(1860) Cours familier de littérature. X « LVIe entretien. L’Arioste (2e partie) » pp. 81-160
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(1860) Cours familier de littérature. X « LVIe entretien. L’Arioste (2e partie) » pp. 81-160

LVIe entretien.
L’Arioste (2e partie)

I

Nous continuâmes ainsi quelques jours la lecture du Roland furieux ; mais, quoique marchant d’aventures en enchantements, nous ne retrouvâmes pas l’émotion profonde et douce que nous avions savourée dans les chants de Ginevra. Le récit se brisait trop souvent sous la main capricieuse de l’Homère de Ferrare pour que l’intérêt, constamment réveillé, constamment éteint, nous conduisît sans fatigue jusqu’au terme de quarante-cinq chants. La petite Thérésina bâillait quelquefois de la cantilène monotone du professeur, qui lisait toujours ; la comtesse Léna avait des distractions en passant ses longs doigts dans les boucles cendrées de sa fille ; j’en avais moi-même en regardant plus complaisamment ces deux ravissantes figures de femmes que les fantômes du poème flottant dans la brume de l’âme sous mes yeux ; enfin le chanoine frappait de temps en temps du pied les dalles sonores de la grotte, comme un homme qui s’impatiente d’un entretien trop prolongé. Le professeur seul ne démordait pas de la page, admirant toujours, et avec raison, le divin style naturel de son poète, même quand les récits produisaient la satiété.

Quand nous fûmes arrivés ainsi au sixième chant, il nous fit remarquer l’apparition d’un chevalier moins fou que Roland, plus héroïque que Renaud, plus beau qu’Ariodant : Roger, l’ancêtre des ducs de Ferrare, la souche de la maison d’Este. Depuis ce moment jusqu’à la fin du poème, c’est presque toujours Roger qui est le véritable héros de ses chants. Ce paladin aime Bradamante, aussi guerrière, aussi belle, mais plus chaste et plus fidèle qu’Angélique. Roger et Bradamante, comme Angélique et Roland, ne cessent de se chercher, de se rencontrer, de se perdre et de se retrouver dans le monde. Roger monte à son tour l’hippogriffe, cheval ailé qui le transporte avec l’indocilité du caprice et avec la rapidité de la pensée d’un pays à l’autre ; l’hippogriffe s’abat en Sicile, dans une délicieuse vallée plantée de myrtes. Le professeur nous lut avec plus de complaisance les stances dans lesquelles l’Arioste décrit ici la nature. On voit que ce poète, comme tous les vrais poètes, adorait la campagne et la peignait comme il l’aimait.

« Plaines cultivées, collines arrondies, ondes limpides, rives ombreuses, molles prairies, bosquets de jeunes tiges de lauriers-roses, cèdres, palmiers, orangers chargés de fruits et de fleurs, groupés et entrelacés en formes diverses, mais toutes gracieuses, faisaient un dais contre les ardeurs de l’été avec leurs épaisses ombrelles, et parmi les branches s’abritaient en pleine sécurité, chantaient et voletaient les rossignols…

« Près de là, auprès d’une fraîche source entourée de cèdres et de palmiers féconds, Roger dépose son bouclier, découvre son front de son casque, et, tantôt vers la plage de la mer, tantôt vers la montagne, il tourne son visage pour se faire caresser les joues par les brises fraîches et embaumées qui, sur les hautes cimes, font frissonner avec de gais murmures les feuilles des hêtres et des chênes.

« Il trempe alors dans l’eau claire et glacée ses lèvres sèches, et il agite l’eau courante avec ses mains pour faire évaporer l’ardeur de ses veines, etc... »

La forêt enchantée du Tasse, imitée de cette aventure de l’Arioste et d’abord imitée de Virgile, se rencontre merveilleusement racontée ici pour la première fois en italien moderne. La branche d’un myrte auquel Roger a attaché par la bride l’hippogriffe, et dont le cheval cherche à se dégager, pousse une plainte humaine ; l’écorce sue de douleur et de honte comme une peau humaine. Ce myrte prend une voix : il raconte à Roger qu’il est Astolphe, autre paladin, cousin de Roland, et qu’il a été transformé en myrte par les enchantements de la magicienne Alcine. Alcine est une copie des sirènes antiques. Astolphe raconte la puissance et les merveilles de ses enchantements : après l’avoir aimé deux mois, Alcine se dégoûte de lui par un nouveau caprice ; pour se débarrasser de lui, elle l’a changé en arbre dans cette forêt, toute peuplée de ses amants, métamorphosés comme lui.

Roger déplore le sort d’Astolphe, parce que Astolphe est cousin de cette Bradamante qu’il adore. Il a l’imprudence, à travers mille aventures, d’entrer dans le palais d’Alcine pour y tenter la délivrance d’Astolphe. Cette témérité le perd : il est fasciné lui-même par la beauté surhumaine de la magicienne. La description de cette beauté égale ou surpasse tout ce que l’Albane ou le Corrège ont de plus suave et de plus velouté dans le pinceau. La peinture de leurs amours doit être aussi vive, car le chanoine avait mis le sinet sur cinq ou six stances. L’Arioste n’y avilit pas la poésie jusqu’au libertinage, mais il l’amollit jusqu’à la volupté ; le feu de sa jeunesse coule dans ses stances.

Pendant cet oubli fatal de Roger dans les jardins d’Alcine, sa vertueuse amante Bradamante s’informe partout de lui ; elle s’évanouit de douleur et de jalousie en apprenant qu’il est dans les bras d’Alcine. Mélisse porte à Roger l’anneau qui fait disparaître tous les enchantements de la magie ; dès que Roger a passé à son doigt l’anneau, Alcine lui apparaît sous sa forme hideuse d’une vieille magicienne, faisant horreur et dégoût. Il se revêt de ses armes, monte Rubicon, le cheval d’Astolphe, et s’évade du palais.

II

Ici on perd de vue Roger. On revient à Angélique, l’amante de Roland. Elle est jetée par une suite de prodiges dans une île déserte ; des corsaires l’enlèvent ; elle est condamnée à être dévorée par un monstre marin. Roland, qui est occupé au siège de Paris, près de son oncle Charlemagne, gémit nuit et jour sur la destinée inconnue d’Angélique. Un songe l’avertit confusément des périls qu’elle court ; il s’évade du camp, couvert d’une armure noire, pour la chercher dans tout l’univers. Charlemagne, indigné de ce lâche amour qui fait déserter l’armée à son neveu, envoie à sa poursuite Brandimont, ami de Roland. Brandimont est suivi par Fiordalisa, sa maîtresse, qui le poursuit à son tour de contrée en contrée. Cette chasse aux amants et aux maîtresses à travers le monde est une des conceptions héroï-comiques les plus habituelles à l’Arioste dans son poème.

Roland, en courant après Angélique, traverse la Hollande ; il y accomplit des exploits fabuleux en faveur de la belle Olympe, à laquelle il rend un trône. Instruit qu’Angélique va être dévorée par le monstre marin dans l’île d’Ébude, une des îles de la Zélande, il s’embarque pour cette île ; mais il est prévenu par Roger. Roger a recouvré l’hippogriffe, ce Pégase de la chevalerie ; il fend les airs sur ce coursier ; il arrive à la plage de la mer où Angélique, enchaînée nue au rocher, attend le monstre marin qui va la dévorer. La description de la chaste nudité d’Angélique rappelle les plus belles statues de Vénus, vêtues de leur seule pudeur, et qui n’inspirent qu’une admiration aussi chaste que le marbre dont elles sont formées. « Ses larmes seules, dit le poète, baignant les roses et les lis de son beau corps, attestaient qu’elle était animée. » Roger, à l’aspect de ces yeux éplorés, se souvient de sa chère Bradamante ; son coursier replie ses ailes ; Roger parle avec une respectueuse compassion, mêlée d’une galanterie chevaleresque, à Angélique : « Ô beauté céleste, faite pour porter seulement les fers avec lesquels l’amour mène ceux qu’il a enchaînés ! quel est le misérable qui a pu flétrir de l’empreinte livide de ces anneaux de fer l’ivoire de ces bras et de ces mains ? »

Angélique se colore à ces mots d’une couleur pudique ; elle aurait couvert son visage rougissant de ses mains, si elles n’étaient rivées au dur rocher par des anneaux de fer ; mais ses larmes, qui au moins pouvaient couler librement, tombèrent de ses yeux et voilèrent son visage, qu’elle s’efforça de cacher en le baissant sur sa poitrine. Elle commençait à chercher pour répondre des paroles entrecoupées à travers ses sanglots, mais elle ne put achever… Le monstre s’avançait à grand bruit des flots sur la mer, etc., etc.

Roger le foudroie en découvrant son écu magique, qui a la puissance d’éblouir et d’atterrer tout ce qui est frappé de son éclat ; profitant de l’éblouissement du monstre engourdi, Roger déchaîne Angélique, la fait monter en croupe sur l’hippogriffe, part à travers les airs et ne peut s’empêcher de se retourner souvent pour admirer trop amoureusement celle qu’il a sauvée. Il fait abattre l’hippogriffe dans une clairière des forêts de chênes de la Bretagne française, prend Angélique dans ses bras et la dépose mollement sur l’herbe.

Angélique, exposée à d’autres dangers que ceux auxquels elle vient d’échapper, aperçoit heureusement au doigt de Roger l’anneau enchanté qui lui a été ravi jadis à elle-même. Cet anneau a la vertu de faire disparaître celui qui le met dans sa bouche. Elle le fait glisser subrepticement du doigt de Roger, distrait par son amour ; elle le porte à ses lèvres, et elle s’évanouit aux regards pétrifiés du chevalier. Il parcourt à tâtons le bocage, croyant ressaisir la fugitive ; il n’embrasse que l’air : Angélique était déjà loin de lui. Roger veut remonter au moins son cheval ; mais l’hippogriffe a profité de sa liberté pour s’envoler on ne sait où. Ainsi, par cette fatale et coupable distraction, Roger a perdu à la fois son cheval, son anneau et sa maîtresse.

La description de l’asile qu’Angélique trouve chez un pasteur du voisinage est égale ou supérieure à la même scène décrite par le Tasse, quand Herminie se réfugie chez les bergers. On voit combien ces poètes s’enviaient les uns aux autres ces poétiques inventions. Mais l’Arioste est le premier, et son tableau surpasse en sérénité et en fraîcheur toutes les pastorales du temps. Nous allons vous en traduire quelques stances ; elles sont du nombre de celles que Thérésina elle-même pouvait entendre sans que la délicate pudeur de sa mère s’en alarmât pour son enfant.

