(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — I. La métaphysique spiritualiste au xixe  siècle — Chapitre II : Partie critique du spiritualisme »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — I. La métaphysique spiritualiste au xixe  siècle — Chapitre II : Partie critique du spiritualisme »

Chapitre II : Partie critique du spiritualisme

On voit par ces développements comment Maine de Biran a pu dire que l’âme, considérée dans son absolu, c’est-à-dire dans son essence intime, est un x, une inconnue, un noumène, tout en soutenant que l’intuition du sujet par lui-même va au-delà du pur phénomène et atteint la force active et continue qui constitue le moi. Mais, si l’on dit que l’âme en soi nous est tout à fait inconnue, n’est-ce point par là donner gain de cause au scepticisme, et permettre toute hypothèse, par exemple celle du matérialisme aussi bien que celle du panthéisme ? Si l’âme substance m’est entièrement inconnue, qui m’assure que cette substance n’est pas la matière ? Qui m’assure que cette substance n’est pas la substance divine ? Que puis-je répondre à Locke, lorsqu’il me dit que Dieu a pu donner à la matière la puissance de penser ? Que puis-je répondre à Spinoza, lorsqu’il me dit que l’âme est une idée de Dieu ?

Sans rien savoir directement de l’essence de l’âme, j’en sais au moins ceci : c’est qu’elle doit être telle qu’elle ne rende pas impossible l’intuition de soi-même, qui est le fait primitif. Ampère, dans ses lettres à Biran, fait ici une comparaison ingénieuse. Nos sens, dit-il, aperçoivent un ciel apparent, un ciel phénoménal ; les astronomes nous décrivent un ciel réel, un ciel nouménal : ces deux ciels ne se ressemblent pas, et cependant on peut conclure de l’un à l’autre. Le ciel phénoménal ne peut être tel qu’à la condition que le vrai ciel, le ciel nouménal, soit tel qu’il est ; ainsi de l’apparence on peut conclure rigoureusement à la réalité. De même, dit Ampère, il y a un moi phénoménal, celui qui apparaît immédiatement à la conscience comme sujet pensant, et un moi nouménal, qui est l’âme elle-même. Or, cette âme, cette chose en soi, doit être telle qu’elle ne rende pas impossible le moi apparent, le moi phénoménal. Tel est le principe qui permet de passer de la psychologie à l’ontologie, et c’est en partant de ce principe que l’on peut échapper soit au matérialisme, soit au panthéisme.

Supposons qu’il y ait en dehors de nous une certaine chose appelée matière, — ce qui peut être mis en doute ; — écartons l’idée de cette chose considérée dans son essence, laquelle nous est aussi inconnue que celle de l’âme ; prenons enfin l’idée de la matière telle que l’expérience nous la donne et telle qu’elle est représentée par les sens et par l’imagination, à savoir comme une pluralité de choses coexistant dans l’espace, quelles que soient d’ailleurs ces choses (atomes, phénomènes ou monades) ; — on peut affirmer qu’une telle pluralité, et en général toute pluralité, est hors d’état de se connaître intérieurement comme être, puisque cette pluralité n’a pas d’intérieur. Sans doute une pluralité de parties peut former une unité au point de vue de celui qui la considère extérieurement : la Grande-Ourse forme une constellation dont l’unité est constituée par l’esprit qui la contemple ; mais cette constellation n’est pas une unité pour elle-même. L’unité de conscience veut un vrai centre, un centre effectif, et la raison humaine sera toujours hors d’état de comprendre que la pluralité puisse se percevoir elle-même comme unité sans l’être effectivement. Telle est la raison permanente et indestructible du spiritualisme, raison que Kant lui-même appelle l’Achille de l’argumentation dialectique. Il réfute à la vérité cet argument et le réfute bien ; mais c’est que dès l’origine il s’est placé en dehors de la vraie notion du sujet, telle que Biran l’a déterminée.

