(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre V : La religion — Chapitre III : Le problème religieux »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre V : La religion — Chapitre III : Le problème religieux »

Chapitre III : Le problème religieux

Le problème religieux est de nos jours obscur et difficile pour tout le monde ; mais il l’est particulièrement pour ceux d’entre nous qui croient d’une part que le fond de toutes les religions est vrai, humain, nécessaire à l’humanité, et que les formes en sont toutes plus ou moins arbitraires, fragiles, destinées à périr. Cette manière de concevoir la religion, qui a été celle des esprits les plus éclairés et les plus élevés, Lessing, Schleiermacher, Benjamin Constant, Mme de Staël, ne laisse pas que de soulever des difficultés considérables, lorsqu’au lieu de l’appliquer au passé on l’applique à l’avenir, et qu’on cherche à se faire une idée de la destinée religieuse de l’humanité. Pour les philosophes dont je parle, le problème se pose ainsi : Le fond périra-t-il avec la forme ? la forme sera-t-elle sauvée par la vérité éternelle du fond ? A la vérité, une considération importante diminue beaucoup la portée du problème. On parle sans cesse de la chute des religions. On nous apprenait autrefois dans un morceau mémorable « comment les dogmes finissent. » En définitive, il n’y a pas beaucoup d’exemples historiques de la chute d’une religion. Le brahmanisme, qui remonte jusqu’aux âges les plus anciens de l’humanité, n’a jamais péri, et il est encore debout en face de la civilisation chrétienne. Il en est de même du judaïsme, qui a certainement plus d’adhérents aujourd’hui qu’au temps d’Abraham. Le bouddhisme, beaucoup plus ancien que le christianisme, n’est pas disposé à périr. Le mazdéisme lui-même, ou religion de Zoroastre, a encore des fidèles, et, s’ils sont en petit nombre, c’est plutôt la race qui a péri que la religion. Le seul exemple bien constaté de la chute d’une religion, c’est la chute du polythéisme antique, vaincu et absorbé par une religion supérieure. C’est ce fait qu’on a toujours eu devant les yeux quand on s’est représenté le christianisme comme devant céder la place à son tour soit à une nouvelle religion, soit à la philosophie elle-même. C’est là un fait en quelque sorte isolé, et la persistance des grandes religions orientales prouve avec quelle ténacité l’esprit humain reste attaché aux formes religieuses qu’il a une fois adoptées. Le problème est donc beaucoup moins redoutable qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Il n’y a point à se demander ce que fera l’humanité sans religion, comme si le fait était possible. Les religions positives conserveront, selon toute apparence, pendant un temps indéterminé, leur empire sur une foule d’âmes, avec des vicissitudes de progrès et de décadence, de chute apparente et de résurrection inattendue, et il n’est pas à craindre que d’ici à longtemps l’humanité manque de secours religieux.

Cependant le problème, pour être plus restreint, n’en est pas moins très-grave encore ; on ne peut nier que l’esprit d’examen ne détache chaque jour des croyances traditionnelles ceux qui ne rejettent point précisément le fond des religions, mais qui ne peuvent en accepter les formes ; ceux-là ont aussi leurs dogmes fondamentaux, lesquels ne dépassent pas les limites de la religion naturelle. Les penseurs qui séparent la religion et la philosophie comme deux domaines absolument distincts, qui considèrent la philosophie comme le fait d’un petit nombre d’hommes, et la religion comme le fait de la foule, ne réfléchissent pas qu’il ne faut pas beaucoup de philosophie pour cesser de croire, que les hommes les moins éclairés sont tout aussi bien susceptibles d’être incrédules que les plus savants. Si la philosophie, entendue comme science, a certainement un domaine très limité, entendue comme libre pensée, elle est accessible à tous. Les philosophes auront beau mettre tous les ménagements possibles dans leurs rapports avec la religion, ils n’empêcheront pas leurs semblables de se détacher comme ils se sont détachés eux-mêmes : si vous n’avez pas la foi, pourquoi voulez-vous que je l’aie ? sans doute les masses ne seront jamais spinozistes, kantiennes, péripatéticiennes, idéalistes, et en ce sens il est vrai de dire que la philosophie ne sera jamais populaire ; mais elles peuvent fort bien être voltairiennes, et cela aussi, c’est de la philosophie.

