(1861) Cours familier de littérature. XI « LXIVe entretien. Cicéron (3e partie) » pp. 257-336
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(1861) Cours familier de littérature. XI « LXIVe entretien. Cicéron (3e partie) » pp. 257-336

LXIVe entretien.
Cicéron (3e partie)

I

Les savants disent que l’atmosphère dont la terre est entourée a deux régions distinctes selon la distance à laquelle cette atmosphère se déroule autour de notre globe, et qu’ainsi, pendant que la partie de cet air ambiant qui touche à la terre est agitée, troublée, souvent bouleversée par les vents, les nuées, les orages, l’autre partie, la partie la plus haute de l’éther, ne sent pas ces convulsions aériennes, mais demeure calme et impassible dans une éternelle sérénité.

C’est ainsi que l’esprit des philosophes ou des politiques, tels que Cicéron, échappe, en s’élevant dans les régions sereines et immuables de la pensée, aux préoccupations personnelles qui les agitent au milieu du sénat, du peuple, de la guerre civile, sur le sort de leur patrie ou sur leur propre sort, et que ces esprits sublimes se réfugient dans la philosophie et dans la religion pour ne plus entendre ou pour mépriser de si haut les bruits et les oscillations du monde.

C’est ainsi que ce grand homme, séparé des rumeurs de Rome par les montagnes de la Sabine et par le rideau de ses arbres, écrivait ses Tusculanes, que nous vous analysions dans notre dernier entretien.

C’est ainsi que les grands esprits, en ce moment, se séparent volontairement des préoccupations publiques et privées qui les assiègent, pour monter avec Cicéron dans les régions des pensées permanentes.

II

Une guerre inattendue a éveillé en sursaut l’Europe ; une petite cour, qui a le courage de son ambition, a demandé le sang de la France au nom d’une cause plus sympathique que la convoitise d’une maison de Savoie.

Le principe de la liberté va servir à doubler un trône au pied des Alpes ; l’avenir dira si le sang français aura été versé pour des alliés reconnaissants ou pour des voisins suspects. L’Italie tout entière indépendante est une belle aspiration de l’Europe ; l’Italie annexée par force à des Sardes, à des Niçards, à des Piémontais, à des Allobroges, ne serait qu’un changement de servitude ; un roi proclamé sous le canon d’un conquérant n’est pas un roi, mais un maître ; les véritables souverainetés nationales sortent du sol et non du canon ; un cri de victoire n’est pas une élection de la liberté, c’est l’élection de la force.

Écartez vos soldats, et demandez à l’illustre république de Gênes si elle reconnaît la légitimité des traités de 1815 qui ont enclavé ses montagnes, ses palais, ses ports, ses vaisseaux dans la monarchie alpestre de la Savoie. Écartez vos soldats, et demandez à la république aristocratique et orientale de Venise si elle reconnaît la légitimité des vallées de Maurienne sur les flots libres de l’Adriatique. Écartez vos soldats, et demandez à Milan s’il reconnaîtra l’aristocratie de Turin : voilà la liberté qui tue trois États libres ! C’est la péninsule tout entière qui s’appelle Italie, ce n’est pas la maison de Savoie, éternelle alliée de la maison d’Autriche. Dieu veuille que nous ne préparions pas ainsi à la maison d’Autriche une alliée plus dangereuse un jour contre nous ! La clef de nos Alpes ne doit pas être dans les mains d’une monarchie militaire capable de les ouvrir ou de les fermer à son gré sur la France. Restreindre le Piémont, protéger toutes les nationalités italiennes, fédéraliser l’Italie par un lien qui ne serait dans la main de personne ; voilà quel aurait dû être le résultat de cette guerre, puisqu’on voulait cette guerre, dont l’heure légitime, c’est-à-dire l’heure inévitable, n’avait pas sonné d’elle-même à l’heure des événements.

Cependant le canon gronde, les hommes jonchent les champs de bataille, le sang demandé par le Piémont lui est prodigué avec largesse, l’Allemagne s’aigrit, la confédération germanique se concerte et se compte, la Prusse hésite entre sa nature prussienne et sa nature allemande, l’Angleterre se concerte entre deux pensées contraires, la Russie regarde et se réjouit en secret de l’affaiblissement des puissances qui la limitent à l’Occident et à l’Orient. La France, comme à l’ordinaire, n’entend plus rien que le bronze, quand ce bronze sonne de la gloire. Que sortira-t-il de cette mêlée où la maison de Savoie a jeté le monde ? Dieu seul le sait, Dieu seul est prescient, Dieu seul tire le bien du mal et la justice de l’injustice ; puisse-t-il en sortir un jour, non l’ambition du Piémont, mais l’indépendance et l’équilibre de l’Italie par une confédération, et non par un monopole !

III

Revenons aux Tusculanes. Cicéron les écrivait au cœur de cette Italie en armes pour des ambitions qui se disputaient la liberté mourante de Rome ; il faisait abstraction des temps pour s’absorber dans les idées éternelles. Faisons comme lui, et suivons-le jusqu’à son dernier trait de plume et à son dernier soupir, dans ses méditations. Un homme quelquefois a plus d’instinct qu’un monde. Lequel est le plus grand après la mort, de César ou de Cicéron qui pense seul à Tusculum, ou de la république qui tombe dépiécée entre les mains de trois ambitieux ? Pour moi, c’est Cicéron.

IV

Dans ses secondes Tusculanes, il traite de la douleur ; il se demande si c’est un mal de souffrir. Avant de répondre, il ne se dissimule pas combien il lui sera plus difficile de convaincre aussi victorieusement ses lecteurs que ses auditeurs quand il parlait au public.

« L’éloquence, dit-il, est un art populaire. J’écrasais mes contradicteurs par une profusion d’idées et d’images. Que n’ai-je donc pas à craindre aujourd’hui que je m’engage dans un autre genre d’écrire, où le peuple, sur lequel je comptais pour le succès de mes discours, ne peut m’être bon à rien ? car il ne faut à la philosophie qu’un petit nombre de juges, et c’est à dessein qu’elle fuit la multitude. »

Son argumentation sur les moyens de vaincre la douleur et de la mépriser, si on la compare au devoir, est un modèle accompli de raisonnements philosophiques ; le style semble s’éclaircir dans Cicéron à mesure que la pensée devient plus profonde et plus métaphysique. Il n’y a point de ténèbres dans cette atmosphère de raison et de lucidité. Comme un flambeau dans la nuit, dès qu’il entre dans une obscurité, elle devient lumineuse ; Platon est bien loin d’avoir cette netteté de jour dans le style.

Nos philosophes modernes, soit religieux, soit rationnels, n’ont pas au même degré cette clarté ; ceux qui s’appuient sur des dogmes ne raisonnent pas, ils imposent leur philosophie ; ceux qui s’appuient sur le raisonnement sont froids, secs et argumentateurs. Il manque aux uns la dialectique, aux autres le style du philosophe de Tusculum.

V

Sa troisième Tusculane disserte sur les maladies de l’âme, plus nombreuses, dit Cicéron, et plus irrémédiables que celles du corps, parce que le corps vicié peut être guéri par les soins de l’homme, mais que l’âme malade ne peut pas juger elle-même de son infirmité. Il attribue ces maladies de l’âme à la mauvaise éducation qui nous nourrit de préjugés et de superstitions avec le lait de nos nourrices ; il les attribue aux fausses idées du grand nombre (le vulgaire), imbu lui-même d’idées fausses sur la gloire et sur le bonheur, et qui nous fait vivre ainsi dans une atmosphère de mensonge, d’erreur et de corruption. Jamais les défauts de l’éducation première n’ont été plus vigoureusement signalés que dans ces pages. Celles de J.-J. Rousseau dans l’Émile, sont à une distance énorme du bon sens et de la logique de Cicéron. On sent que Rousseau déclame en rhéteur et que le Romain écrit en législateur philosophe. La pratique des hommes et des affaires donnait au consul un sens des réalités qui manquait totalement au Platon de Genève.

VI

Vient ensuite une Tusculane sur les combats que le sage doit livrer à ses passions. Il définit la passion un mouvement violent du cœur en disproportion avec la raison. Définirions-nous mieux aujourd’hui cette sensibilité qui n’est passion que par son excès ?

Cicéron définit ensuite avec la même justesse toutes les passions qui affligent l’homme, et il distingue la passion, qui n’est qu’un mouvement instantané, du vice, qui est une habitude d’infirmité ou de dépravation de l’âme.

« Mais ce qui fait, dit-il, la différence entre les infirmités de l’âme et celles du corps, c’est qu’il peut nous survenir des maladies corporelles sans qu’il y ait de notre faute, et que nous sommes toujours coupables de nos maladies de l’âme. Le corps, composé de matières, n’est pas libre ; l’âme est coupable parce qu’elle est libre. »

Quel traité de Fénelon ou de Nicole traite de morale en termes plus chrétiens ?

« Il y a d’ailleurs une grande différence entre les âmes grossières et celles qui ne le sont pas. Celles-ci, semblables à l’airain de Corinthe qui a de la peine à se rouiller, ne deviennent que difficilement malades et se rétablissent fort vite. Il n’en est pas de même des âmes grossières, et, de plus, celles qui sont d’un caractère excellent ne tombent pas en toute sorte de maladie ; rien de ce qui est férocité, cruauté, ne les attaquera ; il faut, pour trouver prise sur elles, que ce soit de ces passions qui paraissent tenir à l’humanité, telles que la tristesse, la crainte, la pitié. Une autre réflexion encore, c’est qu’il est moins aisé de guérir radicalement une passion que d’extirper ces vices de premier ordre qui combattent de front la vertu. Il faut plus de temps pour l’un que pour l’autre. On peut s’être défait de ses vices et conserver ses passions. »

VII

La belle définition de la vertu, santé de l’âme, n’est pas moins éternelle !… Une qualité permanente de l’âme, qui est la raison elle-même en action !… Son portrait du sage ou du vertueux n’est pas moins admirable de définition et de style.

