(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre I : Une doctrine littéraire »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre I : Une doctrine littéraire »

Chapitre I : Une doctrine littéraire12

Faut-il une doctrine en littérature ? On le croyait autrefois ; beaucoup d’esprits sont aujourd’hui tentés d’en douter. Une doctrine, n’est-ce pas une règle qui s’impose, et par conséquent une convention, une loi arbitraire et variable, œuvre d’école et de cabinet que le génie renverse et déplace continuellement ? Point de loi, point de doctrine, l’instinct est le seul juge ; le sentiment et le goût individuel, les seules autorités ; mon plaisir est la loi suprême.

Sans vouloir discuter cette esthétique très-répandue, je me contente de faire observer que même admit-on le principe que je viens de dire, à savoir le principe du plaisir, encore faudrait-il distinguer entre les différents genres de plaisir que les écrits peuvent nous procurer : par exemple, entre le plaisir des sens et le plaisir de l’esprit, le plaisir de l’imagination et le plaisir du cœur, le plaisir de quelques-uns et le plaisir de tous, le plaisir des ignorants et des grossiers et le plaisir des esprits éclairés, enfin entre le plaisir d’un jour et le plaisir de plusieurs siècles. Or, pour peu que l’on fasse ce partage entre les plaisirs, on s’aperçoit que, parmi les œuvres de l’esprit, il en est précisément qui plaisent toujours, qui plaisent à tous, ou au moins aux esprits éclairés, capables de les comprendre, qui plaisent à l’esprit et au cœur, et non aux sens : ce sont ces œuvres que l’on nomme belles, et elles le sont plus ou moins, suivant qu’elles se rapprochent plus ou moins du modèle que je viens de tracer. Quel est donc le rôle de la critique ? C’est de chercher dans les œuvres littéraires les raisons du plaisir qu’elles nous procurent. Jouir sans comprendre le pourquoi de sa jouissance est le fait du public, mais comprendre ce pourquoi est le fait du critique. Et, quoique chaque œuvre en particulier puisse plaire par des raisons particulières, toutes cependant plaisent ensemble par des raisons qui leur sont communes. Rechercher ces raisons communes, c’est faire une doctrine littéraire ; rechercher ces raisons particulières, c’est l’appliquer.

Il n’y a donc aucune raison pour renoncer, même de nos jours, à établir une doctrine littéraire ; reconnaissons toutefois que cette tâche est plus difficile que jamais en raison même des connaissances plus étendues que nous avons. Plus on connaît de grandes œuvres dans des temps et dans des pays différents, plus il devient difficile de ramener à des principes généraux et à des lois communes tant d’écrits nés dans des conditions très-diverses et sous des inspirations opposées. Beaucoup d’anciennes admirations ont disparu, et de nouvelles ont succédé. On a cessé de mépriser les époques primitives, de préférer les ornements du goût aux audaces du génie, de repousser le familier et le naïf, de trouver ridicules les mœurs et les goûts qui ne sont pas les nôtres. Les règles artificielles données par les rhéteurs ont paru inutiles et froides, et elles ont été remplacées par la liberté. Enfin on a cessé d’étudier les œuvres des écrivains comme des modèles immobiles, comme des types platoniciens ; on les a replacées dans leur temps, et la critique est devenue historique.

Nous voulons donc aujourd’hui que la critique trouve moyen de concilier les lois éternelles du goût, sans lesquelles il n’y a plus de différence entre les bons et les mauvais ouvrages, et cette liberté des formes sans laquelle il n’y a ni création ni spontanéité dans les œuvres d’art. La critique doit reconnaître que le beau, tout absolu qu’il est en lui-même, a nécessairement des formes diverses et changeantes, que la vérité idéale, pour devenir vivante et vraiment belle, doit se teindre et s’empreindre de l’individualité des écrivains, que, si une certaine raison est le fond des œuvres belles, l’imagination avec ses mille couleurs en est l’inséparable ornement.

La plupart des critiques de nos jours ont fait pencher la balance du côté de la liberté. Ils se sont surtout appliqués à défendre les droits de l’imagination et l’initiative du génie. On ne voit pas que le génie ait beaucoup profité de la liberté conquise.

