(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence du barreau. » pp. 193-204
/ 2020
(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence du barreau. » pp. 193-204

Éloquence du barreau.

Les Grecs & les Romains, qui ont été nos maîtres presque en tout, en poësie aussi-bien qu’en histoire, sont cause que nous avons été longtemps égarés dans ce genre d’éloquence. On a cru devoir les prendre pour modèles dans cette partie : on ne songeoit point que le génie de leur barreau n’avoit rien de commun avec celui du nôtre. Les anciens, nés dans des républiques, au milieu des plus violentes factions, traitoient, dans leurs plaidoyers, des affaires d’état les plus importantes. Il falloit que l’élévation de leur discours répondît à la dignité du sujet : aussi leur éloquence est-elle véhémente & passionnée.

Mais ce qui étoit de toute nécessité alors, seroit une puérilité aujourd’hui que les intérêts ne sont pas les mêmes. Une terre, une maison, un testament, une injure personnelle, & semblables causes particulières auxquelles nos avocats sont bornés, peuvent-elles agiter les puissances de l’ame, frapper l’imagination aussi fortement que l’ambition de Philippe, la trahison de Catilina & les fureurs d’Antoine, que le salut d’Athènes & de Rome ? C’est pourtant cet enthousiasme, ces ornemens, cette sublimité de pensées, ce faste d’expression, tous ces ressorts puissans dont Démosthène & Cicéron firent usage, que nos avocats ont cru, pendant plus de quatorze siècles, devoir imiter. Le moindre d’eux, en plaidant, croyoit représenter un avocat consulaire.

Le premier, en France, qui ait eu le courage de faire la guerre à ce mauvais goût & de vouloir amener la réforme dans le barreau, est Gabriel Guéret. Il avoit plaidé très-longtemps au parlement de Paris, avec la plus grande distinction, lorsqu’en 1666 il donna ses Entretiens sur l’éloquence qui convenoit le mieux aux avocats. Son livre étoit le fruit d’un travail immense, d’une connoissance profonde des hommes & du barreau. Cet avocat, né avec un sens droit, un esprit clair & juste, avec une passion forte pour la vérité, sentit qu’elle étoit continuellement étouffée par un étalage ridicule de paroles inutiles & pompeuses. Il comprit combien une solide & élégante dialectique seroit plus convenable au barreau qu’une éloquence d’apparat ; combien on faciliteroit aux juges le moyen de voir clair dans une cause & d’opiner surement, si on préféroit, à l’adresse & aux faux raisonnemens de l’art, l’exposition simple des faits, les principes nécessaires pour décider les questions controversées, les conséquences qui en résultent, & enfin la discussion des difficultés.

Guéret condamnoit surtout le talent d’émouvoir les passions : il ne vouloit pas qu’on en fit usage au barreau. L’avocat qui les regardoit comme le plus puissant ressort pour amener les juges à ce qu’on veut, paroissoit au réformateur une peste dans l’état. Point d’entassement, point de figures, point de pathos, point d’émotion empruntée, disoit-il ; ou, si l’on y a recours, c’est se rendre indigne de sa profession, c’est gâter sa propre cause & supposer les juges malhonnêtes gens. Il s’appuyoit de l’autorité d’Aristote, qui ne veut pas que les avocats remuent les passions ; & de la défense que fit l’aréopage, à ceux d’Athènes, d’employer le pathétique.

On se doute bien des ennemis que dut se faire Guéret. Il en fut de lui, comme il en est de tous ceux qui veulent innover dans quelque profession que ce soit. Les avocats, ses confrères, le percèrent de mille traits satyriques. Il y eut des factums, pour lui prouver qu’il étoit un perturbateur du repos public. On l’accusoit de ne recommander la simplicité, que parce qu’il manquoit d’élévation & de génie. Ses confrères prirent cette vengeance de l’affront qu’il leur faisoit, en dévoilant la démence de leurs plaidoyers. Mais Guéret, persuadé qu’il avoit raison, enthousiaste comme le sont tous les gens à systême, n’abandonna pas le sien : il alla toujours en avant.