« Ainsi supérieure et à la tristesse et à toute autre passion, ainsi heureuse de les avoir toutes domptées, un reste de passion suffirait toujours, non seulement pour priver l’âme de son repos, mais pour la rendre vraiment malade. Je ne vois donc rien que de mou et d’énervé dans le sentiment des péripatéticiens, qui regardent les passions comme nécessaires, pourvu, disent-ils, qu’on leur prescrive des bornes au-delà desquelles ils ne les approuvent point. Mais prescrit-on des bornes au vice ? ou direz-vous que de ne pas obéir à la raison, ce ne soit pas quelque chose de vicieux ?

« Or la raison ne vous dit-elle pas assez que tous ces objets qui existent dans votre âme, ou de fougueux désirs, ou de vains transports de joie, ne sont pas de vrais biens, et que ceux qui vous consternent ou qui vous épouvantent ne sont pas de vrais maux ; mais que les divers excès ou de tristesse ou de joie sont également l’effet des préjugés qui vous aveuglent, préjugés dont le temps a bien la force à lui seul d’arrêter l’impression : car, quoi qu’il arrive, nul changement réel dans l’objet ; cependant, à mesure que le temps l’éloigne, l’impression s’affaiblit dans les personnes les moins sensées, et par conséquent, à l’égard du sage, cette impression ne doit pas même commencer. »

VIII

Sa théorie des passions n’est pas moins sévère ; son rigorisme n’admet pas même la sainte colère qui possède en apparence l’orateur indigné dans ses accès d’éloquence. Il veut que le sang-froid soit conservé jusque dans l’imprécation contre le crime ou le vice.

« Quant à l’orateur, il ne lui sied nullement de se mettre en colère ; il lui sied quelquefois de le feindre. Pensez-vous que je sois en courroux toutes les fois qu’il m’arrive de hausser le ton et de m’échauffer ? Pensez-vous que, l’affaire étant jugée et absolument finie, quand il m’arrive de mettre mon discours par écrit, je sois en courroux, la plume à la main ? Accius, qu’était-il en composant ses tragédies ? Que croyez-vous qu’était Ésope, dans les endroits où il déclame avec le plus de feu ?

« Un orateur, qui sera vraiment orateur, aura encore plus de véhémence qu’un comédien, mais sans passion et toujours de sang-froid. Les passions même les plus estimables, telles que celles des grands hommes vertueux, ne doivent rien prendre sur la tranquillité de l’esprit. À l’égard de la tristesse, qui est la chose du monde la plus détestable, comment les philosophes en font-ils l’éloge ! »

IX

Un ardent enthousiasme pour la philosophie (ou la sagesse humaine), mère de toute vertu, ouvre la cinquième Tusculane. Cette apostrophe rappelle les pages les plus lyriques des philosophes modernes ; Rousseau y a puisé certainement ses mouvements d’âme qui chantent au lieu de parler.

« Pour nous guérir de cette erreur et de tant d’autres, recourons à la philosophie. Entraîné autrefois dans son sein par mon inclination, mais ayant depuis abandonné son port tranquille, je m’y suis enfin venu réfugier après avoir essuyé la plus horrible tempête. Philosophie, seule capable de nous guider ! ô toi qui enseignes la vertu et qui domptes le vice, que ferions-nous et que deviendrait le genre humain sans ton secours ? C’est toi qui as enfanté les villes pour faire vivre en société les hommes auparavant dispersés ! c’est toi qui les as unis, premièrement par la proximité du domicile, ensuite par les liens du mariage, et enfin par la conformité du langage et de l’écriture ! Tu as inventé les lois, formé les mœurs, établi une police. Tu seras notre asile ; c’est à ton aide que nous recourons ; et, si dans d’autres temps nous nous sommes contentés de suivre en partie tes leçons, nous nous y livrons aujourd’hui tout entiers et sans réserve. Un seul jour passé suivant tes préceptes est préférable à l’immortalité de quiconque s’en écarte. Quelle autre puissance implorerions-nous plutôt que la tienne, qui nous a procuré la tranquillité de la vie et qui nous a rassurés sur la crainte de la mort ?

« On est bien éloigné, cependant, de rendre à la philosophie l’hommage qui lui est dû ; presque tous les hommes la négligent ; plusieurs l’attaquent même. Attaquer celle à qui l’on doit la vie, quelqu’un ose-t-il donc se souiller de ce parricide ! Porte-t-on l’ingratitude au point d’outrager un maître qu’on devrait au moins respecter, quand même on n’aurait pas trop été capable de comprendre ses leçons !

« J’attribue cette erreur à ce que les ignorants ne peuvent, au travers des ténèbres qui les aveuglent, pénétrer dans l’antiquité la plus reculée, pour y voir que les premiers fondateurs des sociétés humaines ont été des philosophes. Quant au nom, il est moderne ; mais, pour la chose elle-même, nous voyons qu’elle est très ancienne.

« Car qui peut nier que la sagesse n’ait été connue anciennement, et déjà nommée de ce beau nom par où l’on entend la connaissance des choses, soit divines, soit humaines, de leur origine, de leur nature ? »

Le principe que l’exercice de la vertu est la seule chose qui puisse s’appeler bonheur sur la terre est développé avec le même élan de conviction dans toute cette œuvre.

« La vertu, dit-il, c’est la perfection ou le degré de perfection assigné à chaque créature par la nature. Quoi qu’il en soit, l’homme toujours modéré, toujours égal, toujours en paix avec lui-même, jusqu’au point de ne se laisser jamais ni accabler par le chagrin, ni abattre par la crainte, ni enflammer par de vains désirs, ni amollir par une folle joie, c’est là cet homme sage, cet homme heureux que je cherche. Rien sur la terre, ni d’assez formidable pour l’intimider, ni d’assez estimable pour lui enfler le cœur.

« Que verrait-il dans tout ce qui fait le partage des humains, qu’y verrait-il de grand, lorsqu’il se met l’éternité devant les yeux, et qu’il conçoit l’immensité de l’univers ? À quoi se bornent les objets qui sont à notre portée ! À quoi se bornent nos jours ! Et d’ailleurs un homme sage fait continuellement autour de lui une garde si exacte qu’il ne lui peut rien arriver d’imprévu, rien d’inopiné, rien qui lui paraisse nouveau. Partout il jette des regards si perçants qu’il découvre toujours une retraite assurée où il puisse, quelque injure que lui fasse la fortune, se tranquilliser. »

« Toutes ses productions sont parfaites en leur genre, non seulement celles qui sont animées, mais même celles qui sont faites pour tenir à la terre par leurs racines. Ainsi les arbres, les vignes et jusqu’aux plus petites plantes, ou conservent une perpétuelle verdure, ou, après s’être dépouillées de leurs feuilles pendant l’hiver, s’en revêtent tout de nouveau au printemps ; il n’y en a aucune qui, par un mouvement intérieur et par la force des semences qu’elle renferme, ne produise des fleurs ou des fruits ; de sorte qu’à moins de quelque obstacle, elles parviennent toutes au degré de perfection qui leur est propre.

« Les animaux, étant doués de sentiment, manifestent encore mieux la puissance de la nature. Car elle a placé dans les eaux ceux qui sont propres à nager ; dans les airs, ceux qui sont disposés à voler ; et, parmi les terrestres, elle a fait ramper les uns, marcher les autres ; elle a voulu que ceux-ci vécussent seuls, et ceux-là en troupeaux ; elle a rendu les uns féroces, les autres doux ; il y en a qui vivent cachés sous terre. Chaque animal, fidèle à son instinct, sans pouvoir changer sa façon de vivre, suit inviolablement la loi de la nature.

« Et, comme toute espèce a quelque propriété qui la distingue essentiellement, aussi l’homme en a-t-il une, mais bien plus excellente ; si c’est parler convenablement, que de parler ainsi de notre âme, qui est d’un ordre tout à fait supérieur, et qui, étant un écoulement de la divinité, ne peut être comparée, l’oserons-nous dire, qu’avec Dieu même. Cette âme donc, lorsqu’on la cultive et qu’on la guérit des illusions capables de l’aveugler, parvient à ce haut degré d’intelligence qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or, si le bonheur de chaque espèce consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection. »

X

Les Entretiens sur la nature des dieux suivirent les Tusculanes. L’orateur philosophe sentait grandir sa pensée, son talent et son courage, en abordant le plus grand objet de la pensée, la Divinité.

Il commence par s’excuser d’oser écrire sur une matière aussi auguste :

« Pour moi, dit-il, qui viens de publier en peu de temps plusieurs de mes livres, je n’ignore pas qu’on en a parlé beaucoup, mais différemment.

« Quelques-uns ont admiré d’où me venait cette ardeur toute nouvelle pour la philosophie. D’autres eussent voulu savoir ce que je crois précisément sur chaque matière.

« D’autres enfin ont été surpris que tout à coup, me déclarant pour les intérêts d’une école abandonnée depuis longtemps, j’aie fait choix d’une secte qui, au lieu de nous éclairer, semble nous plonger dans les ténèbres. Mais ce goût pour la philosophie ne m’est pas si nouveau qu’on se l’imagine. Tout jeune que j’étais, je la cultivais beaucoup, et même, quand il y paraissait le moins, je m’en occupais plus que jamais.

« On peut s’en convaincre par cette quantité de maximes philosophiques dont mes harangues sont remplies ; par mes intimes liaisons avec les plus savants hommes, qui m’ont toujours fait l’honneur de se rassembler chez moi ; par les grands maîtres qui m’ont formé, les illustres Diodotus, Philon, Antiochus, Posidonius. Et, puisque ces sortes d’études ont pour but de nous rendre sages, il me paraît que je ne les ai point démenties par ma conduite, soit dans mes fonctions publiques, soit dans mes propres affaires.

