(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Aristophane, et Socrate. » pp. 20-32
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Aristophane, et Socrate. » pp. 20-32

Aristophane, et Socrate.

Le nom de Socrate est un éloge. Les Grecs n’ont point eu de personnage plus recommandable : c’est leur sage par excellence. Il essaya de toutes les professions. Il fut soldat, peintre, sculpteur, philosophe, orateur, poëte, grammairien, sçavant, homme sur tout à bons mots, à grandes maximes. Il déclama toute sa vie contre les grandeurs & les richesses. Il recommandoit trois choses à ses disciples ; la sagesse, le silence & la chasteté. Ce n’est pas qu’il les eût pratiquées toutes trois. Il avoit connu les passions comme les autres hommes, & les avoit même eues plus vives. Mais il vouloit que ses fautes tournassent à profit. Il avoit mauvaise opinion des femmes, & s’égayoit sur leur compte par des comparaisons applaudies de son temps, & fort insipides aujourd’hui. On le consultoit de toutes parts. On croyoit qu’il avoit le dépôt de toutes les connoissances humaines, pendant qu’il répétoit continuellement : Je ne sçais qu’une chose ; c’est que je ne sçais rien.

Mais bien des gens trouvoient qu’il n’avoit de modeste que le propos ; que ses manières ne l’étoient point ; que l’ambition de règner sur les esprits, étoit sa passion dominante ; que, gouvernant la république d’Athènes, il croyoit devoir être également obéi dans celle des lettres. Ses ennemis prétendoient qu’il étoit odieux qu’un citoyen s’élevât une espèce de tribunal, auquel tous les auteurs ressortissoient ; de sorte qu’il fallut que les ouvrages nouveaux, & sur-tout les pièces de théâtre, méritassent son approbation pour avoir celle du public.

Socrate alloit à la vérité rarement aux spectacles. Il avoit même là-dessus des idées sévères. Mais on se plaignoit qu’il n’y paroissoit encore que trop, que sa présence y gênoit, & souvent même y portoit le trouble.

A Athènes, comme à Paris, dans la représentation d’une pièce nouvelle, les spectateurs se prévenoient pour ou contre, selon que l’auteur étoit de leurs amis ou de leurs ennemis, & que ses idées étoient analogues aux leurs. Socrate frondoit les comédies d’Aristophane. Elles lui sembloient être du plus mauvais goût.

Lorsque ce comique en donnoit, que le peuple y couroit en foule, & que Socrate disoit le moindre mot contre la pièce & l’auteur, les défenseurs de celui-ci l’accusoient d’avoir mis en jeu tous les ressorts imaginables pour arrêter l’enthousiasme des Athéniens, & nuire à l’illusion théâtrale. Ils ajoutoient qu’il ne falloit pas s’en rapporter aux déclamations de ce philosophe bel-esprit, qui faisoit des monstres des moindres défauts de l’ensemble & des détails. Ils se plaignoient amèrement de ce que ses gestes & ses discours en imposoient, & de ce que ses jugemens étoient repétés, comme autant d’oracles, par une foule de subalternes totalement subjugués. Ces censeurs, disoient-ils, ne frondent que par air, par singularité, par envie de se donner la réputation de connoisseurs, & de partager celle du grand Socrate.

Cependant vingt critiques, sous des titres différens, couroient dans Athènes, afin de prouver qu’Aristophane n’avoit pas dû plaire ; mais cet excellent comique avoit aussi ses enthousiastes. Sa faction tenoit tête à la faction opposée. La même chose arrive parmi nous toutes les fois qu’il paroît une nouveauté sur nos théâtres, & principalement quand l’auteur a quelque réputation. On croit voir, dans le nombre de ses partisans & de ses ennemis, deux armées qui se mêlent. Mais, que résulte-t-il des coups qu’ils se portent ? Rien, selon quelques personnes*.

