(1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224
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(1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

LXXXIe entretien.
Socrate et Platon.
Philosophie grecque (1re partie)

I

Toute littérature, comme toute civilisation, a pour dernier terme une philosophie.

La philosophie est la pensée du cœur humain, dont la littérature n’est que la parole ; la pensée est le fond de l’homme, la littérature n’est que la forme. Ne vous étonnez donc pas que la philosophie occupe le premier rang dans un cours sérieux de littérature.

Nous vous exposerons successivement tous les différents systèmes de philosophie qui ont possédé tour à tour le monde, depuis celle de l’Inde primitive jusqu’à celle du christianisme, en passant par Zoroastre, en Perse ; par Pythagore, en Italie ; par Salomon, en Judée ; par Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote en Grèce ; par Mahomet, en Arabie ; par Confucius, en Chine ; par saint Paul, à l’éclosion des dogmes chrétiens, à Jérusalem ou à Éphèse ; par saint Thomas d’Aquin, dans le moyen âge ; par Descartes et par les philosophes du dix-huitième siècle en France ; enfin par les philosophes allemands et anglais de ces derniers temps. Ce sont là à peu près les seules nations antiques ou modernes et les seules époques qui aient eu des philosophies transcendantes ; les autres n’ont eu que des philosophies populaires.

Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans la forme : celle de Platon. C’est la philosophie de la raison pure, illuminée par l’imagination, et quelquefois égarée par elle ; c’est la plus difficile des philosophies que celle qui ne relève que du raisonnement, au lieu de relever de la foi ; car tous les hommes ont assez d’imagination pour croire ; un très petit nombre ont assez de lumières pour raisonner.

II

Mais, avant de feuilleter avec vous Platon, disons ce que nous entendons ici par philosophie.

Ce mot veut dire amour ou zèle de la science ; mais quelle science ? la science des sciences, la science suprême, la science première et la science dernière, la science surnaturelle, c’est-à-dire la science des choses qui sont au-dessus de la portée des sens.

Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n’ont pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la physique, la chimie, l’astronomie, les mathématiques.

Ces sciences systématisées sont des philosophies aussi, si vous voulez, mais ce sont des philosophies inférieures, secondaires, subalternes, courtes, finies, parce qu’elles ne touchent qu’à la matière et à ses phénomènes, et parce qu’en enseignant une multitude de faits, elles n’enseignent néanmoins directement aucune vertu et aucune immortalité.

Voilà pourquoi, quand il s’agit de philosophies surnaturelles, telles que celles dont nous allons vous entretenir, on a confondu le mot de sagesse avec le mot de science, et l’on a dit : La philosophie est l’amour ou le zèle de la sagesse. Cette science-là, en effet, englobe et domine toutes les autres, parce qu’elle est la science de l’âme elle-même, la science de l’infini, la science de Dieu, la science de nos rapports avec l’Être des êtres, la science de notre origine, la science de notre vie morale, la science de notre fin !

Pouvait-on appeler d’un autre nom que sagesse cette science qui enseigne à l’homme où il est, ce qu’il est, où il va, et comment il doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et revivre ?

C’est là ce que nous entendons, dans cet Entretien, par ce mot « philosophie ».

III

Mais cette science des choses immatérielles, invisibles, impalpables, au-dessus de la portée de nos sens, est-elle susceptible du même genre de démonstrations et du même genre d’évidences que les sciences naturelles ? Nous n’hésitons pas à vous dire : Non.

Les démonstrations de l’ordre naturel, telles que le témoignage des yeux, de l’oreille, de la main, ne sauraient s’appliquer aux choses qui ne tombent pas sous les sens.

Mais, bien que ces choses ne se démontrent pas de même, elles ont cependant, au moins en ce qui touche leurs principales vérités, un degré de certitude égal, et, je dirai plus, un degré de certitude supérieur à la certitude des phénomènes matériels.

Ainsi, par exemple, cette opération de l’esprit par laquelle l’intelligence se dit : « Il n’y a pas d’effet sans cause, et, puisque j’aperçois une multitude d’effets, il y a donc une cause suprême ; c’est-à-dire il y a donc un Dieu ! » cette opération de l’esprit atteste l’existence de Dieu avec autant et plus de certitude que si des milliers de mathématiciens, d’astronomes ou de chimistes tenaient Dieu lui-même sous leurs compas, sous leurs télescopes ou dans leurs cornues. Je me trompe : l’existence de Dieu est mille fois plus certaine par cette conclusion logique et infaillible de l’esprit que par les expériences faillibles des philosophes de la matière ; car l’expérience, œuvre des sens, peut se tromper ; la logique, œuvre de Dieu, est absolue, et ne nous tromperait que si Dieu nous trompait lui-même, chose incompatible avec la nature divine ou avec la suprême vérité.

J’en dirai autant de la conscience, cette preuve sans preuve que nous portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral : ses jugements, pour être certains, n’ont pas besoin d’autres témoignages qu’elle-même ; ce qu’elle condamne est mal, ce qu’elle approuve est bien ; que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible de protester.

C’est le dernier mot de la morale, comme la logique est le dernier mot de la raison. La conscience est, parce qu’elle est comme Dieu lui-même ; c’est une faculté innée de notre âme donnée par Dieu, qui est à elle-même sa propre démonstration. Ôtez la logique, l’intelligence est folle ; ôtez la conscience, la moralité est morte ; le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non ; ils ne sont crime et vertu que parce qu’ils sont au-dessus de toute discussion.

IV

Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d’une démonstration absolue, comme l’existence de Dieu, ou supérieures et préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la conscience. Ce sont des vérités innées ; autrement dit : des certitudes, des évidences.

Mais, en dehors de ces vérités innées, il y a en philosophie un nombre infini de problèmes secondaires, quoique très importants, qui ne sont pas susceptibles de démonstration absolue, mais dans lesquels la philosophie la plus transcendante n’arrive qu’à de consolantes conjectures et à de magnifiques probabilités.

Dans vingt passages de ses dialogues, Socrate lui-même, par l’organe de Platon, avoue, comme moi, que ces démonstrations ne sont que des conjectures.

« J’espère, dit-il, sans pouvoir le prouver, que je retrouverai, dans une autre vie, les hommes vertueux qui y seront mieux traités que les méchants. Mais, quant à y trouver une divinité parfaite, c’est ce que j’ose affirmer, si l’on peut affirmer quelque chose. »

C’est néanmoins de ces consolantes conjectures, et de ces magnifiques probabilités, que le monde vit depuis qu’il est né, et qu’il vivra jusqu’à son dernier jour. Nous vivons sur parole : respectons donc la parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels que Confucius, Socrate ou Platon ; ces philosophes sont les révélateurs de la raison ; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de l’intelligence et du cœur de l’homme. Ils pensent pour nous, et ils nous rapportent les conquêtes de leurs pensées ; prêtons-leur l’oreille et ouvrons-leur nos cœurs. S’ils ont donné leur vie comme Socrate, en témoignage de leur sincérité, de leur foi, de leur amour de Dieu et des hommes, proclamons-les maîtres et martyrs de la raison humaine, et lisons, avec une respectueuse piété d’esprit, les arguments raisonnes de leur philosophie.

V

Un de ces plus sublimes recueils de philosophie dans tous les temps, c’est le recueil des Dialogues de Platon, dialogues dans lesquels ce disciple de Socrate fait parler son maître avec une sagesse surhumaine, et avec une éloquence presque divine, sur les questions les plus hautes de philosophie, de théologie naturelle.

Platon fut à Socrate ce que saint Paul fut au Christ ; tous deux écrivent, commentent et développent la doctrine de son maître qui n’a rien écrit, et, ici, il serait curieux peut-être d’examiner pourquoi ni le révélateur d’une philosophie raisonnée, ni le révélateur d’une religion révélée, n’ont pas voulu, ou n’ont pas daigné écrire eux-mêmes une seule ligne, si ce n’est ce doigt sur le sable qui traça des caractères de miséricorde.

Était-ce parce qu’ils se défiaient des commentateurs qui s’attachent à la lettre, et qui y emprisonnent volontiers l’esprit ? Était-ce parce que les langues humaines leur paraissaient insuffisantes à contenir les vérités divines qu’ils annonçaient aux hommes ? N’était-ce pas plutôt parce que les paroles, une fois écrites, deviennent mortes et froides comme la cendre dont la flamme s’est envolée, et qu’ils aimaient mieux s’en fier à l’écho vivant des lèvres humaines qu’à la lettre morte de leurs écrits ?

Quoi qu’il en soit, Socrate n’écrivit jamais rien ; il ne fit pas non plus de harangues : c’était un discoureur, et nullement un orateur. On le voit dans son Apologie devant ses juges, qui est une bonne causerie et un fort mauvais discours.

Simple artisan, ou plutôt artiste, mais artiste d’un talent bien inférieur aux grands statuaires de son temps à Athènes, il sculptait dans son atelier à peine autant qu’il était nécessaire pour nourrir sa femme et ses enfants ; sans cesse distrait du ciseau par la pensée, ouvrant sa porte à tout le monde, interrompant son travail pour répondre aux questions qu’on lui adressait sur toutes choses, courant ensuite de porte en porte et accostant lui-même les passants pour leur parler des choses divines, consumé du zèle de la vérité, missionnaire des foules, semant le bon grain à tout vent de la rue ou de la place publique : homme qu’on aurait considéré comme un fou, s’il n’avait pas été un modèle de toute vertu et un oracle de toute sagesse.

