(1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie) » pp. 145-224
/ 2479
(1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie) » pp. 145-224

LXXXVIIe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie)

I

Le onzième tiroir, plein à la fois de choses précieuses et de rebuts, nous ramène à l’idylle de la rue Plumet, ce chef-d’œuvre que désormais les yeux ne quittent plus qu’avec regret.

« Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli de tout le reste ; ils vivaient dans une minute d’or. C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans sa tête l’effacement et l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants ? On l’a vu : des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon ? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé ? On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. Toute autre chose n’était pas. Il est probable que cet évanouissement de l’enfer derrière nous est inhérent à l’arrivée au paradis. Est-ce qu’on a vu des démons ? est-ce qu’il y en a ? est-ce qu’on a tremblé ? est-ce qu’on a souffert ? On n’en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

« Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut, avec toute l’invraisemblance qui est dans la nature ; ni au nadir, ni au zénith, entre l’homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l’éther, dans le nuage ; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds ; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d’humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité ; en apparence hors du destin ; ignorant cette ornière, hier, aujourd’hui, demain ; émerveillés, pâmés, flottants ; par moments, assez allégés pour la fuite dans l’infini ; presque prêts à l’envolement éternel.

« Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal !

« Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme.

« Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils se regardaient comme arrivés. C’est une étrange prétention des hommes de vouloir que l’amour conduise quelque part. »…………………

II

Une autre digression, mais qui tient au sujet, nous entraîne chez le grand-père de Marius, ancien émigré de quatre-vingts ans, dont l’intérieur est bien peint, mais un peu trop en caricature.

C’est le défaut de l’écrivain, de trop rire du passé et de se moquer des aïeux. Cela fait peine. Hélas ! chaque siècle vit de ses idées : ils avaient les leurs, nous avons les nôtres ; dans cinquante ans ne serons-nous pas des aïeux ?

Celui-là avait répudié et chassé impitoyablement, en apparence, Marius, son petit-fils, de chez lui, parce que Marius était de son âge et farci du libéralisme bonapartiste du Constitutionnel de 1815.

Un beau jour Marius, sans préparation, vaincu par l’amour, vient brusquement demander au vieillard de permettre son mariage avec Cosette. Le vieillard croit que son petit-fils rêve, et le renvoie avec sa malédiction et son rêve.

Le désespoir le précipite dans les barricades de je ne sais plus quelle année du règne de 1830. Il se souvient qu’il a là une douzaine d’étudiants, ses amis, qui ont fantaisie de se battre pour quoi que ce soit, qui n’est ni la monarchie légitime, ni la royauté d’occasion de 1830, ni la république proprement dite, forme définie de gouvernement, mais un je ne sais quoi, qui s’appelle tantôt la démocratie, tantôt l’idéal, en réalité le drapeau rouge.

Une voix l’appelle dans la nuit, c’est celle d’Éponine ; elle lui dit que ses amis l’attendent à la barricade. Il y va mourir : puisqu’il ne peut vivre avec Cosette, autant mourir pour le drapeau rouge !

Cet épisode est intitulé l’Épopée de la rue Saint-Denis. Épopée tragi-burlesque où il se dépense autant d’héroïsme qu’au siège de Troie, et où l’auteur ramène à la porte d’un cabaret douze ou quinze personnages tombés des nues dans ce trou de six pieds, parmi lesquels Valjean, qui ne sait non plus que faire et qui tire quelques coups de fusil, s’amusant à tuer des hommes ; douze ou quinze gamins de Paris et autant d’étudiants buvant dans une salle basse, pérorant et se battant tour à tour, Marius en tête, pour l’honneur du drapeau rouge.

III

Cette longue pièce à tiroir est trop minutieusement étudiée pour le roman et même pour l’histoire. Gavroche assaisonne de calembours les coups de feu. Il y a beaucoup de Don Quichote dans ces héros, quelques bacheliers de Salamanque, et pas mal de Gil Blas.

Marius, devenu tout à coup philosophe radical, joue d’inspiration un hymne à la guerre civile. On ne peut pas discuter avec Marius : il a un tourbillon dans la tête, une amante perdue dans le cœur, un baril de poudre sous la main dans la barricade, la mèche au poing pour faire sauter vainqueurs et vaincus si la victoire hésite.