Si une pluralité de substances coexistantes ne peut arriver à une véritable unité, à une unité intérieure et consciente, une pluralité de substances successives ne peut pas davantage constituer une véritable identité, c’est-à-dire une continuité sentie. Dire avec Kant qu’on peut se représenter une succession de substances se transmettant l’une à l’autre une même conscience comme une succession de billes se transmettent un même mouvement, c’est méconnaître la vraie idée de la conscience, c’est confondre encore le point de vue intérieur avec le point de vue extérieur ; la transmission d’une conscience implique contradiction. Il paraît donc démontré, au moins à nos yeux, qu’une pluralité (de succession ou de coexistence) ne peut parvenir à l’unité et à l’identité sentie, en d’autres termes que la matière ne peut devenir esprit. L’âme, considérée en soi, comme chose absolue, n’est donc pas un nombre, une harmonie, comme le prétendaient les anciens. Là est l’écueil où viendra toujours échouer toute doctrine matérialiste.

Que si on nous dit que la matière prise en soi n’est peut-être pas une pluralité, puisque nous n’en connaissons pas l’essence, nous répondrons que ce n’est plus alors la matière, ou du moins ce qu’on appelle ainsi. Pour nous qui aimons les idées précises, nous réservons le nom de matérialisme à la doctrine qui, partant de l’idée de matière telle qu’elle est donnée par les sens et représentée par l’imagination (à savoir une pluralité existant dans l’espace), et donnant à cette pluralité apparente une réalité substantielle, en fait non plus seulement la condition, mais le substratum de la pensée. L’atomisme épicurien est le vrai et le seul matérialisme rigoureux, parce qu’il se représente les derniers éléments des corps sur le modèle des corps réels : ce sont pour lui comme de petits cailloux insécables qui composent toutes choses. Aussitôt qu’on nous parle d’une autre matière que celle-là, il n’y a pas plus de raison de l’appeler matière que de quelque autre nom, — la substance, l’idée, l’esprit ou même Dieu, — et le matérialisme se transforme en idéalisme ou en panthéisme. Ici la discussion change d’aspect et un nouveau point de vue se présente à nous.

En même temps que l’expérience intérieure nous donne l’unité du moi, l’expérience externe, aidée de l’induction, nous autorise à affirmer l’existence des autres hommes et par conséquent de consciences semblables à la nôtre. La pluralité des consciences est un postulat que l’on peut considérer comme acquis à la science sans démonstration. Il est très-remarquable en effet qu’aucun sceptique n’ait jamais expressément nié l’existence des autres hommes. L’hypothèse qui ferait de l’intelligence de tous les hommes sans exception une sorte de réfraction ou de diffraction de la mienne propre, cette hypothèse suivant laquelle les pensées d’un Newton ou d’un Laplace seraient encore mes propres pensées, même lorsque je suis absolument incapable de les comprendre, une telle hypothèse, si contraire au sens commun, n’a jamais été explicitement, que je sache, soutenue par aucun philosophe. Les sceptiques, en parlant des contradictions humaines, supposent par là même qu’il y a plusieurs esprits différant les uns des autres. Protagoras disait que « l’homme était la mesure de toutes choses » ; mais il reconnaissait ainsi que chacun était pour soi-même la mesure de la vérité, et par conséquent il entendait bien admettre l’existence des divers individus. Berkeley, qui niait la réalité de la matière, admettait expressément l’existence des esprits. Fichte enfin, qui fait tout sortir du moi, démontre dans son Traité de droit naturel la pluralité des moi (die Mehrheit der Ichten). Il y a donc, à n’en pas douter, des consciences individuelles distinctes.