III

« Là habitait un vieux pasteur, qui gardait un grand troupeau de cavales ; les juments et leurs petits paissaient çà et là, dans la vallée, les herbes tendres à l’entour des frais ruisseaux. Il y avait de distance en distance, autour de la cabane, des abris en planches où elles se réfugiaient contre les ardeurs du milieu du jour. Angélique chercha en ce moment un refuge contre sa nudité dans un de ces hangars, et y resta longtemps sans être aperçue de personne.

« Et vers l’heure du soir, après qu’elle se fut rafraîchie et qu’elle se sentit suffisamment reposée, elle s’enveloppa de quelques vieux et rudes haillons abandonnés dans cette hutte, vêtements trop contrastants avec les étoffes de luxe, vertes, jaunes, perses, bleues et pourpres, qui la paraient ordinairement ; mais, quelle que fût leur sordidité, des habits si humbles ne pouvaient déguiser ni la beauté ni la noblesse de la jeune fille.

« Qu’on cesse de parler de Phyllis, de Néère, d’Amaryllis, ou de la fugitive Galatée, dont la beauté ne put jamais rivaliser avec tant de charme, etc., etc. »

Elle choisit dans le troupeau la plus rapide des juments et songe à reprendre la route de l’Orient.

Le poète ici l’abandonne ; il revient à Roland dont il chante de nouveaux exploits de chevalier en faveur des dames. Roland trouve Isabelle enchaînée dans une caverne par des brigands ; il les assomme. Elle lui raconte ses peines ; l’histoire est naïve autant que pathétique :

« Je suis Isabelle, fille de l’infortuné roi de Gallicie, ou plutôt je fus fille de ce roi, car je ne suis plus maintenant que fille de la douleur, de l’infortune et des larmes ! Ce fut la faute de l’amour !… Je vivais heureuse de mon sort, aimée, jeune, riche, honnête et belle ; je suis maintenant avilie, misérable, malheureuse… Mon père allait assister à quelque tournoi dans la ville de Bayonne ; parmi les chevaliers qui venaient pour y figurer, soit qu’Amour me le fît ainsi apparaître, soit que sa valeur éclatât d’elle-même en lui, le seul Zerbin me sembla digne de louange ; c’était le fils du grand roi d’Écosse,

« Pour lequel, après qu’il eut donné dans la lice des preuves merveilleuses de sa chevalerie, je me sentis prise d’amour, et je ne m’aperçus que trop tard que je n’étais plus à moi-même ; et, malgré tout ce que je souffre pour lui, je ne puis m’arracher de l’esprit que je n’avais pas mal placé mon cœur, mais que je l’avais donné au plus digne et au plus beau des paladins qui soit sur la terre. »

Elle raconte comment ils s’aimèrent. « Puis, hélas ! dit-elle, après les grandes fêtes qui suivirent les combats, mon cher Zerbin retourna en Écosse ; je restai seule, pensant à lui le jour et la nuit. Je ne doute pas qu’il ne cherchât de son côté les moyens de s’unir à moi ; mais la différence de nos religions, puisqu’il est chrétien et moi sarrasine, l’empêchait de m’obtenir de mon père. Il songea à m’enlever, en abordant, au moyen d’un navire, sur la plage d’un beau jardin que mon père avait au bord de la mer. »

Complice de cet enlèvement, Isabelle fuit à toutes voiles de sa terre natale. « Avec quelle joie, s’écrie-t-elle, je ne puis le dire, espérant avant peu jouir de mon amour avec mon Zerbin. » Une tempête les jette sur un rivage inhabité. Zerbin s’éloigne afin d’aller chercher des chevaux pour Isabelle à la Rochelle. Pendant son absence, un des deux amis qu’il a laissés auprès d’Isabelle s’éprend d’un perfide amour pour elle. Odorie, c’est le nom de ce traître, veut entraîner dans son crime son compagnon Coribe ; celui-ci résiste. Les deux gardiens d’Isabelle se livrent un combat acharné : l’un pour la défendre, l’autre pour la ravir à Zerbin. Pendant le combat, elle prend la fuite ; Odorie abandonne le combat, la poursuit, l’atteint, veut lui faire violence ; elle pousse des cris qui sont entendus par une bande de brigands, qui la retiennent captive depuis neuf mois dans cette caverne pour la vendre ensuite aux pirates de la côte.

Roland la console et l’emmène avec lui.

Le lecteur, incertain du sort d’Isabelle, de Zerbin, de Bradamante, de Roger, d’Angélique, est transporté au siège de Paris. Ce siège est raconté dans deux chants héroïques, en stances dignes d’Homère au siège de Troie, du Tasse au siège de Jérusalem. La guerre n’inspira jamais mieux aucun barde ; le sang coule de la plume d’Arioste avec autant de verve que l’amour et la plaisanterie.

Les aventures héroï-comiques de Griffon, qui poursuit une maîtresse infidèle en Palestine, diversifient heureusement ces longs combats. La comédie n’a rien de plus plaisant que les tours perfides joués à Griffon par sa maîtresse, et par son lâche mais spirituel rival, à Damas. Ce rival est un Scapin chevaleresque, et la maîtresse de Griffon est une Colombine, qui transportent dans un poème épique les scènes grotesques du théâtre italien. Arioste siffle comme il chante : c’est Molière et Homère dans le même homme. Au dix-huitième chant il égale Virgile en tendresse, dans l’admirable épisode de Nisus et Euryale. Arrêtons-nous pour pleurer avec lui sur l’héroïsme de l’amitié entre Médor et Cloridan.

Une grande bataille a été livrée entre Charlemagne et les Sarrasins ; ceux-ci ont perdu leurs principaux combattants. Dardinel, leur roi, a été tué par Renaud ; son corps est resté sur le champ de bataille. Pour aller relever le cadavre de Dardinel du champ de bataille, il faut traverser le camp de Charlemagne ; il est nuit. Écoutez l’Arioste :

« Deux jeunes Sarrasins, entre autres, veillaient dans le camp ; tous deux d’origine obscure, nés dans la Ptolémaïde, desquels l’aventure, comme un rare exemple d’attachement, mérite d’être racontée. Ils se nommaient Cloridan et Médor ; dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, ils avaient aimé également leur prince Dardinel, et maintenant ils avaient passé la mer pour venir combattre en France avec lui.

« Cloridan, intrépide chasseur toute sa vie, était de robuste stature et d’une rare légèreté à la course ; Médor, à la fleur de ses années, avait encore les joues colorées, blanches et fraîches de l’adolescence, les yeux noirs, les cheveux dorés et bouclés ; il ressemblait à un ange du chœur le plus élevé du ciel.

« Ils étaient ensemble sur les remparts à regarder, en soupirant, le ciel de leurs yeux chargés de sommeil ; Médor, dans toutes les paroles qui lui échappaient, ne pouvait s’empêcher de se rappeler sans cesse son maître et son seigneur Dardinel d’Almonte, et de pleurer en pensant que ses restes allaient rester sans sépulture sur la terre. Se retournant vers son camarade : “Ô Cloridan, lui dit-il, je ne puis te dire combien le cœur me fend de ce que mon maître gît ainsi sur la terre nue, exposé à devenir la proie des loups et des corbeaux, lui qui fut toujours pour moi si tendre et si généreux : il me semble que, quand je donnerais ma vie pour préserver son corps de cet outrage, ce ne serait pas encore assez pour payer tout ce que je lui dois d’affection et de reconnaissance.

« Je suis décidé à aller, pour qu’il ne reste pas sans sépulture, le chercher et le retrouver sur le champ de bataille, et peut-être Dieu permettra-t-il que je traverse inaperçu le camp endormi de Charlemagne. Toi, demeure ici, afin que, s’il est écrit dans le ciel que je doive mourir, tu puisses raconter ma mort...”

« Cloridan reste confondu que tant de courage, tant d’amour, tant de fidélité, se révèlent dans un enfant. Il s’efforce, tant il lui porte de tendresse, de le faire renoncer à cette entreprise ; mais Médor était déterminé ou à mourir ou à recouvrir d’un peu de terre la tombe de son seigneur. Voyant que rien ne peut ni fléchir ni effrayer Médor, Cloridan lui répond : “Eh bien ! j’irai aussi, car quelle joie me resterait-il sur la terre, ô mon cher Médor, si j’y restais sans toi ? Il vaut mille fois mieux mourir les armes à la main avec toi, que de mourir de mon chagrin si tu étais enlevé à mon amitié ! ”

Ils traversent heureusement dans la nuit le camp ennemi.

Pendant que Médor cherche parmi les cadavres le corps de son maître, Cloridan se charge de lui ouvrir une large voie pour le retour à travers le camp ennemi. Il fond sur les chrétiens assoupis, il immole une foule de guerriers, choisissant les plus illustres. Le poète décrit en traits sanglants et pathétiques leurs divers trépas. Une stance attendrie décrit la mort d’un duc d’Albret, surpris dans son sommeil, avec son épouse qui l’accompagnait à la guerre. L’Arioste, dans cette stance digne de Pétrarque ou du poète de Françoise de Rimini, laisse échapper de son cœur un cri de pitié ou d’envie qui révèle toute une âme amoureuse de Virgile :

« Cloridan était parvenu jusqu’à la tente où le duc d’Albret dormait dans les bras de sa femme, tellement rapprochés l’un de l’autre que l’air lui-même n’aurait pas pu passer entre eux. Médor leur tranche les deux têtes à la fois d’un seul coup ! Ô heureuse mort ! ô destinée si douce, qu’unis comme l’étaient leurs corps, je ne doute pas que leurs âmes, également enlacées, s’en allèrent ensemble au même ciel ! »

Médor, distrait de ce carnage par l’impatience de retrouver le corps de son roi, adresse une invocation ardente à la lune pour qu’elle lui découvre enfin le cadavre. La lune l’exauce, le nuage qui la couvrait se dissipe ; Médor court en pleurant à l’endroit où gît Dardinel ; il le reconnaît à ses armes, il s’agenouille, il baigne son visage inanimé de ses larmes amères, dont un double ruisseau coulait sous ses cils ; son attitude était si pieuse, ses gémissements si tendres, que les vents eux-mêmes se seraient arrêtés pour les entendre.