Toutes les ironies, les plaisanteries & les critiques de Socrate, vinrent bientôt à la connoissance d’Aristophane. La guerre fut dès-lors déclarée. Les sages étoient scandalisés de voir leur chef aux prises avec un comique. Celui-ci ne lui fit aucune grace. Accoutumé depuis long-temps à braver toutes les bienséances ; à mettre au théâtre des faits connus, des actions vraies, avec les noms, les habits, les gestes, & même les visages des citoyens par des masques très-ressemblans ; à n’épargner personne ; à ridiculiser les premiers de l’état, les généraux d’armée & les juges de l’aréopage ; il ne crut pas devoir respecter beaucoup un sage qui s’oublioit lui même, & qu’il accusoit de n’avoir que l’apparence de grand homme. Aristophane fit donc usage de ses talens. Il joua Socrate en plein théâtre.

Socrate, avec toute sa sagesse, prêtoit à la plaisanterie. Cet oracle de Delphes, qui l’avoit nommé l’homme de la Grèce le plus sage ; cette fureur de décrier toutes les sectes, & de n’en avoir aucune ; cette antipathie pour tout ce qui étoit mode, agrémens, magnificence, plaisirs, fêtes ; ses goûts suspects ; ses tracasseries de ménage ; le prétendu démon duquel il se disoit inspiré ; tout, jusqu’à sa naissance & sa profession, fournissoit des armes contre lui. Le poëte n’eut qu’à recueillir la plupart de ces traits : il en fit le sujet d’une comédie, qu’il intitula les Nuées.

On y voyoit Socrate enflé de vaine gloire, chantant ses propres louanges ; répétant sans cesse qu’il étoit initié dans tous les secrets de la nature ; qu’il étoit envoyé des cieux pour éclairer la terre ; que la jeunesse vînt à lui pour s’instruire ; qu’il avoit une méthode à laquelle étoient attachées la gloire & la félicité des générations à venir. Après s’être prodigieusement vanté lui-même, il faisoit la satyre des hommes & celle des dieux.

Il déployoit ensuite quelques-uns de ses rares talens. Il instruisoit à la fripponerie un vieux père de famille accablé de dettes & qui le consultoit sur la manière de tromper ses créanciers & les juges. Ce père, se défiant de pouvoir à son âge suivre des maximes aussi détestables, amenoit son fils pour qu’il apprît de bonne heure à les mettre en pratique. Le fils, impatient de se former à l’école d’un tel maître, & de se montre habile, débutoit par battre son père lui-même.

Qu’on juge combien devoir plaire à la multitude ce fonds de comédie exécuté par un excellent comique, qui peignoit tout du pinçeau le plus animé, le plus brillant, le plus hardi, le plus fort ; qui chargeoit toujours ses portraits, prodiguoit des allusions grossières.

Nous n’avons rien en Europe qui nous donne une idée juste de la comédie des Grecs. Celle des Italiens n’est qu’un recueil d’in-promptu dénués la plupart de raison & de sel. Les Espagnols manquent de naturel & de régularité : ils ont un Gracioso, manière d’Arlequin, qui ne les fait jamais tant rire que lorsqu’il jure par des saints d’un nom inconnu & bisarre. La comédie Angloise n’a rien de commun avec la Grecque que son obscénité dans l’action & dans le dialogue. La nôtre est plus dans le goût de Ménandre que dans celui d’Aristophane. Si l’on retrouve quelque part ce dernier, son enjoûment, son aimable désordre, ses bouffonneries, ses transperçans & cyniques, c’est sur le théatre de notre comédie Italienne ou sur celui de la Foire ; théâtres de tout temps en possession de relever les ridicules célèbres, de contrefaire la figure, la voix, les gestes, les manières de ceux qu’on juge devoir être l’objet de l’amusement du public.

La comédie des Nuées avoit surtout le mérite de l’à propos & des circonstances. L’auteur de cette satyre de Socrate faisoit adroitement l’éloge des Athéniens. Ils eussent dû le condamner, le punir d’oser ainsi s’ériger en censeur public, attaquer la réputation d’un citoyen si respectable. La cabale des ennemis de Socrate fit récompenser Aristophane. L’amour de l’égalité, l’envie de voir abbaisser dans une république le mérite suprême & dangereux, aveugla sur l’excès de la critique ; &, quoique la pièce eut d’abord été sifflée, ils honorèrent ensuite le poëte d’une couronne de l’olivier sacré.