« Si l’on demande pourquoi donc j’ai pensé si tard à écrire dans ce genre-ci, ma réponse est simple. Réduit à l’inaction depuis que l’état de la république exige qu’elle soit gouvernée par une seule tête, j’ai cru qu’il serait utile de mettre nos citoyens au fait de la philosophie, et que d’ailleurs il y allait de notre gloire, que de si belles et de si grandes matières fussent aussi traitées en notre langue. Je me sais d’autant meilleur gré d’y avoir travaillé que déjà mon exemple a eu la force d’inspirer à beaucoup d’autres l’envie d’apprendre et même d’écrire. »

Trois philosophes de sectes différentes prennent part à l’entretien, développant chacun son système théologique. C’est le traité de métaphysique le plus ardu et en même temps le plus lucide de l’antiquité. Les opinions absurdes des écoles païennes sur la multiplicité des dieux y sont dissipées par les éclats de rire philosophique. L’unité, l’infinité et l’incorporéité de Dieu y sont démontrées comme la Providence elle-même ; cette divinité en action y devient évidente.

Il rejette avec mépris les fables olympiennes et toutes les formes des dieux du vulgaire ; il rejette avec plus de mépris encore l’athéisme, cécité morale.

Les pages qu’il consacre à énumérer les preuves d’ordre, de plan, d’intelligence, de surveillance dans la nature sont les plus éloquentes de toute son éloquence. Fénelon n’en approche pas, quoiqu’il en enrichisse son style ; c’est le poème entier de la création, une symphonie d’Haydn en prose latine, un hymne d’Orphée dans la bouche d’un orateur. On voudrait citer, mais il faudrait tout citer ; on s’arrête ébloui de tant de magnificence, et l’on craint de choisir là où rien n’est à préférer.

Mais après les miracles du monde matériel, écoutez-le décrire ceux de l’intelligence humaine :

« Quand je viens ensuite à considérer l’âme même, l’esprit de l’homme, sa raison, sa prudence, son discernement, je trouve qu’il faut n’avoir point ces facultés, pour ne pas comprendre que ce sont les ouvrages d’une Providence divine.

« Eh ! que n’ai-je votre éloquence, Cotta ! De quelle manière vous traiteriez un si beau sujet ! Vous feriez voir l’étendue de notre intelligence ; comment nous savons réunir nos idées et lier celles qui suivent avec celles qui précèdent, établir des principes, tirer des conséquences, définir tout, le réduire à une exacte précision, et nous assurer par là si nous sommes parvenus à une science véritable, qui est le comble de la perfection, même dans un Dieu.

« Quelle prérogative, quoique vos académiciens la dépriment, et même la refusent à l’homme, de connaître parfaitement les objets extérieurs par la perception des sens, jointe à l’application de l’esprit ! On voit, par ce moyen, quels sont les rapports d’une chose avec l’autre, et là-dessus on invente les arts nécessaires, soit pour la vie, soit pour l’agrément. Que l’éloquence est belle ! qu’elle est divine, cette maîtresse de l’univers, ainsi que vous l’appelez parmi vous ! Elle nous fait apprendre ce que nous ignorons, et nous rend capables d’enseigner ce que nous savons. Par elle nous consolons les affligés ; par elle nous relevons le courage abattu ; par elle nous humilions l’audace ; par elle nous réprimons les passions, les emportements. C’est elle qui nous a imposé des lois, qui a formé les liens de la société civile, qui a fait quitter aux hommes leur vie sauvage et farouche.

« Aussi ne croirait-on pas, à moins que d’y prendre bien garde, tout ce qu’il en a coûté à la nature pour nous donner la parole. Car il y a premièrement, depuis les poumons jusqu’au fond de la bouche, une artère par où se transmet la voix dont le principe est dans notre esprit. Après, dans la bouche se trouve la langue, limitée par les dents. Elle fléchit, elle règle la voix, qui ne lui vient que confusément proférée. En la poussant, cette voix, contre les dents et contre d’autres parties de la bouche, elle articule, elle rend les sons distincts. Ce qui fait que les stoïciens comparent la langue à l’archet, les dents aux cordes et les narines au corps de l’instrument.

« Mais nos mains, de quelle commodité ne sont-elles pas, et de quelle utilité dans les arts ! Les doigts s’allongent ou se plient sans la moindre difficulté, tant leurs jointures sont flexibles. Avec leur secours les mains usent du pinceau et du ciseau ; elles jouent de la lyre, de la flûte ; voilà pour l’agréable. Pour le nécessaire, elles cultivent les champs, bâtissent des maisons, font des étoffes, des habits, travaillent en cuivre, en fer.

« L’esprit invente, les sens examinent, la main exécute. Tellement que, si nous sommes logés, si nous sommes vêtus et à couvert, si nous avons des villes, des murs, des habitations, des temples, c’est aux mains que nous le devons. Par notre travail, c’est-à-dire par nos mains, nous savons multiplier et varier nos aliments. Car beaucoup de fruits, ou qui se consomment d’abord, ou qui se doivent garder, ne viendraient point sans culture. D’ailleurs, pour manger des animaux terrestres, des aquatiques et des volatiles, nous en avons partie à prendre, partie à nourrir.

« Pour nos voitures nous domptons les quadrupèdes, dont la force et la vitesse suppléent à notre faiblesse et à notre lenteur ; nous faisons porter des charges aux uns, le joug à d’autres. Nous faisons servir à nos usages la sagacité de l’éléphant et l’odorat du chien.

« Le fer, sans quoi l’on ne peut cultiver les champs, nous allons le prendre dans les entrailles de la terre. Les veines de cuivre, d’argent et d’or, quoique très cachées, nous les trouvons et nous les employons à nos besoins ou à des ornements. Nous avons des arbres, ou qui ont été plantés à dessein, ou qui sont venus d’eux-mêmes ; et nous les coupons, tant pour faire du feu, nous chauffer et cuire nos viandes, que pour bâtir et nous mettre à l’abri du chaud et du froid. C’est aussi de quoi construire des vaisseaux, qui de toutes parts nous apportent toutes les commodités de la vie.

« Nous sommes les seuls animaux qui entendons la navigation, et qui, par là, nous soumettons ce que la nature a fait de plus violent, la mer et les vents. Ainsi nous tirons de la mer une infinité de choses utiles. Pour celles que la terre produit, nous en sommes absolument les maîtres.

« Nous jouissons des plaines, des montagnes ; les rivières, les lacs, sont à nous ; c’est nous qui semons les blés, qui plantons les arbres ; nous fertilisons les terres en les arrosant par des canaux ; nous arrêtons les fleuves, nous les redressons, nous les détournons. En un mot, nos mains tâchent de faire dans la nature, pour ainsi dire, une autre nature.

« Mais quoi ! l’esprit humain n’a-t-il pas pénétré même dans le ciel ?

« De tous les animaux il n’y a que l’homme qui ait observé le cours des astres, leur lever, leur coucher ; qui ait déterminé l’espace du jour, du mois, de l’année ; qui ait prévu les éclipses du soleil et celles de la lune ; qui les ait prédites à jamais, marquant leur grandeur, leur durée, leur temps précis. Et c’est dans ces réflexions que l’esprit humain a puisé la connaissance des dieux, connaissance qui produit la piété, la justice, toutes les vertus, d’où résulte une heureuse vie, semblable à celle des dieux, puisque dès lors nous les égalons, à l’immortalité près, dont nous n’avons nul besoin pour bien vivre.

« Par tout ce que je viens d’exposer, je crois avoir suffisamment prouvé la supériorité de l’homme sur le reste des animaux. Concluons que, ni la conformation de son corps, ni les qualités de son esprit, ne peuvent être l’effet du hasard. Pour finir, car il est temps, je n’ai plus qu’à montrer que tout ce qui nous est utile dans ce monde-ci a été fait exprès pour nous. »

XI

Dans son livre sur la Nature des dieux, il gardait encore quelques ménagements avec la théologie populaire et avec la religion de l’État ; mais son livre sur la Divination, c’est-à-dire sur les mystères du culte romain, fut son véritable testament philosophique. Il n’y garde aucune mesure avec les erreurs officielles ; il est déjà hors de la vie publique, il est âgé, il voit s’approcher pour lui la liberté de la mort à côté de la servitude de son pays ; il veut laisser sa profession de foi à la terre avant de la quitter ; il se retire seul dans sa petite maison de Pouzzoles, entre les bois et les flots de Naples, et il écrit ce livre de la Divination.

Montesquieu l’admire, comme une histoire complète des superstitions païennes et des rites religieux du temps.

Voltaire en profite pour montrer la supériorité théologique de l’Inde et de la Chine, à la même époque, sur les superstitions de Rome et de la Grèce.

« Il y a des cas, dit-il, où il ne faut pas juger d’une nation par les usages et par les superstitions populaires. Je suppose que César, après avoir conquis l’Égypte, voulant faire fleurir le commerce dans l’empire romain, eût envoyé une ambassade à la Chine par le port d’Arsinoé, par la mer Rouge, et par l’océan Indien. L’empereur Yventi, premier du nom, régnait alors ; les annales de Chine nous le représentent comme un prince très sage et très savant. Après avoir reçu les ambassadeurs de César avec toute la politesse chinoise, il s’informe secrètement par ses interprètes des usages, des sciences et de la religion de ce peuple romain, aussi célèbre dans l’Occident que le peuple chinois l’est dans l’Orient. Il apprend d’abord que les pontifes de ce peuple ont réglé leurs années d’une manière si absurde que le soleil est déjà entré dans les signes célestes du printemps lorsque les Romains célèbrent les premières fêtes de l’hiver.

« Il apprend que cette nation entretient à grands frais un collège de prêtres, qui savent au juste le temps où il faut s’embarquer, et où l’on doit donner bataille, par l’inspection d’un foie de bœuf, ou par la manière dont les poulets mangent l’orge.

« Cette science sacrée fut apportée autrefois aux Romains par un petit dieu nommé Tagès, qui sortit de la terre en Toscane.

