(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Clément Marot, et deux poëtes décriés, Sagon & La Huéterie. » pp. 105-113
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Clément Marot, et deux poëtes décriés, Sagon & La Huéterie. » pp. 105-113

Clément Marot, et deux poëtes décriés, Sagon & La Huéterie.

Ils étoient tous deux de la même province que Rotrou & Corneille : tant il est vrai que les grands & les petits génies sont de tous les climats. Sagon & la Huéterie avoient été les plus zélés partisans de Marot, dans le temps de sa gloire, lorsqu’il étoit en faveur à la cour de François premier, qu’il la divertissoit par l’enjouement & les saillies d’un esprit original : mais, du moment qu’ils virent ce poëte sorti de France pour des affaires de religion, ils le décrièrent. L’espoir de lui succéder dans sa réputation d’écrivain inimitable, ou plutôt dans les bonnes graces du prince, fit qu’ils se tournèrent contre lui. Le point le plus important pour eux étoit d’empêcher que Marot ne revînt dans sa patrie. Aussi tâchèrent-ils de le priver de tous les moyens par lesquels il pouvoit y entrer.

Il brûloit du desir de la revoir. Il écrivoit de Ferrare, lieu de son exil, à François premier, aux dames de France, à toutes les personnes en état de le servir, afin de les intéresser en sa faveur. C’étoit moins l’amour de son pays qui l’affectoit, que l’idée de triompher de l’envie & des auteurs de ses désastres. Il se justifioit des accusations odieuses dont on le chargeoit. Dans les vers où il représente sa triste situation, il laissoit toujours percer son humeur enjouée & plaisante. Ces peintures respirent, comme ses autres épitres, la délicatesse & la naïveté. Personne n’écrit de cette manière aisée & piquante. Il a sur-tout réussi dans le genre épigrammatique. Sa plaisanterie est souvent d’un homme de cour. Aussi l’a-t-on également appellé le poëte des princes, & le prince des poëtes de son temps. Des prières adressées avec autant d’esprit & de sel, que d’assiduité & de constance, devoient avoir leur effet. Pour empêcher qu’on ne les exauçât, Sagon & la Huéterie se hâtèrent d’écrire aux mêmes personnes que Marot avoit sollicitées, & de leur écrire en vers, imitant son badinage & sa légèreté. Mais l’imitation étoit grossière. Leurs lettres, qu’ils appellèrent anti-Marotiques, ne méritoient que le mépris & l’indignation. Ils les avoient chargées d’infamies contre Marot.

Informé des obstacles que de vils rimailleurs vouloient mettre à son retour en France, il sentit sa bile s’allumer, & répondit aux lettres anti-Marotiques, par une plaisanterie, sous le titre de Fripelippes. On y voit son valet, rendant cette justice à son maître, d’être estimé des bons écrivains, & de n’avoir pour ennemis,

        Qu’un tas de jeunes veaux,
Un tas de rimasseurs nouveaux,
Qui cuident eslever leur nom
Blasmant les hommes de renom ;
Et leur semble qu’en ce faisant,
Par la ville on ira disant :
Puisqu’à Marot ceux-cy s’attachent,
Il n’est possible qu’ilz n’en sçachent.

Sagon & la Huéterie, au désespoir d’être ainsi désignés, donnèrent promptement contre Marot la grande généalogie de Fripelippes, composée par un jeune poëte champestre. Cette idée de poëte champestre devint un fonds de plaisanterie ; & le rondeau suivant parut :

Qu’on meine aux champs ce coquardeau,
Lequel gaste, quand il compose,
Raison, mesure, texte & glose,
Soit en ballade ou en rondeau.
Il n’ha cervelle ne cerveau ;
C’est pourquoy, si hault crier ose,
Qu’on meine aux champs ce coquardeau.
S’il veult rien faire de nouveau,
Qu’il œuvre hardiment en prose
(J’entends s’il en sçait quelque chose) ;
Car, en rime, ce n’est qu’un veau
            Qu’on meine aux champs.