VI

Son disciple, Platon, était un homme d’une tout autre nature : beaucoup plus lettré, beaucoup moins inspiré que son maître ; élégant, éloquent, poétique, épilogueur, rêveur, dissertateur, nuageux en philosophie, utopiste en politique ; espèce de J.-J. Rousseau d’Athènes, possédant un style admirable pour les chimères, mais n’ayant pas la moindre connaissance des hommes, ni le moindre tact des réalités, et donnant à sa république idéale des lois en perpétuelle contradiction avec la nature humaine et avec la fondation, la conservation et le but des sociétés.

Mais, tel qu’il fut et tel que nous allons le voir dans ses œuvres, Platon était le plus merveilleux écho vivant que la providence de la Grèce eût pu préparer à un sage tel que Socrate, pour donner un éternel retentissement à la philosophie spiritualiste.

Ses Dialogues ont été le perpétuel entretien de la Grèce : ils ont préparé l’esprit humain à la métaphysique de saint Paul et à l’école philosophique d’Alexandrie. Il a servi de texte ou de commentaire aux premiers conciles chrétiens ; il a été le crépuscule de bien des dogmes ; il a nourri à lui seul la philosophie romaine de Cicéron ; il a lutté dans le moyen âge avec la philosophie expérimentale d’Aristote, puis de Bacon ; il a été submergé un moment par la philosophie presque matérialiste de Locke, de Hobbes en Angleterre ; d’Helvétius, de Diderot, des encyclopédistes en France ; mais il est ressuscité plus vivant et plus populaire que jamais il y a peu d’années, par la traduction, par les commentaires et par les leçons d’un jeune philosophe, M. Cousin, éloquent restaurateur du platonisme sur les ruines du matérialisme au dix-neuvième siècle.

Grâce à la langue de Platon, la sagesse de Socrate ne peut plus mourir. C’est le style qui embaume les idées pour l’éternité.

VII

Ces dialogues ont cependant de grands défauts, qui semblent tenir au génie un peu verbeux de la Grèce, et au génie un peu sophistique de Platon, plus qu’à l’âme naturellement ouverte, simple, sincère et courageuse de Socrate. Parmi ses défauts, je noterai d’abord leur forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse l’argumentation.

Le dialogue est une pensée à deux, à trois ou à quatre interlocuteurs ; sans doute cette manière de penser à deux ou à trois peut éclaircir quelquefois la question, en faisant adresser par l’un des personnages des interrogations utiles, auxquelles le maître répond, réponses qui répondent ainsi d’avance aux doutes et aux ignorances que les autres s’adressent peut-être en silence.

C’est le moyen de faire remonter l’esprit des auditeurs jusqu’aux premiers éléments de la question qu’on débat, afin qu’un argument porte rigoureusement sur l’autre, et que la pierre fondamentale du syllogisme soit aussi bien assise dans l’esprit que la dernière ; c’est le moyen de détruire en passant toutes les objections qui se présentent à l’intelligence ; c’est le moyen enfin de bien définir tous les mots avant de les employer dans le raisonnement, afin qu’après la conclusion il ne puisse subsister aucune équivoque ou aucun malentendu dans la conviction absolue des disciples : aussi est-ce le mode d’enseignement et d’argumentation qu’on emploie ordinairement avec les enfants, comme on peut le voir dans nos catéchismes ou dans nos manuels.

Mais, par cela même que c’est le mode d’argumentation puéril et diffus qu’on emploie avec les petits enfants, c’est aussi le mode le plus propre à fatiguer, à ennuyer, à impatienter les hommes faits, qui cherchent les idées, et qui se lassent de vaines paroles.

Ce mode suppose dans les disciples, ou dans les auditeurs, des puérilités et des ignorances qui ne sont plus de leur âge ; il perd le temps, et il dégoûte la pensée du but, en la traînant impitoyablement par tant de circonvolutions, de demandes et de réponses sur la route ; l’esprit abandonne cent fois l’argumentateur en chemin, et souvent il l’abandonne tout à fait à ces fastidieux ambages, rebuté, avant d’arriver, par les détours inutiles qu’on lui fait faire.

C’est ce qui arrive très souvent à l’homme le mieux disposé qui ouvre au hasard un des dialogues de Platon. Le livre tombe des mains avant d’avoir dit son dernier mot, tant on a perdu de mots oiseux à l’attendre ; l’esprit est saisi à chaque instant d’une de ces impatiences fébriles qui bouillonnent en nous jusqu’à un véritable accès de colère, croyant toujours toucher à un but qu’on lui dérobe toujours ; or, irriter et impatienter l’esprit, ce n’est pas un bon procédé pour le convaincre. Voltaire, à cet égard, pensait comme nous ; il bénit la philosophie de Socrate, et il maudit le verbiage, quelquefois sublime, plus souvent sophistique, de Platon.

VIII

Un autre vice de ce mode d’argumentation des Dialogues de Platon, c’est l’argutie métaphysique.

Le maître, au lieu de simplifier les questions par la simplicité et par la sincérité de l’argumentation, semble se complaire, pour faire preuve d’ingéniosité, de fécondité et de dialectique, à les compliquer de cinquante questions préalables ou secondaires, et à les embrouiller dans un tel écheveau d’arguments que lui seul puisse à la fin en retrouver le fil et dénouer le nœud gordien qu’il a formé.

Ce procédé, qui fait briller sans doute l’adresse du maître, embarrasse l’intelligence du disciple ; il fait du chemin de la vérité, au lieu d’une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de sentiers étroits, tortueux, obscurs où l’écrivain a l’air de conduire le lecteur à un piège, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité et à la vertu.

IX

Un troisième défaut plus grave des Dialogues, défaut qui touche au fond même de l’enseignement de la vérité aux hommes, c’est le procédé d’argumentation employé par Socrate dans Platon, pour enseigner ses disciples.

Les premières qualités d’un sage, qui enseigne des vérités nouvelles à l’humanité, c’est la charité d’esprit, l’amour, la pitié, la condescendance, l’indulgence, le respect, la tendresse d’âme envers les hommes ses semblables. Cette onction d’esprit, cette compatissance, cette clémence de cœur, doivent se manifester dans les leçons du sage à ses frères par un mode d’argumentation qui l’abaisse vers ses auditeurs pour les élever jusqu’à lui.

C’est le procédé contraire ici qui est employé par Socrate (toujours dans Platon) pour enseigner les hommes : au lieu de persuader, il a l’air de vouloir confondre. Le ton de son argumentation est railleur, goguenard, ironique ; il tend des embûches de paroles à ses auditeurs ; il jouit de les voir s’y prendre ; il ne se hâte pas de les en retirer ; il plaisante, non pas amèrement, mais superbement, avec eux de leur chute ; il les humilie par sa supériorité, au lieu de les relever par leur propre force ; en un mot la philosophie, sous la plume de Platon, a l’air de consister dans une grande moquerie des ignorants, au lieu de consister dans une tendre initiation des faibles. Or il en résulte, dans l’effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire sarcastique de l’esprit, qui humilie l’auditeur, au lieu de le disposer à la confiance ; on craint toujours de marcher sur un piège de sophiste, quand on devrait s’abandonner sans défiance à la main du sage qui vous conduit ; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement ou ironiquement ; il y a trop de gascon dans ce grec ; on craint le maître qu’on devrait adorer.

Enfin, ce mode d’enseignement par dialogues est lent, verbeux, diffus ; il emploie inutilement cent fois plus de paroles que la vérité n’a besoin d’en employer pour se manifester à l’esprit.

La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de l’Évangile, forme indirecte, mais qui a l’avantage de ne jamais blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même, sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion.

Quand on vient de lire un ou deux dialogues de Platon, et qu’on a l’esprit véritablement assourdi par ce roulis d’un océan de paroles pour dire la vérité philosophique la plus usuelle, on se dit à soi-même : Il faut que ces Grecs d’Athènes eussent bien des heures de loisir à dépenser par jour sur le seuil de leurs portes, ou sous les platanes de leurs jardins ; il faut qu’ils eussent un bien grand amour de ces escrimes d’idées de leurs sophistes, pour perdre tant de temps et tant de paroles à écouter ce Socrate ou à lire ce Platon !

Et, en effet, ce défaut de Socrate et de Platon tient aux défauts du temps et du peuple d’Athènes. Ce peuple, oisif toutes les fois qu’il n’était pas occupé à se défendre contre les Perses ou à se déchirer lui-même par ses factions, aimait à se passionner à froid, pour ou contre ses sophistes ; ces sophistes, consommés dans le métier de l’éloquence, étaient aux philosophes et aux politiques ce que les comédiens sont aux héros. Ils jouaient la sagesse et la vertu dans les académies et dans les places publiques ; ils accoutumaient les Athéniens à ces jeux d’idées et de paradoxes qui rendaient l’oreille fine et l’esprit sceptique ; pour effacer ces sophistes, il fallait bien parler leur langue à ce peuple infatué. Voilà sans doute pourquoi, dans Platon, la sagesse ressemble tant au sophisme !

