(1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) » pp. 129-176
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(1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) » pp. 129-176

LXXVe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie)

I

Le personnage vraiment historique, mais froid et déclamatoire, de madame Roland, m’apparaît sous un aspect plus juste à l’heure de sa mort. Je ne lui pardonne plus la lâche poursuite de la reine jusqu’à l’échafaud ; le dernier trait de ce jugement venge d’un mot Marie-Antoinette et dénude le cœur de l’héroïne des Girondins.

« Le supplice des Girondins jeta un linceul sur la vie aux yeux de madame Roland. Vergniaud, Brissot, n’étaient plus. Qui savait le sort de Buzot, de Barbaroux, de Louvet ? Peut-être avaient-ils déjà quitté la terre.

« On la transporta à la Conciergerie. Elle y languit peu. Elle y grandit en se rapprochant de la mort. Son âme, son langage, ses traits, y prirent la solennité des grands destins. Pendant le peu de jours qu’elle y passa, elle répandit par sa présence parmi les nombreux prisonniers de cette maison un enthousiasme et un défi de la mort qui divinisèrent les âmes les plus abattues. L’ombre voisine de l’échafaud semblait relever sa beauté. Les longues douleurs de sa captivité, le sentiment désespéré mais calme de sa situation, les larmes contenues mais murmurantes au fond des paroles, donnaient à sa voix un accent où l’on entendait ce bouillonnement des sentiments qui monte d’un cœur profond.

« Elle s’entretenait, à la grille, avec les hommes principaux de son parti, qui peuplaient la Conciergerie. Debout sur un banc de pierre qui l’élevait un peu au-dessus du sol de la cour, les doigts entrelacés aux barreaux de fer qui formaient la claire-voie entre le cloître et le préau, elle avait trouvé sa tribune dans sa prison, et son auditoire dans ses compagnons de mort. Elle parlait avec l’abondance et l’éclat de Vergniaud, mais avec cette amertume de colère et cette âpreté de mépris que la passion d’une femme ajoute toujours à l’éloquence du raisonnement. Sa mémoire vengeresse plongeait dans l’histoire de l’antiquité pour y trouver des images, des analogies et des noms capables d’égaler ceux des tyrans du jour. Pendant que ses ennemis préparaient son acte d’accusation à quelques pieds au-dessus de sa tête, sa voix, comme celle de la postérité, grondait dans ces souterrains de la Conciergerie. Elle se vengeait avant sa mort et léguait sa haine. Elle arrachait non des larmes, elle n’en voulait pas pour elle-même, mais des cris d’admiration aux prisonniers. On l’écoutait des heures entières. On se séparait aux cris de : “Vive la république ! ” On ne calomniait pas la liberté, on l’adorait jusque dans les cachots creusés en son nom.

II

« Mais cette femme, si magnanime et si supérieure à son sort en public, fléchissait, comme toute nature humaine, dans la solitude et dans le silence du cachot. Son âme héroïque semblait se taire alors et laisser son cœur de femme s’affaisser et se briser en tombant de l’enthousiasme sur la réalité. Plus elle s’était élevée haut, plus dure était la chute. Elle passait quelquefois de longues matinées, accoudée sur la fenêtre, le front contre le grillage de fer, à regarder un coin du ciel libre, et à pleurer comme un ruisseau sur les pots de fleurs dont le concierge avait garni l’entablement. À quoi pensait-elle ? Des mots entrecoupés de ses dernières pages le révèlent : à son enfant, à son mari, vieillard accoutumé à cet appui et incapable de faire un pas de plus dans la vie sans elle ; à sa jeunesse vainement altérée d’amour, consumée dans le feu des ambitions politiques ; à ces amis dont l’image la poursuivait et lui faisait seule regretter la vie s’ils vivaient encore, aspirer à la mort s’ils l’avaient devancée dans l’éternité. Elle l’ignorait : c’était son supplice.

« Elle ne sentait pas les autres misères de sa captivité. Son cachot, humide, infect, ténébreux, était voisin de celui qu’avait occupé la reine : rapprochement trop semblable à un remords. Toutes deux étaient arrivées en quelques mois, par des routes différentes, au même souterrain, pour marcher de là au même échafaud : l’une, tombée du trône sous l’effort de l’autre ; l’autre, montée aux premiers honneurs de la république, et précipitée, à son tour, à côté de sa propre victime. Ces vengeances du sort ressemblent à des hasards. Ce sont des justices souvent. »

III

Quant à Danton, pour qui j’ai été trop sévère peut-être, car plus j’étudie, moins je vois en lui l’organisateur des massacres de septembre, lisez sa fin, et voyez si je flatte la démagogie dans ce singe malicieux, féroce et lâche de la multitude, Camille Desmoulins.

« À quatre heures, les valets du bourreau vinrent lier les mains des condamnés et couper leurs cheveux. Ils s’y prêtèrent sans résistance et en assaisonnant de sarcasmes la toilette funèbre. “C’est bien bon pour ces imbéciles qui vont nous regarder dans la rue, dit Danton. Nous paraîtrons autrement devant la postérité.” Il ne montra d’autre culte que celui de sa renommée, et ne parut désirer de survivre que dans sa mémoire. Son immortalité, c’était le bruit de son nom.

« Camille Desmoulins ne pouvait croire que Robespierre laissât exécuter un homme comme lui. Il espéra jusqu’au dernier moment dans un retour de l’amitié. Il n’avait parlé de lui qu’avec ménagement et respect depuis son emprisonnement. Il ne lui avait adressé que des plaintes, aucune de ces injures sur lesquelles l’orgueil ne revient pas. Quand les exécuteurs voulurent saisir Camille pour le lier comme les autres, il lutta en désespéré contre ces préparatifs qui ne lui laissaient plus de doute sur la mort. Ses imprécations et ses fureurs firent ressembler un moment le cachot à une boucherie. Il fallut l’abattre pour l’enchaîner et pour lui couper les cheveux. Dompté et lié, il supplia Danton de lui mettre dans la main une boucle de la chevelure de Lucile, qu’il portait sous ses habits, afin de presser quelque chose d’elle en mourant. Danton lui rendit ce pieux office, et se laissa lier sans résistance.

