(1888) La critique scientifique « Appendice — Plan d’une étude complète d’esthopsychologie »
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(1888) La critique scientifique « Appendice — Plan d’une étude complète d’esthopsychologie »

Appendice — Plan d’une étude complète d’esthopsychologie

Ayant exposé la méthode et le but de la critique scientifique avec le plus d’exemples et le plus de faits probants que nous avons pu, il reste à l’appliquer et à l’atteindre. La démonstration de l’exactitude d’une théorie et du prix d’une méthode ne peut se faire qu’en les employant à résoudre quelque vaste problème. Nous comptons faire prochainement cette preuve. Il convient cependant de joindre dès maintenant à ce travail un exemple qui montre son utilité pratique. Voici donc le plan d’une analyse d’esthopsychologie complète, pour laquelle nous avons choisi l’un des génies littéraires les plus complexes et les plus vastes de notre temps : Victor Hugo.

Nous donnons cette sorte de schéma à titre d’éclaircissement, sans aucun développement et sans citations. Il se base cependant sur une lecture prolongée, sur un amas de notes, et sur un article paru en décembre 1884, dans la Revue indépendante (première série).

I — Analyse esthétique

A Les moyens

A′ Les moyens externes

Vocabulaire : Universel, avec prédominance de mots indéfinis.

Syntaxe : Lâche, abrupte, avec prédominance d’ellipses.

Composition : (Des paragraphes et des œuvres.)

a) Par répétition ; variation de la même idée en suites de phrases de sens identique.

b) Par double répétition ; variation de deux idées adverses en phrases antithétiques.

Ton : Révélateur, tendu, enthousiaste, bizarre.

Procédés de description :

a)Des lieux et des gens :

a′) par tentative d’expression immédiate et totale, sans détaillement, au moyen de répétitions ;

b′) par antithèse, c’est-à-dire par tentative d’expression immédiate et totale, corroborée par expression accolée du contraire.

b) Des âmes : Par description directe, par explication.

c) Des idées abstraites : Par métaphores, transposition en images.

B′ Moyens internes

Sujets préférés :

a) Époques : Le moyen âge, l’antiquité orientale, l’époque moderne, pittoresque ou hideuse ; caractères communs : le bizarre, le coloris.

b) Lieux : La mer, les forêts, les villes, la cathédrale, le château, le bouge : caractères communs : le mystérieux, le ténébreux, l’infini, le coloris, l’indistinct.

c) Moments : La nuit, le soir, l’ombre les crises, le trouble ; mêmes caractères communs.

d) Personnages :

a′) extérieur :

* Simples ; beauté, laideur absolues

** Doubles ; beauté sinistre, laideur bonne

*** Beaux costumes, belles loques, coloris

b′) intérieur :

* Âmes simples à répétition d’actes

** Âmes doubles à actes antithétiques

*** Âmes doubles par volte-faces subites

c) Sujets abstraits :

a′) Vers à propos de rien, sujets nuls

b′) Sujets indifférents, vers à propos de tout, versatilité

c′) Développement de lieux communs

d′) Humanitarisme, socialisme, optimisme, idéalisme et panthéisme vagues

e′) Aspects grandioses, mystérieux ou bizarres, de la légende, de l’histoire ou de la vie.

B. Les effets

(Synthèse des moyens)

Effet général exaltant, par :

a) Richesse, éclat du style (l°)22

b) Imprévu de la syntaxe (2°)

c) Imprévu des métaphores et leur clarté (5° c)

d) Coloris violent des époques et des lieux ; (6° a, b, da′***)

e) Simplicité des personnages (5° b, 6° da′ et b′)

f) Humanitarisme et déisme optimiste (6° e d′)

g) Exaltation du ton (4°)

h) Saillie des objets par antithèse (3° b, 5° ab′, 6° d a′** et b′)

Grandiosité amplifiante, par :

a) Procédés de répétition (3° a, 5° a a′)

b) Absence de détaillement (5° a a′)

c) Lointain des époques (6° d, 6° ee′)

d) Clair-obscur des lieux (6° b c)

e) Simplicité des personnages (6° d) ;

f) Art général des développements ascendants

g) Ton (4°)

h) Sujets (6° e e′)

Mystère, par :

a) Mots indéfinis (1°)

b) Ellipses (2°)

c) Tentative d’aperception immédiate, totale, peu claire (5° a a′)

d) Lointain des époques (6° a) et des sujets (6° e e′)

e) Vague métaphysique (6° e d′ et e′)

f) Obscurité des lieux (6° b, c)

g) Ton (4°)

h) Prédilection générale pour les sujets et les situations où l’imagination n’est pas bornée par les faits, poétisme.