Les citations sont une suite du pathétique, de l’envie de faire illusion & de captiver l’esprit des juges. Guéret ne voulut pas non plus en entendre parler. Elles lui parurent presque toujours étrangères à un plaidoyer ; d’autant plus qu’elles n’ont pas été goûtées des anciens, qui citent rarement & jamais hors de propos.

Les citations étoient devenues à la mode au palais, du temps du premier président de Thou : ce magistrat les aimoit. Le célèbre avocat Brisson en imposoit singulièrement par-là. Cet homme donna le ton à ses confrères. Il sçavoit quelque chose, & ses imitateurs étoient très-ignorans. Bientôt ils ne furent plus que des charlatans & des saltinbanques. Au lieu du raisonnement & de la précision, ils n’avoient dans la bouche que de grands mots, de l’emphase & des puérilités. On noyoit un rien dans un fatras de paroles. Le fond de la cause la plus claire disparoissoit sous cet entassement ridicule de compilations de toute espèce*. Les orateurs, les historiens, les poëtes Grecs & Latins, l’écriture sainte, les pères de l’église, étoient un repertoire de passages. Tel avocat, qui n’avoit jamais lu Tertulien ni saint Augustin, les citoit continuellement, & les appelloit au secours de sa cause.

Guéret s’éleva fortement contre ce goût de son siècle, ou plutôt contre l’abus le plus grand qu’il pût y avoir au barreau & le plus difficile à déraciner. Il parla, il écrivit en toute occasion. Ses confrères, qui déjà lui sçavoient très-mauvais gré de la première réforme qu’il avoit voulu introduire parmi eux, & qui avoient exercé si cruellement sur lui & leur langue & leur plume, renouvellèrent toute leur animosité. Ils plaidèrent pour l’érudition qu’ils croyoient perdue en France, parce qu’elle ne seroit plus où elle ne devoit pas être. Ils accusèrent Guéret de favoriser l’ignorance, afin de justifier la sienne.

Cependant, parmi les avantages sans nombre que ce systême procuroit aux avocats, il n’y a peut-être qu’un seul tort réel qu’il leur fasse ; c’est qu’il refroidit l’imagination. Elle est rarement satisfaite dans le plaidoyer le plus beau, le plus clair & le plus simple. Aussi ce genre de composition exige qu’on s’y adonne de bonne heure, & qu’on n’en ait entamé aucun autre. Quantité de gens, qui s’étoient appliqués d’abord à la littérature, & qui ont voulu ensuite suivre le barreau, ont été forcés de renoncer à leur entreprise.

Au milieu de cette persécution injuste contre notre réformateur, il eut quelques partisans ; mais ils adoucirent son idée. Au lieu de soutenir comme lui (ce qui pourtant est très-vrai dans le fond) qu’il n’y a presque point de cas où l’on soit obligé de citer, & que, de mille arrêts qu’on rapporte & dont on se prévaut pour sa cause, il n’y en a pas deux qui se ressemblent ou qui y reviennent ; ils dirent simplement qu’en fait de citations, il falloit du choix, de la justesse & de l’économie. Ils recommandèrent qu’on ne les fît point dans une langue étrangère, à moins qu’il ne s’agît d’un texte ou d’une loi décisive. En défendant aux avocats de faire le fond de leurs études de tant de livres inutiles à leur profession, ils les bornèrent à l’étude des loix naturelle, divine & humaine ; loix anciennes & nouvelles ; loix païennes & chrétiennes ; loix étrangères & loix du royaume. Ce champ est assez vaste pour occuper un homme tout entier : ceux même qui l’ont cultivé toute leur vie ont peine à s’y reconnoître.