« Une seule charrette contenait les quatorze condamnés. Le peuple se montrait Danton ; il se respectait lui-même dans sa victime. Quelque chose faisait ressembler ce supplice à un suicide du peuple. Un petit nombre d’hommes en haillons et de femmes salariées suivaient les roues en couvrant les condamnés d’imprécations et de huées. Camille Desmoulins ne cessait de vociférer et de parler à cette multitude. “Généreux peuple, malheureux peuple, criait-il, on te trompe, on te perd, on immole tes meilleurs amis ! Reconnaissez-moi, sauvez-moi ! Je suis Camille Desmoulins ! C’est moi qui vous ai appelés aux armes le 14 juillet ! c’est moi qui vous ai donné cette cocarde nationale ! ” En parlant ainsi et en s’efforçant de gesticuler des épaules et de rompre ses liens, il avait tellement déchiré son habit et sa chemise que son buste grêle et osseux apparaissait presque nu au-dessus de la charrette. Depuis le convoi de madame du Barry, on n’avait pas entendu de tels cris ni contemplé de telles convulsions dans l’agonie. La foule y répondait par des insultes. Danton, assis à côté de Camille Desmoulins, faisait rasseoir son jeune compagnon, et lui reprochait ce vain étalage de supplications et de désespoir. “Reste donc tranquille, lui disait-il sévèrement, et laisse là cette vile canaille ! ” Quant à lui, il écrasait la multitude, non de paroles, mais d’indifférence et de mépris. En passant sous les fenêtres de la maison qu’habitait Robespierre, la foule redoubla ses invectives, comme pour faire hommage à son idole du supplice de son rival. Les volets de la maison de Duplay se fermaient à l’heure où les charrettes passaient habituellement dans la rue. Ces cris firent pâlir Robespierre. Il s’éloigna des appartements d’où l’on pouvait les entendre. Confus de tant d’implacabilité, humilié de tant de sang, qui rejaillissait si souvent et si justement sur lui, il sentit le regret ou la honte.

« “Ce pauvre Camille, dit-il, que n’ai-je pu le sauver ! Mais il a voulu se perdre ! Quant à Danton, ajouta-t-il, je sais bien qu’il me fraye la route ; mais il faut qu’innocents ou coupables nous donnions tous nos têtes à la république. La Révolution reconnaîtra les siens de l’autre côté de l’échafaud.” Il feignit de gémir sur ce qu’il appelait les cruelles exigences de la patrie.

IV

« Hérault de Séchelles descendit le premier de la charrette. Avec l’élan et le sang-froid d’une amitié qui pousse le cœur vers le cœur, il approcha son visage de celui de Danton pour l’embrasser. Le bourreau les sépara. “Barbare ! dit Danton à l’exécuteur, tu n’empêcheras pas du moins nos têtes de se baiser tout à l’heure dans le panier.”

« Camille Desmoulins monta ensuite. Il avait repris son calme au dernier moment. Il roulait entre ses doigts les cheveux de sa femme, comme si sa main eût voulu se dégager pour porter cette relique à ses lèvres. Il s’approcha de l’instrument de mort, regarda froidement le couteau ruisselant du sang de son ami ; puis, se tournant vers le peuple et levant les yeux au ciel : “Voilà donc, s’écria-t-il, la fin du premier apôtre de la liberté ! Les monstres qui m’assassinent ne me survivront pas longtemps. Fais remettre ces cheveux à ma belle-mère”, dit-il ensuite à l’exécuteur. Ce furent ses derniers mots. Sa tête roula.

« Danton monta après tous les autres. Jamais il n’était monté plus superbe et plus imposant à la tribune. Il se carrait sur l’échafaud et semblait y prendre la mesure de son piédestal. Il regardait à droite et à gauche le peuple d’un regard de pitié. Il semblait lui dire par son attitude : “Regarde-moi bien, tu n’en verras pas qui me ressemblent.” La nature cependant fondit un instant cet orgueil. Un cri d’homme arraché par le souvenir de sa jeune femme échappa au mourant. “Ô ma bien-aimée, s’écria-t-il les yeux humides, je ne te verrai donc plus ! ” Puis, comme se reprochant ce retour vers l’existence : “Allons, Danton, se dit-il à haute voix, point de faiblesse ! ” Et se tournant vers le bourreau : “Tu montreras ma tête au peuple, lui dit-il avec autorité, elle en vaut bien la peine.” Sa tête tomba. L’exécuteur, obéissant à sa dernière pensée, la ramassa dans le panier et la promena autour de l’échafaud. La foule battit des mains. Ainsi finissent ses favoris.

V

« Ainsi mourut en scène devant le peuple cet homme pour qui l’échafaud était encore un théâtre, et qui avait voulu mourir applaudi à la fin du drame tragique de sa vie, comme il l’avait été au commencement et au milieu. Il ne lui manqua rien d’un grand homme, excepté la vertu. Il en eut la nature, le génie, l’extérieur, la destinée, la mort ; il n’en eut pas la conscience. Il joua le grand homme, il ne le fut pas. Il n’y a pas de grandeur dans un rôle ; il n’y a de grandeur que dans la foi. Danton eut le sentiment, souvent la passion de la liberté, il n’en eut pas la foi, car il ne professait intérieurement d’autre culte que celui de la renommée.

