(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence de la chaire. » pp. 205-232
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence de la chaire. » pp. 205-232

Éloquence de la chaire.

C’est le genre d’éloquence qu’on a porté le plus à sa perfection. Presque tous les autres sont restés au-dessous de ce qu’ils peuvent être : celui-là seul a produit de dignes rivaux de Démosthène, de Cicéron & de saint Jean Chrysostome. On retrouve, dans plusieurs beaux endroits de nos sermons, l’ame, le génie, le feu, cette force de raisonnement, cette éloquence véhémente & rapide, victorieuse des esprits & des cœurs, qui caractérise ces grands hommes. Cette grande éloquence, si ridicule quand elle est déplacée, semble faite pour traiter l’objet le plus important de l’homme. C’est une vérité à laquelle tout le monde n’a pas voulu se rendre. Les contradictions qu’elle a essuyées ont été le signal d’une guerre très-vive entre le fameux docteur Arnauld & Philippe Coibaud Dubois de l’académie Françoise.

Cet académicien obscur, un de ces hommes sans imagination, sans génie, sans usage du monde, mais qui percent la foule par la singularité, par de petites manœuvres cachées, par le masque imposant de la sévérité, par le ton caustique & frondeur, s’éleva contre la manière établie d’annoncer les vérités de la religion. Il voulut ramener l’éloquence de la chaire à la simplicité de celle du barreau. Une exposition claire & simple est tout ce qu’il demandoit dans un orateur fait pour annoncer les grands objets de la religion. Tout le reste, division de discours, preuves triomphantes & naturelles, érudition choisie, pensées neuves & sublimes, figures hardies, raisonnemens forts & suivis, pathétique admirable, diction élégante & correcte, lui sembloit étranger. Il croyoit l’art directement opposé à l’esprit de l’évangile : la manière de prêcher des apôtres étoit la seule qu’il approuvât. Il ne cessoit de crier, d’après quelques pères, qu’il falloit parler au peuple, « non suivant la méthode des rhéteurs, mais à la façon des pêcheurs* ». Il crut voir, dans les sermons de saint Augustin, le modèle de la vraie éloquence de la chaire.

Pour amener cette révolution qu’il desiroit tant, il traduisit & fit imprimer, en 1694, quelques sermons choisis de ce père, qui avoit étudié longtemps les règles de l’éloquence. L’académicien Dubois mit à la tête de sa traduction une longue préface, qui étoit le développement de son systême. Il y fait valoir l’exemple de Jésus-Christ qui, pour convertir les souverains aussi-bien que les sujets, n’employa que le langage ordinaire. Il cite saint Paul, dont toute la science étoit Jésus-Christ, & Jésus-Christ crucifié. Il fait l’éloge de plusieurs orateurs formés sur de tels modèles.

L’écriture, selon lui, présente, tout à la fois, aux prédicateurs les vérités qu’ils doivent annoncer & la manière dont ils doivent les rendre. Toutes ces ressources, dit-il, si étudiées, & qu’on tire avec tant de peine de l’art, font le poison le plus dangereux qu’un prédicateur puisse offrir à ceux qui l’écoutent. L’imagination, échauffée par les grands traits de l’éloquence, se livre toute entière à l’admiration du talent ne goûte que les images sensibles, & se refroidit sur les choses invisibles & de pure spéculation.

Notre réformateur croyoit sa préface un chef-d’œuvre. Il défioit tous les prédicateurs de pouvoir la réfuter solidement. Rien cependant n’étoit plus aisé : on pouvoit même tourner contre lui l’exemple des apôtres & des pères. Il s’en faut bien que leur éloquence ne nous présente jamais qu’une majestueuse simplicité, qu’ils aient toujours montré la vérité sans parure & sans art. Saint Paul lui-même, foudroyant la raison humaine au milieu de l’aréopage, met en mouvement les ressorts les plus puissans de l’éloquence.

