(1888) La critique scientifique « La critique et l’histoire »
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(1888) La critique scientifique « La critique et l’histoire »

La critique et l’histoire

I

Théorie générale de l’histoire ; l’artiste, le héros, la masse. — Le labeur qu’esquissent les chapitres précédents de ce volume paraîtra excessif ; mais les résultats qu’il nous paraît promettre sont dignes de celle peine. Que l’on conçoive un travail psychologique, historique, littéraire de cette sorte, accompli parfaitement pour l’art, les artistes et les admirateurs dans une époque, dans un peuple ; que l’on sache celui-ci divisé par un procédé approximatif, en une série de types intellectuels et de similaires, à constitution déterminée par termes scientifiques précis : que ces types soient connus et posés comme des hommes vivants et en chair, ces foules comme des agrégats tumultueux, vivants, animés, logés, vêtus, gesticulant, ayant une conduite, une religion, une politique, des intérêts, des entreprises, une patrie, — qu’à ces groupes ainsi déterminés et montrés, on associe, si l’histoire en porte trace, cette tourbe inférieure ne participant ni à l’art ni à la vie luxueuse ou politique communeee, et dont on peut vaguement soupçonner l’être, par le défaut même des aptitudes reconnues aux autres classes ; que l’on condense enfin cette immense masse d’intelligence, de cerveaux, de corps, qu’on la range sous ses chefs et ses types, on aura atteint d’une époque ou d’un peuple la connaissance la plus parfaite que nous puissions concevoir dans l’état actuel de la science, la plus profonde pénétration dans les limbes du passé, la plus saisissante évocation des légions d’ombres évanouies. Grâce à celle tentative méthodique et progressive de résurrection, le passé aurait repris d’un coup tout ce qui lui reste de vie dans ses monuments de tout ordre.

Et l’on aura compris que ces procédés de synthèse, l’agrégation qu’ils opèrent entre le grand artiste et ses admirateurs, le but auquel ils tendent de décrire les périodes et les nations par l’assemblage de groupes caractérisés en leur premier auteur, conduisent à imaginer en général pour l’histoire entière, politique, religieuse et militaire, une théorie nouvelle et moyenne entre celles qui ont cours dans ce siècle. Les tentatives modernes de changer la méthode de cette science, en la raccordant aux découvertes récenles et surtout à la tendance démocratique de ce temps, ont abouti à une interprétation singulière des événements sociaux. Les chroniqueurs et les historiens, jusqu’au commencement de ce siècle, jugeant les faits à première vue et les expliquant par une doctrine superficielle mais relativement juste, en étaient venus à concentrer tout l’intérêt et le mérite de chaque entreprise dans les individus, rois, ministres, généraux dont le nom lui était resté attaché. En tentant d’améliorer et de rénover ces vues, et sous l’empire de la réaction libérale à laquelle cédaient les esprits éminents dans la première moitié de ce siècle, on est allé aune conception opposée et plus fausse. M. Augustin Thierryef l’un des premiers, parti de l’idée confuse que les événements comprennent dans leurs causes d’autres facteurs que leur auteur principal, et exagérant l’effet de ces facteurs secondaires, a attribué une importance excessive à l’influence des masses dans les faits historiques. Puis, ce point de vue s’est étendu si bien que l’on a négligé de parti pris la part cependant visible des grands hommes dans les grands actes publics et que le mérite de l’accomplissement de ceux-ci a été attribué aux foules humaines qui les ont exécutés, forcées souvent, ignorantes toujours. Et, le déterminisme des économistes anglais et des statisticiens paraissant à tort plus facilement applicable aux peuples qu’aux individus, on arriva aux conceptions de Buckleeg, chez qui la guerre, par exemple, se fait sans généraux, sans stratégie, sans discipline, sans influence d’armement ou de tactique, par le hasard et le vague instinct des bandes. C’est par des raisonnements analogues que le roman moderne, éliminant de l’esprit l’empire des facultés supérieures, et des groupes l’ascendant des hommes d’élite, pose en principe l’inutilité de l’effort volontaire et choisit ses personnages parmi les êtres moralement et intellectuellement dégénérés.