« Ces peuples adorent un Dieu suprême et unique, qu’ils appellent toujours Dieu très bon et très grand. Cependant ils ont bâti un temple à une courtisane nommée Flora, et les bonnes femmes de Rome ont presque toutes chez elles de petits dieux pénates, hauts de quatre ou cinq pouces… L’empereur Yventi se met à rire : les tribunaux de Nankin pensent d’abord avec lui que les ambassadeurs romains sont des fous ou des imposteurs qui ont pris le titre d’envoyés de la république romaine ; mais, comme l’empereur est aussi juste que poli, il a des conversations particulières avec les ambassadeurs.

« Il apprend que les pontifes romains ont été très ignorants, mais que César réforme actuellement le calendrier.

« On lui avoue que le collège des augures a été établi dans les premiers temps de la barbarie ; qu’on a laissé subsister cette institution ridicule, devenue chère à un peuple longtemps grossier ; que tous les honnêtes gens se moquent des augures ; que César ne les a jamais consultés ; qu’au rapport d’un très grand homme nommé Caton, jamais augure n’a pu parler à son camarade sans rire ; et qu’enfin Cicéron, le plus grand orateur et le meilleur philosophe de Rome, vient de faire contre les augures un petit ouvrage, intitulé de la Divination, dans lequel il livre à un ridicule éternel tous les aruspices, toutes les prédictions et tous les sortilèges dont la terre est infatuée. L’empereur de la Chine a la curiosité de lire ce livre de Cicéron ; les interprètes le traduisent ; il admire le livre et la république romaine. »

XII

Le début du second livre de cet ouvrage a la candeur d’une confidence et la majesté de la conscience. Lisez-le ; on aime toujours l’homme privé dans l’homme public :

« Toutes les fois que j’ai songé aux meilleurs moyens d’être utile à ma patrie et de servir ainsi sans interruption les intérêts de la république, pensées qui me préoccupent souvent et longuement, rien ne m’a paru plus propre à ce dessein que d’ouvrir à mes concitoyens, comme je crois l’avoir déjà fait par plusieurs traités, la route aux nobles études.

« Ainsi, dans celui que j’ai intitulé Hortensius, je les ai exhortés de tout mon pouvoir à se livrer à l’étude de la philosophie.

« Dans mes quatre livres Académiques, je leur ai montré quelle sorte de philosophie me semblait la moins arrogante, la plus positive et la plus propre à former le goût.

« Enfin, la connaissance des vrais biens et des vrais maux étant le fondement de toute la philosophie, j’ai épuisé ce sujet important dans cinq livres consacrés à faciliter l’intelligence de tout ce qu’on a dit pour et contre chaque système.

« Dans cinq autres livres de dissertations, les Tusculanes, j’ai recherché quelles étaient, pour l’homme, les principales conditions du bonheur : le premier traite du mépris de la mort ; le second, du courage à supporter la douleur ; le troisième, des moyens d’adoucir les peines ; le quatrième, des autres passions de l’âme ; et le cinquième enfin développe cette maxime, qui jette un si vif éclat sur l’ensemble de la philosophie, que la vertu seule suffit au bonheur. Ces travaux terminés, j’ai écrit sur la Nature des dieux trois livres, comprenant tout ce qui se rattache à cette question ; et, pour remplir ma tâche dans toute son étendue, j’ai commencé à traiter de la divination. Quand j’aurai joint à ces deux livres, selon mon dessein, un traité du Destin, n’aurai-je pas épuisé la matière ?

« À ces ouvrages ajoutons six livres de la République, écrits à l’époque à laquelle je tenais les rênes du gouvernement de l’État ; question immense, intimement liée à la philosophie et largement traitée par Platon, Aristote, Théophraste et toute la famille des péripatéticiens. Que dirai-je de ma Consolation, qui, après avoir remédié à mes propres maux, soulagera davantage encore, j’espère, ceux des autres ? Parmi ces divers écrits, j’ai publié dernièrement le traité de la Vieillesse, dédié à Atticus, mon ami ; et, comme c’est principalement à la philosophie que l’homme doit sa vertu et son courage, mon éloge de Caton doit aussi prendre place dans cette collection.

« Enfin, Aristote et Théophraste, hommes supérieurs par leur pénétration et leur fécondité, ayant joint les préceptes de l’éloquence à ceux de la philosophie, je dois rappeler ici, à leur exemple, mes écrits sur l’art oratoire, c’est-à-dire les trois Dialogues, le Brutus et l’Orateur.

« Tels ont été jusqu’ici mes travaux. Plein d’une noble ardeur, j’ai voulu les compléter, et, à moins que quelque grand obstacle ne s’y oppose, éclaircir en latin et rendre ainsi accessibles toutes les questions de la philosophie.

« Eh ! quelle autre fonction pourrions-nous exercer, et plus élevée, et plus utile à la république, que celle qui consiste à instruire et à former la jeunesse, à une époque surtout où les mœurs de cette jeunesse se sont tellement relâchées qu’il est de notre devoir à tous de la contenir et de la guider ?

« Ce n’est pas que j’espère, ce qui n’est même pas à demander, que tous les jeunes gens se livrent à cette étude. Puissent quelques-uns s’y appliquer, et cet exemple sera toujours un grand bien pour la république ! Pour moi, je recueille déjà le fruit de mes travaux, puisque je vois des hommes d’un âge avancé, et en bien plus grand nombre que je ne l’espérais, prendre plaisir à lire mes ouvrages ; et c’est ainsi que leur empressement à les étudier redouble de jour en jour mon zèle à les composer.

« Pouvoir se passer des Grecs dans l’étude de la philosophie sera sans doute glorieux pour les Romains : eh bien ! le but sera atteint si mes projets s’exécutent. Au reste, le désir d’expliquer la philosophie, je l’ai conçu au milieu des malheurs et des guerres civiles de ma patrie, alors que je ne pouvais ni la défendre, selon ma coutume, ni demeurer oisif, ni trouver une occupation plus convenable et plus digne de moi.

« Mes concitoyens m’excuseront donc, ou plutôt me sauront quelque gré si, lorsque la république a été à la merci d’un seul, je ne me suis ni caché, ni enfui, ni découragé, ni conduit en homme vainement irrité contre le pouvoir ou les circonstances ; si enfin je ne me suis montré ni flatteur ni adulateur de la fortune d’un autre, jusqu’au point d’avoir honte de la mienne. Platon et la philosophie m’avaient depuis longtemps enseigné que les États sont sujets à certaines révolutions naturelles qui donnent le pouvoir tantôt aux grands, tantôt au peuple, et parfois à un seul.

« Quand ma patrie fut tombée dans ce dernier état, dépouillé de mes anciennes fonctions, je repris ces études, qui, tout en calmant mes douleurs, m’offraient de plus le seul moyen qui me restât d’être encore utile à mes concitoyens.

« Car enfin j’opinais, je haranguais encore dans mes livres, et l’étude de la philosophie me semblait une nouvelle charge qui remplaçait pour moi le gouvernement de la république. Maintenant qu’on a recommencé à me consulter sur les affaires de l’État, tout mon temps, toutes mes pensées, tous mes soins, appartiennent à la république, et la philosophie n’a droit qu’aux instants que n’exigera pas l’accomplissement de mes devoirs envers mon pays. Mais abandonnons ce sujet, que nous traiterons ailleurs, et reprenons notre discussion.

« Lorsque mon frère Quintus eut disserté sur la divination, comme on l’a vu dans le livre précédent, estimant que nous nous étions assez promenés, nous allâmes nous asseoir dans la bibliothèque de mon lycée.

« Quintus, lui dis-je alors, vous avez très bien et en bon stoïcien défendu l’opinion des stoïciens ; et ce qui me plaît surtout, c’est que vous vous êtes appuyé sur des faits éclatants et mémorables, tirés de notre propre histoire.

« Je dois maintenant répondre à ce que vous avez dit. Je le ferai, mais sans rien affirmer, cherchant la vérité, doutant souvent et me méfiant de moi-même ; car, si je présentais quelque chose comme certain, je ferais le devin, moi qui nie la divination.

« Au reste, je m’adresse tout d’abord la question que se faisait à lui-même Carnéade : Sur quoi s’exerce la divination ? Est-ce sur les choses sensibles ? Mais, celles-là, nous les voyons, entendons, goûtons, sentons, touchons. Y a-t-il donc dans ces sensations quelque chose de surnaturel, quelque effet de la prévision ou de l’inspiration de l’âme ? Quel devin, s’il était privé de la vue comme Tirésias, pourrait discerner le blanc du noir, ou, s’il était sourd, distinguer les différences des voix et des sons ?

« La divination ne s’applique donc à aucun des objets de nos sens ; je dis de plus qu’elle est tout aussi inutile dans ce qui est du ressort de l’art. Nous n’avons pas coutume d’appeler près des malades des devins, mais des médecins ; et ceux qui veulent apprendre à jouer de la lyre ou de la flûte ne s’adressent pas aux aruspices, mais aux musiciens.

« Il en est de même des lettres et des sciences. »

Nous n’analyserons pas pour vous ce grand ouvrage d’incrédulité philosophique ; les superstitions tombées, qu’importent les réfutations ? Mais Cicéron, à la dernière page, distingue, en législateur et en sage, ce qui touche à la piété de ce qui touche à la superstition ; cette page mérite d’être conservée.

C’est à la même époque qu’il écrivit le livre intitulé du Destin. Ce livre n’est qu’un débris, il n’en reste que quelques belles pages ; on voit seulement que c’était un développement de son livre sur la divinité, et qu’il y portait, comme le poète Lucrèce, mais d’une main plus religieuse que Lucrèce, des coups terribles aux superstitions païennes de son pays.

Il voulait évidemment, avant de mourir, rendre témoignage à la vraie philosophie, l’unité et l’immatérialité de Dieu. On voit que ce problème éternel de la toute-puissance de la providence divine et de la liberté morale de l’homme agitait, dès cette époque, l’esprit humain, comme il l’agite encore de nos jours. Rien de nouveau, même dans les disputes des philosophes.