Nous n’avons donc pas à nous étonner ni à nous plaindre qu’un éminent critique, le seul qui nous ait donné une histoire complète de la littérature française, M. D. Nisard, ait penché à son tour du côté de l’autorité et de la règle en littérature. Il a cru que, le bâton étant courbé d’un côté, il fallait le recourber de l’autre. Il a cherché dans les œuvres des grands écrivains les beautés durables de préférence aux beautés passagères, les vérités du bon sens de préférence aux hardiesses de l’imagination, des modèles et des règles plutôt que des curiosités piquantes, le vrai plus que l’agréable, le certain plus que le nouveau. N’a-t-il pas à son tour trop abondé dans son propre sens ? N’a-t-il pas un peu versé du côté où il penchait ? N’a-t-il pas trop retranché à la liberté et trop accordé à la règle ? A côté de certaines vérités excellentes et évidentes, toujours bonnes à rappeler et trop oubliées des critiques contemporains, ne trouve-t-on pas dans sa doctrine un esprit de restriction qui rappelle telle époque de lutte et de combat, et telle défiance d’école dont l’avenir ne se souciera pas, et qu’il ne comprendra plus ?

Tels sont les doutes que nous éprouvions en relisant dans une nouvelle édition améliorée cette œuvre sérieuse et forte, qui nous agrée par un endroit, nous refroidit par un autre, où les jugements, toujours solidement motivés, ne répondent pas toujours à nos propres impressions. En un sens, la théorie classique, comme on l’appelle, convient par un côté à notre philosophie, car elle proclame l’idéal comme loi suprême de l’art, de même que nous considérons l’absolu et le divin comme cause suprême de la nature ; elle préfère, comme nous-mêmes, l’âme au corps et la raison aux sens ; elle place le beau dans l’expression de la vérité et du sentiment, non dans l’imitation colorée et violente des formes matérielles : par ces différentes raisons, la critique classique que représente M. Nisard avec sévérité et autorité se marie naturellement avec la philosophie spiritualiste ; mais cette même philosophie admet dans l’homme un principe d’action, d’invention et de développement qui est la liberté, la personnalité. Elle croit que l’homme est appelé à se faire sa destinée à lui-même dans la vie comme dans la société, et que tous les progrès de la civilisation n’ont jamais été que les progrès de la liberté. Nous transportons ces vues dans la littérature et dans les beaux-arts ; nous pensons que c’est l’initiative individuelle qui a trouvé le beau, que l’idéal n’est passé dans la réalité et n’est devenu sensible que par la création libre des grands artistes et des grands écrivains, dont chacun lui a donné la couleur de son âme. Par là, nous sommes surtout favorable dans les arts aux inventeurs, à ceux qui sortent des voies battues à leurs risques et périls ; et, sans méconnaître le charme et le mérite des grandes beautés régulières, nous leur préférons les beautés libres et hardies. Tels sont donc les deux aspects sous lesquels nous apparaît la théorie classique ; tels sont les principes qui guideront notre critique dans la discussion qui va suivre.

La théorie littéraire que nous dégageons de l’Histoire de la littérature française de M. Nisard se compose, selon nous, de deux parties distinctes : l’une solide, élevée, incontestable, susceptible d’une large application ; l’autre sujette à controverse, et qu’on peut, sans trop d’injustice, accuser d’esprit de système. Ces deux parties de la même théorie, ou, pour mieux dire, ces deux théories distinctes sont tellement mêlées entre elles, que ni l’auteur ni ses critiques n’ont pris l’habitude de les séparer. C’est ce travail que nous essayerons de faire ici.

Voici d’abord ce que j’appellerai la première théorie de M. Nisard. Toute œuvre littéraire vraiment belle doit avoir pour fond « certaines vérités générales exprimées dans un langage parfait ». Ce qui touche tout le monde, ce qui touche éternellement, ce qui est vrai partout et toujours, voilà le beau. Encore aujourd’hui, les adieux d’Andromaque et d’Hector, la prière de Priam aux pieds d’Achille nous touchent profondément. C’est que ce sont des scènes aussi vraies, aussi jeunes aujourd’hui qu’au temps d’Homère. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs que toutes les beautés littéraires soient d’une aussi grande généralité ; mais la solidité et la durée des œuvres seront toujours en raison de cette généralité même. Au contraire, tout ce qui n’intéresse qu’un temps particulier, un lieu particulier, quelques hommes, quelques professions, tout ce qui a besoin de commentaires pour être compris et goûté (je ne parle pas de l’intelligence des textes), tout ce qui se rapporte à des usages disparus, à des habitudes spéciales et locales, peut plaire à des érudits, ou a pu plaire dans un temps donné, mais n’est pas universellement, éternellement beau.