Or, la conscience d’un homme est absolument fermée à celle d’un autre homme. Je ne puis pas avoir conscience du plaisir ou de la douleur d’un autre. Les consciences sont donc nécessairement discontinues. Elles forment des mondes distincts, des moi séparés. Il n’y a aucun passage intelligible du moi d’un homme au moi d’un autre homme. Le langage sans doute est un intermédiaire ; la sympathie et l’amour sont des liens, une multitude de consciences peuvent vibrer à l’unisson, comme il arrive dans l’enthousiasme et dans l’énergie des passions populaires ; enfin il y a entre tous les hommes un lien intime et secret, une essence commune, et, comme on l’a dit, une solidarité qu’il ne faut pas oublier ; mais, si intime que soit ce lien, il ne va pas, il ne peut aller jusqu’à effacer la limite qui sépare radicalement les esprits, à savoir ce caractère essentiel d’être présent à soi-même, ce qui implique que l’on ne peut être en autrui comme l’on est en soi.

La pluralité des consciences a donc pour corollaire la discontinuité des consciences : d’où je tire cette conséquence, c’est que, dans l’hypothèse d’une unité primitive, homogène, sans division et absolument continue, la pluralité des consciences serait impossible. Cette grande unité, en lui supposant un moi, n’en aurait qu’un seul, et ne se démembrerait pas en consciences diverses et séparées. Supposez l’être infini, un et homogène, supposez-le affecté de phénomènes multiples, supposez enfin qu’il ait conscience de lui-même, je le répète, il y aura en lui une seule conscience, une conscience totale et unique, mais non une pluralité de consciences fermées les unes aux autres, comme le sont les consciences humaines : d’où je conclus qu’entre l’unité primitive, s’il y a une telle unité, et la multitude infinie des phénomènes, il doit y avoir des principes d’unité distincts, des points de conscience. Je ne les appellerai pas des substances, puisque la chose en soi m’est inconnue et que le mot substance en dit peut-être trop pour ce mode d’existence qui tient encore tant au phénomène ; peut-être enfin l’être est-il substantiellement indivisible. Cependant, il doit y avoir au moins des forces individuelles qui à leur base échappent à nos regards, mais qui se manifestent à elles-mêmes leur unité dans le fait de conscience. Ces unités de conscience ne peuvent d’ailleurs s’entendre comme des concentrations successives de la pluralité phénoménale extérieure, car ce serait revenir à l’hypothèse déjà réfutée.

Nous conclurons donc par les deux propositions suivantes : 1° une pluralité quelconque (atomes, forces, phénomènes) ne peut être le principe d’une unité consciente, ce qui se connaît soi-même ne sera jamais une résultante ; 2° la pluralité des consciences ne peut s’expliquer dans l’hypothèse d’une unité uniforme et continue sans qu’il y ait quelque intermédiaire entre l’unité primitive et les consciences discontinues. En d’autres termes, la pluralité absolue n’explique point l’unité du moi, — l’unité absolue n’explique pas la pluralité des moi. Entre le matérialisme, qui réduit tout à la pluralité, et le panthéisme, qui réduit tout à l’unité, se place le spiritualisme, qui admet les unités secondaires entre l’unité première et la pluralité infinie. Le spiritualisme n’exclut aucune relation, si intime qu’elle soit, de l’esprit avec la matière. Il n’exclut non plus aucune relation, si intime qu’elle soit, de l’esprit avec Dieu. Le spiritualisme subsiste, pourvu que l’on admette ces deux vérités fondamentales : l’unité de centre pour expliquer la conscience du sujet, — la pluralité des centres pour expliquer la discontinuité des consciences.

Nous avons recueilli et développé librement dans les pages précédentes l’idée mère du spiritualisme français fondé par Maine de Biran ; mais nous n’avons pas fait connaître sa philosophie, qui a des aspects bien plus étendus et une portée beaucoup plus vaste qu’on ne peut l’indiquer dans une esquisse rapide. Pour bien faire comprendre cette philosophie, il faudrait pouvoir exposer avec détail et précision toutes ces belles théories, qui resteront dans la science : la théorie de l’effort volontaire, par laquelle Biran établit contre Kant et contre Hume la vraie origine de l’idée de cause ; la théorie de l’obstacle, par laquelle il démontre, d’accord avec Ampère, l’objectivité du monde extérieur ; la théorie de l’habitude, dont il a le premier démontré les lois ; ses vues, si neuves alors, sur le sommeil, le somnambulisme, l’aliénation mentale, et en général sur les rapports du physique et du moral ; la classification des opérations de l’âme en quatre systèmes : affectif, sensitif, perceptif et réflexif ; enfin sa théorie de l’origine du langage. Dans cette étude, on aurait à faire la part, en consultant avec soin leur correspondance, de ce qui doit être attribué à Ampère ou à Biran dans cette doctrine commune30 ; mais un travail critique d’une telle étendue ne peut pas même être essayé ici.