Sa maison de campagne de Pouzzoles est encore le lieu de la scène :

« J’étais à Pouzzoles en même temps que Hirtius, consul désigné, l’un de mes meilleurs amis, et qui cultivait alors, avec beaucoup d’ardeur, l’art qui remplit ma vie. Nous étions le plus souvent ensemble, occupés surtout à rechercher par quels moyens on pourrait ramener dans l’État la paix et la concorde. César était mort, et de tous côtés il nous semblait voir les semences de dissensions nouvelles ; nous pensions qu’on devait se hâter de les étouffer, et ces graves soucis occupaient à eux seuls presque tous nos entretiens. Nous n’eûmes point d’autre pensée en plus de vingt rencontres ; mais un jour nous trouvâmes plus de liberté, et nous fûmes moins empêchés par les visiteurs que d’ordinaire. Les premiers moments de notre entrevue furent donnés à nos préoccupations habituelles, et à cet échange en quelque façon obligé de nos pensées sur la paix et le repos public. »………………………

XIII

C’est là enfin qu’il écrivit son chef-d’œuvre, le livre de la République. Par république il entendait, non seulement la chose publique, mais la politique tout entière, c’est-à-dire l’étude de cet admirable et divin mécanisme moral par lequel les hommes s’organisent en société, se maintiennent en ordre, grandissent en prospérité, se perpétuent en durée, en influence et en gloire.

On conçoit que, de tous les hommes qui écrivirent jamais sur de pareilles matières, Cicéron fut à la fois le plus compétent, le plus éloquent et le plus moral.

Compétent, parce qu’il avait manié la plus grande politique de l’univers pendant les temps les plus orageux de Rome, et qu’il avait vu tomber la république malgré ses efforts sous les factions populaires, puis la liberté sous la soldatesque, puis César sous le poignard d’une impuissante réaction d’honnêtes gens ;

Éloquent, parce qu’il était Cicéron ;

Moral, parce qu’il était le plus honnête des Romains.

Aussi ce livre de la République passait-il à Rome et en Grèce pour l’apogée du génie, de la philosophie et de la politique de Rome.

C’est ainsi qu’en parlent tous les écrivains du temps. Platon n’avait été qu’un rêveur radical fondant les lois politiques sur des chimères au lieu de les fonder sur des instincts ; il prêchait un communisme destructeur de tout individualisme, de toute propriété, de tout travail rémunéré par lui-même, de toute hérédité, de toute famille, et par conséquent de toute société permanente. Il instituait jusqu’à la communauté des femmes, et jusqu’au meurtre légal et obligatoire des enfants ; sacrilèges contre le cœur humain, dérisions contre la nature, débauches de sophismes, que nous avons vus se renouveler de nos jours par des platoniciens de socialisme à rebours de la nature.

Cicéron ne fut pas dans ce beau livre le Platon, mais le Montesquieu romain ; autant au-dessus de Montesquieu que le génie est au-dessus du talent, et que l’éloquence est au-dessus de la sagacité.

Malheureusement ce livre incomparable fut perdu dans le déménagement du monde et dans les cendres de Rome.

À l’époque de l’invasion de l’Italie par les barbares, les manuscrits qui contenaient la richesse intellectuelle de tant de siècles tombèrent dans le mépris de conquérants qui ne savaient ni parler ni lire ; et, quand le christianisme vint prendre la place des superstitions et des philosophies antiques, les moines qui recueillirent ces manuscrits se servirent de ces pages pour écrire des ouvrages chrétiens. C’est ce qu’on appelle des palimpsestes, ou manuscrits sur lesquels une seconde écriture recouvre et efface à demi le premier texte.

Tout récemment un érudit italien, le cardinal Maï, fureteur obstiné et pieux du Vatican, a retrouvé une faible partie du chef-d’œuvre cicéronien de la République. M. Villemain, digne d’une telle œuvre, a traduit et publié en France ces fragments.

La philosophie, l’éloquence, la politique du grand Romain, méritaient un tel interprète. Espérons que d’autres hasards feront exhumer de ces cendres d’autres débris de Cicéron et de Tacite.

XIV

Autant qu’on en peut juger par les lambeaux de cet ouvrage sur la République, il était à la fois historique, didactique, philosophique, c’est-à-dire que Cicéron appuyait ses théories sur la nature, sur l’expérience, sur l’histoire de Rome. C’était le commentaire sur la république, l’esprit des lois et l’esprit des faits romains.

Nous ne sommes pas plus avancés aujourd’hui en politique que ne l’était Cicéron. Il énumère les trois formes principales de gouvernement des peuples : la monarchie pure, l’aristocratie souveraine, la démocratie ou la souveraineté du peuple ; il admet les mérites spéciaux de chacune de ces formes de gouvernement ; il trouve la monarchie plus stable, l’aristocratie plus intelligente, la démocratie plus juste ; mais il trouve la monarchie plus tyrannique, l’aristocratie plus égoïste, la démocratie plus versatile, plus passionnée et plus ingrate. La meilleure forme de gouvernement lui semble en définitive celle qui, en combinant ces trois modes, a les avantages de tous sans avoir les inconvénients de chacun.

Romain, Cicéron voit dans la constitution romaine la réunion de ces trois forces sociales ; les consuls y représentent la monarchie, le sénat y représente l’aristocratie, et les pouvoirs éligibles y représentent le peuple. N’est-ce pas précisément ce que la république représentative offre aux publicistes modernes de plus rationnel et de plus parfait ? Seulement les modernes instituent des rois héréditaires au lieu de consuls temporaires, pour éviter le danger des transitions dans le pouvoir monarchique. Mais l’aristocratie patricienne de Rome était si enracinée et si puissante qu’elle ne redoutait pas ces éclipses du pouvoir monarchique dans le changement de ses consuls ; et les tribuns du peuple ; à leur tour, garantissaient suffisamment les plébéiens des empiétements de l’aristocratie.

Voilà, en ce qui concerne Rome, la politique de Cicéron.

Mais, en ce qui concerne la politique générale, sa théorie est une philosophie pratique tout entière, bien supérieure à celle de Machiavel, de Montesquieu, de Mirabeau, de l’Assemblée constituante elle-même. C’est la théorie de la justice et de la morale absolue appliquée au gouvernement des sociétés politiques. On croit lire Fénelon, moins les utopies chimériques du Télémaque. Fénelon dérivait de Platon, rêveur comme lui ; Cicéron dérive d’Aristote, expérimental comme le maître d’Alexandre.

Cette odieuse maxime de nos jours : La petite vertu tue la grande, maxime qui permet de violer la morale, comme on viole la liberté dans les temps de tyrannie, n’était point à l’usage de Cicéron. Sa maxime est la maxime contraire : « La morale est la même pour la vie publique que pour la vie privée, seulement la morale politique est plus grande ; mais il n’y a pas deux morales, une pour l’homme, une pour le citoyen, parce qu’il n’y a pas deux consciences. » De là découle pour le citoyen, selon Cicéron, le devoir d’un patriotisme à tout prix, dont il fut lui-même le plus bel exemple.

« Lorsqu’au sortir de mon consulat, je pus déclarer avec serment, devant Rome assemblée, que j’avais sauvé la république, alors que le peuple entier répéta mon serment, j’éprouvais assez de bonheur pour être dédommagé à la fois de toutes les injustices et de toutes les infortunes. Cependant j’ai trouvé dans mes malheurs mêmes plus d’honneur que de peine, moins d’amertume que de gloire ; et les regrets des gens de bien ont plus réjoui mon cœur que la joie des méchants ne l’avait attristé. Mais, je le répète, si ma disgrâce avait eu un dénouement moins heureux, de quoi pourrais-je me plaindre ?

« J’avais tout prévu, et je n’attendais pas moins pour prix de mes services. Quelle avait été ma conduite ? La vie privée m’offrait plus de charmes qu’à tout autre : car je cultivais depuis mon enfance les études libérales, si variées, si délicieuses pour l’esprit. Qu’une grande calamité vînt à nous frapper tous, du moins ne m’eût-elle pas plus particulièrement atteint ; le sort commun eût été mon partage : eh bien ! je n’avais pas hésité à affronter les plus terribles tempêtes, et, si je l’ose dire, la foudre elle-même, pour sauver mes concitoyens, et à dévouer ma tête pour le repos et la liberté de mon pays. Car notre patrie ne nous a point donné les trésors de la vie et de l’éducation pour ne point en attendre un jour les fruits, pour servir sans retour nos propres intérêts, protéger notre repos et abriter nos paisibles jouissances ; mais pour avoir un titre sacré sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison, les employer à la servir elle-même, et ne nous en abandonner l’usage qu’après en avoir tiré tout le parti que ses besoins réclament.

« Ceux qui veulent jouir sans peine d’un repos inaltérable recourent à des excuses qui ne méritent pas d’être écoutées. Le plus souvent, disent-ils, les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu. C’est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu’on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude ; c’est se dégrader que de descendre dans l’arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n’ont pour toutes armes que les injures et tout cet arsenal d’outrages qu’un sage ne doit pas supporter : comme si les hommes de bien, ceux qui ont un beau caractère et un grand cœur, pouvaient jamais ambitionner le pouvoir dans un but plus légitime que de secouer le joug des méchants, et ne point souffrir qu’ils mettent en pièces la république, qu’un jour les honnêtes gens voudraient enfin, mais vainement, relever de ses ruines ! »

Lisez ensuite cette belle définition du peuple : « Un peuple n’est pas toute agrégation d’hommes rassemblés par hasard, mais un peuple est une société formée sous la garantie des lois pour l’utilité réciproque de tous les citoyens. »

La doctrine du prétendu Contrat social de J.-J. Rousseau, qui attribue la formation de la société à une délibération, y est réfutée vingt siècles d’avance par Cicéron, qui attribue la société à l’instinct social, révélation de la nature humaine.

XV

Dans l’esquisse de la fondation progressive des institutions romaines, qu’il met dans la bouche de Scipion, Cicéron combat en homme vraiment politique les chimères antisociales de Platon sur l’égalité absolue des biens.