D’ailleurs, il ne s’agit pas de toute espèce de vérités générales ; les vérités purement abstraites, dans lesquelles l’homme n’est pas intéressé, appartiennent aux sciences et non à la littérature : telles sont, par exemple, les vérités de l’algèbre. Les vérités littéraires sont nécessairement humaines ; elles ont rapport à la vie, aux sentiments, aux besoins de l’homme. Ce n’est pas à dire que les vérités scientifiques ne puissent entrer dans la littérature, mais c’est à la condition qu’elles se mêlent à des vérités humaines et qu’elles touchent à l’homme par quelques côtés, soit en lui exposant l’histoire de la terre, son domicile et son séjour, soit en lui décrivant le spectacle des astres, symbole et image du monde invisible dont son âme ressent l’éternel besoin, soit en lui peignant les mœurs des animaux, qui sont une image des mœurs humaines.

De plus, il y a deux sortes de vérités littéraires selon M. Nisard : les unes qu’il appelle simples ou philosophiques, par exemple la peinture des mœurs, des sentiments et des passions ; les autres qu’il appelle morales, et qui sont des vérités de commandement. La réunion de ces deux ordres de vérités est le fond de toute grande littérature. Son objet, c’est l’idéal de la vie humaine dans tous les pays et dans tous les temps.

Il résulte de ces principes que tout ce qui est mode, caprice, tournure particulière d’imagination, esprit d’un temps, imitation factice, que tous ces éléments étrangers au beau, qui l’imitent ou qui le masquent, doivent être écartés par la critique littéraire, celle-ci ne devant s’attacher qu’à ce qui est humain, général et vrai. En cela, elle n’a qu’à suivre les indications que lui donne l’opinion elle-même, un instant attachée à de fausses beautés, mais qui finit toujours par s’en dégager, et ne conserve dans ses admirations que ce qui est solidement vrai et solidement beau. De là le prix qu’il faut attacher à la tradition en littérature, non sans réserve toutefois, car il peut arriver que la tradition ne soit que la continuation irréfléchie d’un faux goût.

La littérature française a ainsi passé à plusieurs reprises par certaines manies qui ont duré un jour, ont enchanté les ruelles ou les salons pendant une saison, et ont disparu chacune à son tour : le précieux, le galant, le grotesque, le pompeux, le pleureur, le voluptueux, le lugubre, l’imitation italienne, espagnole, anglaise, allemande, grecque, tous ces faux goûts ont successivement succombé ; mais à côté de ces fausses beautés il y en avait d’autres vraies, générales, durables, qui ont subsisté. C’est à faire ce partage que M. Nisard s’est attaché. Il poursuit toutes les fausses beautés partout où il les rencontre, et nous donne les raisons pour lesquelles elles ont succombé.

Cette théorie générale du beau littéraire, dont je néglige tous les développements, me paraît aussi solide qu’ingénieuse. Peut-être pourrait-on lui reprocher de ne pas faire la part assez grande à l’imagination dans les ouvrages d’esprit. Il ne faut point oublier que la littérature est un art, que ce qui distingue l’art de la science, ce n’est pas seulement la nature des vérités qu’il exprime, c’est encore la manière dont il les exprime, que son principal objet est de rendre le vrai ou l’intelligible par des formes sensibles, en un mot de parler au cœur, aux sens, à l’imagination en même temps qu’à l’esprit. L’imagination (et j’entends par là tout mouvement donné à la pensée) n’est donc pas une condition accessoire ou subordonnée dans les œuvres littéraires : elle y est essentielle, comme la couleur en peinture. Seulement, elle y entre dans des proportions diverses selon la diversité des genres. Cette réserve faite, le principe des vérités générales me paraît un excellent critérium pour distinguer le bon et le mauvais dans les ouvrages de l’esprit. Il a même le mérite d’être d’une application universelle et de n’exclure aucun genre de beauté. Il peut s’appliquer à Goethe ou à Shakespeare aussi bien qu’à Racine ; il embrasse les beautés romantiques aussi bien que les beautés classiques.

Qu’y a-t-il en effet de beau dans le Faust de Goethe par exemple ? C’est cette partie universelle et profonde que l’on peut saisir et comprendre dans tous les pays, quoique exprimée sous une forme particulière et par cela même plus vivante ; c’est la peinture des lassitudes de la science et des ardeurs du désir chez l’homme rassasié de doute, c’est Faust ; c’est la peinture de la tentation ironique et de l’égoïsme infernal du cœur humain, c’est Méphistophélès ; c’est enfin la peinture de l’innocence sacrifiée et vaincue, et de la douleur sans bornes d’un cœur trompé, c’est Marguerite. Tout cela est grand, éternel, admirable pour tous. Pourquoi ? Parce que c’est vrai, parce que c’est humain. A la vérité, ce n’est pas là l’homme du temps d’Homère, de même que la Phèdre de Racine n’est pas la femme du temps d’Homère ; mais c’est l’humanité telle qu’elle s’est développée avec le temps, telle qu’elle existait déjà au temps où fut écrit le mystérieux, le sceptique, le mélancolique écrit de l’Ecclésiaste.