Et à l’égard des pères, ne l’ont-ils pas employée également ? Quelle profondeur de raisonnemens, quelle rapidité de pensées, quel langage élevé, pur, élégant & pittoresque dans le grand saint Basile, qu’Érasme osoit préférer à Démosthène ! Quelle pompe, quelle douceur, quelle justesse, quel enchantement dans saint Chrysostôme, que l’on peut comparer du moins à Isocrate ! Quels traits de force & lumière, quelle diction pure && de lumière, quelle diction pure & coulante dans saint Jérôme ! Que de fleurs, que d’ornemens, que d’onction dans saint Bernard ! Presque tous les anciens orateurs sacrés ont fait usage de leur talent. Ils se sont servis des avantages qu’ils tenoient de la nature & des leçons des grands maîtres de l’art. Aucun n’a négligé de convaincre l’esprit, d’échauffer le cœur, & de triompher des passions.

Leur éloquence même, bien loin d’être simple, uniforme, a toujours porté l’empreinte de la différence de leur caractère personnel, de celle des mœurs générales & de l’esprit dominant de leur siècle. S’ils ont mis dans leurs sermons plus de naturel & de simplicité qu’on n’en trouve dans les nôtres, c’est que, le siècle où ils vivoient étant moins difficile que celui-ci sur l’article des bienséances, ils ont eu moins de ménagemens à garder dans la peinture des vices mêmes qu’ils reprennent. Mais aujourd’hui qu’on voit la débauche s’allier avec une sorte de décence, aujourd’hui que le vice est devenu ingénieux, il a fallu, selon une réflexion judicieuse, le devenir avec lui, pour le combattre  ; employer les secours de l’éloquence humaine, pour le rendre plus odieux ; convaincre enfin l’esprit & aller au cœur, par tous ces grands mouvemens qui ébranlent l’ame & la tournent au bien & à la vertu.

Il est vrai qu’en permettant à nos prédicateurs, dans les panégyriques surtout, les ornemens & une certaine ressemblance avec les anciens orateurs d’Athènes & de Rome, on outre souvent les choses. On court puérilement après les fleurs & après l’esprit. On ne distingue point assez les personnes devant qui l’on parle. Le moindre prédicateur, devant le plus chétif auditoire, imagine parler aux grands & briller dans la chapelle de Versailles. On fait quelquefois les peintures les plus indécentes, jusqu’à représenter une femme frivolement occupée à sa toilette, avec toute la vivacité d’une passion, tous les termes de la plus fade coquetterie ; jusqu’à dire, mot pour mot, comme faisoit le P. de ***, un billet qu’il supposoit avoir été écrit par un amant à sa maîtresse.

Le systême de l’abbé Dubois peut être appuyé de l’exemple des nations septentrionales : leurs prédicateurs abandonnent les ornemens & le pathétique. On se moque, dans presque tous les pays protestans, d’un prédicateur qui se livre à son imagination. Les sermons y sont aussi froids, compassés & didactiques, qu’ils sont chargés, en Italie, de traits saillans & de pieuses extravagances. Quand on lit Segneri, le plus sage & le plus estimé des prédicateurs Italiens, & qu’on lit ensuite Tillotson, le modèle des prédicateurs Anglois, on est frappé de leur contraste énorme. On a peine à concevoir que, la nature étant partout la même, on plaise cependant par des voies si opposées. Ils parlent l’un & l’autre purement & correctement ; mais autant l’Italien est plein d’onction, d’ame & de vie, autant l’Anglois est simple & naturel partout, dans ses divisions, dans ses preuves, dans ses réflexions, dans ses passages trop fréquens.

Mais l’abbé Dubois ne sçut pas employer tous ces argumens en faveur de son opinion. Il ne parla point des prédicateurs du Nord, & peignit mal les nôtres. Bossuet & Bourdaloue furent mis, par lui, au rang des Cotin & des Cassaigne. Tout glorieux de ses nouvelles idées, il envoya sa fameuse préface au docteur Arnauld, son ami, son ancien maître, dont il briguoit le suffrage.

Arnauld la reçut lorsqu’elle avoit déjà commencé de soulever tous les prédicateurs du royaume. Ce grand homme, admirateur passionné de la vraie éloquence forte, animée, don si rare de la nature & le plus puissant ressort du cœur humain, fut indigné du systême nouveau : il écrivit promptement pour réfuter d’aussi singulières idées.