Lisez encore :

« Platon veut que la plus parfaite égalité préside à la distribution des terres et à l’établissement des demeures ; il circonscrit dans les plus étroites limites sa république, plus désirable que possible ; il nous présente enfin un modèle qui jamais n’existera, mais où nous lisons avec clarté les principes du gouvernement des États. Pour moi, si mes forces ne me trahissent pas, je veux appliquer les mêmes principes, non plus aux vains fantômes d’une cité imaginaire, mais à la plus puissante république du monde, et faire toucher en quelque façon du doigt les causes du bien et du mal dans l’ordre politique.

« Après que les rois eurent gouverné Rome pendant deux cent quarante années, et un peu plus, en comptant les interrègnes, le peuple, qui bannit Tarquin, témoigna pour la royauté autant d’aversion qu’il avait montré d’attachement à ce gouvernement monarchique, à l’époque de la mort ou plutôt de la disparition de Romulus. Alors il n’avait pu se passer de roi ; maintenant, après l’expulsion de Tarquin, le nom même de roi lui était odieux. »

Il combat ensuite, avec une vigueur qu’il puise dans la conscience autant que dans la raison, la doctrine de Machiavel, vieille comme le monde, qu’on doit gouverner les hommes par l’habileté et l’injustice, pourvu que l’habileté et l’injustice produisent la force. Cette argumentation de Cicéron, du juste contre l’utile, mériterait d’être gravée en lettres d’or sur les tables de marbre de tous les conseils des rois ou des peuples.

Son aversion, trop justifiée dans sa personne, contre le gouvernement populaire éclate à toutes les pages. « Il n’est pas d’État à qui je refuse plus péremptoirement le beau nom de république (chose publique) qu’à celui où la multitude est souverainement maîtresse. »

XVI

Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième livres, déchirés par les vers, ne nous présentent que des lambeaux ; mais chacun de ces lambeaux éclate de quelque vérité lumineuse ou de quelque expression vive qui fait reconnaître le génie d’un sage et d’un politique. Seulement ces pensées n’ont pas le clinquant de Montesquieu ou l’étrangeté de J.-J. Rousseau ; c’est du bon sens sur des choses sublimes.

Le livre sixième est heureusement mieux conservé ; c’est là qu’on lit, après un entretien sur l’âme et sur ses destinées suprêmes, le songe de Scipion, excursion dans les régions éternelles. Lisez-le tout entier : c’est Cicéron dieu après Cicéron homme ; la pensée humaine ne monte pas plus haut.

C’est Scipion qui parle, et qui, après avoir professé la politique de la vertu, chante les récompenses que le ciel réserve aux vrais politiques : lisez toujours. Saint Augustin, qui a commenté le livre de la République de Cicéron, n’est pas plus spiritualiste ; le ciel théologique de Fénelon ne s’ouvre pas plus avant aux pas des bienfaiteurs des peuples ; la foi des deux grands évêques n’est pas plus ferme ni plus tendre dans l’immortalité de l’âme.

XVII

« Lorsque j’arrivai pour la première fois en Afrique, où j’étais, comme vous le savez, tribun des soldats dans la quatrième légion, sous le consul M. Manilius, je n’eus rien de plus empressé que de me rendre près du roi Masinissa, lié à notre famille par une étroite et bien légitime amitié.

« Dès qu’il me vit, le vieux roi vint m’embrasser en pleurant, puis il leva les yeux au ciel et s’écria : Je te rends grâce, soleil, roi de la nature, et vous tous, dieux immortels, de ce qu’il me soit donné, avant de quitter cette vie, de voir dans mon royaume et à mon foyer P. Cornélius Scipion, dont le nom seul ranime mes vieux ans ! Jamais, je vous en atteste, le souvenir de l’excellent ami, de l’invincible héros qui a illustré le nom des Scipions, ne quitte un instant mon esprit…

« Je m’informai ensuite de son royaume, il me parla de notre république, et la journée entière s’écoula dans un entretien sans cesse renaissant…

« Après un repas d’une magnificence royale, nous conversâmes encore jusque fort avant dans la nuit ; le vieux roi ne parlait que de Scipion l’Africain, dont il rappelait toutes les actions et même les paroles. Nous nous retirâmes enfin pour prendre du repos. Accablé par la fatigue de la route et par la longueur de cette veille, je tombai bientôt dans un sommeil plus profond que de coutume ; tout à coup une apparition s’offrit à mon esprit, tout plein encore de l’objet de nos entretiens ; c’est la vertu de nos pensées et de nos discours d’amener pendant le sommeil des illusions semblables à celles dont parle Ennius.

« Il vit Homère, en songe sans doute, parce qu’il était sans cesse occupé de ce grand poète. Quoi qu’il en soit, l’Africain m’apparut sous les traits que je connaissais, moins pour l’avoir vu lui-même que pour avoir contemplé ses images.

« Je le reconnus aussitôt, et je fus saisi d’un frémissement subit ; mais lui : Rassure-toi, Scipion, me dit-il ; bannis la crainte, et grave ce que je vais te dire dans ta mémoire. Vois-tu cette ville qui, forcée par mes armes de se soumettre au peuple romain, renouvelle nos anciennes guerres et ne peut souffrir le repos ? (Et il me montrait Carthage d’un lieu élevé, tout brillant d’étoiles et resplendissant de clarté.) Tu viens aujourd’hui l’assièger, presque confondu dans les rangs des soldats ; dans deux ans, élevé à la dignité de consul, tu la détruiras jusqu’aux derniers fondements, et tu mériteras pour ta valeur ce titre d’Africain que tu as reçu de nous par héritage. Après avoir renversé Carthage, tu seras appelé aux honneurs du triomphe. Créé censeur, tu visiteras, comme ambassadeur du peuple romain, l’Égypte, la Syrie, l’Asie et la Grèce ; tu seras nommé, pendant ton absence, consul pour la seconde fois ; tu mettras fin à une guerre des plus importantes, tu ruineras Numance. Mais, après avoir monté en triomphateur au Capitole, tu trouveras la république tout agitée par les menées de mon petit-fils.

« Alors, Scipion, ta prudence, ton génie, ta grande âme, devront éclairer et soutenir ta patrie. Mais je vois dans les temps une double route s’ouvrir, et le destin hésiter.

« Lorsque, depuis ta naissance, huit fois sept révolutions de soleil se seront accomplies, et que ces deux nombres, tous deux parfaits, mais chacun pour des raisons différentes, auront, par leur cours et leur rencontre naturelle, complété pour toi une somme fatale de jours, la république tout entière se tournera vers toi, et invoquera le nom de Scipion. C’est sur toi que se porteront les regards du sénat, des gens de bien, des alliés, des Latins. Sur toi seul reposera le salut de l’État ; enfin, dictateur, tu régénéreras la république… si tu peux échapper aux mains impies de tes proches.

« À ces mots, Lélius s’écria ; un douloureux gémissement s’éleva de tous côtés : mais Scipion, avec un doux sourire : Je vous en prie, dit-il, ne me réveillez pas, ne troublez pas ma vision, écoutez le reste.

« Mais, continua mon père, pour que tu sentes redoubler ton ardeur à défendre l’État, sache que ceux qui ont sauvé, secouru, agrandi leur patrie, ont dans le ciel un lieu préparé d’avance, où ils jouiront d’une félicité sans terme : car le Dieu suprême qui gouverne l’immense univers ne trouve rien sur la terre qui soit plus agréable à ses yeux que ces réunions d’hommes assemblés sous la garantie des lois, et que l’on nomme des cités. C’est du ciel que descendent ceux qui conduisent et qui conservent les nations, c’est au ciel qu’ils retournent……

« Ce discours de l’Africain avait jeté la terreur en mon âme. J’eus cependant la force de lui demander s’il vivait encore, lui et Paul Émile, mon père, et tous ceux que nous regardons comme n’étant plus. La véritable vie, me dit-il, commence pour ceux qui s’échappent des liens du corps où ils étaient captifs ; mais ce que vous appelez la vie est réellement la mort. Regarde ! voici ton père qui vient vers toi !… Je vis mon père, et je fondis en larmes ; mais lui, m’embrassant, me défendit de pleurer…

« Dès que je pus retenir mes sanglots, je dis : Ô mon père, modèle de vertus et de sainteté, puisque la vie est en vous, comme me l’apprend l’Africain, pourquoi resterais-je plus longtemps sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de venir dans votre société céleste ?

« Non, pas ainsi, mon fils, me répondit-il : tant que Dieu, dont tout ce que tu vois est le temple, ne t’aura pas délivré de ta prison corporelle, tu ne peux avoir accès dans ces demeures. La destination des hommes est de garder ce globe, que tu vois situé au milieu du temple universel de Dieu, dont une parcelle s’appelle la Terre…

« Ils ont reçu une âme !… C’est pourquoi, mon fils, toi et tous les hommes religieux, vous devez retenir votre âme dans les liens du corps ; aucun de vous, sans le commandement de celui qui vous l’a donnée, ne peut sortir de cette vie mortelle. En la fuyant, vous paraîtriez abandonner le poste où Dieu vous a placés.

« Mais plutôt, Scipion, comme ton aïeul qui nous écoute, comme moi qui t’ai donné le jour, pense à vivre avec justice et piété ; pense au culte que tu dois à tes parents et à tes proches, que tu dois surtout à la patrie. Une telle vie est la route qui te conduira au ciel et dans l’assemblée de ceux qui ont vécu, et qui, maintenant délivrés du corps, habitent le lieu que tu vois…………………………………

« Mon père me montrait ce cercle qui brille par son éclatante blancheur au milieu de tous les feux célestes, et que vous appelez, d’une expression empruntée aux Grecs, la Voie lactée. Du haut de cet orbe lumineux je contemplais l’univers, et je le vis tout plein de magnificence et de merveilles. Des étoiles que l’on n’aperçoit point d’ici-bas parurent à mes regards, et la grandeur des corps célestes se dévoila à mes yeux. Elle dépasse tout ce que l’homme a pu jamais soupçonner. De tous les corps, le plus petit, qui est situé aux derniers confins du ciel, et le plus près de la terre, brillait d’une lumière empruntée. Les globes étoilés l’emportaient de beaucoup sur la terre en grandeur. La terre elle-même me parut si petite que notre empire, qui n’en touche qu’un point, me fit honte ! Comme je la regardais attentivement : Eh bien ! mon fils, me dit-il, ton esprit sera-t-il donc toujours attaché à la terre ? Ne vois-tu pas dans quelle demeure supérieure et sainte tu es appelé ?…………………………

« Je contemplais toutes ces merveilles, perdu dans mon admiration. Lorsque je pus me recueillir : Quelle est donc, demandai-je à mon père, quelle est cette harmonie si puissante et si douce au milieu de laquelle il me semble que nous soyons plongés ?