Après avoir dit que la philosophie n’est pas faite pour les masses, on reconnaît cependant que la philosophie peut suffire à quelques-uns, et ce sont les philosophes de profession ; or je me retourne de ce côté et je dis qu’elle ne peut pas suffire même à ceux-là. Je n’admets pas sans doute la séparation des deux domaines en ce sens que la philosophie serait faite pour les uns et la religion pour les autres, ni en ce sens qu’elles auraient deux objets différents : l’une les vérités naturelles, l’autre les vérités surnaturelles. Non, mais je pense qu’elles saisissent un seul et même objet, l’infini, de deux manières différentes : l’une par le sentiment, l’autre par le raisonnement. C’est pour cela qu’il est vrai de dire que la philosophie, considérée comme science, ne peut remplacer la religion. Expliquer la religion, ce n’est pas être religieux. La religion est un fait humain, comme la patrie, la famille, la sociabilité. La philosophie explique les faits, elle ne les remplace pas. Un philosophe n’est pas dispensé d’être patriote, citoyen, père ou fils, pourquoi se dispenserait-il d’être religieux ? Or, dans la pratique, il faut bien reconnaître que les apologistes chrétiens ont raison de dire que le déisme abstrait n’est pas sensiblement différent de l’athéisme. Le déiste ne ressemble pas mal à un philosophe qui se contenterait de démontrer l’existence du beau, mais qui ne serait jamais sorti de son cabinet pour contempler les beautés de la nature et de l’art. Un Dieu qui n’est qu’un objet de raisonnement et la conclusion d’un syllogisme, un Dieu qui n’est rien dans la vie, et auquel on ne pense que lorsqu’il s’agit de réfuter les athées, un tel Dieu est une pure abstraction, et je m’étonne quelquefois que l’on mette tant d’ardeur à combattre ceux qui se trompent sur ces questions lorsque dans la vie on fait une part si faible à ces croyances d’où il semble que tout doit dépendre. Si Dieu n’est qu’un objet de pure spéculation, on ne voit pas pourquoi chacun ne pourrait pas penser là-dessus ce qui lui conviendrait et pourquoi telle hypothèse ferait plus scandale que telle autre ? Il faut donc l’avouer, la philosophie pure, entendue comme recherche spéculative sur l’origine des choses, ne donne pas à l’âme de satisfaction religieuse, et entendue comme libre pensée, elle n’a qu’une valeur négative et ne satisfait pas davantage le sentiment religieux.

Si pourtant le sentiment religieux, comme la philosophie spiritualiste l’enseigne, n’est pas une chimère ou une illusion, si Dieu n’est pas une pure fiction de l’imagination, si l’âme humaine va naturellement et nécessairement vers l’infini ; si d’un autre côté le sentiment religieux, comme tous les autres sentiments, ne se nourrit que d’actes, si les actes religieux sont nécessairement des actes sociaux, il faut une religion, même aux philosophes. On ne peut nier que l’affaiblissement de la force religieuse dans une société ne soit un affaiblissement pour l’âme humaine. Sans entrer ici dans le débat assez compliqué de la morale dite indépendante, nous nous contenterons de rappeler qu’il y a dans l’homme deux tendances : l’une par laquelle il tend à tomber au-dessous de lui-même, l’autre à s’élever au dessus. L’objet de la morale consiste à élever l’âme et à l’empêcher de s’abaisser ; mais on sait qu’il est plus facile à l’homme de déchoir que de monter. Tout ce qui tend à élever l’âme est donc favorable à la morale ; c’est ainsi que les arts, la science, la liberté politique, la philosophie, sont des forces qui tendent à maintenir un niveau élevé dans l’humanité. La religion est l’une de ces forces, une des plus puissantes et des plus efficaces ; comme elle est précisément le sens du transcendant, de l’infini, de ce qui est au-dessus de l’homme, elle lui donne, quand elle est sincère et profonde, une secousse admirable vers les choses d’en haut. Même dans sa forme naïve et populaire, elle est le seul chemin par lequel des âmes grossières, courbées vers la terre par les nécessités pratiques, puissent s’élever à l’idéal. Supposez toutes les religions disparaissant tout à coup, il se fera certainement un grand vide dans l’âme humaine, et il y aura, si j’ose le dire, une perte effroyable de force vive dans l’ordre moral ; ce que l’on gagnerait en lumière ne compenserait que très-imparfaitement ce que l’on perdrait en énergie et en vitalité morale. Or la philosophie morale ne peut se le dissimuler : en faisant le vide dans lésâmes religieuses, elle contribue pour sa part au déchet moral que nous signalons. Elle compense à la vérité ce mal par la hauteur de son enseignement moral ; mais cette compensation est insuffisante : c’est du moins notre profonde conviction.