Il les réprime toutefois, non pas par crainte d’être entendu des ennemis et par aucun soin de sa propre vie, dont il lui serait plus doux d’être délivré, mais par peur qu’on ne l’empêche d’accomplir l’œuvre pieuse pour laquelle il s’est dévoué. Les deux jeunes guerriers chargent le cadavre sur leurs épaules, afin d’en partager ainsi le poids.

Ils marchaient en silence sous ce fardeau sacré, et déjà les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel, l’ombre à s’éclaircir sur la terre, quand ils rencontrent Zerbin, qui rentrait au camp des chrétiens après avoir employé le commencement de la nuit à la poursuite des Sarrasins… Cloridan, à l’aspect de Zerbin et de son groupe de guerriers, supplie Médor d’abandonner sa charge, lui représentant qu’il serait trop insensé de perdre deux vivants pour sauver un mort.

En parlant ainsi, Cloridan jette son fardeau à terre, pensant que Médor va en faire autant ; mais cet enfant, qui aimait son maître mort plus que sa vie, le recharge seul sur ses épaules. Son ami, croyant qu’il est suivi par Médor, fuyait à toute course ; car, s’il avait su qu’il l’abandonnait ainsi à son sort, il aurait affronté mille morts au lieu d’une.

Les cavaliers de Zerbin les enveloppent, mais un bois ténébreux offre un asile impénétrable aux deux amis ; ils s’y jettent, on les suit. Cloridan est tué en voulant secourir Médor. Médor, toujours le corps de Dardinel dans ses bras, cherche à ravir cette chère dépouille aux ennemis en se dérobant derrière les arbres, pareil à une ourse qui défend ses petits. À la fin, Médor est vaincu. Médor, blessé, est relevé de terre par ses beaux cheveux blonds. Zerbin le couche sur l’herbe, en attendant qu’il revienne étancher généreusement le sang de sa blessure ; il s’éloigne un moment pour punir le féroce soldat qui a frappé cet enfant. Pendant cette absence du magnanime Zerbin, une jeune fille, d’un aspect royal et d’un visage éclatant de beauté, s’approche de Médor ; ses humbles vêtements sont ceux d’une bergère, mais l’élégance de sa démarche et la délicatesse de ses traits la trahissent...

C’est Angélique, l’amante ingrate de Roland, la superbe fille du roi des Indes. Depuis qu’elle avait recouvré son anneau enlevé au doigt de Roger, elle voyageait seule et sans crainte, sûre de se rendre invisible à volonté. L’amour qu’elle avait si longtemps bravé l’attendait dans ce bocage.

Il n’y a rien d’égal à cette scène de pitié, d’admiration et d’amour naissant entre Angélique et Médor, dans aucun poème, excepté peut-être le chant d’Haïdée dans lord Byron. Mais Haïdée est évidemment calquée sur Angélique. Or la gloire doit remonter toujours de l’imitateur au modèle. Écoutez quelques stances de ce chant des vrais amants. Le souvenir de la passion malheureuse de Roland pour Angélique y mêle au charme de la scène on ne sait quel grain de sel comique qui ajoute encore, s’il se peut, à la délicieuse saveur du sujet. C’est l’ombre du satyre portée sur le corps de Galatée dans un tableau du Titien.

Après qu’Angélique a compati par tous ses sens et par toute son âme à la beauté, à la blessure et au généreux dévouement de Médor, elle remonte sur son coursier pour aller chercher dans les prés voisins les simples dont elle connaît la vertu, afin de panser la blessure du jeune Sarrasin. Elle rencontre un vieux pasteur qui doit l’assister dans son pansement. Lisons : nous ne lirons rien de plus frais dans aucun poète, à moins de remonter au poème unique, mais en prose grecque, de Daphnis et Chloé.

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IV

Mais le jour même où nous devions continuer la lecture des amours d’Angélique et de Médor, nous quittâmes avec regret la villa des collines euganéennes. Une grande fête religieuse d’été, fête pour laquelle les seigneurs italiens reviennent toujours à la ville, força la comtesse Léna à rentrer pour quelques semaines dans son palais de Venise. Le chanoine, le professeur et moi, nous fûmes de la partie.

J’aurais dû naturellement profiter de ce déplacement de la comtesse Léna et de sa maison pour continuer mon voyage vers Rome, par Pesaro et le littoral de l’Adriatique ; mais je ne sais quel sortilège ou quel enchantement, tout semblable aux sortilèges et aux enchantements de l’Arioste, ne me laissa même pas délibérer. Je suivis Léna et Thérésina comme si j’avais fait partie de la maison, sans savoir au juste si la magie qui m’entraînait résidait pour moi dans la mère ou dans la fille. Le charme dont je ne me rendais pas compte était le même, quoique différent. Ce tourbillon de beauté, de grâce, de bonté, de familiarité charmante dans lequel j’avais vécu quelques semaines à la villa, m’enlevait sans résistance de ma part, sans effort de la part de Léna, comme une feuille de ses jardins enlevée sous ses pas par le vent de mer.

Son palais de Venise, baigné jusqu’au vestibule par le grand canal, était trop vaste pour la fortune de la comtesse. On y sentait le vide des temps disparus. Le portique, assez vaste pour contenir une foule de clients ; l’escalier de marbre blanc à rampes moulées ; la salle des gardes, presque aussi longue et aussi large que le palais lui-même ; la tribune haute qui régnait sous les corniches ; les fresques poudreuses qui décoraient le sombre plafond ; les statues de nobles Vénitiens sous leur armure, qui contemplaient les passants du fond de leurs niches autour de la salle ; le parvis négligé et humide de cette salle ; les volées de colombes qui s’y abattaient librement par les fenêtres ouvertes ; le vent de mer qui faisait tinter ces vitres, mal attachées aux châssis de plomb ; enfin le léger et mélancolique clapotement des petites vagues du canal contre les marches extérieures de l’escalier : tout cela donnait au palais de Léna une apparence et comme une odeur de sépulcre, qui imposait à tous les sens une certaine langueur molle, le caractère de la ville et des habitants. Il ne fallait rien moins que tant de jeunesse, de vie et de beauté dans les hôtesses de ce palais, pour qu’un tel séjour n’assombrît pas notre société de plaisir. Mais la jeunesse et la beauté rajeunissent et embellissent jusqu’aux ruines : les fleurs les plus odorantes que le pèlerin cueille, pour respirer des souvenirs avec leur odeur dans les pages de son journal de voyage, sont celles qui croissent sur des tombeaux.

Léna et sa fille entrèrent dans une enfilade d’appartements, dont on apercevait à peine le fond à travers une longue avenue de portes en drap vert, toutes ouvertes. Le chanoine, le professeur et moi, on nous logea au sommet de l’édifice, dans de petites chambres à peine meublées, qui prenaient entrée sur la galerie à jour servant de corniche à la salle d’armes. Les délices de ces appartements élevés, c’étaient le soleil, la solitude, le silence : on n’y entendait d’autre bruit, le jour, que le pas boiteux du vieux majordome, traversant la salle d’armes pour aller à l’appartement de ses jeunes maîtresses, et le bruit alternatif des rames du gondolier sur le canal ; le matin, quelques roucoulements de pigeons dans les combles, et le tintement lointain des petites cloches des couvents, appelant les religieuses à l’office. Ces impressions m’étaient neuves, consonantes à l’âme et douces ; je les savourais avec autant de délices que les impressions champêtres de la villa. D’ailleurs, n’étions-nous pas sous le même toit que ces ravissantes hôtesses, qui auraient embelli pour nous même la cabane du pasteur d’Angélique ?

Après les fêtes passées, nous reprîmes nos lectures à Venise aussi régulièrement qu’à la villa. Le professeur n’était pas homme à démordre ; il avait apporté avec lui son Arioste aussi ponctuellement que le chanoine avait apporté son bréviaire. Seulement nous n’étions plus mollement accoudés, pour l’entendre, sous une grotte sonore rafraîchie par un jet d’eau : mais le soir, à l’heure où la gondole remplace la calèche dans les lagunes de Venise, nous laissions le gondolier louvoyer à son caprice entre les îles, aux dômes dorés par le soleil couchant, qui se détachent comme des faubourgs à l’ancre de la ville, à l’embouchure de la vaste mer ; et, à demi couchés sur les bancs, au branle de la barque, nous demandions au professeur un chant de poète pour compléter toute cette poésie du soir à Venise.

V

« Où en étions-nous ? dit le chanoine. — Ah ! je le sais bien, moi, dit Thérésina : nous en étions à ce chant, si malheureusement interrompu par notre voyage, où le beau Médor, ce jeune Sarrasin, si tendre et si courageux de cœur pour sauver le corps de son maître mort, est blessé par les féroces Écossais de Zerbin, et où la belle Angélique, touchée de sa jeunesse et de sa beauté, va cueillir des simples dans les prés pour guérir ce charmant païen. »

Léna sourit légèrement en admirant la mémoire heureuse de la jeune fille : « Qu’aurait-elle pu retenir de plus analogue à son âge et à son imagination d’enfant ? dit-elle, Eh bien, lisons avec confiance, ajouta-t-elle, si le canonico n’a pas mis trop de sinets à ce chant de jeunesse. — C’est une pastorale, dit le professeur, une pastorale dans une épopée. Ne craignez rien : cela rafraîchit, cela ne brûle pas l’âme. N’avez-vous pas dans la galerie du palais de charmants tableaux de bergeries et de nymphes, entremêlés à vos tableaux de religion ou de batailles ? Ce qui est dangereux pour ces jeunes âmes, ce ne sont pas les beautés de l’imagination, ce sont ses laideurs. Des scènes de bonheur sont les perspectives de la vie : vous en faites peindre sur les murs de vos villas et de vos palais ; ne craignez pas d’en peindre sur la toile vivante de l’imagination fraîche et chaste de la jeunesse. Ces perspectives du cœur sont les beaux rêves de la vie : rêver beau, c’est le bonheur. — Et c’est aussi la vertu, dit le chanoine. — Rêvons donc », dit Léna.

Alors le professeur rouvrit le livre, juste à la stance si bien remémorée par la naïve Thérésina.

VI

« Angélique rencontre un pasteur parcourant à cheval le bocage à la recherche d’une jeune cavale qui s’était échappée déjà depuis deux jours de l’enceinte où elle était parquée avec le troupeau ; elle emmène avec elle le berger à la place où Médor, perdant toute sa vigueur avec le sang qui coulait de sa poitrine, en teignait l’herbe à l’entour et paraissait prêt à défaillir pour toujours.