« Je vois, dit l’Africain : tu contemples encore la demeure et le séjour des hommes. Mais, si la terre te semble petite, comme elle l’est en effet, relève tes yeux vers ces régions célestes, méprise toutes les choses humaines. Quelle renommée, quelle gloire digne de tes vœux, prétends-tu acquérir parmi les hommes ? Tu vois quels imperceptibles espaces ils occupent sur le globe terrestre, et quelles vastes solitudes séparent ces quelques taches que forment les points habités. Les hommes, dispersés sur la terre, sont tellement isolés les uns des autres qu’entre les divers peuples il n’est point de communication possible. Tu les vois semés sur toutes les parties de cette sphère, perdus aux distances les plus lointaines, sur les plans les plus opposés. Quelle gloire espérer de ceux pour qui l’on n’est pas ?

« Quand même les races futures répéteraient à l’envi les louanges de chacun de nous ; quand même notre nom se transmettrait dans tout son éclat de génération en génération, les déluges et les embrasements qui doivent changer la face de la terre, à des époques immuablement déterminées, enlèveraient toujours à notre gloire d’être, je ne dis pas éternelle, mais durable. Et que t’importe d’ailleurs d’être célébré dans les siècles à venir, lorsque tu ne l’as pas été dans les temps écoulés, et par des hommes tout aussi nombreux et incomparablement meilleurs ?……………………

« C’est pourquoi, si tu renonces à venir dans ce séjour où se trouvent tous les biens des grandes âmes, poursuis cette ombre qu’on appelle la gloire humaine et qui peut à peine durer quelques jours. Mais, si tu veux porter tes regards en haut, et les fixer sur ton séjour naturel et ton éternelle patrie, ne donne aucun empire sur toi aux discours du vulgaire.

« Élève tes vœux au-dessus des récompenses humaines ; que la vertu seule te montre le chemin de la véritable gloire, et t’y attire pour elle-même. C’est aux autres à savoir ce qu’ils devront dire de toi. Ils en parleront sans doute : mais la plus belle renommée est tenue captive dans ces bornes étroites où votre monde est réduit ; elle n’a pas le don de l’immortalité, elle périt avec les hommes et s’éteint dans l’oubli de la postérité !

« Lorsqu’il eut ainsi parlé : Ô Scipion, lui dis-je, s’il est vrai que les services rendus à la patrie nous ouvrent les portes du ciel, votre fils, qui, depuis son enfance, a marché sur vos traces et sur celles de Paul-Émile, et n’a peut-être pas manqué à ce difficile héritage de gloire, veut aujourd’hui redoubler d’efforts à la vue de ce prix inappréciable…

« Courage ! me dit-il, et souviens-toi que, si ton corps doit périr, toi, tu n’es pas mortel. Cette forme sensible, ce n’est point toi ; ce qui fait l’homme, c’est l’âme, et non cette figure que l’on peut montrer du doigt.

« Sache donc que tu es divin ; car c’est être divin que de sentir en soi la vie, de penser, de se souvenir, de prévoir, de gouverner, de régir et de mouvoir le corps qui nous est attaché, comme le Dieu véritable gouverne ses mondes. Semblable à ce Dieu éternel qui meut l’univers en partie corruptible, l’âme immortelle meut le corps périssable. Exerce-la, cette âme, aux fonctions les plus excellentes. Il n’en est pas de plus élevées que de veiller au salut de la patrie. L’âme, accoutumée à ce noble exercice, s’envole plus facilement vers sa demeure céleste ; elle y est portée d’autant plus rapidement qu’elle se sera habituée, dans la prison du corps, à prendre son élan, à contempler les objets sublimes, à s’affranchir de ses liens terrestres. Mais, lorsque la mort vient à frapper les hommes vendus aux plaisirs, qui se sont faits les esclaves infâmes de leurs passions, et, poussés aveuglément par elles, ont violé toutes les lois divines et humaines, leurs âmes, dégagées du corps, errent misérablement autour de la terre, et ne reviennent dans ce séjour qu’après une expiation de plusieurs siècles.

« À ces mots, il disparut, et je m’éveillai… »

XVIII

Tel est ce livre de politique divine autant qu’humaine. Cela est écrit, comme cela est pensé, divinement. On dirait que la lumière d’une belle âme y découle sans ombre sur le plus bel esprit de tous les temps.

Cicéron, après ce traité de haute politique, voulut écrire sur la législation, qui dérive de la politique ; il écrivit le Livre des Lois ; il devait bientôt écrire le Livre des Devoirs, afin que la civilisation tout entière eût pour ainsi dire son catéchisme dans ses œuvres, comme elle l’avait dans son âme et dans sa vie. La législation, selon lui, n’était que la nature morale de l’homme bien interrogée, bien écoutée, bien rédigée selon les circonstances spéciales et les vrais intérêts du peuple romain.

Nous ne vous analyserons pas ce livre : ce commentaire des lois romaines appartient plus à la jurisprudence qu’à la littérature. Admirez seulement avec quel art d’écrivain Cicéron embellit l’aridité de son sujet par les charmants péristyles du premier et du second discours sur les Lois :

Atticus.

« Voici sans doute le bois, et voici le chêne d’Arpinum. Je les reconnais tels que je les ai lus souvent dans le Marius. Si le chêne vit encore, ce ne peut être que celui-ci, car il est bien vieux.

Quintus

« S’il vit encore, mon cher Atticus ? il vivra toujours ; car c’est le génie qui l’a planté, et jamais plant aussi durable n’a pu être semé par le travail du cultivateur que par les vers du poète.

Atticus.

« Comment cela, Quintus ? et qu’est-ce donc que plantent les poètes ? Vous m’avez l’air, en louant votre frère, de vous donner votre voix.

Quintus.

« Soit ; mais, tant que les lettres parleront notre langue, on ne manquera pas de trouver ici un chêne qui s’appelle le chêne de Marius, et ce chêne, comme l’a dit Scévola du Marius même de mon frère, vieillira des siècles sans nombre .

« Est-ce que par hasard votre Athènes aurait pu conserver dans la citadelle un éternel olivier ? Ou montrerait-on encore aujourd’hui à Délos ce même palmier que l’Ulysse d’Homère y vit si grand et si flexible, et bien d’autres choses qui, en bien des lieux, vivent plus longtemps dans la tradition qu’elles n’ont pu subsister dans la nature ? Ainsi que ce chêne chargé de glands d’où s’envola jadis l’orgueilleux messager du monarque des cieux , soit celui-ci, j’y consens ; mais, croyez-moi, quand les saisons et l’âge l’auront détruit, il y aura encore dans ce lieu le chêne de Marius. »

Puis son interlocuteur l’engage à écrire l’histoire, genre, dit-il, éminemment oratoire et qui manque encore à Rome.

IX

Voyez maintenant le début du deuxième livre. Cela ressemble aux paysages du Poussin, où l’on voit des philosophes, en tuniques blanches, se promener autour des tombeaux dans les sites qui encadrent les temples de feuillages, d’ombres, de mer ou de ruisseaux.

Cicéron était paysagiste comme Claude Lorrain.

Atticus.

« Mais, comme nous nous sommes assez promenés, et que d’ailleurs vous allez commencer quelque chose de nouveau, voulez-vous que nous changions de place, et que dans l’île qui est sur le Tibrène, car c’est, je pense, le nom de cette autre rivière, nous allions nous asseoir pour nous occuper du reste de la discussion ?

Marcus.

« Volontiers : c’est un lieu où je me plais, quand je veux méditer, lire ou écrire quelque chose.

Atticus.

« Moi, qui viens ici pour la première fois, je ne puis m’en rassasier : j’y prends en mépris ces magnifiques maisons de campagne, et leurs pavés de marbre, et leurs riches lambris. Qui ne rirait pas de ces filets d’eau qu’ils appellent des Nils et des Euripes, en voyant ce que je vois ? Tout à l’heure, dissertant sur le droit et la loi, vous rapportiez tout à la nature : eh bien ! jusque dans les choses qui sont faites pour le repos et le divertissement de l’esprit, la nature domine encore. Je m’étonnais auparavant (car dans ces lieux je ne m’imaginais que rochers et montagnes, trompé par vos discours et par vos vers), je m’étonnais que ce séjour vous plût si fort. Mais à présent je m’étonne que, lorsque vous vous éloignez de Rome, vous puissiez être ailleurs de préférence.

Marcus.

« C’est lorsque j’ai la liberté de m’absenter plusieurs jours, surtout dans cette saison de l’année, que je viens chercher l’air pur et les charmes de ce lieu : il est vrai que je le puis rarement. Mais j’ai encore une autre raison de m’y plaire, et qui ne vous touche point comme moi : c’est qu’à proprement parler, c’est ici ma vraie patrie, et celle de mon frère Quintus. C’est ici que nous sommes nés d’une très ancienne famille ; ici sont nos sacrifices, nos parents, de nombreux monuments de nos aïeux. Que vous dirai-je ?