Que faut-il faire cependant ? Allons-nous nous mettre à construire une religion nouvelle ? Irons-nous, comme Robespierre, faire proclamer l’existence de l’Être suprême par le gouvernement ? Reviendrons-nous au culte de la raison, à la théophilanthropie, au culte saint-simonien ou positiviste ? Nous convertirons-nous au culte inepte des mormons ? Inventerons-nous quelque chose de nouveau ? Nous réunirons-nous en conciles pour rédiger les articles de la religion naturelle ? Toutes ces entreprises ont été frappées de stérilité, et, quoique dignes d’intérêt précisément parce qu’elles témoignent du besoin énergique que nous signalons, elles ne peuvent inspirer à aucun esprit sensé le désir de les renouveler.

Plus nous avons réfléchi à ces graves problèmes, plus nous sommes resté persuadé que la grande religion qui a nourri l’Europe pendant tant de siècles peut encore et peut seule suffire aux nécessités de la crise que nous traversons. Nous l’avons dit déjà48, nous le répétons encore, le christianisme, mais le christianisme transformé, peut bien contenir encore en lui le secret du salut religieux de l’humanité. Le christianisme raisonnable de Locke, le christianisme dans les limites de la raison de Kant, le christianisme progressif de Lessing, le christianisme, unitaire de Channing, peut encore sauver l’idée religieuse du péril où l’ont jetée parmi nous la science et la philosophie.

Je sais que l’on conteste le titre de chrétien à ceux qui voudraient conserver le christianisme sans dogmes et Jésus-Christ sans miracles. Mais nous comprenons difficilement que l’on refuse le titre de chrétien à celui qui revendique ce titre volontairement et sincèrement. Par cela seul que je me dis chrétien, je le suis, à moins que l’on ne suppose que je mente. Dites que mon christianisme est erroné, si vous voulez, c’est précisément ce que les catholiques disent du vôtre ; mais ne dites pas que mon christianisme ne mérite pas un tel nom. Par cela seul que je reste attaché à cette forme religieuse, c’est que j’y trouve quelque chose que je ne trouverais ni dans une autre religion ni dans une école de philosophie, par exemple un type vivant de piété, de pureté, de charité, qui me sert de modèle pour me conduire ici-bas et d’intermédiaire pour m’élever jusqu’à Dieu. Si le Christ reste pour moi le sauveur des hommes, je suis chrétien, lors même que je ne verrais aucun phénomène surnaturel dans sa mission et dans celle de ses apôtres. Vous dites qu’il ne peut y avoir de religion sans surnaturel, c’est ce qui est en question. Le miracle écarté, il reste encore l’idée de la Divinité et de son action incessante sur l’univers ; il reste le sentiment religieux qui unit l’homme à Dieu. Or il y a dans l’histoire certains hommes qui ont éprouvé au plus haut degré le sentiment de l’union de l’homme et de Dieu ; ceux-là sont les initiateurs religieux, ce sont des médiateurs. Jésus est un de ceux-là. C’est lui qui, dans notre Occident, a consommé dans son cœur de la manière la plus intime l’union du fini et de l’infini. C’est à ce titre que nous le considérons nous-mêmes comme le sauveur, et que nous sommes de sa religion. Peu importe d’ailleurs le nom que l’on donnerait à une telle religion, pourvu que l’on reconnaisse que c’est une religion ?