« Angélique descend de son coursier et fait descendre comme elle le pasteur ; elle pile à l’aide d’une pierre les simples, en fait découler le suc entre ses blanches mains ; elle le distille et l’étend sur le sein, sur les flancs et sur les hanches du blessé ; la salutaire liqueur arrête le sang et rend la vie à Médor.

« Il reprit assez de force pour qu’elle pût le faire monter sur la jument du berger ; mais Médor se refuse à s’éloigner tant qu’il n’a pas recouvert de la terre de la sépulture le corps de son roi et celui de Cloridan. Après ces pieux devoirs accomplis, il suit Angélique où il lui plaît de le mener ; elle le conduit par compassion dans l’humble cabane du berger resté auprès d’elle.

« Elle ne consent pas à le laisser repartir tant qu’il n’est pas rétabli en parfaite santé, tant la tendre pitié qu’elle a éprouvée à son premier aspect, étendu sur la terre, puis, après le premier étonnement, tant sa beauté, sa grâce, ses manières, lui mordent le cœur d’une lime invisible : elle sent cette lime lui ronger peu à peu le cœur, qui se consume enfin tout entier d’une flamme amoureuse.

« L’habitation du berger, assez commode et assez belle pour une chaumière, était située dans un petit vallon en plaine entre deux montagnes ; il l’habitait avec sa femme et ses petits enfants. Construite par lui tout nouvellement, tout y était neuf et propre de fraîcheur. C’est là que Médor fut promptement rétabli par les soins de la jeune fille ; mais, en moins de temps encore, elle sentit qu’elle avait au cœur une blessure plus profonde que celle qu’elle venait de guérir.

« Plus l’une se referme et se rassainit, plus l’autre s’élargit et s’envenime. Le beau jeune homme se remet à vue d’œil ; elle, au contraire, tantôt glacée, tantôt brûlante, languit d’une incurable fièvre. De jour en jour, la beauté de Médor fleurit ; de jour en jour, la malheureuse sent la sienne se flétrir, comme une neige tombée après la saison, que les rayons du soleil fondent dans un lieu sauvage.

« Si elle ne veut pas mourir de son amour, il est temps qu’elle prenne sur elle de le révéler, car il n’est pas à espérer que Médor ose l’encourager à un tel aveu.

« Elle demande enfin pitié à celui qui l’a percée d’un tel coup sans le savoir. »

Ici le poète, par une apostrophe tragi-comique, qui sort d’elle-même du sujet, tourne sa pensée vers Roland, l’amant obstiné et toujours malheureux d’Angélique.

« Ô comte Roland ! ô roi de Circassie ! votre éclatante valeur, dites-moi, à quoi vous sert-elle ? » Il en adresse autant aux autres héros adorateurs d’Angélique : Agrican et Ferragus.

Puis il reprend la note sérieuse et tendre pour raconter la félicité des deux amants dans la solitude :

« Angélique laissa cueillir à Médor la première rose d’un sentiment qui n’avait encore été respiré par personne. Jamais jeune fille ne savoura une telle ivresse que celle qu’elle trouva dans ce jardin où se cachait et où se légitimait son amour. Les saintes cérémonies consacrèrent ce mariage, où elle eut pour marraine la femme du berger sous les auspices du tendre amour.

« L’humble cabane vit célébrer ces noces mystérieuses avec la solennité rustique qu’une telle solitude comportait. Les deux amants y séjournèrent plusieurs mois, pour en savourer seul à seule les délices. »

Bien que la description de cette retraite conjugale soit irréprochable, le chanoine avait mis le sinet sur quelques stances. Nous ne les traduisons pas, par le scrupule, peut-être excessif, d’une langue plus réservée que l’italien ; mais le doux loisir des deux nouveaux époux, dans un lieu enchanté et solitaire, égale tout ce que les églogues de Virgile et les pastorales du Tasse ont de plus langoureux.

Si Angélique s’asseyait à l’ombre ou si elle s’éloignait de la cabane, le jour, la nuit, elle avait le beau jeune homme à ses côtés, le matin et le soir ; tantôt cette rive du ruisseau, tantôt un antre elle allait cherchant, ou bien quelque prairie verdoyante ; au milieu du jour, une grotte les couvrait de son ombre.

« Dans ces doux entretiens, partout où un jeune arbre à la tige droite et élancée croissait au bord d’une source ou sur la rive d’un courant d’eau limpide, son écorce était à l’instant gravée avec l’aiguille d’Angélique ou avec le couteau de Médor. De même, s’ils venaient à découvrir un rocher d’un grain moins dur que les autres, et en dehors de la cabane, et dedans contre les murailles, les noms d’Angélique et de Médor, enlacés l’un dans l’autre par différents dessins, se lisaient en lettres intarissables. »

Enfin ils s’éloignent à regret, après un long séjour, de la cabane ; Angélique, pour récompenser le pasteur et sa famille, leur laisse un bijou sans prix qu’elle a reçu de Roland. Elle s’achemine avec son jeune époux vers les Indes, où elle va faire couronner Médor roi du Cathay.

VII

Ici le poète s’amuse de nouveau à éluder la curiosité de son lecteur par une autre curiosité. Il se complaît, pendant deux mille vers, à raconter vingt aventures épisodiques de Marphise, de Bradamante, de Roger, de Griffon, de paladins, d’amazones, de fées, d’enchanteurs.

Ce n’est qu’au vingt-troisième chant que l’on revient à Roland, le véritable héros, mais le héros toujours oublié du poème. L’aventure qui le ramène sur la scène n’est plus héroïque et n’est pas même comique : car on ne rit pas d’une infirmité physique et morale, telle que la folie, surtout quand c’est une passion tendre qui enlève la raison à un héros.

La scène où Roland perd la raison en trouvant des preuves trop convaincantes de l’infidélité d’Angélique est admirablement inventée, et racontée avec autant de perfection de détails que la scène des amours d’Angélique et de Médor.

Roland, en courant une de ses aventures, arrive au vallon naguère habité par Angélique et Médor, sans se douter que ce beau lieu a été le théâtre de son infortune amoureuse.

« Il arrive, dit la stance, au bord d’un ruisseau qui semblait rouler des lames de cristal ; une riante prairie fleurissait sur ses rives, prairie émaillée de couleurs, les plus fraîches et les plus flatteuses à l’œil, parsemée de bouquets d’arbres élégants et majestueux.

« C’était l’heure où l’ardeur du jour fait chercher l’ombre des grottes aux rudes troupeaux et au pasteur dépouillé du poids de ses vêtements. Les armes et l’écu de Roland pesaient à ses membres brûlants ; il entra pour se délasser un moment dans la grotte. Mais il y trouva un terrible et cruel refuge, et l’heure la plus funeste et la plus malheureuse de sa vie.

« En parcourant des pas et du regard les alentours de la grotte, il vit des caractères gravés sur l’écorce de tous les arbrisseaux qui croissaient auprès de la source, et aussitôt qu’il y eut attaché les yeux avec attention, il fut trop convaincu que ces caractères étaient gravés par la main de sa divinité terrestre ; cet antre et cette source étaient un des sites que j’ai décrits plus haut, que la belle reine du Cathay avec son cher Médor fréquentaient le plus souvent, parce que c’était le lieu de repos le plus voisin de la cabane du berger.

« Il lit de tous côtés les noms d’Angélique et de Médor, enlacés ensemble dans des nœuds d’amour ; autant de lettres, autant de clous acérés qui lui transpercent le cœur. Il s’efforce de croire qu’il se trompe, et qu’une autre main que celle d’Angélique a écrit son nom sur ces écorces ; puis il se dit : “Ah ! je connais trop ces caractères, je les ai tant vus et tant lus dans un autre temps ! Mais peut-être qu’elle s’est figuré un autre Médor imaginaire pour se faire illusion à elle-même, et qu’elle pense à moi en me donnant ce surnom dans son cœur !…” En cherchant ainsi à se tromper lui-même, Roland arrive à l’endroit où les deux collines, en se recourbant, enclosent la belle fontaine… Là les noms plus nombreux encore sur les troncs des hêtres, et des inscriptions commémoratives sur les rochers de l’antre, ne lui laissent plus de doute et enfoncent mille pointes de poignards dans son cœur. Médor, dans des vers tendres et amoureux, y remerciait les arbrisseaux, les gazons verts, les ondes limpides, la caverne obscure, les ombres rafraîchissantes, des douces heures qu’il avait passées avec l’incomparable Angélique, fille de Galafron. Il y suppliait tous les amants, chevaliers, demoiselles, que le hasard amènerait dans ces lieux, de bénir ces gazons, ces ombres, ces antres, ces ruisseaux, ces arbustes, et de demander pour eux au ciel ou aux nymphes les douces influences du soleil et de la lune.

« Une main glacée lui serre le cœur, son désespoir muet ne peut s’échapper ni en paroles, ni en cris : comme un vase à large circonférence et au cou étroit, quand on le renverse de sa base à son orifice, ne peut laisser écouler son contenu, car la liqueur pressée de sortir se hâte vers l’ouverture, et, se faisant obstacle à elle-même, ne peut s’écouler que goutte à goutte sous son propre poids. »

Enfin il arrive, espérant encore, jusqu’à la cabane du berger. Le berger et sa famille lui racontent innocemment le séjour d’Angélique et de Médor dans leur cabane, leur union, leur félicité, leur départ pour les Indes ; ils lui montrent avec orgueil le bracelet précieux qu’Angélique leur a laissé en mémoire de son séjour ici.

Ce fut le coup de hache qui trancha sa raison avec son espoir ; cette couche, cette cabane de berger, ce vallon, lui deviennent si odieux que, sans attendre ni le lever de la lune ni celui de l’aube, il prend ses armes, il remonte sur son cheval, il s’enfonce dans le plus épais du bois, et, quand il se sent enfin seul, il répand en cris et en hurlements sa douleur !… Au lever du jour, il croit voir sa honte et les railleries de Médor gravées sur les montagnes et sur toute la nature. Enfin, après des transports qui fendraient les rochers, il devient fou. La hideuse description de sa folie, vantée comme un prodige de force poétique par les critiques italiens et même français, est selon nous une plaisanterie déplacée, plus propre à contrister le rire sur les lèvres qu’à le provoquer ; ce qui dégoûte cesse de charmer. La folie même de don Quichotte est moins répugnante ; elle est une manie ridicule, et non une démence furieuse. Mais Arioste, transportant son lecteur dans une loge de fou, et se complaisant à montrer son héros dans la sordide nudité d’une bête féroce, privée même de son instinct, nous paraît avoir commis une faute non-seulement contre le sentiment, mais contre le goût. Nous ne citerons donc rien ici de cette frénésie hideuse sur laquelle roule toute la machine du poème pendant plusieurs chants.