Maine de Biran a donné à la France une philosophie de l’esprit : il ne lui a donné ni une philosophie de la nature, ni une philosophie religieuse. Ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il s’est posé à lui-même le problème de Dieu. Jusque-là, il semblait l’avoir systématiquement écarté. Le moi l’occupait tout entier, et la pensée de l’absolu et du divin semblait dormir dans les profondeurs de sa conscience : une note mystérieuse ajoutée aux Rapports du physique et du moral était la seule indication d’une tendance religieuse et déjà mystique qui devait se développer plus tard dans sa dernière phase philosophique. De cette dernière phase, il ne nous reste que des débris, et tout porte à croire qu’elle était plutôt un sentiment de l’âme qu’une doctrine rigoureusement philosophique. C’est donc en dehors de Maine de Biran que s’est développée la philosophie religieuse du spiritualisme.

Oserai-je dire toute ma pensée ? C’est surtout dans cette partie de la philosophie que le spiritualisme a le plus à faire pour se mettre au niveau des recherches scientifiques et philosophiques de notre temps. On a beaucoup insisté, et avec raison, sur la personnalité divine ; mais on s’est trop borné à prouver cette vérité par la psychologie, on a trop cru que tout était démontré lorsqu’on avait dit que tout ce qui est dans l’effet doit se retrouver dans la cause, que, l’homme étant un être intelligent et libre, Dieu doit être aussi, mais infiniment, intelligent et libre. Puisqu’on s’appuyait ainsi sur un axiome cartésien, on n’aurait pas dû oublier que, suivant Descartes, ce ne sont pas seulement les attributs humains, c’est en général tout ce qui est doué d’un certain degré de perfection, c’est-à-dire de réalité, qui doit être conçu en Dieu d’une manière absolue. On n’aurait pas dû oublier que, Descartes admettant l’étendue des corps comme une réalité, puisqu’elle en est l’essence même, il est impossible, tant qu’on reste fidèle à cette doctrine, de ne pas attribuer à Dieu l’étendue infinie aussi bien que la pensée infinie, et de ne pas en faire par là même la substance des corps aussi bien que la substance des esprits ; c’est ce qu’a fait Spinoza. Si au contraire on prétend que c’est, non pas l’étendue réelle qui est en Dieu, mais ce qu’il y a d’essentiel, d’intelligible, d’idéal dans l’étendue corporelle, on est amené par la même considération à avancer que c’est non pas l’intelligence elle-même qui est en Dieu, mais ce qu’il y a d’essentiel et d’absolu dans l’intelligence. On arrive ainsi à s’écrier avec Fénelon : « Dieu n’est pas plus esprit que corps ; il est tout ce qu’il y a de réel et d’effectif dans les corps et dans les esprits. » Dieu ainsi entendu n’est plus que l’être, l’être tout court, dit Malebranche, l’être sans rien ajouter, dit Fénelon. Ce n’est point là une personne. Ainsi la doctrine cartésienne aboutissait de toutes parts à la négation de la personnalité divine.