Mais lisons d’abord ensemble les deux ou trois plus beaux de ses dialogues, en nous hâtant d’arriver au Phédon, le chef-d’œuvre de toute la philosophie de Socrate.

X

Dans le premier dialogue, intitulé l’Euthyphron, Socrate demande à Euthyphron :

« Qu’est-ce que le bien, ou, autrement dit, qu’est-ce que le saint ? »

Euthyphron lui fait cette réponse vulgaire et sacerdotale : « Le bien, ou le saint, est ce qui est agréable aux dieux. »

Socrate relève cette réponse, et demande à Euthyphron comment, les dieux de l’Olympe et de l’État étant multiples, et souvent opposés de nature et de volonté les uns aux autres, ce qui est agréable à l’un, désagréable à l’autre, peut être agréable à tous.

Il contraint Euthyphron, par une série de raisonnements, à se démentir, et il n’arrive lui-même qu’à une conclusion très confuse, qui laisse l’esprit aux prises avec le mystère du bien et du mal en soi. Une seule chose est claire : c’est qu’il se moque des dieux, et qu’il sape le polythéisme par ses conséquences dans la raison de ses disciples.

Aussi était-il déjà cité devant les juges pour cause d’impiété envers les dieux d’Athènes.

Un jeune homme d’Athènes, plus politique que religieux, nommé Mélitus, qui voulait se faire un nom populaire en se posant en vengeur des dieux chers à l’ignorance et au fanatisme du bas peuple, porte l’accusation contre Socrate ; il l’accuse de corrompre la jeunesse par des doctrines qui sapent le ciel. Anytus, un autre de ses accusateurs, était un artisan riche, puissant et accrédité par son républicanisme dans Athènes ; il avait contribué à secouer le joug des trente tyrans qui rétablissaient le régime aristocratique. Le peuple croyait défendre sa liberté en défendant ses dieux, à la voix d’un de ses tribuns qui l’ameutait contre Socrate. Socrate paraissait au peuple coupable, sinon de faveur pour le gouvernement aristocratique, au moins d’indifférence politique.

La cause de ce grand homme, en effet, n’était ni la cause de la populace, ni la cause des grands : c’était la cause de Dieu et de la raison. Il aurait pu dire, comme le Christ plus tard :

« Mon royaume n’est pas de ce monde. »

Son monde, à lui, c’était la vérité et la vertu. Mais le peuple ne voit de vérité et de vertu que dans ses passions ; il devait donc haïr Socrate ; il demandait un châtiment exemplaire contre ce philosophe.

On peut remarquer, dans ce procès, que le peuple est en général plus implacable envers les doctrines nouvelles que les grands ; moins il a d’idées, plus il s’irrite contre ceux qui les lui arrachent. Le cri des Juifs contre le Christ, devant ses juges : Crucifiez-le ! est le pendant des animadversions de la populace d’Athènes contre Socrate. Sans la pression de ce peuple, il est évident que les juges, qui le condamnèrent à une si faible majorité, ne l’auraient pas condamné à mort.

XI

Quoi qu’il en soit, Platon donne (et sans doute ici littéralement) le plaidoyer, ou l’apologie que Socrate avait préparée, et qu’il prononça devant le tribunal.

Dans cette apologie même, Socrate conserve encore la forme du dialogue, et poursuit Mélitus de ses interrogations ironiques pour le contraindre à tomber dans l’absurde. Mais lui-même reste dans l’équivoque sur sa profession de foi, affectant de tourner les questions les plus précises en plaisanteries, jusqu’au moment où il voit que la plaisanterie serait déplacée devant la conscience et devant la mort, et où il s’avoue franchement coupable de sagesse, et impénitent de vérité. Là, on retrouve l’éloquence de l’héroïsme du philosophe mourant.

« Mais je n’ai pas besoin d’une plus longue défense, ô Athéniens ! Je vous disais en commençant que j’avais contre moi d’ardentes et implacables inimitiés ; ce qui me perdra, si je succombe, ce ne sera ni Mélitus, ni Anytus, ce sera l’envie et la calomnie, qui ont déjà fait périr tant d’hommes de bien, et qui en feront périr après moi tant d’autres ; car n’espérez pas que l’iniquité s’arrête à moi !

« Mais quelqu’un de vous me dira peut-être : N’as-tu pas honte, Socrate, de t’être attaché à une philosophie qui te mène à la nécessité de mourir ?

« Vous êtes dans l’erreur, vous qui croyez qu’un homme qui a quelque valeur doit peser les chances de vivre ou de mourir, au lieu de chercher dans ses actions si ce qu’il fait est juste ou injuste. »

Puis il cite les vers d’Achille dans l’Iliade d’Homère :

« Que je meure à l’instant même, pourvu que je venge le meurtre de Patrocle, et que je ne demeure pas ici un juste objet de mépris, assis sur mes vaisseaux, inutile fardeau de la terre ! »

« Est-ce là, poursuit Socrate, s’inquiéter des chances de vie ou de mort ?

« Tout homme qui a choisi un poste parce qu’il l’a cru le plus honnête, ou qui y a été placé par son chef, doit, selon moi, y demeurer ferme, et ne considérer autre chose que le devoir. Ce serait donc de ma part une étrange contradiction, ô Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement, comme un bon soldat, tous les postes où j’ai été placé par vos généraux, à Potidée, à Amphipolis, à Délium, aujourd’hui que le dieu de l’oracle intérieur m’ordonne de passer mes jours dans la philosophie, la peur de la mort ou de quelque autre danger me faisait abandonner ce poste ; et ce serait bien alors qu’il faudrait me citer devant ce tribunal, comme un impie qui ne reconnaît point de Dieu, qui désobéit à l’oracle, qui se dit sage et qui ne l’est pas ; car craindre la mort, Athéniens, c’est croire connaître ce qu’on ne connaît pas.

« En effet, nul ne sait ce qu’est la mort, et si elle n’est pas le plus grand de tous les biens pour l’homme…

« Mais ce que je sais bien, c’est qu’être injuste, c’est désobéir à ce qui est meilleur que soi, Dieu ou homme, et manquer au devoir et à l’honnête.

« Voilà le seul mal que je redoute et que je veux éviter ; tellement que, si vous me disiez en ce moment : — Socrate, nous rejetons l’accusation d’Anytus et nous te renvoyons absous, mais c’est à la condition que tu cesseras de philosopher, et, si l’on découvre que tu retombes dans tes habitudes de discuter sur les choses divines, tu mourras ! — oui, si vous me renvoyiez absous à ces conditions, je vous répondrais : — Athéniens, je vous respecte et je vous aime, mais j’obéirai plutôt au Dieu qu’à vous… Et je suis persuadé qu’il ne peut y avoir rien de plus utile à votre république que mon zèle à accomplir ce que le Dieu m’ordonne ainsi ; car je ne vous recommande que le soin de votre âme et son perfectionnement. Ainsi donc, faites ce qu’Anytus vous demande ou ne le faites pas, renvoyez-moi ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose que ce que j’ai fait, quand je devrais mille fois mourir !… »

XII

Il développe, avec un insolent courage, cette idée, et se pose en homme utile aux Athéniens dans leur vie privée ; quant à la politique, il dit qu’il s’en est abstenu, par cette raison qu’on ne peut guère rester innocent et vertueux quand on se mêle des affaires publiques…

« Je n’emploierai pas envers vous, reprend-il, ô Athéniens, les supplications ordinaires, où l’on fait paraître les femmes, les enfants, les amis pour attendrir les juges. J’ai aussi des parents cependant ; car, pour me servir de l’expression d’Homère : Je ne suis point né d’un chien ou d’un rocher, mais d’un homme ! »

« Ainsi, Athéniens, j’ai des parents, et, quant à des enfants, j’en ai trois, l’un déjà dans l’adolescence, les deux autres encore en bas âge ; mais je ne les ferai point comparaître ici, pour votre honneur et pour le mien ; il ne me paraît pas séant d’employer de pareils moyens à mon âge (il avait près de soixante-douze ans à l’époque de son procès). Athéniens, vous aimez la gloire, et, si je voulais agir ainsi, vous ne devriez pas le souffrir ; vous devriez déclarer que celui qui recourt à ces scènes pathétiques pour exciter la compassion vous dégrade, et que vous le condamnerez plutôt que celui qui attend tranquillement votre sentence.

« Si je vous fléchissais par mes prières, et si je vous engageais ainsi à violer votre serment de rendre la justice selon vos consciences, et non selon vos sensations, c’est alors que je vous enseignerais l’impiété, et qu’en voulant me justifier, je prouverais moi-même que je ne crois pas aux dieux : mais j’y crois plus que mes accusateurs ! »

Ici les juges vont aux voix et déclarent Socrate coupable.

Impassible, il reprend la parole :

« Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m’a un peu ému ; mais ce qui m’étonne bien plus, c’est d’être condamné à une si faible majorité ; car, à ce qu’il paraît, il n’aurait fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous.