« La Révolution était un instinct chez lui, non une religion. Il la servit comme le vent sert la tempête, en soulevant l’écume et en jouant avec les flots. Il ne comprit d’elle que son mouvement, non sa direction. Il en eut l’ivresse plus que l’amour. Il représente les masses et non les supériorités de l’époque. Il montra en lui l’agitation, la force, la férocité, la générosité tour à tour de ces masses. Homme de tempérament plus que de pensée, élément plus qu’intelligence, il fut homme d’État, cependant, plus qu’aucun de ceux qui essayèrent de manier les choses et les hommes dans ce temps d’utopies ; plus que Mirabeau lui-même, si l’on entend par homme d’État un homme qui comprend le mécanisme du gouvernement. Indépendamment de son idéal, il avait l’instinct politique. Il avait puisé dans Machiavel ces maximes qui enseignent tout ce qu’on peut faire supporter de pouvoir ou de tyrannie aux États. Il connaissait les faiblesses et les vices des peuples, il ne connaissait pas leurs vertus. Il ne soupçonnait pas ce qui fait la sainteté des gouvernements ; car il ne voyait pas Dieu dans les hommes, mais le hasard. C’était un de ces admirateurs de la fortune antique, qui n’adoraient en elle que la divinité du succès. Il sentait sa valeur comme homme d’État avec d’autant plus de complaisance que la démocratie était plus au-dessous de lui. Il s’admirait comme un géant au milieu de ces nains du peuple. Il étalait sa supériorité comme un parvenu du génie. Il s’étonnait de lui-même. Il écrasait les autres. Il se proclamait la seule tête de la république. Après avoir caressé la popularité, il la bravait comme une bête féroce qu’il défiait de le dévorer. Il avait le vice audacieux comme le front. Il avait poussé le défi politique jusqu’au crime aux journées de septembre. Il avait défié le remords ; mais il avait été vaincu. Il en était obsédé. Ce sang le suivait à la trace. Une secrète horreur se mêlait à l’admiration qu’il inspirait. Il ressentait lui-même cette horreur, et il aurait voulu se séparer de son passé. Nature inculte, il avait eu des accès d’humanité comme il en avait eu de fureur. Il avait les vices bas, mais les passions généreuses ; en un mot, il avait un cœur. Ce cœur, vers la fin, revenait au bien par la sensibilité, par la pitié et par l’amour. Il méritait à la fois d’être maudit et d’être plaint. C’était le colosse de la Révolution, la tête d’or, la poitrine de chair, le torse d’airain, les pieds de boue. Lui abattu, la cime de la Convention parut moins haute. Il en était le nuage, l’éclair et la foudre. En le perdant la Montagne perdait son sommet. »

Ôtez de là la conception des journées de septembre qui appartient au hasard ou à la commune, vous aurez le vrai Danton, un Mirabeau du peuple !

VI

S’il y a excès ici, c’est excès de sévérité sous ma plume. J’accuse Danton sans preuves, par ce besoin honnête de trouver un criminel pour personnifier en lui l’horreur du crime. Ma conscience aujourd’hui m’oblige à avouer que je crains d’avoir chargé sa mémoire d’une horreur qu’il ne mérite peut-être pas.

Quant à Camille Desmoulins, je ne rétracte rien de mon mépris. Il ne fut que le Séjan de la foule ; il ne montra de pitié que pour lui-même, et il ne plaida pour les victimes que quand la multitude rassasiée de supplices commença à se retourner contre les bourreaux. Sarcastique et hideuse figure qu’on retrouve toujours dans toutes les révolutions, flaireurs du vent, baladins de la foule qui montent indifféremment sur les tréteaux ou sur l’échafaud pour y provoquer le rire atroce des égorgeurs, ou pour y mourir eux-mêmes sans conviction, sans dignité et sans courage.

VII

Le meurtre de Madame Élisabeth, jeune sœur du roi, n’a dans aucune langue, excepté dans la langue des anthropophages, de mot pour le caractériser. On m’a accusé de glacer la pitié dans les âmes sur les attentats de la démagogie. Je n’accepte rien de cette calomnie du livre le plus plein de sang, mais le plus plein de larmes que je connaisse.

Qu’on en juge par le récit de cette mort :

« L’ordre de juger Madame Élisabeth fut un défi de cruauté entre les hommes dominants à qui serait le plus implacable contre le sang de Bourbon.

« Le 9 mai, au moment où les princesses, à demi déshabillées, priaient au pied de leur lit avant le sommeil, elles entendirent frapper à la porte de leurs chambres des coups si violents et si répétés, que la porte trembla sur ses gonds. Madame Élisabeth se hâta de se vêtir et d’ouvrir. “Descends à l’instant, citoyenne ! lui dirent les porte-clefs. — Et ma nièce ? leur répondit la princesse. — On s’en occupera plus tard.” La princesse, entrevoyant son sort, se précipita vers sa nièce, et l’enveloppa dans ses bras comme pour la disputer à cette séparation. Madame Royale pleurait et tremblait. “Tranquillise-toi, mon enfant, lui dit sa tante, je vais remonter sans doute dans un instant. — Non, citoyenne, reprirent rudement les geôliers, tu ne remonteras pas ; prends ton bonnet et descends.” Comme elle retardait par ses protestations et par ses embrassements l’exécution de leur ordre, ces hommes l’accablèrent d’invectives et d’apostrophes injurieuses. Elle fit en peu de mots ses derniers adieux et ses pieuses recommandations à sa nièce. Elle invoqua, pour donner plus d’autorité à ses paroles, la mémoire du roi et de la reine. Elle inonda de larmes le visage de la jeune fille, et sortit en se retournant pour la bénir une dernière fois. Descendue aux guichets, elle y trouva les commissaires. Ils la fouillèrent de nouveau. On la fit monter dans une voiture, qui la conduisit à la Conciergerie.