Il montra, dans sa réponse à l’académicien Dubois, que saint Augustin avoit eu souvent recours à l’art & aux règles de l’éloquence ; qu’il sçavoit être profond, lumineux & véhément à propos ; que, prêchant au peuple d’Hippone sur les sujets les plus stériles & les plus spéculatifs, il avoit mis dans ses discours du corps & de la consistance ; qu’il n’en étoit pas de tous les sermons de ce père comme de ceux qu’on a nouvellement traduits, & qui ne sont que des discours familiers, composés à la hâte, sans préparation & sans méthode. Il nia que l’évangile présentât, tout à la fois, aux prédicateurs & les vérités qu’ils doivent dire & la manière dont ils doivent les dire .

Point d’objets, répétoit-il, aussi frappans & qu’on doive rendre avec plus de dignité & d’appareil, que ceux que nous offre la religion chrétienne. Son établissement miraculeux, son triomphe sur les démons & sur les passions des hommes, la violence qu’elle nous commande de faire à nos desirs, la réformation du cœur, la sublimité de ses mystères & de ses dogmes, l’éternité de gloire & de supplices qu’elle nous présente, l’héroisme de ses généreux athlètes  ; toutes ces idées, véritablement grandes, prêtent plus à l’éloquence, au génie heureusement né pour l’art oratoire, que les intérêts des plus grands états.

Cette réponse du docteur Arnauld, écrite avec son feu ordinaire, foudroyoit l’ennemi de toute élévation & de tout pathétique dans les sermons. Heureusement ce dernier ne la lut point ; il mourut comme elle étoit encore sous presse : mais, né sensible à l’excès à la critique, on dit qu’il seroit mort à la lecture.

Tout plat écrivain qu’étoit l’académicien Dubois, il eut, en France, quelques partisans de son systême. Des personnes, qui n’avoient guère lu Cicéron ni Démosthène, qui connoissoient à peine de nom ces génies puissans & créateurs, joignirent leur voix à la sienne, pour empêcher tout jeune prédicateur de se remplir de leurs plus beaux traits, & de s’embraser de leur feu. Mais toutes les tentatives réunies de ces ridicules ennemis du goût & des vrais intérêts de la religion, furent inutiles & tournèrent contr’eux-mêmes. Arnauld les terrassa tous. Après la mort de ce digne soutien de l’art de prêcher, ils eurent affaire à Nicole & au P. La Rue, qui achevèrent de les rendre ridicules.

De ce grand démêlé, passons à celui qu’a fait naître l’habitude de diviser en deux ou trois points. C’est un reste de la barbarie & de ce mauvais goût auquel la chaire a été si long-temps en proie. Ceux qui l’ont réformée d’ailleurs, n’ont osé rien changer à cet égard. Ils ont précieusement conservé une puérilité consacrée. Par cette annonce ridicule, l’action du discours est nécessairement affoiblie. Un sermon devient la matière de plusieurs. L’imagination est refroidie ; l’attention nécessaire, détruite ; un plan, quelque beau, quelque grand qu’il puisse être défiguré.

L’archevêque de Cambrai, Fénélon, s’est élevé plus fortement que personne contre l’usage de ces divisions. Il les condamne dans ses Dialogues sur l’éloquence. Il fait sentir, avec ce stile enchanteur & persuasif qui lui est propre, combien elles nuisent à un prédicateur. Elles arrêtent l’essor du talent, si elles ne l’étouffent même. Toutes les fois que M. de Voltaire a eu occasion de parler là-dessus, il a gémi également de voir un tel abus aussi enraciné. Il en rapporte l’origine à la décadence des lettres.

Mais il va plus loin que Fénélon ; il trouve encore ridicule cette coutume de prêcher sur un texte, d’en faire une espèce de devise ou d’énigme que le discours développe. L’opinion de deux hommes, tels que Fénélon & M. de Voltaire, méritoit d’être respectée : mais il s’est trouvé des écrivains qui n’en ont fait aucun cas : entr’autres, celui qui nous a donné la notice de tant de livres, sous le titre de Bibliothèque Françoise.

