(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre I : Rapports de cette science avec l’histoire »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre I : Rapports de cette science avec l’histoire »

Chapitre I : Rapports de cette science avec l’histoire

Les sciences, comme les mœurs, sont soumises aux vicissitudes de la mode et du caprice. Telle science obtient tout à coup la faveur publique : on s’en occupe avec enthousiasme et ferveur, le public s’y met de moitié avec les savants, et sa sympathie est une sorte de collaboration ; mais bientôt il se refroidit et il se lasse : de nouveaux objets l’attirent, de nouveaux talents sollicitent son attention, et il va porter ailleurs le bruyant tribut de son admiration superficielle. La science courtisée naguère se voit oubliée et dédaignée pour des rivales plus jeunes et plus brillantes ; elle est renvoyée aux écoles et abandonnée aux savants. Tel a été le sort de l’histoire de la philosophie, si populaire il y a trente ans, un peu oubliée aujourd’hui, et qui a vu l’archéologie, l’histoire des langues ou la critique religieuse prendre sa place dans l’opinion. Après tout, comme les sciences valent par elles-mêmes et non par le bruit qu’elles font, cette sorte de discrédit ne serait qu’un très-petit mal, ce serait peut-être même un bien (au point de vue de la vraie science), si beaucoup de bons esprits ne se joignaient à la foule en cette circonstance, et si des objections dignes d’un examen sérieux n’étaient mêlées à des entraînements peu éclairés. Une réponse à ces objections sera donc utile en faisant connaître le vrai rôle de la science historique appliquée à la philosophie, ses droits légitimes, son incontestable autorité. L’histoire de la philosophie peut être considérée à un double point de vue, au point de vue de l’histoire, et au point de vue de la philosophie : nous étudierons successivement ce double objet.

L’objection la plus répandue contre l’histoire de la philosophie est celle-ci : les philosophes, dit-on, feraient beaucoup mieux de nous apprendre ce qu’il faut penser que de nous apprendre ce que les autres ont pensé. Que nous importent les opinions ? Ce qu’il nous faut, c’est la vérité. Cette objection repose sur une confusion qu’il importe d’éclaircir, sur la confusion de la philosophie et de son histoire.

Prise dans son idée exacte et précise, l’histoire de la philosophie n’est pas la philosophie, et même à la rigueur ne fait point partie de la philosophie, pas plus que l’histoire de la physique ne fait partie de la physique, si ce n’est à titre d’annexé ou d’appendice. Est-ce une chose bien hardie que d’avancer que l’histoire de la philosophie est une partie de l’histoire, et non de la philosophie même ? Elle est un chapitre des sciences historiques, comme l’histoire littéraire, l’histoire des beaux-arts, l’histoire des religions. L’historien des religions n’est pas tenu de nous donner une religion nouvelle, ni celui des beaux-arts de faire un chef-d’œuvre en peinture, ni celui de la guerre d’être un grand capitaine : ainsi l’historien de la philosophie n’est pas nécessairement un grand philosophe, ce n’est pas son objet. Sans doute il ne lui suffit pas de raconter, il faut encore qu’il interprète et qu’il juge, et le critique doit s’unir en lui à l’érudit ; mais c’est là le propre de tout historien en tout genre. L’historien politique juge les hommes et les événements, l’historien des lettres ou des arts juge les œuvres, l’historien de la philosophie juge les systèmes. Or celui qui juge n’est pas tenu de remplacer ce qu’il juge, il use de son droit en approuvant ou en désapprouvant ; mais son but n’est pas d’ajouter à la somme des vérités nouvelles et de résoudre les problèmes inexplorés.

Il ne faut pas oublier d’ailleurs que toutes les sciences, quelque effort que l’on fasse pour les séparer en théorie, s’unissent toujours plus ou moins dans la pratique. Le chimiste ne peut pas se passer de physique, le physiologiste ne peut pas se passer de chimie, et cependant la chimie n’est pas la physique, ni la physiologie la chimie. De même l’historien de nos jours doit être nécessairement plus ou moins économiste, le Juriste doit être plus ou moins historien, et cependant l’histoire n’est pas l’économie politique, et le droit n’est pas l’histoire. Il n’y a point de règle pour mesurer ou limiter les emprunts qu’une science peut faire à une autre : cela dépend du tact et du génie des écrivains ; mais il est facile de comprendre qu’un certain excès changerait le caractère d’une science.