Il serait difficile de trouver une conception plus fausse et plus facilement admise que celle de la séparation des deux éléments qui contribuent à tout événement historique, — les chefs et la masseeh, — et de la prépondérance du second sur le premier. Le fait par lequel un grand écrivain, parti d’on ne sait quelles origines impossibles à dégager, ayant senti en lui un monde nouveau l’émouvoir, faisant appel à des dispositions, à des pensées, aune sensibilité intacte jusque-là et dormantes, groupe autour de lui eu cercles concentriques toujours plus étendus, ses congénères intellectuels, dégage de la masse humaine confondue, la classe d’êtres qui possèdent en eux un organisme consonnant au sien, vibratileei sous les impulsions mêmes qui sont en lui puissantes au point de l’avoir contraint à leur trouver l’expression et à les extérioriser ainsi généralement intelligibles et efficaces — ce phénomène est le semblable de celui par lequel, dans un autre ordre, l’ordre des actes et non plus des émotions, un homme ayant connu une entreprise, portant en lui cet ensemble d’images préalables de réussite, de gloire, de fortune qui constituent une impulsion, ces visions d’effet à réaliser, de moyens, de détails, d’acheminements, de dispositifs, qui constituent un but, parvient par persuasion, par des ordres, par simple communication, à les faire passer rudimentairement, vaguement, clairement, dans l’âme des milliers de suivants que forment ses lieutenants, une armée, des alliés ; que forment encore des ouvriers, des ingénieurs, des collaborateurs ; ou un public, des courtiers, des banquiers, des associés ; ou simplement le peuple, des agents électoraux, des députés, des ministres. Ici encore, ou constante et marquée pour les coadjuteurs principaux, ou momentanée, vague, imperceptible même, en dehors du moment précis de l’exécution, pour les subordonnés intimes, c’est la similitude des âmes entre le chef et la masse qui fait la possibilité et qui répartit le mérite d’une grande œuvre accomplie.

Toute réussite pratique et toute œuvre admirée, toute gloire de tout ordre, littéraire, artistique, militaire, religieuse, politique, industrielle, comprend donc les mêmes éléments, le même accord entre esprits supérieurs et inférieurs : l’œuvre, l’entreprise, est d’abord une conception, résultant, de plus en plus profondément, de l’intelligence acquise et originelle de son auteur, de la constitution de son cerveau, de tout son corps, des influences obscures encore qui l’ont formé tel : elle est ensuite cette conception détachée pour ainsi dire de son auteur et y tenant, comme un germe issu d’un être, passée de ce cerveau à d’autres, où elle se répercute, se reproduit, renaît, redevient efficace et cause des actes ou des émotions analogues à ceux qui existent dans l’âme primitive : cette reproduction, son degré marquent la similitude entre l’âme réceptrice et l’âme émettrice, en vertu du fait que les phénomènes psychiques d’un individu forment une série cohérente, en vertu encore du fait qu’une conception suppose la coopération de toute une série de rouages mentaux et qu’ainsi le fait de partager pleinement une conception montre ta similitude de ces rouages. Que cette analogie soit simplement celle qui existe entre tous les êtres animés comme pour certaines notions expérimentales rudimentaires, qu’elle soit celle de tous les êtres humains, comme pour certaines lois très simples de morale, qu’elle unisse la race, la cité, la nation, ou qu’infiniment plus marquée, elle associe un groupe d’individus pris au hasard, dans une admiration ou dans une tâche commune, c’est elle qui établit entre fauteur et les exécuteurs d’un dessein, entre fauteur et les partisans d’une œuvre, le lien qui fait participer à la réussite de l’un comme de l’autre, celui qui le conçut, mais fut impuissant à l’exécuter, et ceux qui exécutèrent, mais ne l’auraient imaginé, — celui qui la forma mais n’aurait pu faire revivre cette forme muette dans de chaudes âmes humaines, et ceux qui la prirent, l’adoptèrent, la couvèrent, la reproduisirent dans leur esprit, mais n’eussent pu la concevoir et l’exprimer.

La gloire d’un artiste et la victoire d’un héros sont des phénomènes analogues, et se décomposent en deux faits : l’un d’individuation qui réalise et érige dans la masse un type ; le second d’imitation, d’adhésion, d’approbation, d’admiration, qui agrège à ce type tous ses similaires inférieurs ; ceux-ci s’associent à ceux-là en vertu de la force élémentaire et universelle d’attraction qui unit tous les semblables et les groupe autour du plus semblable.