VIII

L’Arioste retrouve toute sa délicatesse de pinceau et tout le pathétique de son âme dans l’épisode d’Isabelle et de Zerbin, une des plus touchantes compositions de toutes les langues. L’amour et la vertu l’inspirent mieux que la démence et le ridicule. On peut badiner avec l’esprit, mais il ne faut pas badiner avec l’amour. L’Arioste se montre dans cet épisode aussi tendre amant que grand poète.

Zerbin et Isabelle, deux amants dont nous avons déjà parlé dans le commencement des aventures de Roger, arrivent ensemble dans le beau lieu où Roland a perdu le sens et jeté ses armes. Zerbin, par une respectueuse pitié pour le héros, élève un trophée de ces armes ; il ne veut pas que l’épée de Roland soit profanée par une main étrangère. Mandricaud veut s’emparer de l’épée, Zerbin la défend contre ce féroce profanateur en combat singulier. Isabelle, tremblante, assiste au combat ; Zerbin a sa cuirasse fendue de la tête au cœur par l’épée de Mandricaud ; mais ce premier coup, dit le poète, ne pénètre qu’à peine au-dessous de la peau de Zerbin ; son sang tiède dessine en coulant une longue ligne de pourpre sur sa cuirasse éclatante. « Ainsi j’ai vu quelquefois, dit le poète, qui revient en esprit au souvenir de la belle veuve florentine qu’il adore ; ainsi j’ai vu une ligne de pourpre partager une belle toile d’argent sous cette blanche main qui déchire également en deux mon cœur ! »

Zerbin succombe sous un coup plus mortel ; couché sur l’herbe dans son sang, ses derniers adieux à Isabelle, et ses derniers soupirs recueillis par les lèvres de cette amante sont des sanglots écrits pour l’éternelle consonance des cœurs aimants séparés par la mort. Tibulle n’a pas écrit en larmes plus tièdes les transes et les épanchements de l’amour malheureux. On voit que la sensibilité était le fond de ce génie de l’Arioste. Un ermite aide l’amante désespérée à relever le corps de Zerbin pour l’emporter jusqu’à son ermitage ; Isabelle est décidée à ne jamais s’en séparer. L’ermite la console par les espérances célestes, les seules capables de rattacher Isabelle à la vie. Il lui propose de l’accompagner jusqu’à une abbaye de Provence, où elle fera ensevelir Zerbin et où elle restera gardienne pieuse de sa relique si chère. Ils ensevelissent ensemble le corps embaumé de Zerbin dans un riche cercueil ; ils le chargent sur le cheval du jeune guerrier, et voyagent ensemble à pied derrière le cercueil.

IX

Rodomont, le roi d’Alger, les rencontre malheureusement dans un sentier de la forêt où il s’est retiré non loin de cette abbaye de Provence. Les charmes d’Isabelle, quoique pâlis par les larmes, lui ravissent le cœur ; il terrasse l’ermite, il le lance dans la mer ; il menace Isabelle d’attenter à sa douleur et à sa pureté. La fidèle amante conçoit subitement l’idée d’une ruse pieuse qui sauvera sa vertu en sacrifiant sa vie. Elle feint de se rendre à ses désirs, mais elle veut, dit-elle, lui faire avant un présent plus précieux pour un guerrier que le cœur de toutes les princesses de la terre. Je connais, lui dit-elle, et j’aperçois près d’ici une herbe miraculeuse ; elle a la vertu de rendre invulnérable le chevalier qui s’est une fois baigné dans un bain où cette plante a été bouillie. Rodomont pourra, ajoute Isabelle, en faire l’épreuve sur elle-même, avant d’éprouver la vertu de cette plante. Le roi d’Alger consent, à ce prix, à ajourner ses violences. Isabelle cueille çà et là toutes les herbes qu’elle feint de choisir pour son expérience ; elle se baigne dans la source où elle a jeté les herbes. Puis elle présente sa belle tête, ce front pur, ce cou d’ivoire au glaive de Rodomont. Le Sarrasin, trompé par l’assurance de la victime, tombe dans ce piége de vertu ; du revers de son épée il frappe le cou de la jeune fille, croyant que son épée se brisera dans sa main, mais la charmante tête d’Isabelle roule à ses pieds dans l’herbe et bondit trois fois en balbutiant encore le nom de Zerbin !… Ainsi la jeune martyre de l’amour, de la chasteté et de la religion avait échappé à la fois à l’infidélité, à la profanation et au suicide en se faisant immoler par son tyran.

« Volez heureuse dans l’éternel séjour, âme fidèle et tendre, s’écrie en finissant l’Arioste ; puissent mes faibles chants immortaliser en vous le modèle des chastes amants ! » Puis, en l’honneur de la victime, il fait décréter dans le ciel que toutes celles qui porteront sur la terre le nom d’Isabelle seront douées des mêmes charmes et des mêmes vertus. Adulation prophétique soit aux princesses de la maison de Ferrare, soit à la dame de Florence qui portait ce nom cher au poète.

On ne peut assez admirer dans cet épisode une des plus touchantes conceptions de ce martyrologe de la vertu ou de cette épopée de l’amour. La chevalerie seule fournit de pareils textes de poésie aux trouvères du moyen âge chrétien. Cette admirable aventure est malheureusement coupée par le poète en trois tronçons que nous avons rassemblés, épars dans le poème, pour la présenter dans son ensemble à vos yeux.

Revenons :

X

L’histoire de Richardet, frère de Bradamante, amante de Roger, et de Fiordalisa, amante de Richardet, est dans un genre opposé une des plus ravissantes débauches d’imagination d’Arioste ; mais le chanoine y avait mis avec raison le sinet fatal qui nous en interdisait la lecture. Ces images trop licencieuses ne pouvaient effleurer seulement l’imagination de Thérésina, ni même de sa mère. La gaieté des aventures n’en sauvait pas assez la légèreté. On ne conçoit guère aujourd’hui comment la pudeur des princesses et des dames de la cour de Ferrare tolérait de tels écrits lus à haute voix pendant les soirées au palais. On conçoit moins encore comment la cour de Rome, gardienne des mœurs, autorisait par trois brefs l’impression de telles jovialités. Mais les temps ont leur innocence.

Le chant qui contient l’histoire de Joconde ne forme plus seulement disparate, mais scandale dans le poème ; il devrait être déchiré de toute édition populaire de l’Arioste. La Fontaine l’a imité à sa manière dans le volume ordurier de ses Contes ; mais ce volume, feuilleté par le seul libertinage, est soigneusement écarté des yeux de l’enfance et de la jeunesse. La Fontaine, au reste, a la main bien moins légère et bien moins délicate dans Joconde que l’Arioste ; l’un est badin, l’autre est lubrique : c’est qu’Arioste écrivait pour un âge d’innocence, et la Fontaine pour un âge de corruption. Il n’y a que de la jeunesse et de la gaieté dans Arioste, il y a de la vieillesse et du cynisme dans les Contes de la Fontaine.

XI

Tout à coup Arioste redevient grave en faisant parcourir à Bradamante la galerie d’un château enchanté dans lequel des tableaux prophétiques font apparaître d’avance à ses yeux toute l’histoire de la maison d’Este, mêlée à l’histoire de l’Europe moderne ; il s’élance de là à la suite d’Astolphe monté sur l’hippogriffe, et qui jetait du haut des airs un coup d’œil géographique sur l’univers. Astolphe s’abat sur le paradis terrestre où saint Jean l’Évangéliste lui enseigne les moyens de faire retrouver à Roland son bon sens. Saint Jean conduit Astolphe dans la lune. Ici, dans une revue satirique très plaisante de toutes les folies de l’espèce humaine, l’Arioste énumère les inanités de ce bas monde et les illusions dont se composent nos passions ; des montagnes de sottises s’élèvent sous ses yeux.

Il vit aussi, parmi tant de choses perdues, ce qu’il croyait et ce que nous croyons tous posséder en si grande abondance que jamais nous ne prions le ciel de nous l’accorder, hélas ! c’est le bon sens. Oh ! que le vallon en contenait ! Il y en avait une montagne, qui occupait plus d’espace que tout le reste ensemble. Le bon sens y paraissait sous la forme d’une liqueur très subtile et très prompte à s’évaporer ; il était, en conséquence, renfermé dans une multitude de petites bouteilles, plus ou moins grandes. Toutes étaient hermétiquement fermées. La plus grande de toutes fut facile à reconnaître : elle renfermait le bon sens du malheureux comte d’Angers ; elle en était pleine en entier, et de plus il était écrit dessus : Bon sens du paladin Roland.

Vous êtes transporté de la lune sous les murs d’Arles, que les Sarrasins et les chrétiens se disputent. La belle guerrière Marphise, sœur de Roger, mais que Roger ne connaît pas, vit dans le camp avec ce héros et semble lui faire oublier Bradamante. Celle-ci, avertie par des bruits calomnieux de l’amour de Marphise pour Roger, arrive au camp, combat celle qu’elle croit sa rivale, combat Roger lui-même, triomphe partout ; le fantôme d’Atlant, envoyé du ciel, dévoile enfin aux trois combattants leur malentendu. Roger reconnaît sa sœur dans Marphise ; Bradamante embrasse son amie dans sa rivale ; Roger, suivi de sa sœur Marphise et de sa fiancée Bradamante, tous trois armés, partent à la recherche d’autres aventures. Ils en rencontrent d’aussi merveilleuses qu’elles sont pathétiques ; mais on s’épuiserait à relever tout ce qu’il y a d’inépuisable dans cette féconde imagination. Ce poème suffirait à fournir les matériaux de cent poèmes.

XII

Astolphe rencontre Roland au bord de la mer ; il lui fait respirer son bon sens avec la liqueur qu’il a apportée de la lune. À l’instant où il recouvre sa raison, le héros déteste la perfide Angélique.