Éponine reçoit un coup de feu qui était destiné à Marius. Elle meurt en lui avouant son amour. Gavroche, le gamin de Paris, meurt en brave et en chantant un refrain contre les gendarmes. Un billet de Cosette, retrouvé sur la poitrine d’Éponine, apprend à Marius qu’elle loge avec son père à deux pas de là, rue de l’Homme-Armé, nº 7.

Tout ce pêle-mêle de grisettes, de filles perdues, de vieillards désespérés, d’étudiants goguenards, de philosophes radicaux, de braves rêveurs, de héros sans cause, est d’un mouvement désordonné qui peint bien l’imagination populaire un jour de révolution.

Marius succombe à la fin, le dernier, dans son fossé de feu ; on l’emporte au cabaret. Valjean le reconnaît et le fait disparaître, par un trou dans le pavé, sous les solitudes des égouts de Paris. En même temps il sauve la vie à Javert, son persécuteur et son prisonnier.

IV

Ici un tiroir, bien plus vaste et bien plus étranger au roman ou à l’épopée que les autres, forme sous les pas du lecteur comme une trappe et le conduit, pendant je ne sais combien de pages, jusqu’à la Seine.

L’architecte des égouts de Paris n’en ferait pas un plan plus détaillé, et on peut dire plus hors d’œuvre. C’est un voyage à travers la boue, où le lecteur s’embourbe avec l’architecte. Cela dure, pendant des pages et des pages, à la manière de Mercier, dans son Tableau de Paris.

Valjean trouve à l’embouchure tous les personnages dont le roman a besoin pour se dénouer : Javert, qui l’a suivi, invisible, et qui croit tenir en lui un assassin emportant un cadavre accusateur à la rivière ; Thénardier, qui erre aussi dans ces parages et qui lui en donne la clef ; Marius, évanoui sur ses épaules, qu’il couche sur la plage et qu’il rapporte ensuite à son grand-père, sans se faire connaître. L’honnête agent de police Javert, combattu entre sa reconnaissance pour Valjean, par qui il a été sauvé, et le remords de son métier qui crie en lui, se débarrasse de lui-même en se jetant dans la Seine et en se noyant pour se tirer d’embarras.

Cet égout, ces rencontres, ces complications, ces dénouements, ressemblent infiniment trop au boulevard du Crime. Le roman finit en mélodrame souterrain. C’est du Pixerécourt, mais toujours écrit par le génie du grand écrivain qui, comme sa lanterne sourde, le suit partout.

Enfin le grand-père pardonne à Marius expirant, le fait soigner, le marie inopinément à ce qu’il aime, débite l’épithalame à table avec Valjean, étonné de ce jargon démocratique dans une bouche de bonne compagnie.

On s’épouse, on reçoit les 730 000 francs de Valjean pour dot, on est heureux ; mais Valjean, honnête homme un peu tard, finit par confesser tout bas à son gendre Marius qu’il n’est qu’un forçat et qu’il lui a fait épouser une aventurière. Il meurt ensuite dans son bouge de solitaire, et l’on est parfaitement heureux chez Marius.

V

Voilà toute l’histoire, mais ce n’est pas tout le livre.

Si c’était vous ou moi qui eussions écrit cette histoire, on n’en dirait rien, ou bien on en dirait peu de chose.

Pourquoi ?

Parce que cette histoire, avec ses situations bizarres et ses tiroirs plus longs que le bras, ne serait pas relevée par ce qui relève tout : la magie unique du style, la verve adolescente de l’écrivain, l’incroyable souplesse de ce génie infatigable qui va, de trapèze en trapèze, tantôt à cent pieds au-dessus de notre tête, tantôt à cent pieds au-dessous du pavé, sans donner un moment signe de lassitude, et nous entraînant toujours où il veut, même dans l’incroyable.

Mais c’est Hugo qui écrit : il y a plus, c’est Hugo qui pense ; il y a plus encore, c’est Hugo qui songe.

Chez lui, le cauchemar même a du génie ! Et de temps en temps, comme dans l’Idylle de la rue Plumet, c’est Hugo qui pense et qui aime ; la rue Plumet est un Éden aussi délicieux que celui de Milton.