Le principe d’individuation fait apparaître à un moment donné dans le groupe social une personnalité artistique ou agissante douée d’une constitution mentale et probablement cérébrale, particulière, manifestée par des œuvres, des actes, des paroles. Le principe d’adhésion, de répétition fait que la particularité humaine ainsi apparue, suscite, s’associe, unit tous ceux dont l’âme est faiblement ou fortement configurée de la même manière que celle de l’artiste et du héros, en vertu et dans la mesure de cette ressemblance. L’artiste et le héros sont à la fois les causes et les types du mouvement qu’ils provoquent ; ils le provoquent, le qualifient et l’orientent ; la foule le fait ; la foule et l’artiste, la foule et le héros le forment parce qu’ils participent entre euxej.

Ces deux principes de variation fortuite et de répétition sont, on le sait, à la base de la sélection naturelle18, qui s’appuie de plus sur l’action sélective du milieu. Toutes nos démonstrations tendent à prouver que cette troisième action diminue et disparaît à mesure que les sociétés évoluent, et cela en raison même du fait primordial que la société est une institution de conservation de l’individu et de l’espèce19 dirigée contre l’opération destructive propre de la natureek. La théorie de la sélection se sert, — pour relier le principe des variations dans une espèce déterminée à celui des répétitions du type ainsi né fortuitement, — de l’hérédité qui n’est en somme qu’une constatation de ressemblance par origine. De même en sociologie générale, comme l’a excellemment montré M. G. Tardeel, il faut admettre un principe d’invention, les découvertes, et un principe d’imitation, la statistique, qui se résout en fin de compte en une constatation de la mesure de la ressemblance entre les goûts et les besoins des inventeurs et ceux des imitateurs. De même encore, en psychologie générale, il faut admettre un principe d’individuation, qui crée à mesure les types humains et, entre autres, les types des artistes et des héros, — et un principe de répétition qui agrège et soulève l’humanité à ces protagonistes, principe qui se ramène, nous l’avons vu, à une constatation ressentie de ressemblance entre les exemplaires et les adhérents. Il est permis d’établir sur les traces d’une hardie formule de M. G. Tarde20 une généralisation plus haute encore ; on pourra remarquer que tous ces principes de ressemblance, de l’hérédité à l’adhésion, sont des ressemblances actives, des ressemblances de force, des ressemblances de vibration ; le type de tout le développement animal, humain et social, sera donc la vibration et la consonance qui, l’une, naît, l’autre, répète et perpétue.

C’est, en dernière analyse, séparer une force de sa direction, une volonté de son image-but, une variété animale de son premier type, que de distinguer une armée de son général, une masse d’adhérents h une entreprise de celui qui la conçut, un peuple de ses chefs, une classe de ses membres énergiques. Dans chacun de ces couples, les deux éléments sont importants, nécessaires absolument tous deux à accomplissement ; ils sont unis et indissolubles en vertu d’un lien qui va du premier au second et qui constitue l’énergie même de ce couple dont les éléments séparés resteraient impuissants, dont le premier seul a une existence autonome mais inactive. La cause rectrice est, par elle-même, — indépendamment de la cause efficiente et régie, qui ne peut être pensée isolée, qui ne peut donc, — nos conceptions logiques venant des sens, — exister telle, expérimentalement. Une direction, un type, un entreprenant, un but, peuvent apparaître seuls et sans suite : une force, une variété animale, une masse d’hommes actifs, une volonté ne peuvent être conçus indéterminés ; le rapport qui unit ces deux facteurs est le même que celui qui relie la forme et la substance d’Aristote ; c’est un rapport de plasticité, de formation, d’assimilation, d’imitation enfin ; des facteurs que cette relation unit en un ensemble, c’est le premier en fonction de temps qui est le générateur et qui participe le plus largement à l’existence ; comme un nombre produit ceux qui le suivent et se multiplie en eux, un grand homme s’agrège la foule et grandit par sa masse.

Toute relation humaine, toute coopération surtout, est donc une suggestionem. La gloire, le pouvoir, la richesse, le succès ne s’acquièrent en dernière analyse qu’en suscitant dans des âmes étrangères, des images, des enchaînements de pensées et de sentiments, qui, remplaçant ou doublant les états d’esprit appartenant en propre à ces êtres subjugués, donnent à leur volonté, à leurs muscles, à leur sensibilité, des impulsions qui sont utiles à leur maître. Que ce soit impérieusement que l’on opère cette substitution d’une personne à une autre, par la crainte de châtiments ou de privations, que ce soit par amour, par l’abandon instinctif d’un cire en celui qu’il se préfère, que ce soit enfin, et le plus efficacement, parce que l’un, le héros et l’artiste, est le même que ce peuple qu’il s’agrège, est son type plus parfait et pénètre en lui parce qu’ils sont identiques, — la suggestion, la pénétration d’un homme dans un autre est réelle au même degré.

