en plus à forcer le désarroi de sa pensée.

L’emploi particulier d’une figure, comme la comparaison, donnera lieu à des remarques analogues. Si la comparaison est ampliative, comme chez Chateaubriand, elle témoigne de l’accolement facile dans l’esprit de l’écrivain d’images relativement lointaines, douées d’un caractère constant de noblesse et de beauté, avec celles que lui présentaient ses souvenirs ou le cours de ses idées. Ce caractère constant peut s’expliquer par le plaisir qu’il procurait à l’écrivain, par une disposition organique qui lui faisait ressentir vivement les émotions de grandeur et qui a influé sur toutes les parties de son œuvre.

Des indications importantes résulteront de même de la connaissance de ce que nous avons appelé les moyens internes de l’artiste, c’est-à-dire du contenu de son œuvre, de son sujet, du genre de personnages et de paysages qu’il affectionne, de la manière dont il perçoit et rend la réalité. Il y a des formes d’âmes qui correspondent à chacune des préférences que l’artiste marque en ces matières. On pourra même découvrir à l’examen d’une œuvre quelle est la qualité des choses que son auteur s’assimile et se rappelle. Si la plupart des peintres et des écrivains réalistes ont une mémoire essentiellement visuelle, les dessinateurs japonais et les de Goncourt reproduisent plus particulièrement des sensations de mouvement ; des musiciens descriptifs, tels que Berlioz, sont des auditifs.

Ces exemples suffisent. La nature des sujets, des visions, des métaphores, du ton, de l’allure, de la ponctuation même d’un écrivain : de la touche, des procédés, des lignes, de l’équilibre des figures, des valeurs, du coloris d’un peintre ; des timbres et des rythmes d’un musicien ; des lignes, des modules, des dimensions, de l’ornementation d’un architecte, — tous ces signes esthétiques pourront être ramenés à une signification psychologique, et l’ensemble de ces déductions pour un auteur présentera de son esprit un tableau déjà poussé, que compléteront les indications tirées des émotions qu’il suggère.

L’interprétation des émotions sera simple et directe s’il s’agit d’œuvres évidemment et franchement passionnées ; il faudra recourir à des détours quand, par impassibilité, par ironie ou par toute autre cause, l’auteur semble s’efforcer d’empêcher que l’on aperçoive quelles émotions il a voulu suggérer, ou même que l’on en ressente une.

La plupart des artistes montrent, dès l’abord, par tout l’aspect extérieur de leurs œuvres, qu’ils font ouvertement appel à la sympathie, à la sentimentalité du public ; ils usent des modes d’expression propres à causer une certaine émotion, la décrivent et la désignent clairement soit en des passages éloquents, s’il s’agit d’un livre, soit par le sujet ou le mouvement s’il s’agit d’un tableau, soit en général par quelque excès peu harmonieux de la forme. On peut citer comme exemples de cette sorte d’ouvrages, des romans comme le Werther ou la Confession d’un Enfant du siècle, les peintures de Rubens ou de Delacroix, presque toute la musique. L’interprétation psychologique des émotions indiquées et suggérées dans ces œuvres est facile. Elles expriment certains sentiments d’amertume, de tristesse, d’exubérance, de grandeur, sur lesquelles il est impossible de se tromper. Ces émotions ont été ou voulues consciemment et nourries par l’auteur, parce qu’elles lui paraissaient belles à connaître, conformes à son idéal et son tempérament, ou ressenties inconsciemment parce que l’auteur les éprouvait en écrivant et qu’elles se sont exprimées dans son œuvre comme dans un monologue. Dans les deux cas, ces émotions sont celles-là mêmes qu’il importe de déterminer chez l’artiste qu’on étudie, et, de fait, la plupart des œuvres littéraires, qui appartiennent à ce genre sont autobiographiques ; dans les deux cas on peut conclure directement à l’existence permanente chez l’auteur des émotions de l’œuvre, et déduire de celle-ci les conditions mentales qu’elles supposent.