Par exemple, s’il plaisait à un écrivain qui nous raconte l’histoire de Rome et qui analyse son gouvernement de s’arrêter tout à coup et d’introduire dans son ouvrage un traité approfondi sur les gouvernements mixtes, il cesserait d’être historien pour devenir publiciste. Il en est de même de l’historien de la philosophie. Son principal objet est d’exposer et de faire connaître les différents systèmes philosophiques, de les interpréter avec toute l’exactitude désirable, d’en rechercher les origines, les conséquences, d’en découvrir les lois ; en un mot, il se propose, non pas de découvrir la vérité en soi, mais de chercher ce que les hommes, et les plus grands hommes, ont pensé de la vérité. On ne peut lui interdire de juger ; mais si d’un jugement rapide et concis il passe à la discussion, et si de la discussion elle-même il tire une conclusion sur le fond des choses, il cesse d’être historien et devient philosophe.

Il est de toute évidence que la philosophie est nécessaire à l’historien de la philosophie, car, pour comprendre les systèmes, il faut avoir approfondi la science elle-même, et l’érudition ne suffît pas ; mais une intervention indiscrète et exagérée de la philosophie dans l’histoire elle-même a un double inconvénient : le premier, c’est de fausser les systèmes, le second, c’est de rendre l’histoire inutile. Le philosophe qui étudie les idées des autres est trop enclin à les voir à travers les siennes : il se retrouve lui-même partout, il impose aux écrivains du passé les cadres artificiels de son propre système, comme a fait Hegel dans son Histoire de la philosophie, ouvrage éminent, mais d’un philosophe plus que d’un historien ; ou bien il les juge avec une sévérité excessive, leur demandant ce qui est de son temps et non du leur, exigeant des réponses à des questions qu’ils n’ont point connues, ce qui a été quelquefois le tort de l’école française. Le second défaut de cette méthode, avons-nous dit, est de rendre l’histoire inutile. En effet, si par exemple lorsque je rencontre dans Platon la distinction de l’âme et du corps, je développe ses arguments au point d’en tirer tout ce qu’ils peuvent contenir, et si je traite à fond cette question, je n’ai plus aucune curiosité de savoir ce qu’en ont pensé Descartes et les modernes. Si je prends occasion de la polémique entre Zénon et Epicure pour traiter à fond la question du souverain bien, les débats du xviiie  siècle sur la même question me deviendront parfaitement indifférents. En un mot, un ou deux philosophes me suffiront pour épuiser toute la philosophie, car tout est dans tout.

Il est très-important, je crois, de maintenir à l’histoire de la philosophie son caractère historique. Ce qui l’a rendue impopulaire en grande partie, c’est qu’on a cru qu’elle voulait se substituer à la philosophie elle-même, qu’elle était un moyen de contrarier et d’éteindre la liberté et le progrès de l’esprit humain. Il faut protester contre ce point de vue et nous dégager de ce soupçon. La philosophie ne doit pas être absorbée par l’histoire. Elle ne doit point se borner à des conclusions rapides et générales sur les principaux systèmes. Elle est une science de recherches nouvelles (autant qu’il est possible) et non pas un dogme fondé sur la tradition. En distinguant comme il convient la philosophie et l’histoire, on rend à chacune d’elles son indépendance et sa fécondité. L’histoire, plus libre, moins préoccupée d’arriver à une conclusion dogmatique, sera moins tentée d’altérer le caractère des doctrines ; et la philosophie, moins subordonnée à l’histoire, sera plus portée à des recherches nouvelles et approfondies.