L’âme d’un grand homme est celle qui peut mettre en mouvement un million de bras comme les siens propres ; l’âme d’un grand artiste est celle qui peut frémir en un million de sensibilités individuelles et fait la joie et la douleur d’un peupleen.

L’histoire d’une nation, d’une littérature est l’histoire de ces grandioses communications ondes vitales, prises et décrites dans leur source, dans l’âme où elles s’élancent, mesurées dans leur parcours, dans les âmes où elles agissent, révélant par leur extension et par leur nombre combien un peuple compte d’hommes, d’êtres existant par soi et existant en autrui.

II

Applications pratiques ; définition dernière de l’œuvre d’art. — Étant semblables, ces phénomènes d’agrégation esthétique ou héroïque, se substituent. Il est inutile d’exposer que la naissance d’attractions littéraires ou le dévouement à des causes communes, coïncide avec le relâchement des liens de clan, de cité, de nation, de famille ; que les arts aussi bien que l’humanitarisme tendent à favoriser le cosmopolitisme, et qu’ainsi les liens d’une admiration ou d’une entreprise générale remplacent en un sens ceux du sang. Mais il sera intéressant de remarquer que même l’adhésion à un héros (l’admiration active) et l’adhésion à un livre (l’admiration passive)eo coexistent rarement et tendent à se remplacer, à s’exclure, en vertu du fait que toutes deux mettent en mouvement le même mécanisme psychologique avec des résultats différents.

L’émotion que donne un livre d’aventures et les émotions qui pourraient accompagner ces aventures mêmes sont semblables en tant qu’excitation. Les gens simples pleurent au théâtre comme devant de véritables infortunes ; les chants guerriers soulèvent les masses ; et fort souvent cette émotion factice suffit à ceux qui l’éprouvent et leur ôte l’envie d’en éprouver de vraies de même ordre. Le goût vif des lettres et des arts n’a jamais précédé dans la vie d’une nation d’une classe ou d’un individu, un déploiement extrême d’énergie, un vaste enthousiasme pour une entreprise active, parce que la satisfaction oisive de ce goût dispense de cet effortep. Après un siècle d’art, Athènes fut épuisée, bien que ses guerres navales lui coûtassent peu de monde et quand Sparte autrement éprouvée dura bien plus longtemps, illettrée. A Rome, le raffinement commençant de la noblesse, après la prise de Corinthe, précéda sa capitulation devant les tribuns et les dictateurs ; et le dilettantisme de la classe élevée sous Auguste la livra sans défense aux Césars. La renaissance italienne marqua la fin des républiques. Le siècle de Louis XIV, le XVIIIe précédèrent la défaite facile de la noblesse et de la haute bourgeoisie françaises par une poignée de révolutionnaires. La Prusse sans littérature sauva l’Allemagne de Gœthe et de Schiller. Que ce soit bien la pratique des plaisirs artistiques qu’il faille accuse de ces défaillances et non l’opulence, l’exemple de la défense de Carthage contre Rome le montre, et celui de l’Angleterre, qui, malgré une extrême richesse, est restée vivace, parce que sans doute les plaisirs esthétiques n’y sont, n’y étaient naguère, le partage que d’un très petit nombre. L’Allemagne actuelle n’a pas d’artistes ; l’Espagne des conquistadors n’en a pas eu non plus. Pour une cause de même genre, la criminalité violente est fort rare parmi les membres des professions libérales et sévit surtout dans les pays illettrés.

La raison de tous ces faits est facile à dire et elle nous permet de rectifier sur un point important la définition, donnée, au début, de l’œuvre d’art. L’émotion qu’elle procure ne se traduit pas en actes, immédiatement, et par ce point les sentiments esthétiques se distinguent des sentiments réels violents. Mais l’émotion esthétique, tout en étant fin en soi et en ne produisant pas sur le coup d’effets pratiques, en provoque cependant à la longue d’importants, et par le fait de sa nature générale et par le fait de la nature particulière qu’elle peut présenter.