Mais, dira-t-on, en quoi une telle religion se distinguera-t-elle de ce qu’on appelle la religion naturelle, ou du déisme philosophique ? Et ne sait-on pas par l’expérience que la religion naturelle n’a jamais pu s’établir parmi les hommes, que le déisme est une opinion de cabinet, une doctrine d’école et non pas une religion ? Bien plus, ajoutera-t-on, cette sorte de déisme est si vague qu’il peut envelopper toute autre chose que le déisme même, à savoir le panthéisme et jusqu’à cette forme d’athéisme poétique et sentimental qui est propre à notre temps. Je ne suis pas frappé pour ma part de la solidité de ces objections. Sans doute personne ne peut répondre de l’avenir : il pourrait se faire que la crise protestante à laquelle nous assistons ne soit qu’un des symptômes de la dissolution des croyances, un acheminement au scepticisme, au positivisme, à l’athéisme ; mais il me semble que cela ne peut être solidement soutenu que par ceux qui nient la vérité intrinsèque de toute religion. D’ailleurs on a souvent prédit au protestantisme depuis son origine sa prochaine dissolution, tandis qu’au contraire les faits et l’expérience ont constaté ses progrès et les progrès des sociétés animées de sa foi ; l’on doit se défier d’une prophétie si souvent répétée et si peu vérifiée, au moins jusqu’ici. Le christianisme a justement prouvé sa supériorité sur toutes les religions de l’univers par sa facilité à s’assouplir à tous les états d’esprit, à tous les états de sociétés. Le catholicisme lui-même, quoi qu’en disent ses adversaires prévenus, a montré dans l’histoire une assez grande flexibilité, car il a pu s’accommoder en même temps au moyen âge et au xviie  siècle, à la foi naïve d’une société ignorante et à la foi savante de la société la plus raffinée. Le christianisme a prouvé la même souplesse en devenant protestantisme. Qui sait s’il n’est pas appelé encore à prendre une troisième forme, et à résoudre le problème religieux de l’avenir par une dernière métamorphose ?

On objecte contre une religion sans surnaturel qu’elle n’est autre chose qu’une philosophie, et que la philosophie est hors d’état de fonder une religion ; mais on confond ici bien des choses distinctes. La philosophie considérée à un certain point de vue, est une science qui, comme toute science, procède par analyse, raisonnement, démonstration, dont les conclusions sont toujours subordonnées à la solidité de la méthode qui nous les fournit, qui est obligée de donner beaucoup à la dialectique, c’est-à-dire à la discussion du pour ou du contre, qui est en un mot essentiellement rationnelle. Que la philosophie, considérée ainsi, soit hors d’état de fonder une religion et n’ait rien d’analogue à la religion, nous l’accordons sans hésiter. La religion est un fait humain, un acte primitif de la raison et du cœur, qui naît spontanément et qui s’organise spontanément, tout comme la société, la famille, l’art, le langage. Vouloir créer artificiellement une religion est aussi impossible que de créer artificiellement une langue, une société, une épopée. L’erreur des philosophes modernes, théophilanthropes, saint-simoniens, positivistes, qui ont tous voulu soit organiser la religion naturelle, soit organiser des religions panthéistes et humanitaires sur le type du catholicisme, est tout à fait semblable à l’illusion des utopistes qui voudraient créer a priori une société absolument nouvelle, ou à l’illusion des savants qui veulent inventer une langue universelle. Voilà ce qu’il y a de vrai dans l’opinion généralement reçue, que la philosophie ne peut pas fonder une religion.

Si la philosophie ne peut devenir une religion, il n’est nullement contraire à la nature des choses qu’une religion devienne une philosophie. Il n’y a rien d’absurde à ce qu’une religion déjà existante, ayant une tradition historique, associée aux habitudes et aux mœurs d’une société, continue à vivre en se dépouillant successivement de toute superstition. De même que les philosophes ne peuvent pas fonder une société, mais peuvent rendre de plus en plus philosophiques les sociétés existantes, de même qu’ils ne peuvent créer des langues (au moins en dehors de la science), mais qu’ils peuvent rendre les langues usuelles de plus en plus claires, logiques, analytiques, en un mot philosophiques, de même ils ne peuvent créer des religions, mais ils peuvent transformer les religions historiques. Ce qu’il y a de fécond et de vivant dans le christianisme progressif de la nouvelle église, c’est précisément d’avoir résolu le problème religieux d’une manière toute différente de celle que l’on proposait il y a une trentaine d’années. Alors on proposait de créer un dogme, une église, des cérémonies, tout à nouveau. Les chrétiens libéraux trouvent beaucoup plus simple, et ils ont raison, de prendre pour point de départ le christianisme lui-même en le dépouillant de tout ce qui lui aliène les esprits indépendants. Ne lui enlève-t-on point par là, dira-t-on, sa sève et sa vitalité ? C’est ce que l’avenir nous apprendra. En attendant, c’était une tentative à faire. Sur ce terrain élargi, les chrétiens pouvaient donner la main aux philosophes, et ceux-ci de leur côté n’ont pas de raison pour s’y refuser.