Roger, pendant ces événements, fait naufrage et se sauve seul à la nage dans une île déserte ; il y trouve un ermite qui l’instruit dans la foi chrétienne. L’ermite avait bâti de ses mains une petite chapelle, tournée vers l’Orient, qu’il avait ornée avec soin des coquillages et des dépouilles que la mer jetait sur la côte. Le flanc opposé de la montagne offrait un aspect bien plus agréable et était bien différent de celui que Roger avait été forcé de gravir. Un petit bois descendait en pente douce jusqu’à la mer ; le laurier, le myrte, le genièvre, le palmier chargé de dattes, et des arbres fruitiers, y croissaient sans culture, et leur fraîcheur était entretenue par une fontaine pure qui, du haut du rocher, se distribuait en filets et tombait en petites cascades entre ces arbres féconds.

L’ermite habitait depuis quarante ans cet ermitage, qu’il semblait que le ciel eût choisi pour l’entretenir sans cesse dans la prière et la contemplation. La vie frugale et saine qu’il y menait l’avait fait parvenir à quatre-vingts ans, sans les infirmités qui tourmentent les faibles mortels.

L’ermite alluma promptement du feu, couvrit la table de dattes et des fruits de la saison. Roger sécha ses habits, reprit des forces, et prêta de toute son âme une oreille attentive aux grandes vérités de notre sainte loi. L’ermite, touché de ses dispositions, n’hésita pas à lui conférer, dès le lendemain, le sacrement du baptême.

Roger, s’accommodant assez bien de cette habitation de l’ermite et d’une chère frugale, passa plusieurs jours avec le saint anachorète, qui, non-seulement lui parlait de tout ce qui tient à la religion, mais l’instruisait aussi sur son départ prochain, et même sur la postérité que le ciel lui destinait. Tout cet épisode respire la sérieuse piété du Tasse et de Milton.

On passe de là, avec une surprise que les mœurs seules du temps expliquent, à un chant rempli tout entier par l’histoire du petit chien qui sème les perles, conte de fées dont les détails égalent Boccace en grâce et le surpassent en poésie. Quoi de plus charmant que la description des gentillesses du petit chien, conduit par l’amant déguisé en ménétrier mendiant ?

Adonis s’arrêta près de quelques cabanes voisines du château, jouant d’une petite flûte, au son de laquelle le petit chien se mit à danser. Le bruit des tours, de la danse et de la beauté de ce petit animal parvint bientôt jusqu’à la belle Argie : elle fit appeler le pèlerin dans sa cour, et c’est ainsi que commença l’aventure que le destin réservait au vieux sénateur.

Le pèlerin se mit aussitôt à jouer plusieurs airs différents, et le petit chien, ajustant ses sauts à la mesure, exécuta des danses variées de tous les pays, et parut obéir à son maître avec tant d’intelligence que tous ceux qui le regardaient ne prenaient pas le temps de cligner les yeux et osaient à peine respirer.

Argie sentit le plus ardent désir de posséder un petit chien si charmant, et envoya sa nourrice pour parler au pèlerin, auquel elle fit offrir un prix considérable. L’adroit pèlerin se mit à sourire : « Ah ! vraiment, quand vous auriez autant de trésors qu’en pourrait désirer une femme intéressée, vous n’auriez pas de quoi payer seulement une des petites pattes de mon chien, et pour vous prouver que je dis la vérité, venez au moins avec moi », dit-il à la nourrice en la tirant à part. Il pria l’épagneul de faire présent d’une belle pièce d’or à cette bonne dame. Le petit chien ne fit que se secouer, la pièce tomba sur-le-champ. Le pèlerin la fit accepter à la nourrice, en lui disant : « Vous voyez de quelle utilité ce charmant petit animal m’est sans cesse ; je ne lui demande jamais rien qu’il ne me le donne à l’instant. Bagues, joyaux, diamants, perles, riches habillements même, il me fournit tout ce que je veux. Vous pouvez donc dire à votre belle maîtresse que mon chien peut passer en sa puissance, mais il n’est aucun trésor qui le puisse payer. »

XIII

La fin de ce récit, quoique ingénieuse, est cynique ; on regrette que la plume presque incontaminée de l’Arioste s’y soit salie d’une image plus qu’obscène. Le chanoine n’avait pas seulement mis un sinet ici, il avait déchiré la page tout entière. À cela près, ce conte de fées est une des plus légères arabesques dont un poète héroï-comique ait jamais égayé son récit.

XIV

Après avoir déridé ainsi ses lecteurs, l’Arioste revient à Roger ; il le conduit à Paris, auprès de Charlemagne. Roger demande Bradamante en mariage ; Charlemagne la lui refuse : il la réserve pour Léon, fils de l’empereur de Constantinople. Bradamante s’indigne ; elle obtient de n’épouser que le chevalier par qui elle aura été vaincue dans un combat singulier. Elle quitte furtivement la cour, elle est captive dans un château fort. Roger part de son côté pour aller tuer son rival Léon dans l’empire de Constantinople. Il combat à la tête des Bulgares contre Constantin et Léon, son fils ; il fait triompher les Bulgares. Surpris par trahison pendant son sommeil par un traître, il est conduit à Constantinople et livré à Théodora dont il a tué le fils dans la bataille. Enfermé par Théodora dans une tour obscure, on le fait languir de faim et de soif pour prolonger son agonie.

Cependant on publie, dans Constantinople, que Bradamante sera le prix de celui qui triomphera d’elle. Le généreux Léon, indigné de la lâche vengeance de Théodora sa tante, étrangle le geôlier de Roger, le délivre du cachot, lui rend son cheval et ses armes. Ignorant que ce captif délivré par lui soit un rival, mais témoin de ses exploits incomparables dans la bataille contre les Grecs, Léon, aussi modeste qu’il est amoureux, propose à Roger de prendre son casque, sa cuirasse, son cheval, et de combattre à sa place contre Bradamante. Charlemagne, sa cour, Bradamante elle-même, croiront que c’est lui, Léon, qui a conquis ainsi l’héroïque beauté que les chevaliers se disputent. Roger est forcé, par sa reconnaissance envers Léon son libérateur, de se prêter à ce subterfuge ; mais il gémit tout bas des coups qu’il sera obligé de porter à celle qu’il adore. Il se déguise à tous les yeux ; il combat à pied de peur que son cheval Frontin, si souvent caressé par Bradamante, ne la reconnaisse ; il prend une lance du bois le plus fragile, il en émousse la pointe ; il revêt la cotte de mailles de Léon. La description du combat est plus homérique encore que chevaleresque. L’Arioste y prodigue les plus majestueuses et les plus terribles images de la nature. Bradamante, après un combat qui dure d’un soleil à la nuit, s’irrite de plus en plus de son impuissance. « Ô malheureuse Bradamante ! s’écrie le poète, si tu savais que celui dont ta colère et ta honte te font désirer la mort est ce Roger qui t’est plus cher que ta propre vie, c’est contre ton sein que tu tournerais ce fer que tu fais tomber sur sa tête ! » On sépare les combattants sans que Roger ait fait ou reçu une blessure. Les pairs de Charlemagne décident qu’après un si rude assaut supporté sans défaite par le prétendu Léon, Bradamante doit être le prix légitime de sa valeur.

Pendant la nuit, Roger, à qui Léon a rendu son armure véritable, s’éloigne furtivement du camp, monté sur Frontin et marchant au hasard où son cheval le mène ; ses pleurs lui voilaient le chemin. Il se résout à mourir de sa propre main dans la forêt ; il desselle Frontin et l’abandonne à lui-même, après l’avoir embrassé comme ayant été si cher à sa Bradamante.

Bradamante, de son côté, ne poussait pas des gémissements moins douloureux. Mais la guerrière Marphise, sœur de Roger, se présente à Charlemagne au moment où ce roi des chrétiens va livrer Bradamante à Léon. Elle déclare que cette belle héroïne est déjà l’épouse de son frère Roger. On interroge Bradamante ; elle baisse les yeux et se tait, ne voulant ni mentir ni déjouer la bonne intention de Marphise. Roland et Renaud, neveux de Charlemagne, se réjouissent de ce que la fleur des héroïnes de leur armée ne deviendra pas la dépouille d’un prince grec ; les pairs décident que Roger et Léon combattront l’un contre l’autre, et que le sort des armes prononcera entre eux de la possession de Bradamante. Léon y consent, décidé à se laisser vaincre et tuer plutôt que d’attenter aux jours et au bonheur de son ami Roger. Mais Roger a disparu et ne revient pas.

Le généreux Léon le cherche partout, parvient à le découvrir, l’arrache à son désespoir, le ramène au camp, avoue à Charlemagne la ruse du travestissement, obtient Bradamante pour son ami. Le mariage des deux amants s’accomplit au milieu des fêtes dans la cour de Charlemagne. Roger, toujours héros au milieu de son bonheur, tue le jour même de ses noces le féroce Rodomont. Ainsi finit par un démasquement général ce poème rempli de travestissements et d’imbroglios tantôt héroïques, tantôt comiques ; les derniers chants qui rendent à chacun et à chacune son nom, sa gloire, son amant, son amante, ressemblent à ce dernier jour du carnaval de Venise, et à ce premier jour de pénitence où tous les masques tombent à la fois de tous les visages, et où les costumes de fantaisie et les déguisements des saturnales font place à la vérité des figures et au bon sens. Mais on sort de cette lecture comme d’un long bal masqué avec le tourbillon dans la tête, la confusion dans l’esprit, l’ivresse dans l’imagination , le vide dans le cœur. On s’est amusé, mais on s’est peu intéressé ; le plaisir trop long devient lassitude. En résumant notre impression, cette lassitude devient le véritable jugement de ce poème : il est charmant, mais il est trop long ; c’est là son seul défaut, mais c’est le défaut du plaisir : la satiété !

XV

Cependant ce défaut est encore la gloire de l’Arioste ; car, s’il fatigue le lecteur, il ne se fatigue jamais lui-même. Il a chanté pendant vingt ans le Roland furieux, et, si l’homme était éternel, on voit qu’il chanterait avec la même verve pendant l’éternité.

Le dernier soir de notre lecture en commun dans la gondole fut aussi le dernier soir de notre séjour à Venise. Le chanoine n’écoutait plus : il lisait pieusement son bréviaire à l’avant de la barque. Le professeur, toujours enthousiaste de son poète favori, s’efforçait en vain depuis quelques jours de rappeler notre attention par ses inflexions de voix étudiées sur les délicatesses de style des derniers chants. Thérésina, les yeux couverts par les tresses dénouées de ses fins cheveux blonds, dormait au branle de la gondole sur le bras de marbre de sa mère. Léna tantôt souriait par complaisance pour le professeur, tantôt paraissait rêveuse suivre de l’œil sur la mer les fantômes du poète ou d’autres fantômes de son propre cœur. Quant à moi, je ne riais déjà plus des facétieuses fantaisies de l’Arioste ; l’ombre de la prochaine séparation pesait évidemment sur l’esprit de tous.