La mise en jeu fréquente de tout un groupe de sentiments par un spectacle fictif, par des idées irréelles, par des causes qui ne peuvent pousser ces sentiments jusqu’à fade ou à la volition, affaiblit très probablement, par la désuétude de cette transition, la tendance des émotions réelles à se transformer de la sorte ; et les sentiments esthétiques étant dénués, à proprement parler, de souffrance, étant agréables et pouvant être provoqués à volonté quand on a appris à en jouir, on ne désire plus en ressentir d’autres ; le rêve dispense de faction. D’autre part, l’excitation factice habituelle d’un certain groupe de sentiments tels que la pitié, le dédain, l’enthousiasme, la rêverie, doit comme tout exercice de toute faculté, tendre à augmenter la force de ce groupe de sentiments, à détruire l’équilibre mental précédent et à altérer la conduite dans le sens de l’une de ces inclinations. Or, comme l’art préfère en général jouer des passions les plus fortes de l’âme humaine, qui sont les instinctives, les primitives, il tend à maintenir l’homme dans la pratique de ces inclinations ataviques, et s’oppose ainsi dans une mesure assez forte, croyons-nous, au progrès moral, au développement de tendances nouvelles mieux en relation avec l’état social actuel. Ce sont là les effets délétères de l’art, mais il en est d’autres qui contribuent à une modification favorable des rapports des hommes entre eux. Le bonheur d’un homme dans la société dépend, pour une grande part, de la bienveillance que lui témoignent les autres hommes, de la bonne foi et de la douceur générale, de la compassion, de l’aide, de l’appui qu’il reçoit. Or si l’on cherche le mobile qui peut pousser les hommes à user entre eux de bonté, on désignera la sympathie, la participation positive à la souffrance d’autrui et par conséquent la répugnance à la provoquer. Un homme qui peut assister, l’âme paisible, à la torture de ses ennemis, ne ressent pas au moindre degré la douleur qu’il fait souffrir. Si de tels hommes, — et toutes les sociétés antiques primitives, tout le moyen âge en étaient formés — sont amenés graduellement à prendre plaisir aux arts graphiques, au poème épique, au drame, au roman, à la musique, à tout ce qui fait frémir l’âme de douleurs fictives, de compassion et d’admiration pour des semblables, ces sentiments se développeront en eux et modifieront leur conduite. La somme de la douleur qu’ils oseront infliger aux antres hommes se diminuera sans cesse de celle qu’ils peuvent partager. C’est de la sorte que l’art adoucit les mœurs, et c’est également ainsi qu’il affaiblit le patriotisme, le lien de nationalité. Car la manifestation des caractères qu’il produit peu à peu rend les hommes compatissants pour tous les autres hommes et les empêche de haïr sauvagement qui que ce soit. Les nations restent en lutte guerrière, le peuple le plus lettré pourra infliger moins de maux aux autres qu’un peuple sans arts. Ainsi l’habitude des plaisirs esthétiques favorable à la solidarité humaine, est nuisible à l’existence des nations : et en fait les Etats les plus policés sont les plus faciles à conquérir.

Par ces points, l’art touche à la morale sociale et à la morale individuelle, et si ce qui le constitue, les propriétés générales mêmes de ce qui est esthétique, contribuent à modifier la conduite des individus et des masses, la sorte particulière d’émotions et de pensées que chaque ouvrage tend à faire naître chez ses lecteurs et ses admirateurs peut de même exercer une action bonne ou mauvaise sur le cours de leur caractère. Le principe de l’art pour l’art fondé en raison à juste et utile, tant qu’on ne considère que les œuvres en soi, tant qu’on n’a souci que de la liberté et de l’orgueil nécessaires à l’artiste, — peut sembler absurde et dangereux quand on songe que les livres, les statues, les tableaux et les musiques n’existent pas seuls dans un monde vide. Car s’il est vrai que les images, les sentiments, les sensations que ces œuvres suggèrent, sont faits pour surgir dans l’esprit d’hommes dont la vertu ou le crime importent à leurs semblables, s’il est vrai que ces images et ces sentiments influent sur la nature et la force de leur âme, il ne saurait être admis que, socialement, toute œuvre d’art paraisse innocente, soit pour la cité, soit plus profondément, pour le bien mémo de la race. En art, il n’est pas de critérium qui permette de décider entre le mérite d’œuvres également intenses d’émotions, également parfaites d’expression : mais il en est un pour le législateur et pour l’anthropologiste. Ceux-ci distingueront entre les ouvrages qui tendent à suggérer des sentiments qui doivent décroître, s’il faut que la race ou l’Etat vive, et ceux qui contribuent au contraire à rendre l’homme plus sain, plus joyeux, plus moral, plus noble. C’est seulement par des considérations de cette sorte qu’il est permis de préférer l’art grec à l’art gothique, la peinture de Titien et de Michel-Ange à celle des primitifs, la musique de Mozart à celle de Wagner, le naturalisme étranger au naturalisme français. En art ces manifestations se valent ; socialement, seulement, on peut les subordonner, en usant d’une distinction qui se fonde non sur leur beauté, mais sur leur bonté, non sur le goût, mais sur l’hygiène21 eq.