VIII

« Il était minuit. On eût dit que le jour n’avait pas assez d’heures pour l’impatience du tribunal. Le vice-président attendait Madame Élisabeth, et l’interrogea sans témoins. On lui laissa prendre ensuite quelques heures de sommeil sur la même couche où Marie-Antoinette avait endormi son agonie. Le lendemain, on la conduisit au tribunal, accompagnée de vingt-quatre accusés de tout âge et de tout sexe, choisis pour inspirer au peuple le souvenir et le ressentiment de la cour. De ce nombre étaient mesdames de Sénozan, de Montmorency, de Canisy, de Montmorin, le fils de madame de Montmorin, âgé de dix-huit ans, M. de Loménie, ancien ministre de la guerre, et un vieux courtisan de Versailles, le comte de Sourdeval. “De quoi se plaindrait-elle ? dit l’accusateur public en voyant ce cortège de femmes des noms les plus illustres groupé autour de la sœur de Louis XVI. En se voyant au pied de la guillotine entourée de cette fidèle noblesse, elle pourra se croire encore à Versailles.” »

« Les accusations furent dérisoires, les réponses dédaigneuses. “Vous appelez mon frère un tyran, dit la sœur de Louis XVI à l’accusateur et aux juges ; s’il eût été ce que vous dites, vous ne seriez pas où vous êtes ni moi devant vous ! ” Elle entendit son arrêt sans étonnement et sans douleur. Elle demanda pour toute grâce un prêtre fidèle à sa foi pour sceller sa mort du pardon divin. Cette consolation lui fut refusée. Elle y suppléa par la prière et par le sacrifice de sa vie. Longtemps avant l’heure du supplice, elle entra dans le cachot commun pour encourager ses compagnes. Elle présida avec une sollicitude touchante à la toilette funèbre des femmes qui allaient mourir avec elle. Sa dernière pensée fut un scrupule de pudeur. Elle donna la moitié de son fichu à une jeune condamnée, et le noua de ses propres mains pour que la chasteté ne fût pas profanée même dans la mort.

IX

« On coupa ensuite ses longs cheveux blonds, qui tombèrent à ses pieds comme la couronne de sa jeunesse. Les femmes de sa suite funèbre et les exécuteurs eux-mêmes se les partagèrent. On lui lia les mains. On la fit monter après toutes sur le dernier banc de la charrette qui fermait le cortège. On voulut que son supplice fût multiplié par les vingt-deux coups qui tomberaient sur ces têtes d’aristocrates. Le peuple rassemblé pour insulter resta muet sur son passage. La beauté de la princesse transfigurée par la paix intérieure, son innocence de tout ce qui avait dépopularisé la cour, sa jeunesse sacrifiée à l’amitié qu’elle portait à son frère, son dévouement volontaire au cachot et à l’échafaud de sa famille, en faisaient la plus pure victime de la royauté. Il était glorieux à la famille royale d’offrir cette victime sans tache, impie au peuple de la demander. Un remords secret mordait tous les cœurs. Le bourreau allait donner en elle des reliques au trône et une sainte à la royauté. Ses compagnes la vénéraient déjà avant le ciel. Fières de mourir avec l’innocence, elles s’approchèrent toutes humblement de la princesse avant de monter, une à une, sur l’échafaud, et lui demandèrent la consolation de l’embrasser. Les exécuteurs n’osèrent refuser à des femmes ce qu’ils avaient refusé à Hérault de Séchelles et à Danton. La princesse embrassa toutes les condamnées à mesure qu’elles montaient à l’échelle. Après ce baise-main funèbre, elle livra sa tête au couteau. Chaste au milieu des séductions de la beauté et de la jeunesse, pieuse et pure dans une cour légère, humble dans les grandeurs, patiente dans les cachots, fière devant le supplice, Madame Élisabeth laissa par sa vie et par sa mort un modèle d’innocence sur les marches du trône, un exemple à l’amitié, une admiration au monde, un opprobre éternel à la république. »

Amnistier de tels crimes sous prétexte des nécessités révolutionnaires, ce serait déshonorer à jamais toutes les révolutions, car aucune révolution ne vaut le sang d’un juste ; et quand le juste est une femme, sans autre crime que son nom, sa beauté, son innocence, sa jeunesse, dont on a immolé toute la famille, l’histoire qui atténuerait l’horreur contre ce forfait serait pire que les bourreaux qui le commirent.

Non, je n’ai pas eu de telles faiblesses envers le comité de salut public qui contresigna de telles concessions de têtes à la cruauté du peuple ! Que cette lâcheté retombe à jamais sur sa mémoire ! Le peuple n’en veut accepter ni l’hommage ni l’expiation. La justice divine n’a pas d’amnistie contre les lâches !

X

Peut-on accuser légitimement d’affaiblir l’horreur contre les cruautés populaires un livre qui a ainsi des gouttes de larmes à chaque goutte de sang innocent répandu par la perversité des tribuns ou par le vertige des démagogues ? Ai-je laissé une seule tache de sang sur la statue de la liberté ? Et n’est-ce pas en grande partie à l’effet moral de ce livre dans le peuple de Paris que nous devons d’avoir trouvé, deux ans après, le peuple de Paris si bien préparé à recevoir les conseils de la modération et de la justice et à le détourner si facilement des voies de sang où la Convention l’avait précipité pour le perdre ? Je n’en doute pas, car ce livre, multiplié déjà à cent milliers d’exemplaires, était partout dans les mains du peuple pensant. Purifier une doctrine populaire, c’est bien mieux que la combattre ; car ce qui manque au peuple, ce n’est jamais la force, c’est la vertu. Faire de la liberté une vertu, voilà la vraie révolution. L’Histoire des Girondins fut le miroir du peuple, en lui montrant sa propre image dans sa laideur et dans sa beauté ; c’était le forcer à choisir entre l’horreur qu’il inspire sous les démagogues, et l’estime de lui-même qui le dignifie sous les hommes d’État de l’honnêteté et de la magnanimité. Il n’a jamais besoin de tribuns que dans sa servitude. Dans sa victoire il ne lui faut que des modérateurs courageux. Sur la pente des abîmes la vraie force est de s’arrêter. Il eut cette force à la seconde république. À quoi la dut-il ? Au tableau vrai de sa première république. Croyez-moi, calomniateurs de cette histoire, laissez-lui ce livre au lieu de le redouter : c’est l’école des peuples. Il est plein d’imperfections, sans doute, parce que c’est un homme d’un talent borné qui l’a écrit ; mais il est plein de leçons, parce que c’est Dieu qui les donne. Vous avez assez d’histoires de la Révolution écrites par des apologistes de la terreur, laissez-lui-en une écrite par un apologiste de l’humanité !