Certains écrivains, par contre, comme Mérimée, Flaubert, M. Leconte de l’Isle, les Parnassiens, un grand nombre de peintres, la plupart des sculpteurs et des architectes, des musiciens comme Gluck, se sont appliqués à éliminer de leur œuvre toute intervention individuelle, toute exubérance et toute confusion. Leurs œuvres sont froides et l’émotion y résulte des spectacles même qu’ils représentent et des idées qu’ils émettent. Leur art, à l’exemple de la nature muette, s’adresse aux sens et à l’intelligence, pour provoquer par elle l’émotion que les artistes passionnés cherchent à produire directement, sachant que l’on s’émeut de voir un semblable ému. Ici, l’étude des relations entre les sentiments de l’œuvre et la nature morale de l’auteur demande plus de soins. Il faudra un examen attentif pour reconnaître, à la façon dont certains types sont présentés, à certains mots plus vibrants, à la fréquence de certaines idées générales, quelles sont les sympathies et les antipathies de l’auteur. D’autre part, celui-ci réalise nécessairement dans son œuvre son idéal de beauté, et cherche à susciter certaines émotions esthétiques pures, auxquelles il sera légitime de le croire enclin. Enfin le fait même de la contention et de la pudeur qui lui fait s’imposer un style lapidaire, éviter les confessions, les apostrophes, les insistances, s’abstenir de se montrer ouvertement dans ses œuvres, est un indice significatif de sa volonté et de son humeur. En somme l’analyse émotionnelle d’auteurs de cette sorte est aussi fructueuse que de ceux de l’autre. Les âmes de Flaubert et de Leconte de l’Isle nous sont connues ; le pessimisme ironique de l’un, hautain de l’autre, leur amour d’une sorte de beauté opulente, barbare et dure, leur fuite vers les époques lointaines qui la réalisent et leur mépris tacite ou haineusement exprimé pour les temps modernes qui la nient, sont autant de traits aisément discernables de leur physionomie morale, que leur œuvre cache mais moule.

C’est de même une difficulté plus apparente que réelle que semble présenter l’étude des artistes qui en imitent d’autres. Ils empruntent en effet à celui dont ils sont les disciples leurs moyens d’expressions, les émotions dont ils jouent et il semblerait qu’appliquée ainsi à des doubles d’autrui qui peuvent être cependant des peintres éminents, comme les maîtres secondaires des écoles italiennes, de grands poètes, comme le romantique Swinburne, de grands romanciers, comme M. Zola, notre méthode d’analyse soit impuissante ; car les données que l’on peut recueillir de ces œuvres de seconde main, ne semblent pouvoir fournir de renseignements que pour l’organisation mentale des artistes modèles, qui ont employé les premiers les moyens et les effets que leurs disciples se sont appropriés. Mais il faut comprendre que le fait même de l’imitation, le fait intime grâce auquel un écrivain s’enrôle sous telle bannière plutôt que sous telle autre, qu’il parvient à se servir avec quelque succès et quelque originalité de l’esthétique qu’il a choisie, a une cause profonde, et se ramène, comme tous ses actes, à sa constitution intellectuelle, à ses aptitudes, à ses tendances. Il y a donc, entre l’artiste imitateur et son maître, une similitude générale d’organisation intellectuelle. Cette organisation est plus marquée chez l’artiste original, puisqu’elle l’a poussé à inventer en dehors de ce qui existait : elle est probablement moins accentuée chez l’artiste imitateur, chez qui elle s’est manifestée sans spontanéité. Mais cette organisation est similaire : il existe des faits psychologiques généraux à la base du romantisme, du réalisme, de la peinture coloriste, de la musique polyphonique.

Ces indications sur certains cas particuliers doivent suffire. Il en est d’autres encore, tels que celui des écrivains mercantiles, des auteurs de contes pour les enfants, des feuilletonistes écrivant pour une classe définie de la société, des peintres et des musiciens soucieux de plaire au public plus qu’à eux-mêmes, en un mot des artistes qui emploient certains moyens ou certains effets, non pas d’instinct, mais volontairement, et dans un but étranger à l’art ; il sera facile de se tirer d’affaire pour les œuvres de cette sorte, en considérant qu’elles n’intéressent que par la personnalité qu’elles affectent de manifester et qu’il sera toujours facile de distinguer. On résoudra de même d’autres cas.