Ces considérations nous amènent à donner de l’œuvre d’art une définition dernière qui modifie en partie ce que nous avons dit au début de cet ouvrage : l’œuvre d’art est en résumé un ensemble de moyens et d’effets esthétiques tendant à susciter des émotions qui ont pour signes spéciaux de n’être pas immédiatement suivies d’acte, d’être formées d’un maximum d’excitation et d’un minimum de peine et de plaisir, c’est-à-dire, en somme, d’être fin en soi et désintéressées ; l’œuvre d’art est un ensemble de signes révélant la constitution psychologique de son auteur ; l’œuvre d’art est un ensemble de signes révélant l’âme de ses admirateurs qu’elle exprime, qu’elle assimile à son auteur et dont, dans une faible mesure, elle modifie les penchants, à cause soit de sa nature, soit de son espèce. L’esthopsychologie est la science qui, se servant de la première de ces définitions, en développe la seconde, la troisième et la quatrième, qui, partant ainsi de notions esthétiques, aboutit à l’analyse puis à la synthèse, à la connaissance complète de l’un des deux ordres des grands hommes, les grands artistes, et à la connaissance plus vague des vastes groupes sociaux agrégés à ceux-ci par admiration, par similarité.

III

La critique. — On aura puisé dans les pages qui précèdent une représentation de la critique qui diffère dans une large mesure de la façon dont on la conçoit d’habitude. Partie des maigres et médiocres essais d’un La Harpe, devenue les articles gracieux, étriqués et de mince importance de Sainte-Beuve, relevée par M. Taine au rang d’un moyen d’enquête sociale et employée ainsi, avec une incontestable hauteur de talent et de science, à l’étude de tout le développement de l’Angleterre, elle nous paraît atteindre, par une série de vues nouvelles, à l’un des points culminants de toute la série des sciences de la vie, qui ne forment en définitive par leur but et leur union qu’une immense anthropologie.

La critique scientifique des œuvres d’art par un système d’interprétation de signes que nous avons exposé, dresse en pleine lumière des hommes formant l’une des deux phalanges qui résument en elles toute l’humanité et la représentent. Si l’on conçoit la suite des sciences qui, prenant la matière organique à ses débuts, dans les cornues des chimistes ou l’abîme des mers, en conduisent l’étude à travers la série ascendante des plantes et des animaux, jusqu’à l’homme, le décrivent et l’analysent dans son corps, ses os, ses muscles, ses humeurs, le dissèquent dans ses nerfs, sa moelle, son cerveau, son âme enfin et son esprit ; si, abandonnant ici l’homme individu, on passe à la série des sciences qui étudient l’être social, de l’ethnographie à l’histoire, on verra que ces deux ordres de connaissances, les plus importantes sans aucun doute, et celles auxquelles s’attache l’intérêt le plus prochain, se terminent en un point où ils se joignent : dans la notion de l’homme individu social, dans la connaissance intégrale, biologique, physiologique, psychologique de l’individu digne de marquer dans la société, constituant lui-même par ses adhérents et ses similaires un groupe notable, propageant dans son ensemble particulier ou dans l’ensemble total, ces grandes ondes d’admirations, d’entreprises, d’institutions communes qui forment les États et agrègent l’humanité. Dans l’esthopsychologie des littérateurs, dans la psychologie biographique des héros, ces hommes sont mis debout analysés et révélés par le dedans, décrits et montrés par le dehors, reproduits à la tête du mouvement social dont ils sont les chefs, érigés, eux et leurs exemplaires, un et plusieurs, individus et foules, en des tableaux qui, basés sur une analyse scientifique nécessitant le recours à tout l’édifice des sciences vitales, et sur une synthèse qui suppose l’aide de toute la méthode historique et littéraire moderne, peuvent passer pour la condensation la plus haute et la plus stricte de notions anthropologiques que l’on puisse accomplir aujourd’hui.