Notre bonheur, bonheur vague, indéterminé, indécis comme l’horizon du soir sur l’Adriatique, allait finir avec le volume. Était-ce la mère, était-ce la fille dont j’allais regretter le plus douloureusement la présence et promener le plus loin l’image ? Je ne le savais pas, je ne cherchais pas à le savoir ; mais c’était l’ensemble de cette situation, c’était ce groupe aimable, naïf, accompli, dont chaque figure était nécessaire à l’autre, et dont on ne pouvait en détacher une sans que le charme fût anéanti.

La souriante Léna semblait préoccupée des mêmes pensées que moi, sans se rendre compte davantage de la nature de ses impressions. Cette longue lecture de l’Arioste et les milliers d’imaginations tendres et chimériques que cette lecture fait flotter dans l’esprit paraissaient avoir pris un corps et une âme dans sa pensée, mais quel corps et quelle âme ? nous n’osions pas le lui demander, et elle-même ne se le disait peut-être pas encore. Quoi qu’il en fût, ce livre, commencé dans la gaieté, se terminait dans la mélancolie ; l’imagination, à dix-neuf ans et à vingt-sept ans, est une puissance qu’il ne faut pas solliciter trop vivement, même par des badinages ; les feux follets de l’Arioste ont pu allumer quelquefois des volcans du cœur.

« Eh bien ! que pensez-vous de tout cela ? me dit Léna à la fin de la soirée, en s’efforçant de provoquer un sourire de mes lèvres par un demi-sourire de son beau visage. — Moi, dis-je, je n’y pense déjà plus ; mais je penserai éternellement à la scène et à la société où j’ai écouté ces badinages d’un grand poète ! Un grand poète cependant est-il fait pour badiner toujours ? Demandez-le à Thérésina ; est-ce que vingt fois, pendant la lecture, au moment où les touchantes aventures de Ginevra, d’Angélique, de Médor, d’Isabelle, suspendaient sa respiration et faisaient nager ses yeux dans une rosée de larmes, elle n’a pas frappé du pied avec impatience le pavé de la grotte ou le plancher de la gondole en maudissant le poète ? Pourquoi ? parce qu’il se remettait à badiner au milieu d’une scène pathétique, et qu’il se plaisait à changer les larmes en rire. Or, quand le visage passe ainsi sans cesse du rire aux larmes et des larmes au rire, qu’arrive-t-il ? C’est que le visage grimace au lieu d’être attendri, c’est qu’il y a une perpétuelle convulsion sur les traits comme dans le cœur, par suite de l’impression contradictoire et du changement brusque de température que le poète donne ainsi à l’âme en soufflant le chaud et le froid. — Ah ! c’est bien cela, s’écria la charmante enfant, en applaudissant à ma critique ; il me semblait à chaque instant que le poète, en se moquant de lui et de moi, me jetait de l’eau tiède et de l’eau glacée dans le cœur ! Voilà pourquoi, malgré tout le plaisir que j’ai éprouvé en écoutant les belles histoires de Ginevra et d’Isabelle, je ne l’aime pas, votre poète ; il a trop l’air de se moquer de moi.

— Vous le voyez, dis-je à la comtesse, voilà la critique de la nature ; c’est aussi la mienne, c’est aussi la vôtre, j’en suis sûr. »

Elle fit un signe d’assentiment. « Mais ce n’est pas la mienne, dit avec une certaine supériorité de ton le professeur : ce que vous appelez un défaut, vous autres jeunes cœurs et jeunes esprits, c’est précisément la qualité exquise et véritablement philosophique de l’Arioste. Il sait jouer avec la vie ; il effleure la nature, il ne l’épuise pas ; il sait que le cœur humain est un instrument à deux cordes dont l’une est tristesse, l’autre gaieté, et, en touchant ces deux cordes tour à tour, il produit une harmonie tempérée et douce qui est précisément l’équilibre vrai de cette vie, mêlée de gémissements et d’éclats de rire. Quand vous aurez pris plus d’années, vous lui rendrez plus de justice, et, tout en reconnaissant en lui le plus amusant des poètes, vous y reconnaîtrez le plus agréable des philosophes. Son épopée est l’épopée du bon sens. — Cela peut bien être, répondis-je au professeur ; mais alors, pour le juger, il faut attendre que nous ayons soixante ans.

— Précisément, reprit-il : ce n’est pas le poète de l’adolescence ni de la jeunesse, c’est le poète du soir de la vie. Quand on est à votre âge, on ne se moque ni de ses passions ni de son imagination : on en est le jouet ou la victime. Mais quand il n’y a plus, comme à notre âge, ni volcan dans le cœur, ni larmes dans les yeux, pour avoir trop brûlé et trop pleuré peut-être, oh ! alors l’Arioste est le véritable poète de la vieillesse !

— Oui, mais pourquoi cela encore ? dit Léna. Parce que la vieillesse devient indifférente et que l’Arioste est le poète de l’indifférence. Eh bien ! selon moi, c’est justement sa condamnation que vous venez de prononcer au lieu de son éloge ; car qu’est-ce que l’indifférence, si ce n’est le désenchantement de tout et de soi-même ? Croyez-vous que ce soit là un bel état de l’âme ?

— C’est de l’égoïsme aussi, maman, dit avec une précoce justesse de sens la petite Thérésina. — Oui, mon enfant, dit la mère ; c’est de l’égoïsme d’esprit. Conserver son sang-froid comme l’Arioste, entre le rire et les larmes, entre l’enthousiasme et la moquerie, c’est prouver qu’on ne s’intéresse assez ni aux amours, ni aux héroïsmes, ni aux infortunes, ni aux déceptions du cœur humain ; c’est prendre la vie gaiement. Mais est-ce que la vie est une bouffonnerie de la nature ? Cette prétendue philosophie n’est donc pas vraie, puisqu’elle est le contrepied de la nature.

— Ah ! je vous arrête, répondit le professeur ; est-ce que vous prenez l’Arioste pour un bouffon ? Passe pour Cervantès, dans sa spirituelle bouffonnerie de Don Quichotte ; mais l’Arioste, ah ! vous lui faites injure ! Où avez-vous vu l’ombre d’une bouffonnerie dans ces quarante-six chants, excepté peut-être dans la folie de Roland et dans son bon sens rapporté de la lune ? Mais partout ailleurs c’est une fine et délicate plaisanterie, qui s’allie partout à la grâce et souvent à la plus exquise sensibilité !

— Eh bien ! dis-je à mon tour, remercions le professeur de nous avoir tantôt attendris, tantôt amusés, tantôt assoupis pendant ces longs jours d’été au doux murmure de ces stances. Nous avons joui ; attendons pour juger que nous ayons l’âge où l’on dit que l’amour et l’enthousiasme, ces deux huiles parfumées de la lampe de la vie, soient taris ou évaporés dans nos âmes.

— Vous attendrez longtemps, dit Léna en rougissant, car il y a encore bien de la lueur sous vos paupières.

— Eh bien ! oui, alors, poursuivis-je sans lui répondre, de peur de rougir à mon tour, quand ce qui est flamme en nous sera cendre, quand la vie nous aura dit tout ce qu’elle a à nous dire ; quand les hommes, les choses, les passions ne seront plus pour nous, comme pour l’aimable et pieux chanoine, qu’un spectacle auquel nous continuerons d’assister sans en attendre d’autre dénouement que dans le ciel ; quand nous serons retirés dans quelque solitude champêtre, les pieds sur nos chenets et ne songeant plus qu’à faire l’heure, far l’ora, comme vous dites en Italie : alors ayons l’Arioste sur notre cheminée, et lisons-en de temps en temps quelques pages pour poétiser nos souvenirs et pour dépoétiser notre expérience, j’y consens. Je ne dis pas que je ne me donnerai pas quelquefois ce passe-temps moi-même, ne fût-ce, ajoutai-je en regardant Léna, Thérésina, le chanoine et le professeur, que pour me rappeler en hiver ces belles soirées d’été auxquelles j’ai eu le bonheur d’être admis dans cette gondole ou sur les riantes collines euganéennes. »

Les visages s’attristèrent, car cette réflexion faisait allusion à un prochain départ. Le professeur ferma le livre.

XVI

Ce fut peu de jours après notre retour à la villa de la comtesse Léna que je pris définitivement congé de ce lieu de délices, pour reprendre mon voyage vers Rome. Je partis en pleine nuit, une nuit d’été en Italie, accompagné par un vieux paysan de la ferme ; il portait ma valise et il devait me servir de guide jusqu’à la mer, pour aller m’embarquer sur une felouque d’Ancône qui faisait le cabotage sur le littoral des États romains. Une lune aussi resplendissante que celle où Astolphe était allé chercher la raison de Roland, illuminait de jour la ville et les collines. Hélas ! je laissais dans ce beau lieu une partie de la mienne, mais je ne désirais pas qu’on me la rendît jamais.

Quand je fus à moitié chemin de la descente qui menait de la grotte en rocailles au groupe de pins d’Italie sous lesquels nous avions lu pour la première fois Ginevra, je me retournai pour jeter un long et dernier regard à ce délicieux édifice où je laissais je ne sais quoi de moi-même ; je ne sais pas bien, en effet, si c’était mon imagination ou mon cœur.

La lune ruisselait du ciel à travers une chaude brume transparente comme une écume de l’air sur les toits, sur les balustrades, sur les pilastres, sur les cariatides de marbre de la façade ; le vent emportait à chaque bouffée les fleurs embaumées des orangers en caisse qui encadraient d’une sombre verdure les parterres au bas du perron ; les jets d’eau chantaient comme des oiseaux sans sommeil ; leurs légères colonnes d’eau, transpercées par les rayons nocturnes, s’inclinaient et se redressaient sous la brise comme des tiges de girandoles chargées de grappes de cristaux ; les blanches statues des terrasses ressemblaient aux fantômes pétrifiés d’une population de marbre ; la grotte, vide désormais, ouvrait au-dessus de moi son antre sombre, d’où suintait la petite rigole qui avait tant mêlé son gazouillement monotone aux stances du poète ; tout nageait dans un éther fluide et vague qui grandissait les objets et qui les faisait pyramider vers le firmament, comme s’ils avaient flotté entre ciel et terre ; enfin, pour comble d’illusion, un rideau blanc, agité par le vent à la fenêtre ouverte de Thérésina et de sa mère, jouait à longs plis sur le mur et ressemblait à la figure de Ginevra apparaissant à son amant sur le fatal balcon du palais de son père.