Un nommé le Gras, avocat sans occupation & qui se croyoit un écrivain du premier ordre, pour avoir donné au public une mauvaise rhétorique Françoise, déclama contre la réforme projettée. Il annonça, d’un ton pathétique, la ruine du barreau. Il représenta l’ombre de Démosthène & de Cicéron, remontant du séjour des morts dans la tribune aux harangues, pour foudroyer de telles nouveautés & pour en prévenir les suites. Il n’y a point d’invectives qu’il ne mît dans la bouche de ces grands hommes. Son livre en faveur de leur éloquence majestueuse & rapide, est une déraison d’un bout à l’autre. Ce qu’il y a de moins mal, c’est l’éloge qu’il fait de l’utilité & de la noblesse de la profession d’avocat.

Cette profession est peut-être la première de toutes, à quelques égards. Son triomphe étoit dans Athènes & dans Rome : en France, on lui rend aussi justice. Néanmoins on se plaint que cet état est déchu de son ancienne splendeur. Il seroit aisé de la lui rendre, quelques rares que soient les talens supérieurs, si les avocats redoubloient de délicatesse sur l’honneur, sur les bienséances, sur l’attention à ne tourner en ridicule & à ne diffamer personne ; s’ils ne s’injurioient point, comme il est de règle, à haute voix, pendant que les juges sont aux opinions ; s’ils ne se chargeoient pas indifféremment de toutes sortes de procès*. Avec quelques attentions, on rameneroit ce temps où l’on devenoit chancelier sans passer par d’autre grade que celui d’avocat. On a vu un homme de qualité, qui, pénétré de la noblesse de sa profession, signoit, le marquis de ***, avocat.

Par malheur pour l’éloquence du barreau, les sentimens de le Gras & de ses pareils prévalurent sur ceux de la raison. L’éloquence continua d’être en proie à la barbarie, & n’a commencé de triompher que vers la fin du dix-septième siècle. Dans le plus beau du règne de Louis XIV, où tout prit une face nouvelle, cette éloquence ne fut point totalement réformée. Les changemens qu’y apportèrent le Maître & Patru font quelques pas vers le but qu’on devoit se proposer ; mais on étoit encore, de leur temps, bien loin de la perfection. On trouve, dans ceux qui furent appellés les deux lumières du barreau, des applications forcées, un assemblage d’idées singulières & de mots emphatiques, un ton insupportable de déclamateur ; quelques belles images, il est vrai, mais souvent hors de place ; le naturel sacrifié à l’art, & l’état de la question presque toujours perdu de vue. De semblables plaidoyers ne doivent exciter d’autre admiration que celle qu’ils aient passé, pendant si longtemps, pour des modèles.

L’époque décidée de la révolution importante arrivée au barreau n’est fixée qu’à notre siècle : il n’a été donné qu’à lui de voir créer, en un sens, cette éloquence. La vérité s’est fait jour à travers tous les nuages dont la chicane la couvroit. Elle abjure tout art imposteur, tout faste de l’érudition, tout faux brillant des fleurs, l’inutilité des digressions, tout ce qui n’est que de pur ornement. Elle vient à la voix de celui qui réunit la précision, la pureté du langage, la force & la justesse du raisonnement, une méthode aisée & claire. Tels ont été Cochin, le Normand, Julien de Prunay, Aubri, Laverdi : tels étoient encore la Monnoie & Guéau de Reverseaux. C’est sur les pas de ces puissans génies, que s’en élèvent tous les jours d’autres.

Le fameux Cochin a surtout donné le ton. On sçait le cas que faisoit de lui le judicieux premier président Portail. Tous les deux ont mis pour jamais, en France, nos avocats sur la bonne voie ; l’un par son exemple, & l’autre par la guerre qu’il fit, toute sa vie, au verbiage emphatique.

Les seules occasions où l’on peut s’élever, c’est dans les discours d’apparat, tels que ceux des avocats généraux à l’ouverture des audiences, ou dans les grandes affaires. Comme ils ont à parler de politique ou de législation, leurs harangues doivent être pleines de mouvemens & de grandes vues. Les discours de l’illustre d’Aguesseau annoncent un orateur formé sur les meilleurs modèles & un génie du siècle passé.