Si la philosophie cartésienne conduit à nier la personnalité divine, la philosophie allemande, au contraire, conduit nécessairement à l’affirmer, et nous inclinons à croire que cette philosophie si décriée par nous-mêmes peut être, bien comprise, le salut du spiritualisme. Ce que la philosophie allemande a démontré depuis Leibniz jusqu’à Hegel, c’est que la nature et l’esprit ne sont pas opposés l’un à l’autre comme deux choses égales, comme ayant l’un et l’autre une même solidité, mais qu’ils sont l’un à l’autre subordonnés. La nature, à proprement parler, n’a pas de réalité propre : elle est pleine d’esprit ; elle n’est, elle ne vit, elle ne respire que par l’esprit. « Tout est plein des dieux », disait Thalès. Ce qu’il y a d’effectif dans la nature, c’est la force et la loi : l’étendue n’est qu’un substratum mort, c’est le vide ; la force et la loi, c’est déjà l’esprit, non pas de l’esprit pour soi, comme disent les Allemands, mais de l’esprit en soi. La matière, dit Schelling, c’est de l’esprit éteint. La matière ne vit donc que par l’esprit ou pour l’esprit. L’esprit est la vérité de la matière. Par la même raison, Dieu est la vérité de l’esprit, il est l’esprit en soi, l’esprit absolu. Aussi Hegel est-il plus hardi que Fénelon, et ne craint-il pas de dire que Dieu est esprit, et que c’est là sa vraie définition.

Il est surprenant que la négation de la personnalité divine soit venue de l’école de Hegel ; cette école, qui n’admet que le sujet, que la pensée, que l’idée, devait définir Dieu le sujet absolu, ce qui est la plus haute idée que l’on puisse se faire de la personnalité. Même Schelling faisait encore de Dieu un sujet-objet ; mais Hegel absorbait entièrement l’objet dans le sujet31. Toute vérité était donc dans le sujet et dans le sujet absolu. Il est certain que Hegel n’a jamais bien défini ce qu’il entendait par sujet absolu, esprit absolu, et ce n’est pas le lieu ici de controverser sur le sens de sa doctrine. Nous en prenons, quant à nous, ce qui nous convient, et, partant, comme on l’a vu, du sujet relatif ou du moi, nous en sortons par le phénomène de l’obstacle ou de la résistance pour remonter de là au sujet absolu, qui est, si l’on veut, l’identité des deux termes, ou plutôt l’absorption de l’un dans l’autre. Ce sont les deux pôles de Maine de Biran : « la personne-moi, d’où tout part ; la personne-Dieu, où tout aboutit. » Entre le sujet relatif et le sujet absolu, entre ces deux personnalités, quels sont les rapports ? Est-ce la personne-Dieu qui enveloppe tout au point que la personne-moi n’en serait qu’un mode ou phénomène ? Est-ce au contraire la personne-moi qui serait la réalisation effective de la personne-Dieu ? Est-ce l’homme qui a conscience en Dieu ? Est-ce Dieu qui a conscience en l’homme ? Ni l’un ni l’autre. Si l’homme n’est qu’un mode de Dieu, il n’y a plus de personnalité humaine, il n’y a plus de sujet. Tout notre édifice s’écroule. Si c’est Dieu qui se disperse dans la conscience humaine, il n’y a plus d’esprit absolu. Nous maintenons fermement la distinction du sujet absolu et du sujet relatif : c’est ici la limite ferme et fixe par laquelle nous nous séparons du panthéisme.

Pour nous, le panthéisme ne consiste essentiellement ni dans la doctrine de l’unité de substance ni dans la négation de la création ex nihilo ; ce n’est pas sur ces deux points que nous lui ferons la guerre. Il consiste exclusivement dans la confusion et l’absorption des deux personnalités. La création ex nihilo est un mystère incompréhensible que nous ne voulons ni affirmer ni nier : elle est en dehors de la science. L’unité de substance est un dogme obscur et vague, aussi vague que l’est elle-même la notion de substance. Cette doctrine répond à un besoin d’imagination, non de raison. On veut savoir de quelle étoffe les choses sont faites, et l’on croit que Dieu les compose avec sa substance, comme un tailleur fait un habit avec du drap, à quoi les théologiens répondent que le drap est tiré du néant ; mais pour les uns et les autres il faut du drap. Nous n’affirmons ni ne nions l’unité de substance, nous ne la comprenons pas plus que la doctrine opposée. Que l’on pense là-dessus ce qu’on voudra, ce n’est pas sur ce point que la philosophie spiritualiste veut engager ses destinées.