On en veut à l’histoire de la philosophie de ce que la philosophie dogmatique est depuis longtemps assez stérile. On confond peut-être ici la cause avec l’effet. L’épuisement des grandes conceptions peut avoir jeté les esprits dans l’histoire ; mais ce n’est pas la passion de l’histoire qui appauvrit la puissance de l’invention. Quoi qu’il en soit, je maintiens qu’il y a place pour les deux, et pour la philosophie et pour l’histoire de la philosophie. L’esprit humain ne doit pas sans doute renoncer à faire des progrès dans la philosophie spéculative ; il ne doit pas renoncer non plus à connaître l’histoire de son passé. Après tout, c’est un grand mal sans doute si dans un temps donné il n’y a pas de grand philosophe ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il n’y ait point d’historien de la philosophie, de même que, s’il n’y a pas de grand peintre, ce n’est pas une raison pour ne pas faire l’histoire de la peinture. Il faut donc ne renoncer à rien de ce qui est utile, et faire de son mieux pour son propre compte sans jeter des pierres dans le jardin d’autrui.

Que me font, dites-vous, les opinions des philosophes ? Ce que je veux, c’est de savoir ce que je dois moi-même penser. N’est-ce pas comme si l’on disait : Que m’importe la manière dont Rome a été gouvernée ? Je veux savoir comment nous devons nous gouverner aujourd’hui ; ou bien encore : Que m’importent les lois des Romains ou celles du moyen âge ? Ce que je veux connaître, ce sont les lois qui nous régissent aujourd’hui. Et enfin que m’importe l’histoire ? que m’importe le passé ? Je ne m’intéresse qu’au présent ou à l’avenir. On le voit, le fond de toutes ces objections consiste à écarter le passé comme indigne d’être l’objet de la science, ou du moins comme un objet inutile ou spéculatif, bon pour les érudits, non pour les hommes. Pour couper cette objection dans sa racine, il est nécessaire de creuser un peu loin.

Distinguons d’abord en toute science la théorie et la pratique. On peut étudier une science pour s’en servir, pour en tirer parti ; mais on peut en outre l’étudier pour elle-même. Aux yeux du plus grand nombre, la science ne vaut que par son utilité ; mais il n’en est pas ainsi du vrai savant : son seul objet est de connaître pour connaître ; la science a une valeur intrinsèque, indépendante de ses résultats. Connaître les lois du système du monde est par soi-même, une chose noble, excellente, et c’est là le véritable but de la curiosité scientifique. Ce n’est point à dire que la science ne puisse pas être utile aussi bien que belle ; mais elle est belle avant d’être utile, ou même sans être utile. Il n’y a donc point à s’occuper ici de ceux qui ne mesurent la valeur des sciences que par l’utilité : c’est là sans doute un élément dont il faut tenir compte, mais il n’est pas le premier à considérer. Lors même que l’histoire de la philosophie ne servirait à rien en général, et même ne servirait pas à la philosophie proprement dite (ce qui est manifestement faux), on ne pourrait pas en conclure néanmoins qu’elle ne fût point par elle-même l’objet légitime de la curiosité, de l’examen.

L’objet de la science étant, non pas l’utilité, mais la vérité, il me semble que la vérité doit embrasser tous les faits, de quelque nature qu’ils soient, tout aussi bien les faits passés que les faits actuels, car, je le demande, de quel droit exclurait-on le passé de la recherche scientifique, et sur quoi s’appuierait-on pour établir que le présent seul peut être l’objet de la science ? Ce qui nous trompe ici, c’est que les sciences les plus autorisées, les sciences physiques et chimiques (je laisse les mathématiques, qui ont pour objet l’absolu), ne s’occupent que du présent de l’univers ; elles dirigent leurs recherches sur les propriétés que manifeste actuellement la matière, et on est porté à croire, sans y avoir beaucoup réfléchi, que ces propriétés ont toujours existé et sont inhérentes à la substance où nous les découvrons, quoique cela ne soit pas évident, puisqu’il pourrait se faire qu’elles ne fussent que des états acquis à une époque inconnue. Cependant rien non plus ne paraît autoriser une telle hypothèse, et on n’y songerait même pas, si d’autres faits empruntés à d’autres sciences ne donnaient à penser que la nature n’a pas toujours été dans un même état, et qu’elle a eu aussi ses vicissitudes et ses évolutions.