« Et maintenant, c’est donc la peine de mort que Mélitus, Anytus et Lycon demandent contre moi !… Mais moi, Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je moi-même ? »

XIII

Écoutez ici la fière revendication qu’il fait de lui-même, en mettant à nu sa conscience devant les cinq cent cinquante-six juges qui viennent de le condamner, et devant le peuple, que dis-je ? et devant le Dieu qui l’écoute.

« Quelle amende mérité-je, en réalité, moi, qui me suis fait un principe de ne me donner aucun repos pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres recherchent avec tant d’empressement : les richesses, le soin de leurs affaires, les emplois militaires, les fonctions d’orateur et toutes les autres dignités !

« Moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conspirations ou des cabales si fréquentes dans la République, me trouvant véritablement trop honnête homme pour ne pas me dégrader en me mêlant à tout cela !

« Moi, qui me suis consacré uniquement à vous rendre le plus important des services, en vous exhortant tous de ne pas songer à ce qui vous appartient passagèrement, le monde et ses biens, pour ne vous attacher qu’à ce qui est l’essence de votre être, votre âme ; à ne pas songer aux intérêts accidentels de la patrie, mais plutôt à la vraie patrie elle-même !

« Que mérite un tel homme, si ce n’est d’être nourri, aux frais du public, dans le Prytanée ?…

« Ayant donc la conscience de n’avoir jamais été injuste envers personne, je ne dois pas l’être envers moi-même en avouant que je mérite un châtiment !… »

Examinant ensuite si l’amende ou l’exil serait une peine plus douce ou plus convenable pour lui : « Ce serait, dit-il, une belle existence pour moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d’aller errant de ville en ville, et de vivre de la vie d’un proscrit ! »

Il pousse encore plus loin sa fermeté calme, et son défi consciencieux au peuple et aux juges.

« Mais, me dira-t-on peut-être, Socrate, quand tu nous auras quitté absous, ne pourras-tu pas te tenir en repos et garder le silence ?

« Voilà ce qu’il y a de plus difficile à vous faire comprendre ; car si, en vous disant non, je dis que ce serait là désobéir au Dieu, et que, par cette raison, il m’est défendu de me taire, vous ne me croirez pas, et vous prendrez cette réponse pour une plaisanterie ; et, d’un autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l’homme est de s’entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses morales dont vous m’avez entendu discourir, vous me croirez encore moins. Voilà pourtant la vérité, Athéniens !

« Mais il n’est pas aisé de vous en convaincre !

« Maintenant voilà Platon, voilà Criton, voilà Cléobule et Apollodore qui veulent que je me condamne à une amende de trente mines, et qui en répondent ; eh bien ! je m’y condamne, et assurément voilà de valables cautions que je vous présente ! »

Ici, il est interrompu par les juges, qui, impatientés de cette impassibilité badine, prononcent la peine de mort.

XIV

Socrate reprend avec la même indifférence :

« Dans ma défense, ce ne sont pas les paroles qui m’ont manqué, Athéniens, mais l’impudeur. Je succombe pour n’avoir pas voulu vous dire les choses que vous aimez à entendre. Mais le péril où j’étais ne m’a pas paru une raison de rien faire qui fût indigne d’un homme libre.

« Ni devant les juges, ni dans les combats, il n’est permis, ni à moi ni à d’autres, d’employer tous les moyens pour éviter la mort ; et ce n’est pas là ce qui est difficile que d’éviter la mort, il l’est beaucoup plus d’éviter le crime, qui court plus vite que la mort ! C’est pourquoi, déjà vieux et cassé comme je suis, je me suis laissé atteindre par le plus lent des deux, la mort ; tandis que le crime s’est attaché à mes accusateurs, plus jeunes et plus agiles que moi. Je m’en vais donc subir la mort. Je m’en tiens à ma peine, et eux à la leur. »

Il disserte ensuite un moment avec une sérénité complète sur les avantages comparés de la vie et de la mort.

« Mais il est temps que nous nous quittions, dit-il en finissant, moi pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage ? Nul ne le sait, excepté Dieu. »

On l’emmène, et il va mourir. Voilà l’Euthyphron ; la préface, ou plutôt l’exposition du drame philosophique.

XV

Arrivons au dialogue intitulé le Phédon. Nous avons vu l’homme, nous allons voir la doctrine ; puis nous assisterons à la mort, et nous verrons comment elle est le sceau de cette admirable vie de philosophe.

Le Phédon contient à lui seul plus de véritable philosophie spiritualiste que tous les autres dialogues de Platon. L’heure, la mort, la gravité du passage de cette vie à l’autre, que pressent Socrate et qui émeuvent Platon, ne permettent ni au philosophe ni à son disciple de perdre leur temps et le nôtre dans les puériles arguties de leur dialectique oiseuse. Qui a lu le Phédon connaît ce qu’il y a de mieux à connaître de la philosophie de Socrate et du génie de Platon. Suivez-moi donc, je vais vous déblayer la route.

Mais un mot d’abord sur l’origine antique et mystérieuse des belles et saintes idées que Socrate et Platon vont développer dans ce dialogue ; car rien ne vient de rien, et la philosophie grecque, qui devait bientôt, après Platon, servir d’ancêtre à la philosophie des écoles chrétiennes de Byzance et d’Alexandrie, avait certainement elle-même des ancêtres. Ces ancêtres, selon nous, qui avons profondément scruté l’Orient religieux, philosophique et poétique, se retrouvent d’abord au fond de l’Inde primitive, puis au fond des dogmes, encore indiens, de l’Égypte.

Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir l’âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières vérités qui achèveront l’œuvre du monde moral.

Nous vous parlerons ailleurs de la philosophie des Indes ; un mot aujourd’hui sur celle de l’Égypte.

XVI

Vous savez que les Égyptiens, évidemment colonie intellectuelle du haut Orient, divinisèrent symboliquement la nature entière sous le nom d’Isis ; ils lui jetèrent dans ses figures un voile sur le visage, comme pour signifier le mystère sous lequel elle cache mais laisse entrevoir ses vérités. Le plus sage des peuples est évidemment celui qui a le premier écrit sur l’univers ce mot mystère, car mystère est aussi le dernier mot de toute science, de toute sagesse et de toute vérité jusqu’à la consommation des temps. C’est le plus bel hymne que l’homme puisse chanter à l’incompréhensible, c’est-à-dire à Dieu.

Cependant un livre unique, échappé aux incendies, aux débordements, aux sépulcres de l’Égypte, soulève un coin de ce voile jeté sur le front de l’Isis égyptienne, et révèle une partie des mystères de la philosophie primitive. La ressemblance de cette philosophie occulte avec la philosophie de Socrate et de Platon est trop complète pour que cette similitude soit l’œuvre du hasard. On en conviendra après avoir lu le Phédon. On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore, quand on saura que Platon, l’éditeur plus ou moins fidèle des dogmes de Socrate, était allé, avant d’écrire, consulter les prêtres et les philosophes égyptiens.

XVII

Ce livre est l’Hermès ou Mercure Trismégiste. Saint Augustin dans son livre de la Cité de Dieu, Voltaire dans ses recherches philosophiques, Scaliger lui-même, n’hésitent pas à reconnaître dans ce livre la main d’un sage Égyptien. Les deux philosophes grecs, Timée et Pythagore, qui avaient voyagé aussi en Égypte, ont dans leurs doctrines les mêmes analogies avec les dogmes de ce livre. Quels sont donc ces dogmes, que nous allons retrouver sous d’autres noms, mais sous le même sens, tout à l’heure dans le Phédon ? Ces dogmes, les voici :

Un Dieu unique ;

Une triple essence en Dieu, la puissance, la sagesse, la bonté ;

Le Dieu créateur de la nature ;

Le Verbe, la Pensée, la Parole divine, en grec le Logos, modèle ou type de cette création ;

Une hiérarchie de dieux secondaires créés et subordonnés au Dieu unique ;

Ces dieux secondaires, ou ces anges, ces démons, ces esprits, chargés de diriger les astres et de présider aux phénomènes de l’univers ;

Un fils de Dieu, qui est la lumière ;

La pensée de Dieu se reflétant dans l’homme, qui est l’image de son Créateur ;

La parenté de l’homme et de Dieu par la raison.

L’Évangile de saint Jean, lui-même, rappelle dans son magnifique début ces vérités indiennes, égyptiennes, platoniques, ainsi que chrétiennes :

« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (le Logos, la pensée, la parole, le type des choses) ; tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui ; en lui était la vie, et la vie était la lumière. »

Saint Paul écrit quelques années après aux Hébreux : « Dieu a créé les siècles par son Fils, le Verbe, la parole divine, la lumière, la vie ! »

Peut-on méconnaître les analogies frappantes entre ces doctrines engendrées les unes des autres jusqu’à l’explosion philosophique du dogme chrétien ?

Les vices choquants qui scandalisent l’intelligence et le cœur de l’homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n’était pas l’œuvre directe du Dieu suprême, mais l’œuvre maladroite et imparfaite des divinités inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d’après lui.

Cette opinion est naturelle à l’homme, qui ne peut pas comprendre l’existence du mal et qui la sent.