Je vais plus loin : ce n’est pas tout de distinguer le sujet humain et le sujet divin, le moi absolu et le moi fini ; il faut les unir. Ici encore je ne connais aucune mesure qui permette de fixer le degré d’union en deçà ou au-delà duquel on sera ou l’on ne sera pas panthéiste. La distinction des deux sujets est le seul point fondamental ; quant à la participation de l’un et de l’autre (selon l’expression de Platon), vous pouvez la supposer aussi intime qu’il vous plaira, pourvu qu’elle n’aille pas jusqu’à l’absorption. Et comment pourrions-nous savoir, à moins d’être Dieu lui-même, jusqu’à quel point le sujet fini et le sujet infini peuvent se pénétrer sans se confondre ? Le faible du déisme philosophique, c’est de concevoir Dieu comme une chose séparée, en dehors du moi, en dehors du monde. Le fort du panthéisme est de concevoir Dieu comme en dedans du monde. Deus est in nobis, in Deo vivimus. Dieu est en nous, et nous sommes en Dieu. C’est cette intériorité de Dieu dans le moi qui fait la force du panthéisme, et c’est là l’essence de toute religion. Le rite par excellence, c’est la communion, l’eucharistie ; c’est le symbole le plus pur de l’intériorité divine mêlée à l’intériorité de l’esprit. Le dogme chrétien de l’incarnation est encore un admirable symbole de l’union du fini et de l’infini : c’est le divin mariage des deux personnalités. « Le procès de la transcendance et de l’immanence touche à la fin », dit M. Littré. Il a raison ; l’une et l’autre sont la vérité : Dieu est à la fois et en nous et hors de nous.

Quoi qu’il en soit de ces vues théoriques, revendiquons pour Maine de Biran et pour le spiritualisme français de notre siècle l’honneur d’avoir apporté à la philosophie une idée vivante et nouvelle, l’idée de la personnalité humaine. Cette idée, il faut en convenir, n’était pas une des idées dominantes de la philosophie du xviie  siècle. Elle est dans Descartes, je le reconnais, mais à quel faible degré ! Comme il oublie vite le sujet pensant pour l’être absolu et la psychologie pour la physique ! Combien l’homme occupe peu de place dans sa philosophie ! C’est surtout par sa méthode hardie et libre, par son principe de l’examen et du doute, que Descartes a bien mérité de la personne humaine ; mais ce n’est là pour lui qu’un moyen de recherche, ce n’est pas sa philosophie même. Il ne voit pas que cette liberté de penser n’est qu’une des formes de la responsabilité personnelle, l’une des preuves les plus évidentes de notre libre individualité. Dans la philosophie de Malebranche et de Spinoza, on sait ce que devient la personnalité ; elle y est ou singulièrement déprimée ou tout à fait anéantie. Dans Leibniz, elle se relève ; mais, même chez lui, ce qui domine encore, c’est plutôt l’idée métaphysique de l’individualité des substances que l’idée psychologique de la personnalité humaine.

Pour être vrai, il faut reconnaître que ce n’est point par la métaphysique, c’est par la philosophie sociale et politique que le principe de la personnalité est entré dans la pensée moderne. Ce. principe est la gloire du xviiie  siècle. Ce n’est pas que je veuille dire qu’avant cette grande époque on n’ait eu à aucun degré l’idée de la personne humaine. Partout où il y a une législation, on distingue à quelque degré la personne et la chose. Le christianisme ne doit pas être suspect d’amoindrir la personne humaine, puisqu’il l’a jugée digne d’être rachetée par le sang d’un Dieu. Toutefois il est certain qu’avant le xviiie  siècle ni les jurisconsultes ni les théologiens n’avaient vu clairement tout ce que contenait ce principe de la personnalité : droits de la conscience, droits de la pensée, droits du travail, droits de la propriété, toutes ces formes légitimes de la personne humaine étaient méconnues, altérées ou opprimées. Toutes les inégalités qui pesaient sur les hommes prouvent bien à quel point il est difficile à l’esprit humain de distinguer la personne de la chose. Cette distinction fut la conquête de la philosophie sociale du xviiie  siècle, de Locke, de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau et de Turgot. Le spiritualisme français se fait honneur de descendre de la libre philosophie du xviiie  siècle plus directement encore que de l’idéalisme cartésien.