Jusqu’à l’époque où la géologie positive a été fondée, l’idée d’un passé de la nature, d’une évolution dans son développement, était reléguée parmi les hypothèses philosophiques. Il n’y avait aucune transition entre les sciences naturelles et les sciences historiques : d’un côté la permanence et l’immobilité, de l’autre le changement et la diversité. La géologie devint bientôt le lien de ces deux classes de sciences. Il fut démontré que la terre n’avait pas toujours été dans l’état actuel, et soit que l’on admette avec les uns la théorie des cataclysmes, avec les autres la théorie des actions lentes, on est forcé de reconnaître que la nature a eu son histoire. Non-seulement la géologie, mais la zoologie et la botanique entrèrent dans cette voie ; il fut établi que les habitants de la terre, comme la terre elle-même, avaient changé. On essaya de trouver un certain ordre entre ces empires successifs contemporains des diverses couches géologiques, et l’expression d’histoire naturelle, qui n’avait signifié d’abord que science de la nature, se retrouva justifiée dans son acception nouvelle. Enfin, tandis que la géologie et la zoologie entraient dans cette voie historique, l’astronomie elle-même les suivait de loin, et au moins par hypothèse elle nous faisait assister à l’éclosion des mondes et au développement du système planétaire. Ainsi le passé est entré comme objet dans les sciences de la nature, et elles sont devenues historiques sans cesser d’être des sciences.

Mais s’il a fallu beaucoup de temps et une attention très-particulière pour s’apercevoir que la nature a changé, il est au contraire une classe d’êtres où le changement est si visible et où le passé joue un rôle si considérable, que l’on a dû être de très-bonne heure frappé d’un fait si éclatant. Je veux parler de l’espèce humaine. Dans cette espèce, l’extrême complexité des individus et les rencontres innombrables où ils se trouvent avec les circonstances extérieures donnent lieu à des phénomènes bien plus variés que dans les autres classes, même chez tes animaux les plus élevés. De très-bonne heure l’homme a dû être attentif à ces phénomènes si frappants et qui l’intéressaient de si près ; il a dû en garder le souvenir : de là les contes, les traditions, les fables, qui sont les origines de l’histoire ; de là l’histoire elle-même, qui a pour objet l’étude du passé de l’humanité.

Maintenant, en laissant même de côté le haut intérêt qui s’attache à l’homme, d’abord parce que nous sommes des hommes, et ensuite à cause de l’excellence et de la dignité de la nature humaine, en laissant de côté les questions morales et religieuses qui font de l’homme l’objet le plus élevé de la spéculation humaine, je le demande, quelle raison y aurait-il pour que les phénomènes par lesquels se manifeste l’humanité fussent moins dignes d’étude que ceux de la nature ? Et si le passé de notre globe est pour le géologue un légitime objet de recherches, pourquoi le passé de notre espèce ne le serait-il pas également ? Sans doute les changements sont beaucoup plus rapides, plus éclatants, plus nombreux, et il est bien plus difficile de les ramener à des lois. L’individu, étant presque à lui seul un petit monde, surtout quand il est grand, prend une place et joue un rôle qu’aucun individu n’occupe dans la nature extérieure. En un mot, l’accidentel, qu’Aristote rejetait de la science, est bien près d’en devenir au contraire ici le principal objet ; mais pour quelle raison ? C’est que l’accident prend ici la valeur d’un fait général. En effet, tout événement n’est pas historique, tout homme n’est pas historique. L’histoire ne choisit que les événements et les lieux qui ont un certain caractère de généralité. Un roi n’est pas seulement un individu, c’est un homme général qui résume toute une société. Une bataille n’est pas seulement un accident, c’est la destinée de tout un peuple. C’est par là que l’histoire elle-même peut se plier à cette loi d’Aristote : « la science ne s’occupe que du général. »

Il est arrivé pour l’histoire ce qui est arrivé pour la science : elle s’est démembrée, elle s’est divisée en chapitres particuliers, qui sont devenus des sciences distinctes. Tout le monde sait quelle révolution s’est opérée en histoire pendant les deux derniers siècles. A la sèche histoire du moyen âge, à la chronique conteuse et naïve de Joinville et de Froissart ont succédé d’abord les grandes imitations de l’antiquité, à savoir les récits oratoires et politiques ; puis on est arrivé à penser que les événements intérieurs de la vie d’un peuple ont un intérêt non moins grand que les événements plus palpables de la politique et de la guerre. Ainsi se sont développées, d’abord sous forme de chapitres, par exemple dans les écrits de Voltaire, puis comme œuvres distinctes et séparées, l’histoire des institutions, l’histoire des mœurs, des controverses religieuses, des lettres, des arts, des sciences, enfin des systèmes de philosophie. Ce qui n’était d’abord qu’un chapitre ou à peine un chapitre est devenu par son importance une science tout entière, et cette science elle-même a des chapitres qui sont presque des sciences, car l’infini est partout.