Comment une œuvre si vicieuse et si malfaisante peut-elle émaner de la sagesse, de la puissance et de la bonté suprêmes ? Il y a là une contradiction apparente, qui donne naissance à la philosophie des deux principes, de Zoroastre ; mais Zoroastre oubliait que, pour juger l’œuvre de Dieu, il faut la voir dans son ensemble et dans son éternité. Nous ne la voyons que dans un atome et dans une seconde : c’est l’universalité et l’éternité qui justifient sans aucun doute l’œuvre divine.

Revenons au dialogue de Phédon.

XVIII

Ce dialogue a lieu entre Échécratès et Phédon, deux amis de Socrate ; ils se rencontrent à Phliunte, ville de Sycionie, quelque temps après la mort de leur maître. Échécratès demande à Phédon :

« Étais-tu auprès de Socrate, le jour où il but la ciguë dans sa prison, ou bien en as-tu seulement entendu parler ? — J’y étais moi-même », répond Phédon. Et il raconte minutieusement, heure par heure, parole par parole, la suprême journée du philosophe.

Ce récit a dans la bouche de Phédon toute la poésie de l’épopée, tout le pathétique du drame, toute la sérénité de ton d’une leçon de philosophie. C’est, selon moi, l’apogée de la parole humaine ; on est à la fois, dans ce dialogue, sur la terre par le cœur, dans la mort par l’anticipation du supplice, dans l’immortalité par l’esprit ; toujours prêt à pleurer d’enthousiasme pour les idées : mais l’admiration pour le philosophe y sèche toujours les larmes au bord des yeux. Entre la vie et l’éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent dieu quand on l’écoute.

Si j’avais un athée à convertir, je ne voudrais pas d’autre argument avec lui que de lui faire lire et relire le Phédon. La conviction le gagnerait avec les larmes. Ce dialogue n’a pas l’accent de la langue d’ici-bas ; la race humaine, dont une main d’homme a pu écrire ces lignes, est immortelle : Phédon le sent.

XIX

« Véritablement, dit-il en commençant le récit, ce spectacle fit sur moi une impression extraordinaire ; je n’éprouvai pas la compassion qu’il était naturel d’éprouver à la mort d’un ami. Au contraire, Échécratès, cet ami me paraissait heureux, à le voir et à l’entendre, tant il mourut avec assurance et dignité ! et je pensais qu’il ne sortait de ce monde que sous la protection des Dieux, qui lui destinaient, dans l’autre monde, une félicité aussi grande que celle dont puisse jouir aucun mortel. C’était en moi un mélange extraordinaire, jusqu’alors inconnu, de plaisir et de douleur, lorsque je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous quitter pour toujours ; on nous voyait tous tantôt sourire, tantôt fondre en larmes.

« — Sur quoi roula l’entretien entre ces amis que tu viens de nommer ? » demande Échécratès.

Phédon raconte alors que, le matin du jour de la mort, les amis de Socrate se réunirent plus tôt que de coutume sur la place devant la prison, pour ne pas perdre une heure de sa vie et de sa pensée. Le geôlier, qui leur ouvre les portes, les prie d’attendre un peu, parce qu’on ôte en ce moment les fers du condamné : les fers tombés, ils sont introduits.

Xanthippe, l’épouse de Socrate, un de ses enfants dans les bras, est auprès de lui et se lamente à la manière des femmes ; on la reconduit dans sa maison pour laisser la liberté d’esprit au philosophe.

« Alors, dit Phédon, il se mit sur son séant, plia sous lui la jambe qu’on venait de dégager des fers, la frotta de la main, et nous dit en la frottant avec une sensation de plaisir : “L’étrange chose, mes amis, que le plaisir et la douleur se tiennent de si près que l’un naisse ainsi de l’autre, quoique l’un soit le contraire de l’autre ! Ésope aurait dû en faire une fable.” » Cébès, un des interlocuteurs, lui demande à ce propos pourquoi, depuis qu’il est en prison, il compose des fables, des poésies, un hymne à Apollon. Socrate répond que c’est pour éprouver si par hasard la poésie n’était pas celui des beaux-arts auquel son génie l’appelait.

L’entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question du suicide, pour l’homme fatigué de la vie. Socrate démontre que l’homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu lui envoie un ordre formel d’en sortir, comme celui qu’il reçoit lui-même aujourd’hui.

« Il espère fortement, ajoute-t-il, une destinée réservée aux hommes après la mort ; destinée qui, selon la foi antique et universelle du genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les méchants. »

Au moment où il va développer pour ses amis les fondements de cette espérance, Criton lui semble vouloir l’interrompre ; il l’interroge sur ce qu’il paraît avoir besoin de dire.

« Ce n’est pas autre chose, lui répond Criton, sinon que celui qui est chargé de te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps que tu dois parler le moins possible, car il assure que ceux qui parlent trop, avant de boire, s’échauffent et contrarient ainsi l’effet du poison, et qu’alors on est quelquefois contraint de le donner trois ou quatre fois à ceux qui ralentissent ainsi leur mort par trop de conversation.

« — Laissez-le dire, et qu’il prépare son breuvage comme s’il devait me donner la ciguë deux fois, et même trois fois, s’il est nécessaire, répond Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui êtes mes juges, des motifs de mon espérance. »

Ici, comme toujours, il procède par interrogation à ses auditeurs, pour que la vérité sorte, pour ainsi dire, par contrainte de leur propre bouche, et qu’elle ait ainsi plus d’autorité sur eux.

« La mort est-elle autre chose que la séparation de l’âme et du corps, de manière qu’après cette séparation l’âme demeure seule d’un côté et le corps de l’autre ?

« Et ne penses-tu pas que l’objet des soins d’un philosophe ne doit point être son corps périssable, mais qu’il doit au contraire s’en affranchir autant que possible, et s’occuper uniquement de son âme ?

« Et les sens de ce corps, qui nous trompent, ne sont-ils pas un obstacle à la vérité ?

« Et n’est-ce pas toujours par l’acte de la pensée que la vérité se manifeste à l’âme ?

« Et l’âme ne pense-t-elle pas plus fortement et plus clairement que jamais, quand elle n’est troublée ni par la vue, ni par l’ouïe, ni par la volupté des sensations, et lorsque, concentrée en elle-même et dégagée autant que possible de son commerce avec le corps, elle s’applique directement à ce qui est, pour le connaître ?

« Et les choses abstraites qui ne sont pas du domaine des sens, par exemple, le sentiment du juste, du bien, du beau, est-ce par l’intermédiaire du corps que vous les percevez ? Et ne les percevez-vous pas d’autant plus clairement que vous y pensez davantage ?

« Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée seule, dégagée de tout élément étranger et corporel ? Si l’on peut parvenir jamais à connaître l’essence des choses, n’est-ce pas par ce moyen ? Or que fait la mort, sinon de rendre l’âme à elle-même ?

« Et l’homme, après avoir purifié son âme, c’est-à-dire après l’avoir autant que possible affranchie du corps comme d’une chaîne, n’en sera-t-il pas plus libre pour penser les choses spirituelles ?

« Et n’est-ce pas le but de toute philosophie ?

« Et si, au moment de cette purification, cet affranchissement, que tout philosophe doit désirer par-dessus tout, lui arrive par une mort du corps ordonnée par Dieu, ne serait-ce pas une risible contradiction à lui de la repousser avec effroi et avec colère ?

« Et toutes les fois que vous verrez un homme se lamenter et reculer quand il faudra mourir, ne penserez-vous pas que c’est une preuve que cet homme n’aime pas la sagesse, mais qu’il aime son corps et tout ce qui est du corps, l’argent, les honneurs, ou ces deux choses à la fois ?

« Beaucoup prennent le thyrse, mes amis, mais peu sont inspirés, dit la maxime à ceux qui se font initier aux mystères d’Orphée. Ceux qui sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé ; si tous mes efforts n’ont pas été inutiles, et si j’y ai réussi, c’est ce que j’espère savoir dans un moment, s’il plaît à Dieu.

« Voilà, mes amis, ce que j’avais à vous dire pour me justifier auprès de vous de ce que je ne m’afflige pas de vous quitter, vous et les modèles de ce monde, dans la confiance que je vais trouver d’autres amis et d’autres modèles dans l’autre monde, et c’est là ce que le vulgaire ne peut concevoir ; mais j’espère avoir mieux réussi auprès de vous qu’auprès de mes juges d’Athènes. »

XX

Cébès alors lui confie ses doutes sur l’immortalité de l’âme :

« Il me semble, dit-il, qu’en quittant le corps elle cesse d’exister ; elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée ; elle s’évanouit sans laisser d’apparence.

« — Examinons donc, reprend Socrate, si cette immortalité est vraisemblable, ou si elle ne l’est pas. »

Il se livre ici à une longue argumentation, plus sophistique que réelle, pour prouver, à la façon des sophistes, que toute chose naît de son contraire : le jour de la nuit, la veille du sommeil, la vie de la mort, la mort de la vie.

Misérable argument, selon nous, qui repose tout entier sur une confusion de mots à double sens, comme tant de sophismes de Platon. Ces choses, en effet, le jour et la nuit, la veille et le sommeil, la vie et la mort, se succèdent l’une à l’autre, mais ne procèdent pas, ne naissent pas l’une de l’autre.