Redondance, vide, irréalisme inadéquat par simplification :, par

a) Vocabulaire (1°)

b) Trop de répétitions et d’antithèses verbales (3°, 5° a a′ et 6° d a′ et b′)

c) Simplicité des âmes (6° d b′)

d) Vague des époques et des lieux (6° a et b)

e) Nullité fréquente des sujets (6° c a′, b′ et c′)

f) Prédominance générale de l’expression sur l’exprimé

Émotion générale de suspens et de surprise par :

a) Antithétisme général

b) Recherche du bizarre (6° a, 4°, 6° da***)

Émotions accidentelles et négligeables de réalisme

II — Analyse psychologique

A. Les causes

Résumé de l’analyse et de la synthèse esthétiques : Prévalence de l’élément mot sur l’élément idée.

Hypothèse explicative : existence chez Victor Hugo d’une surabondance de mots restreignant le nombre des idées sensuelles, des percepts, et créant par contre des idées verbales, des concepts, ayant les caractères du mot même, dont elles sont le retentissement intérieur. (Geiger : Sprache und Vernunft. Lazarus : Leben der Seele. Steinthal : Grammatik, Logik, und Psychologie. Taine : De l’Intelligence. Renan : De l’origine du langage.)

Faits expliqués :

Par la surabondance du mot :

Le vocabulaire.

Faits de répétition de mots, d’actes.

Variations sur sujets nuls.

Effet exaltant :

— de grandiosité

— de redondance.

Ton.

Par le caractère absolu des mots, c’est-à-dire par le fait que le mot comprend un abstrait d’images absolument tranché :

L’antithétisme général (des mots seulement pouvant être opposés).

La syntaxe, le ton.

Par le caractère borné des mots, c’est-à-dire par le fait qu’un mot n’exprime qu’un petit nombre d’attributs généraux vagues d’une classe d’objets :

L’aperception immédiate des choses sans détaillement.

Simplicité des personnages.

Humanitarisme et idéalisme général optimiste

Époques et lieux connus verbalement

Sujets et développements verbaux.

Grandiosité.

Irréalisme inadéquat.

Par le caractère signe du mot, c’est-à-dire par le fait qu’un grand nombre de mots sont de purs signes, auxquels aucune image ne correspond :

Abondance de mots indéfinis.

Ellipses.

Métaphores. (Substitution forcée de mots-images aux mots-signes.)

Métaphysique vague.

Par le caractère exagérant des mots, c’est-à-dire par le fait que le mot contient les caractères principaux d’une classe de choses portés à leur plus haut degré :

L’effet exaltant.

Le ton.

La grandiosité.

Simplicité des êtres.

Beauté des lieux et des milieux.

Développements ascendants.

Caractère général de tension.

Insouciance du sujet.

Par le fait que ce caractère du mot est le plus fort, là où aucune limitation expérimentale n’existe :

Ton.

Ténébrosité et lointain des lieux, des époques, des sujets.

Mystère

Grandiosité.

Vérification de ces explications sur la série des ouvrages : elles sont d’autant plus exactes que ces œuvres sont le moins appliquées à rendre la réalité.

B. Interprétation physiologique

Prédominance probable, dans l’organisme cérébral de Victor Hugo, des éléments figurés du langage et de la troisième circonvolution frontale.

III — Analyse sociologique

A. Détermination des catégories d’admirateurs

(France, 1830-1888)

Pour les poèmes : Lettrés, liseurs.

— Parmi les lettrés : tous les romantiques, tous les parnassiens, quelques naturalistes ; peu de romanciers idéalistes, aucun critique notable, journalistes.

— Parmi les lecteurs : une forte proportion de la jeunesse instruite.

— Vente : moyenne, relativement aux romans du même auteur, considérable en tant que poèmes.

Pour les drames : Lettrés, liseurs, gens du monde.