Il se déclare, sans balancer, pour la méthode des divisions recherchées ; usage que méprisèrent les Grecs & les Romains ; que les Anglois, ennemis de toute contrainte, n’ont pas manqué de secouer ; & dont, en dernier lieu, s’est éloigné parmi nous un prélat, capable, par sa grande réputation & par son exemple, de réformer nos idées à cet égard, & de hâter les changemens desirés dans l’éloquence chrétienne. L’abbé Goujet prétend que ces deux ou trois parties qui divisent communément un sermon, n’empêchent point d’en faire un tout régulier & bien suivi, d’approfondir les raisonnemens, de varier la matière. Il ajoute qu’ils soulagent la mémoire de l’auditeur, & contribuent à mettre, dans un discours, de la méthode & de la clarté.

Si l’abbé Goujet n’avoit eu pour lui que ses argumens & quelques foibles défenseurs qu’il se fit de sa cause, il eût bientôt succombé sous le poids des raisons de ses adversaires. Mais, par malheur pour l’opinion de la réforme projettée, il étoit fortifié de l’autorité de nos plus fameux orateurs. Tous ont divisé leurs sermons ; tous les ont compassé sur une citation d’une ligne ou deux, & tous divisent encore : tous citent un texte primordial, pour en faire éclore leur dessein & leurs plus belles idées : tant l’habitude a d’empire, & prévaut quelquefois contre la raison.

 

La troisième dispute regarde cette question, encore indécise, s’il ne seroit pas plus avantageux de lire un sermon que de le prêcher de mémoire.

Le célèbre La Rue, le prédicateur de son siècle qui débitoit le mieux, le vrai Baron de la chaire, si on osoit le dire, étoit d’avis de l’affranchir de cet esclavage. Il ne pensoit pas que ce fût nuire à l’action que de tenir un cahier à la main & d’y lire d’excellentes choses, que d’être au moins rassuré par une personne dont l’emploi seroit de suggérer ce qui ne s’offre plus à la mémoire. Il expose, dans un écrit, tous les avantages qui résultent de son idée, & les inconvéniens qu’elle préviendroit. Un prédicateur ne seroit plus, comme il arrive quelquefois, autant de temps à retenir un sermon qu’à le faire. Ceux qui apprennent difficilement, mais qui composent avec facilité & avec génie, attireroient une foule d’auditeurs ; & ceux qui n’ont pour tout mérite que de la hardiesse & de la mémoire, qui prodiguent le dégoût & l’ennui, céderoient enfin au talent, & ne dégraderoient plus la dignité de la chaire. On ne seroit point en danger de compromettre sa réputation devant la multitude qui fait circuler, dans la société, comme un très-grand ridicule, un moment d’absence de mémoire.

Bien d’autres raisons très-satisfaisantes que le P. La Rue apportoit en faveur de son opinion nouvelle, furent combattues par tout ce qu’il y avoit alors d’ignorans sermoneurs à préjugés, & que la moindre innovation effraye.

La Rue défendit son systême. Il écrivit de nouveau pour le faire goûter, & il y parvint en partie. Quelques prédicateurs adoptèrent sa façon de penser, & c’étoient même les plus célèbres. Ils avoient éprouvé plus d’une fois combien l’exécution en seroit utile, & il n’est personne qui n’éprouve la même chose en certains momens. Massillon ne desiroit rien tant que de voir établir cet usage*.

Mais tout ce que put écrire & dire le P. La Rue en faveur de son opinion, quelque approuvée qu’elle fût des gens raisonnables, ne persuada jamais la multitude. On continua, & l’on continue encore à prêcher de mémoire, parce que l’on croit que c’est un usage universel.

Cependant qu’on se transporte à Londres, je ne dis pas dans les assemblées des Quakers, qui parlent tous par inspiration, mais dans les églises nationales, dans celles de la religion dominante, & l’on verra leurs prédicateurs lire leurs sermons. S’ils ont la froide monotonie d’un dissertateur, en récompense ils se mettent à l’aise eux & leurs auditeurs. Le désagrément réciproque, suite du défaut de la mémoire, n’est plus à craindre.