On a plus d’une fois, parmi nous, ramené la comédie au genre d’Aristophane, & fait d’elle une satyre dialoguée*. L’abbé de Saint-Pierre ne désapprouvoit point qu’en certain cas on en usât ainsi. Il vouloit que la scène fût un remède aux délires de l’esprit humain ; qu’on ne s’armât point de rigueur contre les fanatiques, de quelque espèce qu’ils fussent ; mais qu’on les jouât sur tous les théâtres, même à la Foire & aux Marionettes ; & que, ces jours-là, on donnât gratis la comédie. Une trop grande licence n’est ni dans nos mœurs, ni selon nos loix. Si, dans Athènes, elle fut récompensée, on en connut depuis l’abus. Cette même Athènes défendit de traiter des sujets véritables, & de nommer les personnes. Cette nécessité d’employer des sujets & des noms de pure invention, fut l’époque de la belle comédie, de celle de Ménandre & de Philémon, appellée la nouvelle comédie, par opposition à l’ancienne, dont le stile bouffon & cynique se ressentoit de la charrette de Thespis, & à la moyenne, qui, quoique plus régulière dans son plan, n’en étoit ni plus réservée, ni plus innocente.

La manière dont Socrate se comporta dans le temps qu’on annonça les Nuées, caractérise bien ce philosophe. Averti du jour où l’on devoit les représenter, il se rend le premier au spectacle, s’y place de façon à pouvoir être vu de tout le monde, applaudit aux endroits qui faisoient le plus rire à ses dépens, se lève plusieurs fois, afin de se montrer à des étrangers qui demandoient à le voir, & ne sort que le dernier de l’assemblée. On ne sçavoit qui se lasseroit plutôt, ou les spectateurs de rire, ou Socrate de se donner en spectacle. Il crut se trouver alors au milieu d’un repas délicieux, dans l’ivresse de la joie la plus vive, parmi des convives qui ne le plaisantoient que pour le faire briller & contribuer au plaisir de la fête.

On a prétendu que la comédie des Nuées avoit eu des suites cruelles, & qu’elle avoit influé sur la mort du philosophe. Mais, sur quoi se fonde-t-on ? On ne le chargea d’accusations graves & capitales, que vingt-trois ans après la représentation de cette pièce. Il paroît que tout l’effet qu’elle produisit, fut d’amuser le peuple d’Athènes. Les juges de l’aréopage auroient-ils dicté des arrêts de mort sur des bouffonneries ?

D’ailleurs, Platon lui-même, le grand Platon, disciple de Socrate & son apologiste, donne des louanges au poëte comique, dit que les graces habitent dans son sein. Il a mis Aristophane dans son banquet, l’a distingué des autres, l’a fait parler suivant son caractère, & même avec ce Socrate immolé à la risée.

Ce qui perdit celui-ci, ce fut moins sa philosophie huée sur le théâtre, ce furent moins ses maximes tournées en ridicule, que sa façon libre de s’expliquer sur la religion & sur le gouvernement de son pays. Ses déclamations continuelles firent grossir & crever l’orage. Il se présenta deux infames délateurs, Anite & Melite, qui l’accusèrent d’athéisme, parce qu’il se moquoit de la pluralité des dieux. Les juges le condamnèrent à boire du jus de ciguë.

Il vit sa fin du même œil d’indifférence dont il avoit envisagé tous les événemens de la vie. Sa femme & ses amis recueillirent ses dernières paroles ; elles furent toutes d’un sage. Elles rouloient sur l’immortalité de l’ame, & prouvoient la grandeur de la sienne. Quelques pères de l’église décorent ce sage du titre de martyr de Dieu. Erasme dit qu’autant de fois qu’il lit la belle mort de Socrate, il est tenté de s’écrier : O saint Socrate, priez pour nous *.