Ainsi, au lieu de ce qu’on appelait autrefois la religion naturelle, nous demanderions simplement un christianisme naturel49. Au fond, c’est une seule et même chose ; mais la différence est que la religion naturelle est une création a priori, sans racines dans les habitudes des hommes, tandis que le christianisme est un fait historique dans lequel presque tous nous avons été élevés. Or, autant il est difficile de créer dans une société des habitudes nouvelles sans aucune relation avec celles qui existent, autant il est facile de transformer des habitudes existantes, car cette transformation se fait d’elle-même par la force des choses. Une religion naturelle peut paraître impossible, un christianisme naturel ne l’est pas. Malheureusement, il faut le reconnaître, cette forme de christianisme qu’ont admise et rêvée les plus grands esprits, a peu de chances de succès dans notre pays. Entre l’orthodoxie catholique et l’incrédulité voltairienne, nous ne connaissons guère de milieu. Cette souplesse merveilleuse du protestantisme s’accommodant aux divers états des esprits et aux différents degrés de lumières, au lieu de nous paraître, comme elle l’est, un signe de vitalité et une garantie de durée, nous est, sur l’autorité de Bossuet, un témoignage évident d’erreur et d’hérésie. Peu importe cependant qu’une révolution religieuse se fasse dans tel pays ou dans tel autre, pourvu qu’elle ait lieu.

Lorsque l’on considère notre société sans cet esprit de pessimisme qui est aussi dangereux que l’esprit contraire, on remarque qu’entre les deux termes extrêmes du matérialisme brutal et de l’orthodoxie dogmatique il y a un nombre considérable et de plus en plus grand d’esprits qui d’une part répugnent à un dogme précis, et qui de l’autre répugnent à l’abaissement de l’esprit devant la matière. Sans renoncer aux différences propres qui caractérisent chaque école et même chaque nuance d’école, ne serait-il pas possible de chercher à s’entendre, à se comprendre, à s’associer, au lieu de se perdre dans une multitude de petites hérésies, impuissantes dans leur isolement ? De même que Luther et Calvin se sont aujourd’hui réconciliés, au point qu’on voit journellement les pasteurs d’une Église passer dans l’autre et y exercer leur ministère, pourquoi, sans aucun sacrifice d’opinion propre, ne verrait-on pas une réconciliation s’opérer entre des opinions qui la plupart du temps ne se combattent que dans leurs excès ? Si le spiritualisme, par exemple, consentait à sacrifier quelque chose de ses tendances anthropomorphiques, si le panthéisme consentait à introduire l’élément moral et spirituel dans le principe absolu de l’univers, peut-être y aurait-il lieu à un rapprochement entre des opinions qui se discréditent réciproquement par leurs polémiques perpétuelles ? Qui pourrait se plaindre d’un tel rapprochement, sinon ceux qui ont intérêt à séparer les hommes en deux camps, celui des athées et celui des croyants, afin que l’horreur que l’on a pour le premier nous précipite dans le second ?

Une fois cette grande Église philosophique constituée, qui l’empêcherait de prendre pour temple la vieille Église chrétienne, rajeunie, émancipée, animée du vrai souffle des temps modernes, entraînée par l’esprit nouveau, mais le purifiant, le pacifiant par cet esprit d’amour dont l’Évangile, plus qu’aucun livre religieux, a eu le secret ? Quel centre plus naturel d’union que cette antique Église dont nous sommes sortis, et qu’aiment toujours du fond du cœur ceux qui en sont le plus séparés ? C’est une utopie, dira-t-on. Soit ; mais si l’idée de Dieu est trop pauvre et trop froide pour réunir les hommes en un sentiment commun, avouez alors que c’est une idée vaine, et rendez les armes aux athées. Pour nous, qui repoussons de toutes nos forces cette conclusion, nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’il viendra un jour où la vraie religion brisera le moule étroit où de part et d’autre on prétend l’enfermer, et qu’elle aura, elle aussi, ses temples, ses conciles et ses fidèles.