XI

Nous touchons au dénouement de ce drame, le plus grand qui se soit joué sur la terre entre les idées justes et les idées fausses, la vertu mêlée de préjugés, le crime mêlé de vertus, la liberté entachée d’oppression, l’émancipation accomplie par la tyrannie, les martyrs déshonorés par les bourreaux, la raison déshonorée par les supplices. Robespierre, qui a personnifié en lui cette mêlée d’abord sublime, puis hideuse, des pensées et des passions, des philosophies et des fureurs, des principes et des sophismes, des moralités privées et des atrocités publiques, va périr sous la main non de ses ennemis, mais de ses complices. On m’a reproché avec justice, je l’ai dit, d’avoir trop flatté cette figure de sphinx de la Révolution. Il fallait dire trop étudié. Cette étude même paraissait une faveur, car on a l’air d’aimer ce qu’on regarde trop avec une curiosité complaisante. Ce n’était que de l’étude, on a cru y voir de l’admiration. Les dernières lignes de ce portrait cependant me semblent bien définir ce monstre de sophisme. Les autres à côté de lui n’étaient que des démagogues ; ils n’avaient ni pensées justes ni pensées fausses, ils n’avaient que des fureurs brutales. Ses crimes à lui avaient au moins une certaine intellectualité qui les rendait non pas moins odieux, mais plus intelligibles ; ils avaient pour but une idée implacable, une idée fausse, ce qu’on appelle une utopie, mais enfin une idée impersonnelle, l’idée de tous les fanatiques devenus bourreaux à toutes les époques de l’histoire des rénovations accomplies ou tentées sur la terre.

Cette distinction entre lui et ses émules de proscriptions ne le justifie pas, mais elle le caractérise ; elle ne le rend que plus odieux, parce qu’elle le rend plus responsable. C’était la pensée égalitaire devenue homme, l’incarnation d’une impossibilité à laquelle tend l’idéal, mais à laquelle la nature résiste, et qui n’est pas par conséquent le plan divin des sociétés. Il prit le niveau pour symbole, mais le seul niveau possible était la guillotine. À mesure qu’il abattait une tête, une autre s’élevait, il fallait la niveler encore ; la sienne enfin dominait seule, il fallut la livrer.

Qu’on lise ces lignes qui sont mon arrêt sur lui tant reproché dans les Girondins. On verra si je ne rendais pas justice à ses crimes, tout en ne désavouant rien de ses stoïcismes privés. On doit justice aux Nérons du peuple. L’histoire, qui doit l’exécration, ne doit pas la calomnie.

Voici ce que j’en disais dans les Girondins :

XII

« Il y avait trop de sang versé entre le bonheur et lui. Une dictature terrible ou un échafaud solennel étaient les seules images sur lesquelles il pût désormais s’arrêter. Il cherchait à y échapper, pendant les premiers jours de thermidor, par de longues excursions aux environs de Paris. Accompagné de quelque confident ou seul, il errait des journées entières sous les arbres de Meudon, de Saint-Cloud ou de Viroflay. On eût dit qu’en s’éloignant de Paris, où roulaient les charretées de victimes, il voulait mettre de l’espace entre le remords et lui. Il portait ordinairement un livre sous son habit. C’était habituellement un philosophe, tel que Rousseau, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, ou des poètes de sentiment, tels que Gessner et Young : contraste étrange entre la douceur des images, la sérénité de la nature et l’âpreté de l’âme. Il avait les rêveries et les contemplations d’un philosophe au milieu des scènes de mort et des proscriptions d’un Marius.

« On raconte que le 7 thermidor, la veille du jour où Robespierre attendait l’arrivée de Saint-Just, et où il avait résolu de jouer sa vie contre la restauration de la république, il alla une dernière fois passer la journée entière à l’Ermitage de Jean-Jacques Rousseau, au bord de la forêt de Montmorency. Venait-il chercher des inspirations politiques sous les arbres à l’ombre desquels son maître avait écrit le Contrat social ? Venait-il faire hommage au philosophe d’une vie qu’il allait donner à la cause de la démocratie ? Nul ne le sait. Il passa, dit-on, des heures entières le front dans ses deux mains, accoudé contre la cloison rustique qui enclot le petit jardin. Son visage avait la contemplation du supplice et la lividité de la mort. Ce fut l’agonie du remords, de l’ambition et du découragement. Robespierre eut le temps de rassembler dans un seul et dernier regard son passé, son présent, son lendemain, le sort de la république, l’avenir du peuple et le sien. S’il mourut d’angoisses, de repentir et d’anxiété, ce fut dans cette muette méditation.