Telle est la première théorie de M. Nisard. Elle est tout entière dans ce célèbre hémistiche de Boileau :

Rien n’est beau que le vrai.

Mais bientôt à cette théorie s’en ajoute une autre, le plus souvent mêlée et entrelacée avec la première, mais qui, à mon avis, est très-différente. Par une substitution insensible de termes, la raison, loi suprême du vrai et du beau, devient peu à peu, pour M. Nisard, la discipline, la tradition, la règle, l’autorité. Le principe des vérités générales cède la place à un nouveau principe : « la prépondérance de la discipline sur la liberté. »« La liberté, dit M. Nisard, est pleine de périls et d’égarements, et la discipline ajoute à la force réelle ce qu’elle ôte de forces capricieuses et factices ». Dans cette nouvelle théorie, la raison se resserre peu à peu ; elle se restreint au « sens commun ». Au nom du sens commun, M. Nisard combat de toutes ses forces ce qu’il appelle le sens propre, c’est-à-dire la raison individuelle, c’est-à-dire encore la liberté. De ce nouveau principe, il tire cette conséquence : « que l’homme de génie ne doit être que l’organe de tous et non une personne privilégiée ayant des pensées particulières », que « c’estcelui qui dit ce que tout le monde sait », qu’il n’est que « l’écho intelligent de la foule ». Il croit pouvoir affirmer que c’est là surtout le caractère du génie en France, et c’est la raison pour laquelle il préfère notre littérature à celle de tous les autres pays, même à la littérature grecque, « qui a fait trop de part à la vaine curiosité et aux spéculations oiseuses », c’est-à-dire qui a produit Platon et Aristote, et qui a eu le tort « d’être plus favorable à la liberté qu’à la discipline ».

Voilà la seconde théorie de M. Nisard, et, par l’exposition seule que nous venons d’en faire, on voit à quel point elle diffère de la première : quelques observations rendront cette différence tout à fait visible.

La raison n’est pas la discipline, et la discipline n’est pas la raison. Souvent il est très-raisonnable d’échapper à la discipline, parce que telle discipline peut ne pas être raisonnable. Lorsque Molière se moquait de la médecine de son temps, lorsque Boileau raillait l’arrêt du parlement de Paris sur la philosophie d’Aristote, lorsque Descartes écrivait le Discours de la méthode, tous se révoltaient contre la discipline au nom de la raison. Ils attaquaient, direz-vous, la fausse discipline, la fausse autorité ; ils y substituaient la vraie. Il y a donc une vraie et une fausse discipline, et qui juge entre elles ? C’est la raison. Ainsi la raison juge de la discipline : elle lui est donc supérieure et ne se confond pas avec elle. Il y a plus : parmi les règles de la nouvelle discipline cartésienne, quelle est la première ? C’est celle qui recommande et même ordonne l’examen, c’est-à-dire le libre exercice du jugement. Voilà donc la raison qui proclame la liberté. Elle n’est donc pas la prépondérance de la discipline sur la liberté.

Par une autre traduction du même genre, M. Nisard confond souvent la raison et la tradition ; ce sont encore deux choses très-différentes. La raison se compose de toutes les vérités, les unes anciennes, les autres nouvelles, les unes transmises, les autres découvertes ; mais la tradition n’est autre chose que l’ensemble des vérités transmises, quelquefois même des préjugés. Elle n’est donc pas toute la raison. J’accorde qu’il ne faut pas, en littérature ni en philosophie, sacrifier les vérités acquises aux vérités à découvrir : là est la part de la tradition ; toutefois, il ne faut pas tarir la source des vérités nouvelles, car là est l’origine de la tradition future. Si personne n’avait jamais rien inventé, il n’y aurait pas de tradition. J’ajoute que la tradition n’est pas la même chose que la discipline : il peut très-bien y avoir une discipline nouvelle, sans relation avec le passé ; elle n’aurait pas de tradition. C’est là un des caractères de l’esprit français ; tout s’y fait par coup d’État. En littérature, tout commence à priori. Ce sont des codes, des préambules, des préfaces. Rien n’est moins traditionnel.