Tout cet édifice, tous ces jardins, toutes ces eaux, tous ces murmures, rappelaient tellement les demeures enchantées où l’Arioste avait égaré nos imaginations depuis un mois de merveille en merveille, d’amour en amour, qu’en vérité je ne savais pas bien si j’étais dans le songe ou dans la réalité. « Adieu ! m’écriai-je tout bas, belle halte de ma jeunesse, où j’ai fait plus de rêves impossibles qu’il n’y a de stances dans le poète de Ferrare, d’étoiles dans cette voie lactée, de fleurs sur les orangers de la terrasse, de gouttes jaillissantes dans le bassin des trois jets d’eau ! Puisse cet adieu n’être pas éternel ! Puisse cette séparation ressembler à celles de l’Arioste, où, après mille traverses héroïques, un enchanteur, un ermite ou un bon génie, sous la figure d’une Léna ou d’une Thérésina, ramène le héros au lieu et aux félicités qu’il regrette ! Ah ! si nous étions encore au temps des miracles de l’imagination chantés par l’Arioste, je trouverais au pied de la colline un cheval tout sellé, une amazone, un nain, une tour, une beauté captive, une aventure qui ferait à la fois le miracle, la gloire, le bonheur de ma vie !… et je reviendrais d’où je viens ! »

Je regardai machinalement autour de moi : je ne vis que le vieux paysan boiteux qui portait ma maigre valise, et la felouque chargée de sacs de maïs et de ballots de soie qui balançait son unique mât sur les lames de la plage en attendant le vent de terre.

XVII

C’est ainsi que je lus pour la première fois l’Arioste. Depuis ce séjour dans la villa de la belle veuve de Venise, je le relis presque tous les ans en automne ; mais j’avoue que ce qui me charme le plus dans ces aventures, ce sont moins les légers fantômes d’Angélique, d’Isabelle, de Ginevra, que les fantômes aussi charmants, hélas ! et plus réels, de la comtesse Léna et de sa fille.

Et c’est ainsi qu’il faut lire les poètes, à deux, pour qu’un écho du cœur se répercute sur un autre cœur, et pour qu’une impression soit en même temps un souvenir.

Lamartine.

Rectification au dernier entretien sur Machiavel.

Nous avons commis une erreur, faute d’avoir ici le Moniteur sous les yeux, en attribuant au gouvernement du général Cavaignac la première pensée de l’intervention armée à Rome. J’avais pris l’embarquement des troupes du général Mollière pour un commencement d’intervention à Rome. La lettre suivante de M. Bastide me démontre que ce n’était qu’une protection personnelle et une escorte d’honneur et de sûreté offertes au souverain pontife. Je retire donc loyalement mon erreur, et je me fais un devoir de restituer au général Cavaignac et à son ministre M. Bastide, en ce qui concerne l’affaire de Rome, une bonne intention, une bonne conduite de cette affaire et une bonne politique.

Voici la juste réclamation de M. Bastide, ministre des affaires étrangères à cette époque :

Lettre de M. Jules Bastide à M. de Lamartine.

Monsieur,

Je viens de lire dans votre cinquante-troisième Entretien, pages 336 et 337, le passage suivant, dans lequel se trouvent quelques erreurs que je suis, à mon grand regret, forcé de vous signaler.

Vous dites : « Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.

« La république romaine, ou plutôt la république municipale, fut proclamée.

« La république française, gouvernée alors par un dictateur à vues droites, mais courtes, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape.

« La révolution romaine fut prise d’assaut dans Rome par l’armée française. »

Le paragraphe suivant commence ainsi : « Sous un autre président de la république, etc. » C’est donc bien le général Cavaignac et son gouvernement que, dans ces quelques lignes, vous accusez d’être intervenu à main armée en faveur du pouvoir temporel ; ce serait l’armée du dictateur Cavaignac qui aurait pris d’assaut la république romaine.

Permettez-moi de reprendre une à une vos expressions :

« Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte. » Quel jour ? Le 25 novembre. La nouvelle de cet événement parvint à Paris deux jours plus tard. Le 10 décembre suivant, Napoléon Bonaparte fut nommé président. Il ne s’est donc écoulé que quinze jours au plus entre la fuite du pape et la fin du gouvernement du général Cavaignac.

Pendant ces quinze jours, que s’est-il passé ? À Rome, la république fut-elle proclamée ? Non. La république romaine fut proclamée le 19 février 1849, c’est-à-dire deux mois après que le général Cavaignac et ses ministres avaient déposé leurs pouvoirs.

« La révolution romaine fut prise d’assaut par l’armée française. »

À quelle époque et par qui ? au mois de juin 1849, par le général Oudinot, plus de six mois après que Napoléon Bonaparte avait été élevé à la présidence.

Il y a donc erreur matérielle à dire que le gouvernement du général ait renversé la république romaine : c’est comme si on reprochait au comité de salut public d’avoir signé le traité de Campo-Formio.

Mais, « au lieu de se borner à offrir au pape un asile sûr et respectueux », ce gouvernement, pendant les dernières heures de sa durée, s’est-il rendu coupable d’intervention en faveur de la souveraineté temporelle ?

Voici, Monsieur, à cet égard, les actes officiels sur lesquels nous demandons qu’on nous juge :

* * *

Le ministre des affaires étrangères à M. de Corcelles.

« Vous n’êtes autorisé à intervenir dans aucune des questions politiques qui s’agitent à Rome. Il appartient à l’Assemblée nationale seule de déterminer la part qu’elle voudra faire prendre à la République dans les mesures qui devront concourir au rétablissement d’une situation régulière dans les États de l’Église. Pour le moment, vous avez, au nom du gouvernement qui vous envoie, et qui en cela reste dans les limites des pouvoirs qui lui ont été confiés, à assurer la liberté et la personne du pape.

« Je ne saurais trop insister pour vous faire bien comprendre que votre mission n’a et ne peut avoir pour le moment d’autre but que d’assurer la sécurité personnelle du saint-père, et, dans un cas extrême, sa retraite momentanée sur le territoire de la République. Vous aurez soin de proclamer hautement que vous n’avez à intervenir à aucun titre dans les dissentiments qui séparent aujourd’hui le saint-père du peuple qu’il gouverne.

« Je dois aussi insister sur l’emploi que vous pourrez avoir à faire des troupes qui sont confiées à votre direction supérieure. Leur débarquement ne doit être opéré qu’autant que, dans le rayon très court où il leur sera possible d’agir, elles pourraient concourir au seul résultat que vous ayez à atteindre : la liberté du pape.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

NOTE CIRCULAIRE.

Le ministre des affaires étrangères à MM. Delacour, ministre à Vienne, Rayneval à Naples, Bois-le-Comte à Turin.

« Dans les instructions données à M. de Corcelles, il lui est prescrit de se borner à protéger la personne du pape. Il devra soigneusement s’abstenir de prendre part aux querelles intérieures du gouvernement et du peuple romain.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

Le ministre des affaires étrangères à M. Forbin-Janson, secrétaire d’ambassade à Rome.

« Tant que durera l’absence de M. d’Harcourt, vous devrez continuer à m’informer le plus fréquemment qu’il vous sera possible de tous les événements qui vous paraîtront mériter de fixer l’attention de la République. Vous devrez également veiller aux intérêts de nos nationaux et leur accorder dans l’occasion la protection nécessaire. Mais il est bien entendu que vous n’interviendrez en aucune façon dans la question politique et dans les affaires intérieures du gouvernement romain.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

Le ministre des affaires étrangères à M. de Corcelles.

« Si le pape s’est embarqué, votre mission étant évidemment terminée, je n’ai pas besoin de vous dire que vous aurez à contremander l’expédition qui avait pour but de l’appuyer. Quant aux éventualités que peut faire naître le départ de Rome du souverain-pontife et son arrivée en France, je puis d’autant moins vous en entretenir en ce moment, qu’avant de rien arrêter sur une matière aussi grave, nous aurions à prendre les ordres de l’Assemblée nationale.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

De ce que vous venez de lire, il résulte que le gouvernement du général Cavaignac n’a point voulu intervenir, et n’est intervenu en aucune façon dans les affaires intérieures, non pas de la république romaine, qui n’exista que deux mois plus tard, mais dans les affaires de l’État romain.

Il résulte que nous nous sommes bornés à faire précisément ce que vous nous reprochez de n’avoir point fait : à offrir au pape un asile.

Il résulte qu’aussitôt l’évasion du pape connue, ordre fut donné à M. de Corcelles de considérer sa mission comme terminée, à la brigade réunie à Marseille de ne point s’embarquer. J’ajoute que cette brigade, placée dans un tout autre but, et depuis longtemps sous la direction du général Mollière, ne quitta pas la France, et que pas un soldat ne fut embarqué.

Il résulte encore que le général Cavaignac n’était point un dictateur, comme on l’a répété trop souvent. Un dictateur n’aurait point laissé écrire par son ministre qu’à l’Assemblée nationale seule il appartient de déterminer la ligne politique à suivre, et qu’avant de rien statuer, il aura à prendre les ordres de l’Assemblée.

Je suis affligé, Monsieur, d’avoir eu à rectifier quelque chose dans des lignes écrites par vous, qui êtes une des gloires de la France. Votre cœur comprend de reste le sentiment qui m’oblige à le faire, puisqu’il s’agit d’un ami qui n’est plus là pour se défendre, d’un homme que ses adversaires ont pu accuser d’étroitesse d’esprit, parce qu’il se tenait renfermé dans la stricte limite du devoir, mais à qui il n’a manqué qu’un vice, l’ambition, pour qu’on le plaçât parmi les grands génies.

Nos ennemis communs, vous ne le savez que trop, ont pour tactique de déverser la calomnie sur les hommes de 1848. Ils ont été assez habiles pour tromper un esprit aussi éclairé, aussi généreux que le vôtre.

Je vous remercie de l’occasion que vous m’avez offerte de repousser encore une fois un de leurs mensonges.

J’ose espérer, Monsieur, que vous voudrez bien insérer cette réponse dans votre plus prochain Entretien.

Veuillez agréer, avec l’expression de mes regrets, l’assurance de ma haute considération.

Jules Bastide.