XIII

« Une intention droite au commencement ; un dévouement volontaire au peuple représentant à ses yeux la portion opprimée de l’humanité ; un attrait passionné pour une révolution qui devait rendre la liberté aux opprimés, l’égalité aux humiliés, la fraternité à la famille humaine ; des travaux infatigables consacrés à se rendre digne d’être un des premiers ouvriers de cette régénération ; des humiliations cruelles patiemment subies dans son nom, dans son talent, dans ses idées, dans sa renommée, pour sortir de l’obscurité où le confinaient les noms, les talents, les supériorités des Mirabeau, des Barnave, des La Fayette ; sa popularité conquise pièce à pièce et toujours déchirée par la calomnie ; sa retraite volontaire dans les rangs les plus obscurs du peuple ; sa vie usée dans toutes les privations ; son indigence, qui ne lui laissait partager avec sa famille, plus indigente encore, que le morceau de pain que la nation donnait à ses représentants ; son désintéressement appelé hypocrisie par ceux qui étaient incapables de le comprendre ; son triomphe enfin : un trône écroulé ; le peuple affranchi ; son nom associé à la victoire et aux enthousiasmes de la multitude ; mais l’anarchie déchirant à l’instant le règne du peuple ; d’indignes rivaux, tels que les Hébert et les Marat, lui disputant la direction de la Révolution et la poussant à sa ruine ; une lutte criminelle de vengeances et de cruautés s’établissant entre ces rivaux et lui pour se disputer l’empire de l’opinion ; des sacrifices coupables, faits, pendant trois ans, à cette popularité qui avait voulu être nourrie de sang ; la tête du roi demandée et obtenue ; celle de la reine ; celle de la princesse Élisabeth ; celles de milliers de vaincus immolés après le combat ; les Girondins sacrifiés malgré l’estime qu’il portait à leurs principaux orateurs ; Danton lui-même, son plus fier émule, Camille Desmoulins, son jeune disciple, jetés au peuple sur un soupçon, pour qu’il n’y eût plus d’autre nom que le sien dans la bouche des patriotes ; la toute-puissance enfin obtenue dans l’opinion, mais à la condition de la maintenir sans cesse par de nouveaux crimes ; le peuple ne voulant plus dans son législateur suprême qu’un accusateur ; des aspirations à la clémence refoulées par la prétendue nécessité d’immoler encore ; une tête demandée ou livrée au besoin de chaque jour ; la victoire espérée pour le lendemain, mais rien d’arrêté dans l’esprit pour consolider et utiliser cette victoire ; des idées confuses, contradictoires ; l’horreur de la tyrannie, et la nécessité de la dictature ; des plans imaginaires pleins de l’âme de la Révolution, mais sans organisation pour les contenir, sans appui, sans force pour les faire durer ; des mots pour institutions ; la vertu sur les lèvres et l’arrêt de mort dans la main ; un peuple fiévreux ; une Convention servile ; des comités corrompus ; la république reposant sur une seule tête ; une vie odieuse ; une mort sans fruit ; une mémoire souillée, un nom néfaste ; le cri du sang qu’on n’apaise plus, s’élevant dans la postérité contre lui : toutes ces pensées assaillirent sans doute l’âme de Robespierre pendant cet examen de son ambition. Il ne lui restait qu’une ressource : c’était de s’offrir en exemple à la république, de dénoncer au monde les hommes qui corrompaient la liberté, de mourir en les combattant, et de léguer au peuple, sinon un gouvernement, au moins une doctrine et un martyr. Il eut évidemment ce dernier rêve : mais c’était un rêve. L’intention était haute, le courage grand, mais la victime n’était pas assez pure même pour se sacrifier ! C’est l’éternel malheur des hommes qui ont taché leur nom du sang de leurs semblables de ne pouvoir plus se laver même dans leur propre sang. »……………….………………………………………

XIV

Et ailleurs :

« Il caresse le peuple par ses parties ignobles. Il exagère le soupçon. Il suscite l’envie. Il agace la colère. Il envenime la vengeance. Il ouvre les veines du corps social pour guérir le mal ; mais il en laisse couler la vie, pure ou impure, avec indifférence, sans se jeter entre les victimes et les bourreaux. Il livre à ce qu’il croit le besoin de sa situation les têtes du roi, de la reine, de leur innocente sœur. Il cède à la prétendue nécessité la tête de Vergniaud ; la tête de Danton, à la peur ; des milliers de victimes, à la domination. Il permet que son nom serve pendant dix-huit mois d’enseigne à l’échafaud et de justification à la mort. Il espère racheter plus tard ce qui ne se rachète jamais : le crime présent par les institutions futures. Il s’enivre d’une perspective de félicité publique pendant que la France palpite sur l’échafaud. Il veut extirper avec le fer toutes les racines malfaisantes du sol social. Il se croit les droits de la Providence parce qu’il a un sentiment et un plan dans son imagination. Il prétend se mettre à la place de Dieu. Il veut être le génie exterminateur et créateur de la Révolution. Il oublie que si chaque homme se divinisait ainsi lui-même, il ne resterait à la fin qu’un seul homme sur le globe, et que ce dernier des hommes serait l’assassin de tous les autres ! Il tache de sang les plus pures doctrines. Il inspire à l’avenir l’effroi du règne du peuple, la répugnance à l’institution de la république, le doute sur la liberté. Il tombe enfin dans sa première lutte contre la terreur, parce qu’il n’a pas conquis, en lui résistant dès le commencement, le droit et la force de la dompter. Ses principes sont stériles et condamnés comme ses proscriptions, et il meurt en s’écriant avec le découragement de Brutus : “La république périt avec moi ! ” Il était en effet, en ce moment, l’âme de la république. Elle s’évanouit dans son dernier soupir. Si Robespierre s’était conservé pur et sans concession aux égarements des démagogues jusqu’à cette crise de lassitude et de remords, la république aurait survécu, rajeuni et triomphé en lui. Elle cherchait un régulateur, il ne lui présentait qu’un complice. Il lui présentait un Cromwell.

« Le suprême malheur de Robespierre en périssant ne fut pas tant de périr et d’entraîner la république avec lui, que de ne pas léguer à la démocratie, dans la mémoire d’un homme qui avait voulu la personnifier avec le plus de foi, une de ces figures pures, éclatantes, immortelles, qui vengent une cause de l’abandon du sort, et qui protestent contre la ruine par l’admiration sans répugnance et sans réserve qu’elles inspirent à la postérité. Il fallait à la république un Caton d’Utique dans le martyrologe de ses fondateurs : Robespierre ne lui laissait qu’un Marius moins l’épée. La démocratie avait besoin d’une gloire qui rayonnât à jamais d’un nom d’homme sur son berceau : Robespierre ne lui rappelait qu’une grande constance et un grand remords. Ce fut la punition de l’homme, la punition du peuple, celle du temps et celle aussi de l’avenir. Une cause n’est souvent qu’un nom d’homme. La cause de la démocratie ne devait pas être condamnée à voiler ou à justifier le sien. Le type de la démocratie doit être magnanime, généreux, clément et incontestable comme la vérité. »

C’est là mon dernier mot dans les Girondins sur Robespierre. Je le dirais plus sévèrement peut-être aujourd’hui, parce que j’ai vu son ombre dans la rue en 1848 ; mais je ne le dirais pas plus juste.