Le jour ne naît pas de la nuit, car la nuit est ténèbres, et le jour lumière ; la veille ne naît pas du sommeil, car la veille est l’homme éveillé, le sommeil est l’homme endormi ; la vie ne naît pas de la mort, car la vie est l’absence de la mort, et la mort est la privation de la vie. Ici, comme mille et mille fois dans Platon, le philosophe trompe ses auditeurs avec des apparences de raisonnements qui ne sont pas des raisonnements sincères ; aussi inclinons-nous à croire que cette preuve erronée de l’immortalité de l’âme est du disciple et non du maître. Socrate était sincère, et Platon était un discoureur.

XXI

Mais Socrate est plus heureux quand il réplique à un des interlocuteurs qui compare l’âme à l’harmonie résultant de l’unisson des cordes de la lyre, harmonie, dit le faiseur d’objections, qui périt avec l’instrument lui-même. Socrate n’a pas de peine à le confondre en lui démontrant que l’harmonie est une chose abstraite qui subsiste en soi-même, indépendamment de l’instrument où elle est exprimée, et qui ne périt pas avec la corde…… Elle se manifeste.

Socrate part de là pour exposer la partie fondamentale de son système philosophique, tout spiritualiste et tout divin, système qui a scandalisé de tout temps les partisans de l’axiome matérialiste : Tout vient à l’esprit par les sens.

Le système de Socrate consiste à dire :

Avant d’être unie aux sens par sa naissance sur cette terre, l’âme, qui n’est que la faculté d’idéaliser, et qui ne peut être comprise indépendante des idées qu’elle conçoit, a conçu en Dieu certaines idées primordiales qui sont l’essence, le type, l’exemplaire divin de tout ce qui est ou doit être. Ce sont les idées innées, les révélations préexistantes à toute révélation des sens ; c’est eu vertu de ces idées typiques, coexistantes avec l’âme et préexistantes à nos sens, que nous portons en nous les notions innées du bien, du bon, du beau, des qualités, des vertus, des saintetés des choses.

Le type suprême et universel de ces idées, l’exemplaire primitif et sans autre exemplaire que lui-même de ces idées, c’est Dieu, idée par excellence, qui a tout imaginé et créé à son image, âme et matière, il porte en lui les essences, c’est-à-dire les qualités essentielles, fondamentales, de tous les êtres animés ou inanimés.

Notre âme existait en lui avant son existence terrestre, et ses instincts moraux ne sont que les réminiscences de sa préexistence, dans des conditions que nous ignorons, avant cette vie ; et si elle existait avant nos corps, elle doit aussi leur survivre, et l’impossibilité de la décomposer en parties atteste qu’elle est une, et par conséquent indissoluble et immortelle ; car la mort n’est que la dissolution des parties qui composent le corps : mais comment se décomposerait l’âme, qui n’est pas composée ? Voilà une des preuves d’immortalité.

XXII

« L’âme, continue-t-il, qui est immatérielle, qui va dans un autre séjour, de même nature qu’elle, séjour parfait, pur, immatériel, et que nous appelons pour cette raison l’autre monde, auprès d’un Dieu parfait et bon (où bientôt, s’il plaît à Dieu, mon âme va se rendre aussi), l’âme, si elle sort pure, sans rien emporter du corps avec elle, comme celle qui pendant sa vie n’a eu aucune faiblesse pour ce corps, qui l’a vaincu et subjugué au contraire, qui s’est recueillie en elle-même, faisant de ce divorce son principal soin, et ce soin est précisément ce que j’appelle bien philosopher ou s’exercer à mourir ;

« L’âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle, immatériel, divin, immortel et sage, et là elle est heureuse, affranchie de l’ignorance, de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours déréglées et de tous les maux des humains, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement l’éternité avec les dieux (les êtres divins).

« Mais, poursuit-il, si elle sort de la vie toute chargée des liens de l’enveloppe matérielle, enveloppe pesante, formée de terre et sensuelle, l’âme, mes amis, chargée de ce poids, y succombe, et, entraînée vers le monde des corps par son incompatibilité avec ce qui est immatériel, elle va errant, à ce qu’on dit, parmi les monuments funèbres et les sépulcres, autour desquels on a vu parfois des fantômes ténébreux, tels que doivent être les apparences d’âmes coupables qui ont quitté la vie avant d’être entièrement purifiées, etc. »

De là, il part pour faire à ses amis l’exposé édifiant des vertus, des sagesses, des abnégations, des dévouements à la vérité, à Dieu, aux hommes, en un mot de la philosophie pratique, à l’aide desquels l’âme perfectionnée et purifiée peut remonter d’une seule épreuve à sa source après la mort.

XXIII

Nous avouons que cette philosophie, depuis la métaphysique jusqu’à la morale, en d’autres termes depuis le retour de l’âme immortelle en Dieu, type exemplaire et raison de tout, jusqu’à la morale, c’est-à-dire jusqu’aux abnégations, aux sacrifices, aux piétés, aux dévouements à la vérité, aux hommes et à Dieu qui purifient l’âme et la divinisent ; nous avouons que cette philosophie est aussi la nôtre, comme elle est celle de Cicéron et de Confucius, comme elle est en grande partie celle des philosophes chrétiens, indépendamment du dogme de la rédemption de l’homme par Dieu descendu du ciel pour tendre sa main à l’humanité.

Il y a parenté évidente entre ces philosophies orientales, grecques, hébraïques, bien qu’il n’y ait pas similitude dans les dogmes.

Pour quiconque remonte attentivement, par les monuments écrits de nos jours et de nos races, aux premiers jours et aux premières races de cette terre pensante, il reste évident que la Divinité, mère, nourrice et institutrice de ses créatures, leur a révélé toujours et partout ces idées innées, ces exemplaires gravés dans leur âme, ces philosophies préexistantes, ces consciences instinctives d’où ils tirent les conjectures sur la vérité et la vertu.

Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque génération se plaît à le croire : les vérités s’engendrent comme les générations ; elles sont aussi nécessaires à l’existence de l’âme humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres. Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n’a laissé manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée, indispensable pour que sa création subsiste et pour qu’elle l’entrevoie lui-même à travers ses mystères.

Ce dialogue de Platon, le Phédon, est un jet de cette lumière venue de plus loin et répercutée sur l’âme d’un philosophe aussi saint que lumineux. C’est la sainteté de la raison.

Reprenons le drame :

XXIV

« Voilà pourquoi, mes chers amis, dit Socrate après un moment de recueillement, le vrai philosophe s’exerce à la force et à la tempérance, et nullement par toutes les raisons que s’imagine le peuple. »

Les disciples, à ces mots, s’entreregardent en silence et semblent craindre de proposer à Socrate un doute qui lui rappelle sa tragique situation et le peu d’heures qui lui restent à vivre.

Le sage s’en aperçoit :

« Vous me croyez donc, à ce qu’il paraît, leur dit-il, bien inférieur au cygne, en ce qui touche aux pressentiments et à la divination par l’instinct ?

« Les cygnes, quand ils sentent qu’ils vont mourir, chantent encore mieux ce jour-là qu’ils n’ont jamais fait, dans leur joie d’aller trouver le dieu qu’ils servent. Mais la crainte que les hommes ont eux-mêmes de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu’ils pleurent leur mort et qu’ils chantent de tristesse ; et ils ne font pas cette réflexion, qu’il n’y a point d’oiseau qui chante quand il a faim ou froid, ou quand il souffre de quelque autre manière, non pas même le rossignol, l’hirondelle, ou la huppe, dont on dit que le chant est une complainte.

« Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de tristesse, ni les cygnes non plus ; je crois plutôt qu’étant consacrés à Apollon, ils sont devins, et que, prévoyant le bonheur dont on jouit au sortir de la vie, ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu’ils n’ont jamais fait. Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu’eux, que je suis consacré au même dieu ; que je n’ai pas moins reçu qu’eux de notre commun maître l’art de la divination, et que je ne suis pas plus fâché de sortir de cette vie ; c’est pourquoi, à cet égard, vous n’avez qu’à parler tant qu’il vous plaira, et m’interroger aussi longtemps que les onze voudront le permettre. »

Il badine ensuite avec une grâce véritablement divine, comme s’il était déjà un homme divinisé, avec ses amis, en jouant avec les beaux cheveux de Phédon, qui était assis à ses pieds, sur un siège plus bas que le lit.

« Demain, dit-il, ô Phédon, tu feras couper ces beaux cheveux, n’est-ce pas ? (C’était un signe de deuil chez les Grecs.) Eh bien, non, ne le fais pas, si tu m’en crois !… »

Il redouble ensuite ses preuves de l’immatérialité et de l’immortalité de l’âme, en leur démontrant qu’elle gouverne à son gré les sens, lorsqu’elle sait s’en affranchir par sa volonté et par sa liberté.