L’histoire de la philosophie, considérée ainsi comme une partie de l’histoire en général, est donc une science incontestable et d’un intérêt universel. S’il est intéressant de savoir ce qu’a fait Alexandre, qui oserait dire qu’il est insignifiant de savoir ce qu’Aristote a pensé ? Sans doute les événements extérieurs ont un éclat qui frappe tous les yeux ; mais pour ceux qui aiment la pensée, quel plus grand événement qu’une grande idée, une vue originale sur la nature des choses ? Et si les causes de la grandeur et de la chute d’un peuple méritent l’étude attentive des plus grands esprits, que dira-t-on du règne d’une philosophie, de son origine, de ses progrès, de sa chute ? Remarquez d’ailleurs que les peuples périssent, et que les philosophies ne périssent pas.

On dit que les choses sont plus intéressantes que les livres ; mais qui ne voit que les livres sont eux-mêmes des choses, et la plus noble des choses, le vêtement visible de l’incorporel et de l’impalpable, c’est-à-dire de la pensée ? On dit encore que la nature est le livre de Dieu ; mais la pensée humaine n’est-elle pas aussi le livre de Dieu, et en quelque sorte son verbe mortel ? On est bien aise de savoir quelles sont les fonctions de l’estomac ou du foie ; mais les opérations de la pensée, étudiées dans les plus grands de ses représentants, ont une bien autre valeur. Ainsi, à aucun point de vue, les livres ne sont inférieurs aux choses ; je parle des grands livres, qui ne sont pas de purs accidents, mais qui sous une forme particulière expriment quelques-unes des lois générales de la pensée.

L’histoire de la philosophie est une sorte de contre-épreuve de la psychologie : celle-ci étudie subjectivement les lois de l’esprit, que celle-là nous présente en quelque sorte objectivement. C’est l’esprit humain qui de part et d’autre est l’objet de notre étude. Les conceptions des philosophes peuvent être plus ou moins arbitraires quant à leur objet : elles ne le sont pas quant à leur origine et à leurs causes, lesquelles sont dans les lois de l’esprit. Jusqu’à quel point les systèmes sont-ils vrais ou faux ? C’est à la philosophie de le décider ; mais, cette question mise à part, les systèmes subsistent à titre de faits où se manifestent bien plus que dans l’histoire extérieure, et même que dans l’histoire des lettres et des arts, les lois du développement intellectuel de l’humanité.

Sans doute les systèmes philosophiques ont en grande partie leurs causes dans l’état général de la civilisation et des mœurs. Quelquefois ils naissent d’une protestation de la conscience contre les mœurs et les institutions d’un temps, et par là ils ont encore leurs raisons d’être dans le temps lui-même : par exemple, la révolution de Socrate ou celle de Rousseau ; mais il ne faut pas exagérer le point de vue des origines extérieures des systèmes philosophiques. Ils ont surtout une filiation interne et toute subjective. Il y a des lois d’action et de réaction, des lois d’oscillation et de progrès, qui sont dignes du plus haut intérêt, et ainsi l’histoire de la philosophie jette une grande lumière sur les lois mêmes de l’esprit humain.