Ces traits, lancés de part & d’autre, en amenèrent de plus terribles. On se chargea d’accusations graves. Le public fut inondé de vers. La satyre prit toutes sortes de formes ; celle de rondeaux, de triolets, de dixains, de lay, de virelay, d’épigrammes. Marot, de retour dans sa patrie, & triomphant d’une odieuse cabale, se vengeoit de la persécution de ses ennemis, leur rendoit ridicule pour ridicule. Les écrivains, que son exil n’avoit point détachés de sa personne, le secondoient, l’animoient. Deux insectes, tels que Sagon & la Huéterie, eussent été bientôt écrasés ; mais ils étoient soutenus par d’autres rimailleurs intrigans, & par la cabale des dévots gendarmés contre la muse Marotique. La guerre sur le Parnasse devint générale. Lorsqu’on eut épuisé les injures & les personnalités, on convint, entre les deux partis, d’une suspension d’armes. Bientôt la trêve fut suivie de la paix. Un de ces hommes accoutumés à saisir toutes les choses par leur côté plaisant, célébra cette réconciliation dans un écrit intitulé : Banquet d’honneur, sur la paix faite entre Clément Marot, François Sagon, Fripelippes, Huéterie, & autres de leurs ligues.

L’auteur suppose que Mercure, venant de Paris, rencontre, dans une avenue de cette ville, Honneur qui se promenoit, & qui s’arrête pour lui demander des nouvelles. Mercure lui répond :

        Bruict n’est que de deux veaux,
Lesquels on dict en un commun jargon,
Huéterie ou Huet, & Sagon,
Qui chascun jour mesdisent de Marot,
Encontre luy crient le grand haros,
Par leurs paiges lui livrent maint-assault :
Mais à Marot de tout cela ne chault.

Honneur, voulant que chacun vive en paix, envoie inviter à dîner, par Mercure, tous ces poëtes ennemis jurés. C’est au plus haut du mont Parnasse que se donne la fête. Marot & ses amis arrivent sans aucun effort à la cime du roc. Mais Sagon, la Huéterie & leurs partisans y grimpent avec tant de peine, qu’Honneur, désespérant de les voir arriver, s’étoit déjà mis à table avec Marot, lorsqu’enfin ils paroissent. Ils prennent les places qui leur sont destinées. On mange, on cause, on rit. Belle musique au dessert. Avant que de se lever, Honneur harangue la compagnie, & dit aux convives :

De paix devriez être bons amateurs,
Vivre en amour comme frêres & filz
De Minerve, disant de Discord, sy ;
Et vous tenir d’Apollo le begnin
Vrays zélateurs, déchassant tout venin.

Marot l’interrompt, entre dans le détail des injustices de ses ennemis, & se plaint ainsi de Sagon :

En mon absence il feist son Coup d’essay,
Pensant que plus en France, bien le sçay,
Venir ne deusse, & que de prime face
Il obtiendroit mon lieu royal & place.
Mais, dieu mercy, après toute souffrance,
Suis retourné au bon pays de France,
De mon premier état récompensé
D’un plus doulx roy qui fut onc offensé.

Là-dessus, pressé de remords, frappé comme d’un coup de foudre, Sagon tombe aux genoux de Marot, lui demande pardon. Il confesse tous ses torts. Il convient que le démon de l’envie & de la rime l’a jetté dans d’étranges égaremens ; il reconnoît l’insolence qu’il a eue d’attaquer son maître dans l’art des vers. Mais la plus grande faute qu’il se reproche, c’est d’avoir suivi les conseils de la Huéterie, qu’il soutient être une ame vile & basse.

Honneur, satisfait de cette réparation d’offense, engage Marot à se laisser fléchir. Celui-ci relève promptement Sagon. On s’embrasse, on se jure une éternelle amitié. Le mot de paix est dans la bouche & dans le cœur de tout le monde. Honneur lui-même en dresse les articles. Point de contestation, point de difficulté pour y souscrire. L’acte, signé par les parties belligérantes, est lu à haute voix, pour achever de cimenter la réconciliation. Honneur dit ensuite : « Voulons & ordonnons que Clément Marot, Sagon & autres cy-présens, beuront ensemble devant partir de ce lieu : leur enjoignons cy-après estre bons amys, & vivre sans aucun contredit, sous les peines contenues èsdites conditions cy-devant déclarées ; plus, sur peine d’estre privé de la court de céans, sans nul espoir de jamais obtenir grace, & estre privé de tout honneur à son grand deshonneur. Outre, notre vouloir est que ledict accord, avec lesdites conditions, soit enrégistré aux annales des poëtes François, afin que cy-après puist estre exemple à nos postérieurs. Donné en nostre palais, ce jourd’y après disner ; scellé de nostre grand scel, & signé Honneur en tout. »

Nous verrons dans la suite Marot avoir affaire à d’autres ennemis que des poëtes. Il étoit celui de la licence, autant que de la volupté. Il mourut à Turin, l’an 1544. Jodelle lui fit cette épitaphe :

Quercy, la cour, le Piémont, l’univers
Me fit, me tint, m’enterra, me connut ;
Quercy mon los, la cour tout mon temps eut,
Piémont mes os, & l’univers mes vers.