« Le corps, dit-il, n’obéit-il pas forcément, et ne voyons-nous pas cependant que l’âme fait tout le contraire ? Elle gouverne tous les éléments dont on prétend qu’elle est composée, leur résiste pendant presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la médecine ; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci, avertissant ceux-là ; parlant au désir, à la colère, à la crainte, comme à des choses d’une nature étrangère : ce qu’Homère nous a représenté dans l’Odyssée, où Ulysse, se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur : — Souffre ceci, mon cœur ; tu as souffert des choses plus dures. »

On voit par cette citation, et par mille autres citations d’Homère dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de l’opinion sophistique de Platon proscrivant les poètes de la République, mais qu’au contraire Socrate regardait Homère comme le poète des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie, de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache de l’univers physique, métaphysique et moral de son temps. C’est aussi notre humble opinion, et nous sommes fier de la rencontrer dans Socrate.

XXV

Ses conjectures de philosophie scientifiques, sur les lois qui régissent les phénomènes matériels et les évolutions des astres, sont aussi vraisemblables (c’est toujours son mot) qu’elles sont sublimes. On y retrouve ce double caractère de simplicité et de merveille qui est en général le signe de toute vérité, quand il s’agit des œuvres de Dieu. Voir ces choses en Dieu, voilà son principe, et voici comment il le développe devant ses disciples :

« On s’épuise, dit-il, en vains efforts pour définir la nature du beau. Ce qui est beau ici-bas, selon moi, c’est ce qui participe au beau absolu : les belles choses sont belles par la présence de la beauté en elle ; et c’est le reflet de la beauté primordiale et suprême qui les rend telles. La raison de toutes choses, comme de toute qualité de ces choses, est donc Dieu. »

Ses aperçus, qu’il développe ensuite sur la physique et sur la construction de notre globe, se ressentent de l’imperfection des sciences expérimentales dans son siècle.

Ses hypothèses sur l’état des âmes après la mort se rapprochent des fables homériques au sujet des enfers, et pressentent le purgatoire des chrétiens.

« Ceux qui sont reconnus avoir vécu de manière qu’ils ne sont ni entièrement criminels, ni entièrement innocents, après avoir subi la peine des fautes qu’ils ont pu commettre, sont délivrés, et reçoivent la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon ses mérites. Ceux qui sont reconnus incurables, à cause de l’énormité de leurs crimes, sont précipités dans le Tartare, d’où ils ne remontent jamais. »

On est étonné ici de trouver dans un génie aussi doux que celui de Socrate le dogme de l’éternité des supplices.

« Soutenir, continue-t-il ensuite, que toutes ces choses sont précisément comme je vous les ai décrites, ne conviendrait pas à un homme de sens et de bonne foi ; mais ce qui est certain, c’est que l’âme est immortelle ; en tout cris c’est un hasard qu’il est beau de courir, c’est une espérance dont il faut s’enchanter soi-même.

« Qu’il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et portant au mal : celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a orné son âme, non d’une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité ; celui-là doit attendre avec sécurité l’heure de son départ pour le meilleur monde.

« Pour moi, la destinée m’appelle aujourd’hui, comme dirait un poète tragique, et il il est temps que j’aille au bain, car il me semble qu’il est mieux de ne boire le poison qu’après m’être baigné et d’épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. »

Puis, souriant :

« Je ne saurais pourtant persuader à Criton que je suis bien le Socrate qui s’entretient ainsi avec vous, et qui ordonne avec sang-froid toutes les parties de son discours ; il s’imagine toujours que je suis déjà celui qu’il va voir mort tout à l’heure, et il me demande comment il doit m’ensevelir.

« Et tout ce long discours que je viens de faire devant vous, pour vous prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai pour aller jouir des félicités ineffables, il me paraît que tout cela a été dit en pure perte pour lui, comme si j’avais voulu seulement par là le consoler et me consoler moi-même.

« Soyez donc mes cautions auprès de Criton, et, comme il a répondu pour moi aux juges que je ne m’en irais pas, vous, au contraire, répondez pour moi que, dès que je serai mort, je m’en irai, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi. Il ne doit pas dire à mes funérailles que c’est Socrate qu’il expose, qu’il emporte, qu’il ensevelit dans la terre : car il faut que tu saches, mon cher Criton, que parler ainsi improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses, c’est aussi un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est le corps de Socrate seulement que tu couvres de terre.

« En disant ces mots, il se leva et passa dans la salle du bain ; nous l’attendîmes, tantôt en nous entretenant de tout ce qu’il avait dit, tantôt parlant de l’affreux malheur qui allait nous frapper, nous regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins. »

XXVI

« Après qu’il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand, et on fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en présence de Criton et leur donna ses dernières instructions.

« Ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous trouver.

« Et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps enfermé avec les femmes et les enfants ; en rentrant, il s’assit sur son lit, et il n’eut pas le temps de nous parler beaucoup, car le geôlier entra presque en même temps, et, s’approchant de lui :

« — Socrate, dit-il, j’espère que je n’aurai pas à te faire le même reproche qu’aux autres : dès que je viens les avertir, par ordre des magistrats, qu’il faut boire le poison, ils s’emportent contre moi et ils me maudissent ; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t’ai toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien sûr que tu n’es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont cause de ton malheur… » Et en même temps il fondit en larmes en détournant son visage, et il se retira. »

Socrate, le regardant, lui dit :

« — Et toi aussi, reçois mes adieux ; je ferai comme tu as dit. Et, se tournant vers nous : — Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet homme ! Tout le temps que j’ai été ici, il m’est venu voir souvent et il s’est entretenu avec moi ; c’était le meilleur des hommes, et maintenant comme il me pleure de bon cœur ! Mais allons, Criton, exécutons-nous de bonne grâce, et qu’on m’apporte le poison s’il est broyé ; sinon, qu’il le prépare lui-même.

« — Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas, couché ; d’ailleurs, je sais que beaucoup de condamnés ne prennent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné ; ne te hâte pas, tu as encore le temps.

« — Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons ; ils croient que c’est autant de gagné ; et moi, j’ai mes raisons aussi pour ne pas faire comme eux, car je me montrerais ridiculement amoureux de la vie en voulant l’économiser quand il n’y en a plus. » (Citation badine d’un vers d’Hésiode.)

XXVII

L’esclave entre, portant la coupe.

« Fort bien, mon ami, lui dit Socrate ; mais que faut-il que je fasse ? c’est à toi de me l’apprendre.

« — Pas autre chose, lui répondit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes lourdes, et alors de te coucher sur ton lit. »

Et en même temps il lui tendit la coupe.

Socrate la prit avec la plus parfaite impassibilité, sans aucune émotion, sans changer ni de couleur ni de visage ; mais, regardant cet homme d’un regard ferme et assuré comme à son ordinaire :

« Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en faire une libation ?

« — Socrate, lui répondit l’homme, nous n’en broyons que ce qu’il est nécessaire d’en boire.

« — J’entends, dit Socrate ; mais au moins il est permis et il est juste de faire ses prières aux dieux, afin qu’ils bénissent notre voyage et le rendent heureux ; c’est ce que je leur demande ; puissent-ils exaucer mes vœux !… »

Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et la but avec une tranquillité et une douceur incomparables.

Les sanglots des disciples éclatent à ce moment ; Phédon s’enveloppe la tête de son manteau pour cacher ses larmes ; Criton, ne pouvant les retenir, sort ; Apollodore jette des gémissements et des cris.

« Que faites-vous, dit Socrate, ô mes bons amis  ? N’était-ce pas pour éviter ces faiblesses que j’avais écarté les femmes ? car j’ai toujours entendu dire qu’il faut mourir sur de bonnes paroles. »

XXVIII

« Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu’il sentait ses jambes s’alourdir ; il se coucha sur le dos, comme l’homme l’avait indiqué. En même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s’approcha, et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui serra le pied fortement et lui demanda s’il le sentait : Socrate lui dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains plus haut, il nous fit voir que son corps se glaçait et se roidissait, et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, alors Socrate nous quitterait.

« Déjà tout le bas-ventre était glacé ; alors Socrate, se découvrant, car il était couvert :

« Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape3 ; n’oublie pas d’acquitter cette dette.

« — Cela sera fait, répondit Criton ; mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire. »

« Il ne répondit rien, et, un peu de temps après, il fit un mouvement ; alors l’homme le découvrit tout à fait : ses regards étaient fixes. Criton, s’en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.

« Telle fut, Échécratès, la fin de notre ami, de l’homme, nous pouvons le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous ayons connus, le plus sage et le plus juste de tous les hommes. »

XXIX

Voilà le dialogue ou plutôt le poème de la mort de Socrate, selon Platon, sur le récit du dernier entretien de Socrate. La philosophie humaine ne s’éleva jamais plus haut par la seule puissance du raisonnement. Ce qui donne par-dessus tout son caractère et son autorité à cette philosophie, c’est la conscience, supérieure encore ici à la philosophie.

Socrate ne fonde ses dogmes et ses espérances que sur des raisonnements ; quelques-uns sont très sophistiques, tel que celui qui fait engendrer toute chose par son contraire.

Sa foi, comme il l’avoue lui-même, n’est que probabilité, conjectures, vraisemblance, révélation de la pensée à la pensée, cet éternel révélateur avec lequel tout homme s’entretient dans ses espérances et dans ses doutes. Aucun prestige ou aucun prodige n’impose cette foi à lui-même ou aux autres ; il n’appelle en témoignage que la raison sincèrement interrogée et logiquement répondue dans ses entretiens sur les choses divines ; c’est en cherchant à se persuader lui-même qu’il acquiert la conviction dans son âme, et qu’il la répand dans l’âme de ses disciples : mais cette conviction raisonnée, ou cette foi acquise, est si absolue et si confiante en lui qu’il n’hésite pas à mourir volontairement pour elle.