 

La dernière querelle qui s’éleva au sujet de la prédication, fut entre M. de Montcrif, & un avocat au parlement de Paris : le premier gémissoit de la voir si négligée. Pour la réformer & lui donner un éclat nouveau, il quitta le ton de poëte, d’auteur profâne, & prit celui de citoyen vertueux, & de chrétien zélé.

Si les prédicateurs sont abandonnés, dit-il dans une lettre au roi Stanislas, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. D’où vient ne sont-ils pas plus courts & passent-ils la demi-heure, étendue proportionnée à la durée d’application dont le plus grand nombre d’auditeurs est capable  ? D’où vient (& c’est le grand projet de M. de Montcrif pour rendre la prédication utile), ne suppléent-ils pas au talent qui leur manque, en se bornant à réciter les beaux sermons que nous avons dans notre langue ? D’où vient enfin ne cherchent-ils pas à toucher le cœur plutôt qu’à frapper l’esprit , selon la réflexion d’une princesse pieuse, qui vouloit qu’on lui fît aimer davantage la religion, & qu’on la lui prouvât moins. Ces trois remarques méritent de l’attention ; mais elles ne furent pas sans réplique, comme l’auteur s’en flattoit.

L’avocat les combattit l’une après l’autre dans une lettre imprimée. Il y condamne d’abord cette idée d’astreindre tous les prédicateurs à n’être que demi-heure en chaire. Cet espace ne lui semble pas suffisant pour plaire, persuader & toucher. C’est les mettre, selon lui, dans le cas que leur discours ressemble à un squelette décharné, sans consistance & sans chaleur .

Il ne voudroit pas non plus qu’on amenât la mode de prêcher les sermons d’autrui, de faire reparoître en chaire ces grands hommes qui l’ont illustrée, comme on remet sur la scène les grands poëtes dramatiques ; qu’un prédicateur annonçât qu’il prêchera pendant tout le carême tantôt un sermon de Bourdaloue ; tantôt un autre de Chéminais ; un jour Fléchier, un autre jour Massillon . Il doute qu’une telle méthode réussît ; & nous assure qu’elle introduiroit l’ignorance parmi les prêtres, décourageroit les jeunes ministres de l’évangile, étoufferoit en eux le talent. Celui de Massillon, dit-il, eut été perdu, s’il se fut avisé de prêcher les sermons de Bourdaloue. Que de faux raisonnemens !

Quand M. de Moncrif conseille aux jeunes prédicateurs d’apprendre les plus beaux sermons & de les débiter, il ne parle point de ceux qui sont nés avec un talent décidé pour la chaire. Il n’envisage que cette foule inutile de sermoneurs ennuyeux & monotones qui débitent, avec emphase & tant de confiance, des choses communes, puériles & ridicules. Il seroit d’avis que, dans le cas où l’on n’excelleroit point pour la composition, on se bornât au mérite d’un déclamateur. Un religieux en usoit de la forte : il déclamoit supérieurement, & prévenoit avec ingénuité ses auditeurs, leur déclaroit qu’il ne pouvoit mieux faire, que de leur donner les sermons des prédicateurs les plus vantés.

Cette façon de penser, devenue générale, ne seroit point humiliante ; elle auroit même de quoi flatter le déclamateur ; il s’attireroit des louanges à proportion de son talent pour débiter. L’ignorance seroit également proscrite & l’émulation encouragée, le génie voulant toujours prendre son essor.

L’amour des productions nouvelles y feroit courir. Si elles étoient bonnes, on les goûteroit, on les redemanderoit : si elles étoient mauvaises & sur-tout ridicules, on les mépriseroit ; on forceroit l’auteur à se taire, & l’on s’en tiendroit aux chefs-d’œuvre des maîtres de l’art. La comparaison des organes évangéliques avec nos acteurs profanes se présente naturellement ; mais je la laisse faire à d’autres.

Venons à la troisième proposition, qu’il vaut mieux toucher qu’instruire.