Parmi les lettrés : les romantiques, moins de parnassiens, point de naturalistes, quelques romanciers idéalistes ; point de critiques ; la plupart des feuilletonistes théâtrals et des journalistes.

Parmi les liseurs : faible proportion de l’extrême jeunesse instruite.

Parmi les gens du monde : les moins inaptes aux plaisirs littéraires, les Parisiens allant fréquemment au théâtre.

Représentations à succès déclinant.

Pour les romans : Lettrés, liseurs.

Parmi les lettrés : les romantiques ; les parnassiens, quelques naturalistes, la plupart des romanciers idéalistes, tous les feuilletonistes romanciers, quelques critiques ; les journalistes.

Parmi les liseurs : la généralité, plus les femmes, le peuple.

Vente énorme : persistante pour les Misérables dans le peuple, pour l’Homme qui rit dans le public lettré.

(Étranger, 1830-1888)

Insuccès et inintelligence généraux, sauf en Angleterre, où un disciple, Swinburne, et en Italie.

Succès restreint, même dans ces deux pays.

B. Conclusions des livres spéciaux aux catégories spéciales

Pour les poèmes : Prédominance particulière des moyens de vocabulaire, de composition par répétition et par antithèse, de ton tendu et enthousiaste, de métaphores, d’époques, lieux, moments caractéristiques, de sujets nuls (avec mélange de grandiose), de vague idéalisme optimiste, d’effets de redondance et de simplification, avec les extrêmes du grandiose et du mystère.

Pour leurs admirateurs :

Prédominance des particularités psychologiques, correspondant chez V. Hugo à ces moyens et ces effets, soit : verbalisme par surabondance de mots, caractère absolu des mots, leur caractère borné, exagérant, etc. Cette similarité est la plus forte chez les lettrés, en tant que les plus admirateurs.

Caractère verbal, général de toute la littérature poétique, française, contemporaine, avec adjonction de variations individuelles ; verbalisme de Swinburne.

Pour les drames : prédominance particulière ; (moyens) des époques et des lieux caractéristiques, des personnages préférés, versatilité des sujets ; (effets) de l’effet exaltant, de la grandiosité amplifiante, de la redondance, du vide, de l’irréalisme.

Pour leurs admirateurs : Verbalisme, les caractères absolus et bornés du mot ; irréalisme général du public des théâtres et des auteurs-poètes dramatiques ; préférence des décors aux âmes. Simplicité d’esprit. Enfantillage et sensualité, atonie.

Pour les romans : prédominance ; (moyens) vocabulaire et syntaxe particulières, composition, ton, procédés de description, lieux, moments, personnages, sujets grandioses, humanitarisme le moins vague ; (effets) exaltant, grandiosité, mystère, irréalisme moindre, suspens et surprise, réalisme momentané.

Pour leurs admirateurs : verbalisme ; tous les caractères du mot ; plus faible somme d’idées non verbales, ou spécialement chez le peuple, présence de passions humanitaires et socialistes verbales encore, et impratiques.

Conclusions générales

De 1830 à 1888, la plupart et les mieux doués des lettrés français ont accusé fortement ou faiblement une prédominance d’idées verbales sur les idées réelles ; les liseurs : une prédominance semblable moins accusée, atteignant spécialement la jeunesse ; les auditeurs théâtrals : une atonie et une infériorité mentale générale, marquée par un irréalisme, une inexpérience et une irréflexion complètes, accompagnées d’une prédilection sensible pour les moyens d’émotion purement sensuels ; les décors, les costumes, la sonorité des mots.

Les liseurs peuple : un verbalisme exalté, se traduisant par un idéalisme optimiste vague et humanitaire, mais impratique et non résultant de l’expérience ; peuple idéologue.

Ces faits psychologiques sont nationaux. Il serait facile d’en faire la démonstration par les faits sociaux et historiques de l’époque contemporaine ; ils se sont traduits notamment par l’incapacité politique du peuple ouvrier ; par rabaissement intellectuel des classes aisées ; par le romantisme plus ou moins accusé de toute la littérature française notable actuelle.

Synthèses

1° Synthèse artistique éparse dans les analyses

2° Synthèse biographique finale ;

3° Synthèse sociologique : le groupe romantique ; le groupe des romantisants ; phénomènes généraux du verbalisme national.