XV

Mon jugement final sur la Révolution à la dernière page des Girondins, bien que vrai dans son ensemble, ne mérite ni de moi ni des autres une telle indulgence ou une telle justification. Le voici :

« Avec Robespierre et Saint-Just finit la grande période de la république. La seconde race des révolutionnaires commence. La république tombe de la tragédie dans l’intrigue, du fanatisme dans la cupidité. Au moment où tout se rapetisse, arrêtons-nous pour contempler ce qui fut si grand.

« La révolution n’avait duré que cinq ans. Ces cinq années sont cinq siècles pour la France. Jamais peut-être sur cette terre, à aucune époque, sauf l’ère de l’incarnation de l’idée chrétienne, un pays ne produisit, en un si court espace de temps, une pareille éruption d’idées, d’hommes, de natures, de caractères, de talents, de crimes, de vertus. Ni le siècle de Périclès à Athènes, ni le siècle de César et d’Octave à Rome, ni le siècle de Charlemagne dans les Gaules et dans la Germanie, ni le siècle de Léon X en Italie, ni le siècle de Louis XIV en France, ni le siècle de Cromwell en Angleterre ! On dirait que la terre, en travail pour enfanter l’ordre progressif des sociétés, fait un effort de fécondité comparable à l’œuvre énergique de régénération que la Providence veut accomplir. Sans parler des précurseurs, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, les hommes naissent comme des personnifications instantanées des choses qui doivent se penser, se dire ou se faire. Mirabeau, la foudre ; Condorcet, le calcul ; Vergniaud, l’élan ; Danton, l’audace ; Marat, la fureur ; madame Roland, l’enthousiasme ; Charlotte Corday, la vengeance ; Robespierre, l’utopie ; Saint-Just, le fanatisme de la Révolution. Et derrière eux les hommes secondaires de chacun de ces groupes forment un faisceau que la Révolution détache après l’avoir réuni, et dont elle brise une à une toutes les tiges comme des outils ébréchés. La lumière brille à tous les points de l’horizon à la fois. Les ténèbres se replient. Les préjugés reculent. Les tyrannies tremblent. Les peuples se lèvent. Les trônes croulent. L’Europe intimidée essaye de frapper, et, frappée elle-même, recule pour regarder de loin ce terrible spectacle.

« Ce combat est mille fois plus glorieux que les combats des armées qui lui succèdent. 1789 a conquis au monde des vérités, au lieu de conquérir à une nation de précaires accroissements de provinces. Il a élargi le domaine de l’homme, au lieu d’élargir les limites d’un territoire. On est fier d’être d’une race d’hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d’être enfant d’un siècle qui a imprimé l’impulsion à de tels mouvements de l’esprit humain. On glorifie la France dans son intelligence, dans son rôle, dans son âme, dans son sang ! Les têtes tombent une à une, les unes justement, les autres injustement, mais elles tombent toutes à l’œuvre. On accuse ou l’on absout. On pleure ou on maudit. Les individus sont innocents ou coupables, touchants ou odieux, victimes ou bourreaux. L’action est grande, et l’idée plane au-dessus de ses instruments comme une cause juste sur les horreurs du champ de bataille. Après cinq ans, la Révolution n’est plus qu’un vaste cimetière. Sur la tombe de chacune de ses victimes, est écrit un mot qui la caractérise. Sur l’une, philosophie. Sur l’autre, éloquence. Sur celle-ci, génie. Sur celle-là, courage. Ici, crime. Là, vertu. Mais sur toutes il est écrit : Mort pour l’avenir et Ouvrier de l’humanité.

XVI

« Une nation doit pleurer ses morts, sans doute, et ne pas se consoler d’une seule tête injustement et odieusement sacrifiée ; mais elle ne doit pas regretter son sang quand il a coulé pour faire éclore des vérités éternelles. Dieu a mis ce prix à la germination et à l’éclosion de ses desseins sur l’homme. Les idées végètent de sang humain. Les révélations descendent des échafauds. Pardonnons-nous donc, fils des combattants, des bourreaux ou des victimes ! Réconcilions-nous sur leurs tombeaux pour reprendre leur œuvre interrompue ! Le crime a tout perdu en se mêlant dans les rangs de la république. Combattre, ce n’est pas immoler. Ôtons le crime de la cause du peuple comme une arme qui lui a percé la main et qui a changé la liberté en despotisme ; ne cherchons pas à justifier l’échafaud par la patrie, et les proscriptions par la liberté ; n’endurcissons pas l’âme du siècle par le sophisme de l’énergie révolutionnaire, laissons son cœur à l’humanité ; c’est le plus sûr et le plus infaillible de ses principes, et résignons-nous à la condition des choses humaines. L’histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d’une victoire, et comme la veille d’un autre combat. Mais, si cette histoire est pleine de deuil, elle est pleine surtout de foi. Elle ressemble au drame antique, où, pendant que le narrateur fait le récit, le chœur du peuple chante la gloire, pleure les victimes et élève un hymne de consolation et d’espérance à Dieu ! »

Et maintenant voilà ce que je pense de moi-même et de ce jugement.