L’avocat la rejette également. Il avance qu’elle ne doit point avoir lieu dans un siècle où l’ignorance est si profonde en matière de religion, qu’à peine les gens du monde en possèdent-ils les premiers élémens. On se fait une espèce d’honneur de l’indifférence sur cette matière, & dans peu les prédicateurs seront réduits à la nécessité de faire en chaire le catéchisme . Il représente l’obligation de confondre l’incrédulité & l’esprit philosophique du siècle, de ne plus supposer les auditeurs instruits ou persuadés.

Mais ce raisonnement ne prouve rien. Les incrédules, ou les personnes qui ont perdu les premières idées du catéchisme, vont-ils souvent au sermon ? D’ailleurs quelle impression seroient sur eux quelques instructions nécessairement superficielles ? Veut-on qu’elles soient approfondies ? alors un sermon dégénérera en controverse. Se mettre à la portée du plus grand nombre des auditeurs, communément soumis, & possédant assez la théorie de la religion, mais froids dans la pratique ; parler à leur esprit beaucoup moins qu’à leur cœur ; remuer efficacement l’ame, toucher, plaire, entraîner, séduire même en un sens ; voilà quelle doit être la principale qualité d’un orateur chrétien, & c’est aussi celle qui distingue Massillon.

Il l’a possédée au plus haut dégré. C’est de tous les prédicateurs celui qu’on lit le plus souvent, & qu’on lira le plus lontemps.

Quelle force de raisonnement chez le P. Bourdaloue ! quelle profonde & sublime dialectique ! quelle progression éloquente d’idées dans ce génie créateur, qui tira l’art de prêcher du chaos ! Mais aussi quelle attention ne faut-il pas pour le suivre ? L’onction lui manque : on voit que sa vaste érudition avoit desséché son génie. Il sacrifie tout au raisonnement. Personne n’étoit plus propre que lui à battre en ruine les systêmes des esprits forts ou des hérétiques : aussi fut-il employé pour la conversion des huguenots. On se souvient encore à Montpellier de l’impression qu’il y fit.

La Rue est élevé, sublime, éloquent, unique même dans quelques sermons, comme dans celui des calamités publiques : il anime tout ; mais son imagination le rend quelquefois plus poëte que prédicateur. On retrouve dans ses sermons l’auteur de Lysimaque, de Cyrus, de l’Andrienne, & de beaucoup d’autres ouvrages qui lui font tenir un rang sur le Parnasse. Il eut peut-être donné dans l’esprit sans le propos que lui tint un courtisan : « Mon père, lui dit-il, continuez à prêcher comme vous faites ; nous vous écouterons toujours avec plaisir, tant que vous nous présenterez la raison. Mais point d’esprit. Tel de nous en mettra plus dans un couplet de chanson, que la plupart des prédicateurs dans tout leur carême. »

Chéminais est onctueux : on l’appelle le Racine des prédicateurs, comme Bourdaloue en est le Corneille. Mais Chéminais est foible : ses productions sont celles d’un génie heureux, qui n’est point encore parvenu à sa maturité ; & sa mort l’a empêché de mettre la dernière main à ses ouvrages.

La Colombière, Gaillard*, Terrasson, Ségaut, sont au-dessous de ces grands modèles. Bossuet & Fléchier n’ont excellé que dans le panégyrique.

Enfin, personne ne touche plus que Massillon : personne n’a mieux rempli l’objet de la chaire, ni pratiqué le conseil de M. de Montcrif. Quel pathétique ! quelle connoissance du cœur humain ! quel épanchement continuel d’une ame pénétrée ! quel ton de vérité, de philosophie, d’humanité ! quelle imagination à la fois vive & sage ! Il entraîne, dans son petit carême, le courtisan, l’académicien & l’homme d’esprit. L’impression que fait toujours cet orateur simple, naturel, insinuant, suffit pour faire préférer le sentiment à l’instruction, le pathétique au raisonnement, les réflexions de M. de Montcrif à toutes celles que lui oppose son adversaire.