L’esthopsychologie, la science des œuvres d’art considérées comme signes, accompagnée de la synthèse biographique et historique que nous venons d’esquisser, dépeint des hommes réels, des hommes de fortune médiocre ou élevée, ayant vraiment vécu dans un entourage véritable, ayant coudoyé d’autres hommes en chair et en os, étant enfin des créatures humaines, avec, pour parler comme Shylock, des yeux, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections., des passions, tout comme les vivants que l’on rencontre aujourd’hui sous nos yeux. Les penchants que les travaux analytiques révèlent en eux, la sensibilité que ces êtres montrent, l’enchaînement divers des mobiles, des actes, des pensées, des impressions causées par les événements, des dispositions maintenues malgré les hasards de la carrière, sont des faits psychologiques vrais, comme sont vrais aussi les détails extérieurs de leurs vie, leur visage, leur teint, leur gesticulation, leurs façons de vivre, de se vêtir, de mourir. Qui ne mesure, à l’énoncé seul de ce caractère de vérité, la supériorité des figures humaines montrées ainsi, sur les meilleurs dessins de personnages fictifs, dans les romans et dans les drames ?

Comparée de même à l’histoire des héros, la critique scientifique des œuvres d’art procure également des connaissances plus importantes et plus sûres. Tandis que la première ne donne de l’homme que des actes extérieurs et bruts, la seconde nous fait pénétrer dans toute la complexité de sa pensée et de son émotion. L’histoire ne nous fournit sur les mobiles, sur les paroles des personnages qu’elle raconte, que des indications incertaines, fondées sur des relations de témoins toujours inexacts, incomplets, altérant inconsciemment ou non la vérité, et rendant mystérieuses et brouillées les plus grandes figures du passé. Au contraire, les données principales sur lesquelles se base l’esthopsychologie ont ceci de particulier, qu’elles sont nécessairement et pour ainsi dire automatiquement véridiques. Aucun artiste ne peut ne pas se mettre dans son œuvre ; aucun n’a songé et n’aurait pu parvenir à falsifier cet aspect de sa nature intime qui gît au fond de toute œuvre ; tant qu’ils s’appliqueront à la tâche ardemment poursuivie d’exprimer quelque face nouvelle et poignante du beau, de frapper l’âme humaine en quelque place vierge d’émotion, ils seront empêchés, s’ils veulent atteindre le but, de dissimuler la grandeur, la beauté et l’aspect de leur propre âme, dont la communication même, impudique ou discrète, est la condition de la pénétration de leur œuvre dans l’âme d’autrui.

Que l’on considère en outre que de plus en plus, à mesure que la civilisation s’affine à mesure que les hommes deviennent plus paisibles et plus vertueux, les actes absorbent une moindre partie de l’énergie, et ont derrière la nature brute de la volonté qu’ils expriment, un arrière-fonds plus ténébreux de pensées et d’émotions qu’ils sont impuissants à signifier. La biographie pure, si clic suffit à nous expliquer un Alcibiade ou un Alexandre, un César même et à peine, ne parvient déjà plus à nous donner le sens intime ni de Frédéric le Grand, ni de Napoléon Ier, ni de M. de Bismarck ; il faut la correspondance et les œuvres littéraires de l’un, le mémorial, les bulletins, les lettres, les paroles de l’autre ; la correspondance ou les discours parlementaires du chancelier ; or le recours à ces ressources est du domaine de la critique scientifique, qui demeure ainsi, en somme, avec tous les auxiliaires dont elle s’entoure, le moyen le plus efficace de connaître tout entiers les esprits dont l’existence a compté et dont la gloire consiste à se survivre.

Enfin, saisissant ainsi des intelligences telles quelles, les analysant avec une précision et une netteté considérables et les replaçant ensuite par une minutieuse synthèse dans leurs familles, leurs patries, leurs milieux, l’esthopsychologie, un ensemble d’études particulières de cette science, sont appelés à vérifier les plus importantes théories de ce temps sur la dépendance mutuelle des hommes, sur l’hérédité individuelle, sur l’influence de l’entourage physique et social. Nous avons montré que dans l’état actuel de nos connaissances, et dans la forme absolue de ces théories, l’hérédité individuelle et l’ascendant du milieu ne s’exercent pas avec une telle régularité que l’on puisse ni en constater invariablement ni en prévoir les effets. Une enquête minutieuse sur une centaine de grands hommes de tout ordre et de tout pays fournira probablement des confirmations exactes à nos critiques et permettra de mesurer avec une certaine approximation, l’effet de ces deux forces qui s’exercent, sans doute, mais avec des résultats d’autant moins discernables que la complexité sociale s’accroît, c’est-à-dire, en somme, eu raison inverse de la civilisation.