Il fallait donc trouver un fondement métaphysique à cette personnalité dont on proclamait si éloquemment les titres et les droits. C’est ce que firent à la fois en Allemagne et en France deux grands penseurs, Fichte et Biran, le premier plus porté au spéculatif suivant le goût et le génie de sa nation, le second plus psychologue, plus observateur, — le premier liant la métaphysique à la politique, passionné pour les idées du xviiie  siècle et de la révolution, le second royaliste dans la pratique, assez indifférent pour ces sortes de recherches et occupé d’une manière tout abstraite à l’étude de la vie intérieure, — tous deux enfin, par une rencontre singulière et selon toute apparence par des raisons analogues, ayant terminé leur carrière par le mysticisme, mais le premier par un mysticisme inclinant au panthéisme, le second par le mysticisme chrétien.

Le spiritualisme français, sans méconnaître le génie de Fichte et les éclatants services que cet éloquent et profond philosophe a rendus à la cause de la personnalité humaine, se rattache plutôt par un lien historique naturel à Maine de Biran. Avec lui, il enseigne que l’âme est, non un objet, mais un sujet, non un substratum mystérieux, mais une force libre, ayant conscience de soi, puisant dans le sentiment antérieur de sa causalité propre la conviction de son individualité, d’une unité effective et non nominale, identique d’une identité non pas apparente, mais essentielle, inexplicable enfin par toute hypothèse de collection, collection de modes ou de parties. Hors de là il nous paraît impossible de fonder une vraie morale et une vraie politique, car si la personne n’est, comme la chose elle-même, qu’une collection d’atomes, comment lui attribuez-vous d’autres titres et d’autres droits qu’à la chose ? Si l’homme n’est qu’une combinaison chimique, comme la pierre, pourquoi ne pourrions-nous pas le briser comme la pierre elle-même, suivant nos besoins ? pourquoi ne peut-il pas être pour nous un moyen, au même titre que les choses extérieures ? pourquoi y a-t-il quelque chose en moi d’inviolable et de sacré ? pourquoi suis-je tenu à être pour moi-même et pour les autres un objet de respect ? On n’a jamais pu tirer du matérialisme d’autre morale ni d’autre droit que la loi du plus fort. Aujourd’hui une jeunesse passionnée et ardente croit trouver la liberté par la voie du matérialisme, comme si l’essence même du despotisme n’était pas de se servir de la matière pour opprimer l’esprit ! Ces conséquences irrécusables du matérialisme, la logique de l’histoire les a mille fois démontrées. Un triste aveuglement les méconnaît aujourd’hui et croit travailler à la cause du droit en combattant la cause de l’esprit. Notre philosophie, que l’on essaye de discréditer en la représentant comme liée à l’orthodoxie religieuse du xviie  siècle, est la vraie fille de la philosophie du xviiie . Ni Voltaire, ni Rousseau, ni Montesquieu, ni Turgot en France, ni Locke, ni Adam Smith, ni Ferguson en Angleterre et en Écosse, ni Lessing, ni Kant, ni Jacobi en Allemagne, ni Haller, ni Réaumur, ni Bonnet en Suisse, aucun de ces grands libérateurs de la raison humaine au xviiie  siècle n’a été matérialiste. Comme eux, nous croyons que le droit est inséparable d’un ordre intelligible et moral dont nous sommes les citoyens, et dont le souverain, c’est-à-dire Dieu, est le type absolu de la sainteté et de la justice.