Le moindre mot de repentir, la moindre promesse de renoncer à son apostolat de la raison, l’auraient fait acquitter par les Athéniens, qui ne demandaient qu’à l’absoudre : mais sa conscience se refuse à toute lâche complaisance ; il se précipite de lui-même au supplice, prévu, voulu, imploré, par cette maxime, qui est celle des héros de la philosophie : Obéir à Dieu plutôt qu’à la patrie dans toutes les choses où la patrie, qui commande au citoyen, n’a pas le droit de commander à la conscience.

On s’étonne cependant quelquefois des allusions faites par Socrate aux divinités du paganisme. Il parle deux fois d’Apollon, il fait sa prière aux dieux avant d’avaler la coupe ; il demande si l’on peut faire une libation avec la liqueur mortelle ; il recommande à Criton de sacrifier un coq à Esculape, pour remercier le dieu de la médecine de l’avoir guéri du mal de la vie.

Mais, indépendamment de l’expression de la physionomie et du ton de plaisanterie que la parole écrite ne peut rendre dans le dialogue de Platon, physionomie et accent qui devaient donner leur véritable signification un peu railleuse à ces paroles du sage, il convient de se souvenir que Socrate ne rejetait pas, dans sa pensée, l’idée de ces dieux inférieurs, de ces divinités secondaires, de ces personnifications populaires des attributs du Dieu unique, nommés par toutes les nations de noms divins qui n’attentaient pas à la divinité unique et suprême.

Comme tous les fondateurs de nouveaux cultes, Socrate, fondateur du culte philosophique, cherchait à concilier, autant que possible, ce qu’il y avait d’innocent dans les antiques superstitions nationales avec ce qu’il y avait de vérité absolue et de piété sainte dans le nouveau dogme. Il disait aussi : Je ne suis pas venu abolir l’ancienne loi, mais l’accomplir. Il disait, comme les apôtres : Est-ce que nous n’allons pas prier dans le temple ?

D’ailleurs, sa théorie, infiniment plausible, d’une hiérarchie de puissances célestes, d’une échelle incessante d’êtres, agents de la divinité créatrice, dans les astres, dans les éléments, sur la terre, sur les âmes, cette théorie n’était nullement en contradiction avec le Dieu exclusif et souverain que sa raison découvrait et adorait au-dessus de toutes ces divinités d’emprunt. Cette théorie était, au fond, celle de tous les sages des religions antiques ; ce qu’on a appelé polythéisme n’était, dans ces religions, que symbolisme.

On a calomnié le genre humain, en lui attribuant plus d’inconséquence et plus de superstition qu’il n’en a eu dans la partie éclairée de l’humanité de tous les âges.

L’unité de Dieu est aussi ancienne que la raison elle-même. On a vu, dans ce que j’ai cité d’Hermès, que les Égyptiens adoraient un seul et premier principe, de qui émanait, comme des rayons, toute leur théologie populaire ; les Perses redoutaient le mauvais principe sous le nom d’Arimane, mais ils n’adoraient que le bon principe sous le nom d’Oromasde. Les Guèbres ne rendaient un culte au feu que comme à l’élément lumineux et générateur qui voilait et manifestait Dieu.

L’Inde primitive, en admettant les incarnations de ses divinités, admettait, avant tout, l’Être divin et unique, source et une de ces incarnations. La Chine, le peuple le plus anciennement raisonnable du haut Orient, ne cherchait Dieu derrière les idoles symboliques de Fô qu’à la lueur de la raison dont Confutzée fut pour eux le Socrate ; derrière et au-dessus de toute la mythologie païenne, il y a toujours dans Orphée, dans Homère, comme dans Cicéron ou dans Marc-Aurèle, un Fatum, un Dieu unique, absolu, dominateur, qui régit l’univers et même les dieux intermédiaires entre l’univers et lui. Quant au mahométisme, c’est l’insurrection même de l’unité de Dieu, dans le cœur des Arabes, contre les idolâtries qui infectaient leurs ancêtres, ou qui tenteraient d’infecter de nouveau l’esprit humain.

Socrate pouvait donc, sans scandaliser ses disciples, qui comprenaient ce qu’il voulait dire, parler en souriant d’Apollon, qui était pour lui et pour eux l’inspiration divine ; de libation, qui était un acte de piété ; de sacrifice à Esculape, qui était le symbole enjoué de la délivrance de tout mal par la délivrance de la vie.

Quant à sa philosophie, qui n’est nulle part aussi complètement exposée que dans le dialogue de Phédon, elle se résume, à travers un trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus scolastiques que philosophiques, dans un très petit nombre de vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes les philosophies modernes ont peu ajouté. La raison révèle aujourd’hui ce qu’elle révélait hier, car elle est le Verbe intérieur qui parle en nous.

Voici cette philosophie :

Un Dieu suprême, unique, parfait, dont l’existence est un mystère et se démontre par soi-même ;

Une hiérarchie d’êtres émanés de lui, et investis plus ou moins de sa sagesse, de sa puissance, de sa bonté, créant et gouvernant, sous son regard, les astres, les mondes, les âmes ;

L’âme, ou l’esprit, distinct de la matière, mais mû par la volonté de Dieu, dans l’homme ou dans d’autres êtres pensants ;

La matière périssable, l’âme immortelle ;

La vertu, exercice de l’âme pendant la vie, pour conquérir une vie plus parfaite par sa victoire sur les sens.

La vérité, la liberté, la justice, la charité, la tempérance, la mortification des sens, le dévouement à ses semblables, le désir de la mort pour revivre plus saint ; le sacrifice de soi-même, jusqu’au sang, à Dieu ; la joie dans le supplice volontaire, la foi dans la résurrection, voilà les victoires de l’âme.

La récompense, après la mort, de ces vertus ; le châtiment, soit temporaire, soit éternel, des vices ou des crimes contraires, voilà ses destinées.

XXX

Telle est toute la philosophie de Socrate. Elle paraîtrait plus belle encore si elle était plus simplement exposée par Platon, non dans le style de l’école et de l’académie grecques, mais dans le style simple, naïf, limpide et populaire des paraboles évangéliques. Forme pour forme, j’avoue que je préfère la parabole au dialogue : la parabole est l’épopée de la vérité pour les simples ; le dialogue de Platon est le cliquetis des idées pour les sophistes.

Aussi remarquez combien Socrate, dans le Phédon, est plus beau quand il meurt que quand il disserte. C’est que, là, Platon n’a pu altérer par le clinquant des couleurs la sereine simplicité de son modèle ; le dialogue est d’un sophiste, le récit est d’un philosophe.

Cette mort, véritable transfiguration de l’être mortel en être immortel, par la seule raison, dans un cachot devenu le Thabor de la philosophie humaine, a été appelée par J.-J. Rousseau la mort d’un sage ; mais c’est plus qu’une mort, c’est une éclosion visible à l’immortalité. J.-J. Rousseau ne l’a pas assez vu : il était plus semblable à Platon qu’à Socrate.

Il faut une certaine mesure de vertu dans une âme, pour que cette âme puisse s’élever à une véritable philosophie. Les grandes pensées viennent des grandes âmes ; celle de J.-J. Rousseau était très éloquente, mais pas assez grande. Aussi, comparez ces deux morts ! Socrate meurt en plein soleil, le sourire sur les lèvres, sans un doute, sans une angoisse, sans un gémissement, sans un reproche à Dieu ni aux hommes. J.-J. Rousseau meurt ou se tue dans une retraite où il a fui les hommes qu’il accuse et qu’il redoute, livré aux reproches mérités d’une femme qu’il a flétrie en lui dérobant ses fruits à sa mamelle pour aller les jeter à la voirie humaine des enfants perdus !

Il meurt isolé dans sa solitude, et son isolement est un remords qui venge en lui la nature offensée par l’égoïsme.

Rousseau ne juge pas sainement la mort de Socrate. Car, s’il y a quelque chose de surhumain dans l’humanité, ce n’est pas la mort d’un Dieu, sûr de revivre parce qu’il se sent Dieu même en mourant : c’est la mort d’un homme qui ne se sent qu’homme, mais en qui la raison, exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la nature et ressuscite en esprit avant qu’il soit mort, par la sainte évidence de sa foi !

XXXI

C’est là la mort de Socrate, telle que le Phédon nous la retrace. Voulez-vous ma pensée tout entière ? Après ce troisième dialogue, il faudrait fermer le livre, car il n’y a plus que le rhéteur une fois que le sage est mort.

Mais nous allons encore lire ensemble la Politique de Platon, pour convaincre l’esprit humain de sa vanité et de son inconséquence, une fois qu’il veut appliquer au gouvernement des sociétés les chimères de ses sophismes.

Tant qu’on ne touche qu’aux idées, on peut toucher faux : mais, une fois qu’on touche aux hommes, il faut toucher juste. Cela nous mènera à Aristote.

Lamartine.