IV

Résumé. — L’esthopsychologie est donc une science ; elle a un objet, une méthode, des résultats, des problèmes. Une analyse esthosychologique se compose de trois parties essentielles : d’une analyse des composants d’une « ouvre, de ce qu’elle exprime et de la façon dont elle exprime ; d’une hypothèse psycho-physiologique construisant au moyen des éléments précédemment dégagés, l’image, la représentation de l’esprit dont ils sont le signe, et établissant, si possible les faits physiologiques en corrélation avec ces faits psychologiques. Enfin, dans une troisième partie, l’analyste écartant la théorie insuffisante de l’influence de la race et du milieu qui n’est exacte que pour les périodes littéraires et sociales primitives, considérant l’œuvre même comme le signe de ceux à qui elle plaît, et tenant en mémoire qu’elle est d’autre part le signe de son auteur, conclut de celui-ci à ses admirateurs.

Ces trois parties donnent, chacune, des ordres divers de notions. La première, en décomposant les œuvres d’art en leurs éléments, et en étudiant le jeu des bons moyens d’expression et des émotions exprimées, fournira à l’esthétique un grand nombre de faits et permettra de fonder les généralisations futures de cette science sur de larges assises d’observations. D’autre part, ces moyens et ces effets ne pouvant être étudiés qu’en vue de l’émotion qu’ils produisent, conduiront à des notions ressortissant à la psychologie. La seconde partie de l’analyse critique se rapporte également à la psychologie générale, avec cet indice particulier qu’elle aboutit non pas à des connaissances sur le mécanisme mental humain moyen, mais bien sur l’âme d’êtres humains individuels, ayant réellement existé, observés par le dehors sur leurs manifestations, et intéressants à connaître, en leur qualité d’êtres supérieurs. Enfin, un troisième ordre de connaissances, extraites de la notion de la relation entre l’œuvre et son admirateur, nous permet de fonder cette science qui jusqu’ici n’existait que de nom : la psychologie des peuples. Nous savons remonter d’un livre à son lecteur, d’une symphonie à ses auditeurs, et nous pouvons déterminer en gros, mais cependant avec une suffisante exactitude, d’une part, l’organisation psychologique que présuppose la jouissance de telle œuvre d’art, et de l’autre, la fréquence de cette organisation dans un groupe national ou de classe donné. Même, en vertu de la substitution qui peut s’opérer entre une émotion réelle et une émotion esthétique, en vertu de l’affaiblissement de force active que cause chez un individu ou un peuple la prévalence des sentiments esthétiques, nous pourrons, par l’analyse, arriver à connaître et l’intensité et la nature de la volonté, dans un ensemble social possédant un art. Par ce point, l’esthopsychologie touche à l’éthique, et tranche définitivement la question des rapports de l’art et de la morale.

En résumé l’esthopsychologie constitue, par ses analyses et avec la psychologie des grands hommes d’action, la psychologie appliquée des peuples et des individus. Elle occupe, dans la science, la région située entre l’esthétique, la psychologie, la sociologie et la morale. Recourant aux méthodes de la paraphrase, de la biographie, de la reconstitution du milieu que nous avions tenus à l’écart de l’exposé des moyens d’étude directs, l’esthopsychologie arrive à reconstituer dans leurs apparences l’œuvre d’art et les êtres qu’elle a définis, après en avoir disséqué l’organisme esthétique et mental en vue de les connaître. Considérant plus particulièrement les relations de l’artiste avec son groupe d’admirateurs, nous avons reconnu qu’au lien de dépendance qui unit ces deux facteurs, on peut assimiler les rapports qui existent entre les grands hommes et la masse pour accomplissement d’une entreprise. Ce rapport dépend, selon nous, du principe de l’imitation entre organismes psychiques semblables, qui est une variété particulière du fait de la répétition, et qui semble être la forme de ce fait, propre à la société humaine, beaucoup plus que l’hérédité. Résumant enfin ces procédés de synthèse et les considérations antérieures sur l’analyse, nous avons aperçu dans l’esthopsychologie complète, le moyen le plus puissant que nous possédions pour connaître des individus ou des groupes humains, et la science par conséquent dont il faut attendre rétablissement de lois valables pour l’homme social. Le but de ce travail sera atteint s’il démontre la possibilité de pareils travaux et s’il en suscite.