D’un autre côté, par ses relations avec les autres phénomènes de la civilisation, les lois, les cultes, les beaux-arts, l’histoire de la philosophie se rattache étroitement aux autres branches de l’histoire. Par ses doctrines morales et politiques, la philosophie est ou l’expression ou quelquefois l’anticipation et le pressentiment des grandes époques historiques ; elle résume ou prépare les révolutions. Par les doctrines métaphysiques, elle nous sert à comprendre l’histoire des religions. Aujourd’hui la critique religieuse a pris un intérêt supérieur et jouit d’une très-grande faveur ; mais l’histoire religieuse a été préparée et facilitée par l’histoire de la philosophie. Sans doute les développements de la philologie et de la critique ont grandement contribué à éclaircir les textes et à jeter du jour sur l’origine des grands événements religieux ; mais après tout, ce qu’il y a de plus important et de plus intéressant dans les religions, c’est l’histoire des dogmes : or une telle histoire est-elle possible sans une étude très-approfondie de la philosophie ? Sans ce secours indispensable, on prendra les religions par le dehors, on n’en comprendra ni le sens ni les développements. Il y a là, je le reconnais, des services réciproques : les religions agissent sur la métaphysique, surtout à l’origine ; mais plus tard la métaphysique agit sur la religion. Qui pourrait méconnaître par exemple l’influence de la métaphysique allemande sur la crise que traverse aujourd’hui le protestantisme ? Et dans le passé qui peut nier l’action du platonisme sur le christianisme ? Ainsi les deux histoires sont intimement liées, et il n’y a pas de raison pour que l’intérêt qui se porte vers l’une se détache de l’autre.

J’ajouterai cette considération : c’est que l’histoire de la philosophie est une science sur le terrain de laquelle toutes opinions peuvent se rencontrer. Quelque opinion qu’on professe sur la philosophie en elle-même, qu’on la croie, avec les positivistes, condamnée à périr ou à s’absorber dans les sciences exactes et positives, ou qu’avec les spéculatifs on la considère comme la première des sciences, résumant et dominant toutes les autres ; que l’on soit spiritualiste, matérialiste ou panthéiste, toujours est-il que la philosophie doit être étudiée comme un des aspects, une des formes de l’esprit humain. En outre, si l’on a soin de distinguer d’une part l’exposition et l’interprétation des doctrines, de l’autre la discussion et la critique, toutes les écoles pourraient à la rigueur avoir une même histoire de la philosophie. Cela, je l’accorde, est très-difficile, mais non impossible. Ce que l’on ne peut contester, c’est que par les nombreux travaux critiques qui ont été faits en ce siècle, soit en Allemagne, soit en France, l’histoire de la philosophie est de plus en plus en voie de devenir une science positive. L’établissement, l’interprétation, la coordination des textes, la détermination précise des vrais caractères de chaque école, une intelligence de plus en plus exacte des théories les plus éloignées en apparence de nos idées actuelles, le sens du passé, le discernement des vrais rapports entre les systèmes ainsi que de leurs oppositions, tels sont les gains que l’histoire de la philosophie a faits de nos jours, et qui lui assurent une place durable parmi les sciences historiques.

Un illustre érudit du xviiie  siècle, le chef de l’école de Leyde, Tibère Hemsterhuys, se plaignait que de son temps « l’histoire de la philosophie, cette matière si riche des recherches savantes, n’eût pas encore attiré les études de la critique, qu’elle fût livrée à des compilateurs sans génie et sans lettres, qui ne connaissaient les philosophes anciens que par de vicieuses traductions, et qui tiraient d’une lecture superficielle un résumé aride et sans intelligence37. » Il y a un siècle à peine que ces paroles ont été prononcées. Combien tout est changé aujourd’hui ! L’Allemagne sans doute a le premier rang dans cette révolution. Les Tennemann, les Schleiermacher, les Brandis, les Ritter, les Zeller, les Trendelenbourg, ont mis l’histoire de la philosophie, surtout de la philosophie ancienne, au niveau des parties les plus avancées des sciences historiques et philologiques ; mais la France a eu aussi sa gloire dans ce grand mouvement : elle a fait aussi des efforts pour rivaliser avec l’Allemagne, ou pour lui disputer le premier rang. Si elle ne l’égale pas pour ces grandes et vastes compositions qui embrassent l’histoire tout entière, en revanche nous avons sur presque toutes les grandes écoles philosophiques des travaux étendus et approfondis où la force de la pensée s’unit souvent à la solidité de l’érudition et à la sagacité de la critique.