Je ne puis non plus sacrifier, comme le demande M. Nisard, le sens propre au sens commun, la raison individuelle à la raison générale, car d’où vient le sens commun, si ce n’est de la réunion de tous les sens individuels qui ont successivement contribué à le former ? L’homme de génie, dites-vous, n’est que l’écho de la foule ; mais cette foule elle-même, je le demande, où a-t-elle pris cette somme générale de vérité et de raison que l’écrivain supérieur viendrait à son tour exprimer ? N’est-ce pas par le travail d’un grand nombre de raisons individuelles, qui ont cherché chacune le vrai à leurs risques et périls et ont mêlé peut-être beaucoup d’erreurs à quelques vérités ? Les erreurs ont disparu, les vérités ont surnagé, et de ces vérités éparses, qui se rassemblent et se concilient comme elles peuvent, se forme peu à peu la raison générale, le sens commun. Ce que vous appelez d’ailleurs la raison est une pure abstraction ; ce qui existe réellement, c’est ma raison, votre raison, la raison de Pierre ou de Paul. Chacune de ces raisons cherche à apercevoir une parcelle de vérité, et, si cette somme de vérités augmente, c’est à la condition qu’il y ait de ces chercheurs que vous appelez des chimériques ou des utopistes, qui ne trouvent pas toujours ce qu’ils cherchent et trouvent ce qu’ils ne cherchent pas. Christophe Colomb croyait avoir découvert les côtes de l’Asie : il a, sans le savoir, découvert l’Amérique ; est-ce un utopiste ?

Je prendrai, pour éclaircir ma pensée, un exemple emprunté à l’histoire religieuse, mais que l’on me permettra de considérer sous un point de vue tout profane et tout littéraire. De quoi se compose la raison de Bossuet suivant M. Nisard, et ce grand bon sens qu’il admire à si juste titre ? Il nous le dit : de deux ordres de vérités empruntées les unes à l’antiquité classique, les autres à l’antiquité chrétienne. Eh bien, représentez-vous un instant la raison antique, cette mâle et solide raison, telle que l’avaient faite Platon, Démosthène et Cicéron. Représentez-vous le sens commun de l’antiquité dans quelqu’un de ses plus solides et de ses plus ingénieux représentants, et mettez entre les mains de cet excellent esprit l’un de ces écrits fugitifs, rapides, concis et obscurs, que l’apôtre enflammé d’une secte nouvelle envoyait alors à ses frères dispersés ; en un mot, donnez à lire à Quintilien ou à Pline le Jeune les épîtres de saint Paul : ou je me trompe fort, ou ces étranges écrits, si éloquents pour nous malgré le mystère dont ils sont voilés, paraîtront au philosophe et au rhéteur antiques des prodiges de folie. Et cependant n’y avait-il pas là une source nouvelle de sagesse, une source de vie, un flot d’idées, de sentiments et de vertus incompréhensibles à l’antiquité, et qui devait l’engloutir, au moins pour un temps ? Certainement Pline et Quintilien avaient le droit de se considérer comme les représentants de la raison générale, de la raison commune, contre ce sens propre et individuel qui se disait inspiré. Telle était la décision que devait rendre le bon sens d’alors. Et cependant cette raison individuelle est devenue la source d’une raison nouvelle, la raison chrétienne, et c’est la folie de saint Paul qui est le principe de la sagesse de Bossuet.

M. Nisard a donc, à ce qu’il nous semble, deux principes, deux genres de critérium qu’il applique tour à tour, croyant toujours appliquer le même : c’est d’une part le principe des vérités générales, et de l’autre le principe de la discipline. Quand il applique le premier, c’est-à-dire quand il se contente de rechercher dans les écrits les vérités qu’ils contiennent, sans distinguer si ce sont des vérités de tradition ou des vérités d’invention, des vérités de discipline ou des vérités de liberté, sa critique est large et sûre, à la fois souple et forte : elle rajeunit les sujets les plus épuisés par la manière mâle et solide dont elle les relève ; mais, quand il applique le second de ces principes, le principe de la discipline, sa critique prend quelque chose de partial, de jaloux, je dirais presque d’étroit : on sent que ce n’est plus de la critique absolue, mais de la critique relative faite pour un temps, pour combattre certaines passions, pour défendre certains écrits : c’est une critique de combat. Ce n’est plus la raison toute seule qui juge : c’est la raison unie à une certaine humeur, à une certaine passion, à un certain tour d’esprit, c’est de la critique personnelle. En un mot, des deux principes dont se compose la théorie de M. Nisard, on peut se servir du premier pour démêler ce qu’il y a d’excessif et d’insuffisant dans le second.