XVII

Ce jugement est une ode plus qu’un arrêt. Il semble planer avec une glorieuse amnistie sur toute la scène, et justifier ainsi dans une commune auréole tous les actes et tous les acteurs. Ni les victimes ni les bourreaux n’ont ainsi leur part de justice, de pitié ou de réprobation, qui est le devoir et la vérité de l’histoire. Peut-on jeter dans la même gémonie ou dans le même mausolée arrosé de larmes la tête de Louis XVI et celle de Robespierre ? la tête de Bailly et celle de Marat ? la tête de Vergniaud ou de Condorcet et celle de Camille Desmoulins ? Et peut-on se désintéresser ainsi du culte pour les pures victimes et de l’horreur pour les exécrables bourreaux par une épitaphe de gloire sans choix et sans respect, qui ne fait justice ni aux uns ni aux autres, en chantant l’hosanna à la Révolution et à la nation ? Non, non, une telle épitaphe pêle-mêle est un linceul jeté sur la fosse commune où l’on profane les cadavres en les confondant ! Il ne doit point y avoir de jugement d’ensemble sur un champ de bataille couvert de morts, combattants, victimes ou assassins, dont chacun a sa cause, son drapeau, sa foi, sa vertu, son excuse, son crime à part et différents. Sur ce champ de bataille il y a eu des vertus et des mensonges, des héroïsmes et des bassesses, des égorgés et des égorgeurs, des abattoirs d’hommes et des champs de bataille patriotiques, des héros et des scélérats. Illustrez, plaignez, vengez, vénérez ce qui fut digne à jamais de la pitié, de l’admiration, de l’immortalité dans l’avenir ; réprouvez, flétrissez, stigmatisez ce qui ne fut digne que du mépris ou de l’exécration de la mémoire. La justice qui n’est pas individuelle n’est pas justice. Ces condamnations ou ces absolutions en masse ne sont que de splendides dénis de gloire aux victimes et des dénis de justice aux coupables. Un historien n’a pas le droit de jeter ainsi son manteau sur les nudités hideuses de son siècle et de dire : « Tout est bien », quand le bien et le mal sont là sous ses yeux, demandant chacun qu’on lui fasse sur la terre la part que Dieu lui-même lui doit dans sa rétribution divine. Vous faites croire ainsi au peuple qui vous lit que la légitimité de la cause et que la grandeur du drame auxquels il participe justifient et glorifient tous les acteurs de ce drame humain, qui laissent leur tête et leur nom dans la lutte sur ce champ de honte ou de renommée qu’on appelle les révolutions. C’est un enseignement propre à fausser le jugement de ce peuple et non à le moraliser ; c’est un mensonge à la postérité, qui a droit à aimer ou à abhorrer selon les œuvres ; c’est une offense à Dieu, dont vous faites mentir la justice dans votre bouche ; c’est un crime contre la conscience, dont vous étouffez la voix par un chant de triomphe, au lieu de lui livrer les justes à récompenser, les criminels à punir.

XVIII

J’ai été indigné contre moi-même en relisant ce matin cette dernière page lyrique des Girondins, et je conjure les lecteurs de la déchirer eux-mêmes comme je la déchire devant la postérité et devant Dieu.

Cette page, écrite dans un de ces moments d’enthousiasme plus poétique qu’historique où l’on s’élève si haut dans l’espace qu’on cesse de voir les sinistres détails d’un événement pour n’en considérer que l’ensemble (et l’homme à faible vue n’a pas le droit de s’élever ainsi jusqu’à ce point où l’on ne distingue plus que les résultats dans un désintéressement soi-disant sublime, mais en réalité coupable, du crime ou de la vertu), cette page, dis-je, est une des deux grandes fautes involontaires que j’aie à me reprocher dans ma carrière d’écrivain. J’en ai commis une autre et que j’aurai le courage d’avouer aussi, dans ma carrière d’orateur politique, peu de temps avant le jour où la monarchie de 1830, ébranlée par d’autres coups que les miens, s’écroula, comme un rempart d’une ville sapée par ses propres défenseurs, sur leur tête et sur la mienne, et où il nous fallut supporter seul le poids de ce formidable écroulement. Cette faute, je le dis hardiment, ce ne fut pas la république. La république fut le salut de ce peuple qui eut la vertu de l’acclamer à ma voix, et la vertu plus grande de la modérer. Elle eût été sa gloire s’il avait su la conserver avec la même magnanimité qu’il avait su la contenir. Non, ce n’est pas là cette faute que ma conscience me reproche, ce fut plutôt le dévouement par lequel je la rachetai.

XIX

Cette faute politique, je ne me la suis jamais pardonnée, pour mériter que le Juge suprême (qui n’est pas l’homme) me la pardonne. Les blessures de la conscience ne se cicatrisent que par le repentir. J’en aurai mérité le châtiment ici-bas, je n’aurai pas protesté contre la peine, et j’ai toujours considéré les angoisses et les humiliations qui assiègent depuis dix ans le soir de mon existence comme une juste expiation d’une de ces témérités d’esprit par lesquelles l’homme le mieux intentionné ne doit jamais, selon l’expression des moralistes religieux, tenter la Providence quand il s’agit du sort et du sang d’un peuple.

Mais, en ce qui concerne l’Histoire des Girondins, je ne me reproche en conscience que les cinq ou six pages que j’ai signalées ici moi-même à la vindicte des belles âmes, et je désire que ce commentaire expiatoire reste attaché au texte et fasse corps à cette édition du livre, pour prémunir les lecteurs, et surtout la jeunesse et le peuple, contre le danger de quelques sophismes qui pourraient fausser une idée dans leur esprit, ou atténuer dans leur cœur la sainte horreur de la vérité même, contre l’immoralité des moyens.

Les révolutions ne sont pas, comme on l’a dit, l’interrègne de la conscience, elles en sont l’épreuve, et elles ne succombent que pour avoir mêlé dans leur œuvre le crime et la vertu.

Et maintenant n’en parlons plus, et revenons à la pure et innocente littérature.

Lamartine.