M. Cousin a été, à n’en pas douter, l’initiateur et le guide de ce mouvement de recherches, et c’est la partie la moins contestable de sa gloire philosophique. Par sa traduction et surtout par ses Arguments de Platon, M. Cousin, émule de Schleiermacher, voulut faire pour notre pays ce que celui-ci avait fait pour le sien, nous retremper à la grande source de la philosophie antique et nous rendre l’intelligence du passé en nous mettant en commerce intime avec le plus illustre de ses représentants. Par ses travaux sur Proclus et sur Olympiodore, il a révélé l’école presque inconnue du néoplatonisme d’Alexandrie ; par ses travaux sur Abélard, il nous a ouvert le moyen âge ; par ses travaux d’éditeur, qu’il poursuit encore, il nous a particulièrement appris à recourir aux textes et aux sources, et il a discrédité à jamais les travaux de seconde main. Dans son Histoire générale de la Philosophie, il a donné les grandes lignes, les grands cadres, les grandes directions. Je néglige tout ce qu’il a écrit sur la philosophie moderne, ses livres sur Locke, sur Kant, sur l’école écossaise, qui sont des travaux de controverse philosophique plutôt que de critique historique, mais qui n’en ont pas moins contribué à répandre parmi nous la connaissance des écoles modernes. Pour achever de rappeler tout ce que M. Cousin a fait pour l’histoire de la philosophie, disons que depuis trente ans, à l’Académie des sciences morales, il suscite les recherches de la science et les fait porter successivement sur tous les points encore inexplorés par les concours d’où sont sortis tant d’ouvrages éminents. Le dernier témoignage de cette infatigable sollicitude a été la fondation récente d’un prix qui porte son nom, et qui sera consacré exclusivement à l’histoire de la philosophie ancienne.

Si l’on se demande maintenant quels sont les travaux qui se sont produits sous cette vigoureuse impulsion, nous serions embarrassé par le nombre même. Qu’il nous suffise de rappeler l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, de M. Ravaisson ; l’Histoire de l’Ecole d’Alexandrie, de M. Vacherot ; la Kabbale, de M. Franck ; les Etudes de philosophie grecque, de M. Ch. Lévêque ; l’Histoire des idées morales dans l’antiquité, de M. J. Denis ; l’Abélard et le saint Anselme, de M. de Rémusat ; la Philosophie scolastique, de M. Hauréau ; le Roger Bacon, de M. Charles ; l’Histoire de la Philosophie cartésienne, de M. F. Bouillier ; l’Introduction aux œuvres de Spinoza, d’Emile Saisset ; le Leibniz, de M. Nourrisson ; l’Histoire de la Philosophie allemande, de M. Willm38, et tant d’autres œuvres importantes que je ne puis citer, sans parler des traductions, des commentaires, des monographies surtout, dont la gloire revient à la Faculté des lettres de Paris, à laquelle on a reproché quelquefois de rester attardée dans les voies d’une érudition surannée, tandis qu’il n’est pas une des branches nouvelles de la critique qu’elle n’ait encouragée et récompensée dans les travaux du doctorat. Sans doute tout n’est pas fait encore le monde oriental, malgré les beaux travaux de MM. Émile Burnouf, Franck, Barthélémy Saint-Hilaire, Munck, Renan, etc., est un champ à peine défriché où la philosophie est obligée d’attendre les travaux préliminaires de la philologie. Il en est à peu près de même du moyen âge : nous commençons à l’épeler ; mais ce que nous savons n’est rien à côté de ce qu’il nous reste à savoir. En outre la philosophie de la renaissance attend encore son historien. D’intéressantes monographies, par exemple le Jordano Bruno de M. Bartholmess, le Ramus de M. Waddington, n’ont fait qu’exciter notre curiosité sans la satisfaire. Indépendamment de ces parties encore incomplètes, ce qui manque surtout à la France, c’est une histoire générale de la philosophie comme il y en a plusieurs en Allemagne. C’est là, nous le reconnaissons, le travail de toute une vie ; mais maintenant que les sources sont connues, que les grandes écoles ont été approfondies, une multitude de points particuliers éclaircis, le moment serait venu peut-être d’entreprendre une vaste synthèse qui embrasserait l’histoire générale des systèmes non-seulement en eux-mêmes, mais dans leurs rapports avec l’histoire religieuse, politique et scientifique en général. Cette œuvre n’est pas impossible, puisqu’elle a été réalisée chez nos voisins. Espérons qu’elle tentera quelque penseur qui ne croira pas s’abaisser et descendre en se faisant l’historien de l’esprit humain !