« Vous voyez cette maison, et ce qu’elle est aujourd’hui : elle a été agrandie ainsi par les soins de notre père. Il était d’une santé faible, et c’est là qu’il a passé dans l’étude des lettres presque toute sa vie. Enfin sachez que c’est en ce même lieu, mais du vivant de mon aïeul, du temps que, selon les anciennes mœurs, la maison était petite comme celle de Curius dans le pays des Sabins ; oui, c’est en ce lieu que je suis né. Aussi je ne sais quel charme s’y trouve, qui touche mon cœur et mes sens, et me rend peut-être ce séjour encore plus agréable. Eh ! ne nous dit-on pas que le plus sage des hommes, pour revoir son Ithaque, refusa l’immortalité ? »

Qu’on s’étonne et qu’on se scandalise après cela de ce que les écrivains modernes mêlent le souvenir de leur pays aux plus graves matières de leurs écrits ! Le sentiment gâte-t-il jamais rien en littérature ? Qui n’a pas son Tusculum, son Arpinum, son château de La Brède, ses Charmettes, son Milly1, son Saint-Point, nid de ses tendresses ou de ses pensées ?

XX

Le livre des Devoirs, œuvre de morale, par Cicéron, vint après les livres sur la république, la politique, la législation. C’était le citoyen, l’homme social après la société. On s’accorde donc dans tous les siècles à regarder ce livre des Devoirs comme le traité de morale le plus éloquent qui fut jamais écrit. L’espace nous manque pour le commenter en entier devant vous ; il fut composé au bruit des tempêtes de Rome, pendant que César tombait et qu’Antoine agitait à Rome le manteau sanglant du dictateur, pour faire tomber la dictature et pour la saisir à l’aide de la popularité attendrie des soldats et du peuple ; et cependant quel calme dans l’âme et dans le style de Cicéron ! s’il avait les pressentiments de sa mort, il avait surtout ceux de son immortalité. Voyez avec quel juste et noble sentiment de lui-même il recommande à son fils de lire ses livres de philosophie, et spécialement celui-ci :

« Voici un an, mon cher fils, que vous suivez les leçons de Cratippe, et que vous êtes à Athènes ; les enseignements de la sagesse, les ressources philosophiques, ne doivent pas vous manquer au milieu d’une telle ville et avec un si grand maître ; et, quand je pense à la science de l’un et aux exemples de l’autre, je vous trouve à bonne école. Cependant, comme j’ai toujours, à mon grand profit, réuni les lettres grecques aux lettres latines, non seulement en philosophie, mais dans l’exercice de l’art oratoire, je crois que vous ferez bien de suivre la même méthode, pour en venir à posséder les deux langues avec une égale perfection.

« J’ai rendu, dans cet esprit, d’assez grands services à mes compatriotes, comme ils veulent bien le reconnaître. Grâce à mes travaux, ceux qui sont étrangers aux lettres grecques, même ceux à qui elles étaient familières, pensent avoir fait beaucoup de profit et dans l’art de la parole et dans la sagesse.

« Restez donc le disciple du premier philosophe de ce siècle, restez-le aussi longtemps que vous le voudrez, et vous devez le vouloir tant que vous ne vous repentirez pas du temps que vous lui consacrerez. Mais cependant lisez mes écrits, que vous ne trouverez pas trop en désaccord avec la doctrine des péripatéticiens, puisque je suis le disciple fidèle de Socrate et de Platon en même temps ; lisez-les, jugez du fond des choses avec la plus parfaite indépendance, je n’y mets point d’obstacle ; mais soyez certain que le style vous fera mieux connaître toutes les richesses de notre langue latine.

« Ce n’est point par vanité que je parle ; je cède bien facilement la palme de la philosophie à beaucoup d’autres plus habiles que moi : mais, en ce qui touche les qualités de l’orateur, la clarté, la propriété, l’élégance du discours, comme j’en ai fait l’étude de toute ma vie, si je n’en réclame pas le privilège, il me semble que j’use d’un droit bien légitimement acquis. Je vous exhorte donc, mon fils, à lire avec grand soin, non seulement mes discours, mais encore mes livres de philosophie, dont le nombre égale presque aujourd’hui celui de mes harangues. »

Il sourit encore à cette immortalité à la fin de son livre, Consolation sur la vieillesse, adressé à Atticus, qui vieillissait comme lui dans toute sa vigueur d’esprit. Lisez les dernières lignes attendries de ce livre, adressé à l’ombre de son fils, mort avant lui.

Le père et le sage n’y sont-ils pas au niveau de l’écrivain ? n’y respire-t-on pas la résignation chrétienne, bonheur des malheureux ?

« Enfin la vieillesse ne doit pas s’effrayer de la mort, qu’elle contemple de plus près, et qui lui paraît, lorsqu’elle sait bien la juger, le terme d’un long et pénible voyage, le port longtemps souhaité. On n’est pas plus assuré de la vie à la fleur de l’âge qu’au déclin des ans : seulement la mort du vieillard a quelque chose de plus naturel et de plus doux ; la vie avancée est comme le fruit mûr, qui se détache sans effort. Tout n’arrive-t-il pas au terme, et n’est-ce pas bien finir quand la satiété est venue ?

« Mais ce qui donne surtout à l’homme la force de contempler la mort sans effroi, c’est l’espérance de l’immortalité. Caton montre à ses jeunes amis que toutes les grandes âmes ont pressenti l’immortalité, et n’ont vu la véritable vie qu’au-delà du tombeau. »

Il rappelle les arguments des philosophes socratiques, et toutes les meilleures preuves qui, dans les temps anciens, s’étaient offertes à la raison pour établir la sublime vérité enseignée par Platon et par son divin maître.

« Il me tarde, dit le vieux Romain, de partir pour cette assemblée céleste, pour ce divin conseil des âmes, d’aller rejoindre tous les grands hommes dont je vous parlais, et au milieu d’eux mon enfant chéri. »

Qu’est-ce que la vieillesse, quand l’âme se voit à l’aurore d’un jour éternel ?

Tel est en substance ce traité de la Vieillesse, l’un des ouvrages les plus parfaits de Cicéron, et dont la lecture justifie si bien ce que disait Érasme :

« Je ne sais point ce qu’éprouvent les autres en lisant Cicéron ; mais je sais bien que, toutes les fois qu’il m’arrive de le lire (ce que je fais souvent), il me semble que l’esprit qui peut produire de si beaux ouvrages renferme quelque chose de divin. »

C’est aussi ma pensée, et le génie de Cicéron a toujours été pour moi une preuve vivante de la divinité de l’esprit humain.

XXI

Voilà Cicéron écrivain, moraliste, philosophe, politique, approchant du terme de ses jours, mais non des bornes de son génie. Quel écrivain lui comparerez-vous dans les temps modernes ? Aucun : c’est le plus vaste et en même temps le plus parfait des hommes de pensée ; ce n’est pas un littérateur, c’est la littérature elle-même tout entière.

Les ouvrages de Cicéron retrouvés consoleraient le monde de la perte de tous les autres livres ; c’est l’encyclopédie de l’âme, de la pensée et du talent.

Voltaire a son étendue ; mais il n’a ni son élévation, ni sa majesté, ni son éloquence, ni son enthousiasme, ni sa piété divine envers la Providence.

Bossuet a sa virilité et son lyrisme de style ; mais il n’a ni son coup d’œil par-dessus les opinions de son pays, ni son universalité, ni sa perfection d’élocution ; il ébauche le marbre, il ne le polit pas ; le coup de ciseau reste dans la statue.

Fénelon a sa morale, mais il n’a pas sa vigueur.

Montaigne a sa grâce gauloise, mais il n’a pas sa grâce attique et sa conviction dans le juste et le beau.

Bacon a sa netteté, mais il n’a pas son abondance.

Machiavel a sa perspicacité politique, mais il n’a pas sa vertu.

J.-J. Rousseau a son harmonie et sa sensibilité de style, mais il n’a pas son bon sens.

Mirabeau a ses éclairs ; mais il n’a ni sa lumière permanente, ni sa sensibilité, ni sa philosophie dans le discours.

Nos tribunes modernes de Londres et de Paris ont son émotion, mais elles n’ont pas sa philosophie.

Quelque chose, quelque homme qu’on lui compare, cette chose et cet homme diminuent dans la comparaison ; et cependant on ne lui rend pas encore pleine justice ! Savez-vous pourquoi ?

C’est que l’envie, qui l’a tué, et qui a cloué sa langue divine sur la tribune de Rome avec l’épingle d’or d’une furie, n’a pas dit encore son dernier mot contre ce plus grand des Romains.

L’envie est l’ombre que les sommités humaines font au reste des hommes ; Cicéron est si grand que l’ombre de son nom nous offusque encore.

Les esprits despotiques et soldatesques lui reprochent son amour pour la liberté ; les esprits fanatiques lui reprochent sa mesure avec les événements et sa résignation désintéressée, et douloureuse cependant, avec César ; les esprits courts lui reprochent son étendue ; les esprits spéciaux lui reprochent son universalité ; les esprits stériles lui reprochent son abondance ; les esprits incultes lui reprochent sa perfection continue ; les impies lui reprochent sa piété ; les sceptiques, sa foi ; les excessifs, sa modération ; les pervers, sa vertu.

Ils ne voient pas, les petits, les insensés, les envieux, que sa gloire se compose précisément de tous ces reproches. Érasme, seul, a dit le vrai mot : « Quand je lis cet homme, je sens en moi la divinité dans l’homme. »

Je dis comme Érasme, et je vous conseille de lire et de relire Cicéron quand vous serez tenté de mépriser l’homme : il le grandit jusqu’à le diviniser à nos yeux. C’est le plus beau nom de toutes les littératures dans tous les âges ; il a écrit, parlé, achevé la plus belle des langues occidentales ; et, quand l’Italie n’aurait produit que Cicéron, elle serait encore la reine des siècles.

Ah ! s’il vivait aujourd’hui, quelles Catilinaires ne fulminerait-il pas du haut du Capitole ou du fond de ses jardins de Gaëte contre ces Catilinas étrangers qui imposent à sa république, sous le nom de liberté, le joug monarchique, et sous le nom d’unité l’annexion à la Gaule Cisalpine, au lieu de la belle confédération patriotique qui fut la nature, la gloire, et qui serait la résurrection durable et véritable de sa chère Italie !

Lamartine