Voici quelques anecdotes sur ce prédicateur célèbre. Dès les premières années qu’il fut dans l’Oratoire, on s’apperçut qu’il aimoit le monde. Il se répandit dans toutes les sociétés des villes où on l’envoya. Il fut recherché, fêté partout par les agrémens de son esprit, l’enjouement de son caractère, & par un fond de galanterie qu’il conserva toujours. Avec cette aménité qu’il mettoit dans le commerce de la vie, il passoit chez ses confrères pour être haut & fier. Ses supérieurs lui ayant soupçonné, pendant son cours de régence, des intrigues avec quelque femme, l’envoyèrent dans une de leurs maisons du diocèse de Meaux, laquelle est une espèce de solitude : c’est là qu’il commença de faire connoître ce qu’il seroit par la suite. Il n’étoit que huit jours à composer un sermon. Cette grande facilité lui venoit de l’étude qu’il avoit faite de ceux du P. Le Jeune de l’Oratoire. Ce sermonnaire, disoit-il, est un excellent répertoire pour un prédicateur, & j’en ai profité. Lorsqu’on demandoit à Massillon où il avoit pu trouver des peintures du monde aussi saillantes, aussi finies & aussi ressemblantes : dans le cœur humain, répondoit-il ; pour peu qu’on le sonde, on y découvrira le germe de toutes les passions. Il attribuoit la vogue qu’il eut à la ville & à la cour, en commençant à prêcher, en parti à la précaution qu’il avoit eue de débuter avec un nombre de sermons suffisant pour un carême. Quand je fais un sermon, disoit-il encore, j’imagine qu’on me consulte sur une affaire ambigue. Je mets toute mon application à décider & à fixer dans le bon parti celui qui a recours à moi. Je l’exhorte, je le presse, & je ne le quitte point qu’il ne soit rendu à mes raisons. Après avoir prêché son premier avent à Versailles, il reçut cet éloge de la bouche même de Louis XIV : Mon père, quand j’ai entendu les autres prédicateurs, je suis content d’eux ; pour vous, toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été mécontent de moi-même. Il répondit à un de ses confrères qui lui faisoit le compliment le plus flatteur sur ce qu’il venoit de prêcher admirablement selon sa coutume : Eh ! laissez mon père, le diable me l’a déjà dit plus éloquemment que vous ne pouvez faire. Les occupations du ministère sacré l’empêchoient de se livrer à la société autant qu’il auroit voulu. Sans blesser les décences, il oublioit à la campagne qu’il étoit prédicateur. S’y trouvant chez M. Crozat, celui-ci lui dit un jour : Mon père, votre morale m’effraye, mais votre façon de vivre me rassure. Son esprit de philosophie, de conciliation & de tolérance ne se manifesta jamais mieux, que lorsqu’il fut nommé à l’épiscopat. Il se faisoit un plaisir de rassembler des oratoriens & des jésuites à sa maison de campagne, & de les faire jouer ensemble. Un de ses neveux nous a donné une bonne édition des œuvres de son oncle.

Encore une fois, le succès & le mérite des ouvrages de ce grand homme viennent de ce qu’il cherche moins à instruire qu’à toucher. Il suppose toujours les principes, ou les établit en deux mots, & se jette sur la morale : il préfère le sentiment à tout : il remplit l’ame de cette émotion vive & salutaire, qui nous fait aimer la vertu.

En parlant des prédicateurs qui ont excellé, je n’ai remonté qu’à Bourdaloue : la plupart de ses devanciers, dans le quinzième & seizième siècle, ne sont connus que par leurs ridicules. C’étoient des pieux baladins. Leurs sermons, remplis de pensées fausses, extravagantes, de pointes & d’illusions puériles, de comparaisons basses & burlesques, de toutes sortes de bouffonneries & de peintures qui blessent la pudeur ; le tout, rendu dans un jargon barbare, moitié François, moitié Latin, sont au-dessous de nos farces & de nos parades.

Le grand art pour captiver un auditoire consistoit à faire des déclamations très-fortes & très-vives ; à désigner, dans son zèle satyrique, les personnes devant qui l’on parloit ; & surtout à raconter des historiettes scandaleuses*.

Telles sont les querelles qu’on a soutenues au sujet de l’éloquence de la chaire. Leur importance m’y a fait arrêter plus qu’aux autres.