De ceux que nous avons mentionnés, il ressort que l’on peut tirer de l’examen des particularités esthétiques d’une œuvre la connaissance des particularités, c’est-à-dire des propriétés caractéristiques, de la constitution psychologique de son auteur. Cette connaissance sera d’autant plus précise que l’analyse de l’œuvre aura été plus minutieuse et plus productive. Elle sera d’autant plus complète et mieux coordonnée qu’elle résultera de données esthétiques plus nombreuses et plus cohérentes. Tout ce que les exemples précédents ont de vague et de général disparaîtra quand l’analyste pourra baser ses conclusions psychologiques sur l’examen des moyens internes et externes, de la forme, du contenu, des émotions qui caractérisent l’œuvre d’un auteur, en assignant, à chacun de ces ordres de données, l’importance et le rang qu’il peut prendre.

III

Pratique de l’analyse psychologique ; faits généraux. — Nous venons de voir en vertu de quels principes on peut, de l’examen d’une œuvre littéraire, extraire des notions sur l’entendement qui l’a créée. Nous avions exigé que ces notions fussent définies, scientifiques,

Utilisables ; dans tous nos exemples précédents, nous les avons poussés à ce point ; il convient d’y insister.

La constitution d’un esprit ne saurait être décrite nettement qu’en termes de psychologie scientifique. Il ne sert à rien de savoir que tel artiste était ambitieux, amer et bas, que tel autre a une âme d’homme d’affaires, que Stendhal, par exemple, est un homme tendre, cosmopolite, philosophe sensualiste. Ce sont là des mots vagues, pouvant s’entendre de mille manières différentes, et qui ont surtout le tort de n’exprimer d’un homme que certaines manifestations extérieures extrêmement complexes, sous lesquelles se cache encore tout un mécanisme intérieur qu’on néglige de nous montrer. Entre des résultats de ce genre et ceux que doit nous présenter une étude vraiment approfondie, il existe toute la différence qui sépare les définitions usuelles, de celles que donne la géométrie ou toute autre science.

L’œuvre d’un artiste est le signe compréhensible de son esprit. Cet esprit, en tant qu’esprit humain, est constitué par le même mécanisme général de sensations, d’images, d’idées, d’émotions, de volitions, d’impulsions motrices et inhibitrices, que la généralité des entendements humains. Comme esprit individuel et surtout comme esprit supérieur, ce mécanisme général est affecté de certaines altérations particulières qui constituent à proprement parler, sa personnalité, sa discernabilité, son essence à part, les caractères par lesquels il se sépare et existe. Ces excès et ces défauts forment, chez l’individu supérieur, la marque et la cause par lesquelles il se distingue d’autrui, et font qu’il dépasse ou déborde la moyenne.

Or, ce sont précisément ces facultés saillantes et sortant de l’ordinaire que nous donne l’analyse esthétique telle que nous l’avons indiquée et telle que nous avons appris à l’interpréter, traduites en indications mentales, ramenées à leur sens précis en termes de psychologie, ces données aboutissent à nous révéler le caractère essentiel et particulier de la nature de l’artiste étudié, l’élément même en excès ou en défaut11 par lequel il est à part des autres hommes en tant qu’artiste, et des artistes en général, en tant que tel artiste. Les exemples d’analyse générale que nous avons donnés, d’autres qui seront publiés ailleurs, montrent comment il n’est pas actuellement de particularité esthétique importante qui ne puisse aboutir à la désignation d’une particularité psychologique définie, qui, à son tour, peut être exprimée en une altération définie du mécanisme général de l’entendement. On sait aujourd’hui, grâce aux belles systématisations de Spencer, Wundt, Taine, Bain, Maudsley, ce qu’est un esprit humain, quelles sont ses parties et de quelle façon elles coopèrent. La volonté, la mémoire, le sentiment, le langage, une perception, une image, une idée, un raisonnement, sont des termes possédant un sens précis, représentant des faits notoires. Enfin, les monographies, les traités de psychopathologie nous renseignent sur les altérations de cet organisme normal et mettent sur la voie, par antécédent ou par analogie, des modifications qu’il peut subir.

Grâce à ces progrès des sciences morales, notre travail d’interprétation et d’explication doit aboutir à la connaissance complète de l’esprit dont on aura analysé les manifestations et pénétré les parties. Une fois tous les indices esthétiques recueillis, triés et précisés, une fois ces signes traduits en leur sens, c’est-à-dire en une série de faits mentaux, et ces derniers exprimés en termes définis de psychologie, il s’agit de rassembler tous ces points épars, de les unir et de les coordonner, au moyen d’une reconstruction hypothétique de l’intelligence dont ils donnent pour ainsi dire le tracé. Il s’agit d’émettre sur le jeu et la nature des gros organes de cette âme, une supposition qui nous permette de la figurer telle qu’elle puisse être la cause des manifestations constatées. On dira : ces faits mentaux, déduits de faits esthétiques, émanent d’une intelligence inconnue, dont ils déterminent la nature ; il reste à préciser quelle doit être cette intelligence pour réaliser à la fois les lois de la psychologie générale et causer les manifestations particulières du cas étudié.

La réponse à ce problème donnera, avec une vraisemblance considérable, une notion exacte, complète et définie de l’âme de l’artiste que l’on veut connaître, prise en pleine existence, en pleine activité, dans l’exercice même de ses facultés, saisie eu son ensemble avec tout ce qu’y auront déposé l’hérédité, l’éducation, le milieu, les hasards de la carrière, l’imitation, figurée en un mot, non pas comme une abstraction factice et après soustraction de certains éléments qu’on aurait tort de prétendre étrangers, mais en sa vie propre et dans l’ensemble des conditions qui l’ont constituée. Enfin, on peut imaginer tels progrès de la science des rapports de la pensée avec le cerveau qui permettront d’étayer l’hypothèse psychologique sur l’organisation mentale d’un artiste, par une hypothèse physiologique sur la conformation de son cerveau ; une supposition de ce genre pourra même être confirmée par l’examen histologique de l’encéphale qui en aura été l’objet. De pareilles vérifications, si elles sont favorables, donneront à nos analyses critiques une valeur absolue.

IV

L’analyse psychologique et les sciences connexes. — Dans les pages qui précèdent, nous avons admis à chaque instant que la critique scientifique reçoit de précieux secours de la psychologie générale. Mais cette dernière profitera des travaux auxquels elle concourt. La psychologie se sert aujourd’hui de deux méthodes12. D’une part, elle use des résultats de l’introspection telle que l’ont pratiquée les anciens philosophes et s’efforce d’interpréter ce que chacun peut savoir de son propre esprit, en s’aidant de la physiologie, de la psychologie animale, des constatations que l’on peut recueillir en général par l’observation. D’autre part, la psychologie tente d’attaquer les phénomènes de la pensée par le dehors, en s’aidant de toutes les sciences qui peuvent les éclairer, et qui comprennent la psychophysique, les analyses de pathologie mentale, les travaux encore de psychologie animale, la physiologie cérébrale, les études sur l’hypnotismecy. La psychologie semble donc suivre une marche doublecz : elle émet, grâce à l’introspection, des hypothèses extrêmement probables qu’elle vérifie ensuite sur des cas provoqués par la maladie ou l’expérimentation.

Or, la critique scientifique doue la science mentale d’un nouveau procédé de vérification et d’investigation en permettant d’étudier le jeu des lois psychologiques chez toute une classe de personnes extrêmement intéressantes, les géniaux. Elle servira donc à préciser ces lois et fournira de plus des matériaux précieux à l’un de ses départements les moins explorés, celui des fonctions supérieures de l’intelligence, auquel ne contribue ni la psychophysique qui occupe des fonctions élémentaires, ni la pathologie mentale, ni les données de l’hypnotisme qui étudient des esprits ou délabrés ou dégénérésda. Il convient d’attendre de la critique scientifique des notions neuves et précises sur l’imagination, l’idéation, l’action réciproque du langage et de la pensée, de l’émotion et de la pensée, des sensations et des idées, sur l’invention, sur les sentiments esthétiques et sur d’autres problèmes de même ordre ou supérieurs. L’esthopsychologie et la psychologie des grands hommes d’action rendront à la psychologie générale les mêmes services que la pratique de la dissection humaine à la médecine. Elles vérifieront les lois sur leur objet même et contribueront à faire découvrir celles qui appartiennent au développement propre de l’homme.