VI

Aurore.

« En ce moment-là, Cosette se réveillait.

« Sa chambre était étroite, propre, discrète, avec une longue croisée au levant sur l’arrière-cour de la maison.

« Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris. Elle n’était point là la veille et elle était déjà rentrée dans sa chambre quand Toussaint avait dit : — Il paraît qu’il y a du train.

« Cosette avait dormi peu d’heures, mais bien. Elle avait eu de doux rêves, ce qui tenait peut-être un peu à ce que son petit lit était très blanc. Quelqu’un qui était Marius lui était apparu dans de la lumière. Elle se réveilla avec du soleil dans les yeux, ce qui d’abord lui fit l’effet de la continuation du songe.

« Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. Cosette se sentit toute rassurée. Elle traversait, comme Jean Valjean quelques heures auparavant, cette réaction de l’âme qui ne veut absolument pas du malheur. Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir pourquoi. Puis un serrement de cœur lui vint : — Voilà trois jours qu’elle n’avait vu Marius. Mais elle se dit qu’il devait avoir reçu sa lettre, qu’il savait où elle était, et qu’il avait tant d’esprit, qu’il trouverait moyen d’arriver jusqu’à elle. — Et cela certainement aujourd’hui, et peut-être ce matin même. — Il faisait grand jour, mais le rayon de lumière était très horizontal ; elle pensa qu’il était de très bonne heure, qu’il fallait se lever pourtant pour recevoir Marius.

« Elle sentait qu’elle ne pouvait vivre sans Marius, et que par conséquent cela suffisait, et que Marius viendrait. Aucune objection n’était recevable. Tout cela était certain. C’était déjà assez monstrueux d’avoir souffert trois jours. Marius absent trois jours, c’était horrible au bon Dieu. Maintenant cette cruelle taquinerie d’en haut était une épreuve traversée : Marius allait arriver, et apporterait une bonne nouvelle. Ainsi est faite la jeunesse ; elle essuie vite ses yeux ; elle trouve la douleur inutile et ne l’accepte pas. La jeunesse est le sourire de l’avenir devant un inconnu qui est lui-même. Il lui est naturel d’être heureuse. Il semble que sa respiration soit faite d’espérance.

« Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à se rappeler ce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence qui ne devait durer qu’un jour, et quelle explication il lui en avait donnée. Tout le monde a remarqué avec quelle adresse une monnaie qu’on laisse tomber à terre court se cacher, et quel art elle a de se rendre introuvable. Il y a des pensées qui nous jouent le même tour ; elles se blottissent dans un coin de notre cerveau ; c’est fini ; elles sont perdues ; impossible de remettre la mémoire dessus. Cosette se dépitait quelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. Elle se disait que c’était bien mal à elle et bien coupable d’avoir oublié des paroles prononcées par Marius.

« Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de l’âme et du corps, sa prière et sa toilette.

« On peut à la rigueur introduire le lecteur dans une chambre nuptiale, non dans une chambre virginale. Le vers l’oserait à peine, la prose ne le doit pas.

VII

« C’est l’intérieur d’une fleur encore close, c’est une blancheur dans l’ombre, c’est la cellule intime d’un lis fermé qui ne doit pas être regardé par l’homme tant qu’il n’a pas été regardé par le soleil. La femme en bouton est sacrée. Ce lit innocent qui se découvre, cette adorable demi-nudité qui a peur d’elle-même, ce pied blanc qui se réfugie dans une pantoufle, cette gorge qui se voile devant un miroir comme si ce miroir était une prunelle, cette chemise qui se hâte de remonter et de cacher l’épaule pour un meuble qui craque ou pour une voiture qui passe, ces cordons noués, ces agrafes accrochées, ces lacets tirés, ces tressaillements, ces frissons de froid et de pudeur, cet effarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquiétude presque ailée là où rien n’est à craindre, les phases successives du vêtement aussi charmantes que les nuages de l’aurore, il ne sied pas que tout cela soit raconté, et c’est déjà trop de l’indiquer.

« L’œil de l’homme doit être plus religieux encore devant le lever d’une jeune fille que devant le lever d’une étoile. La possibilité d’atteindre doit tourner en augmentation de respect. Le duvet de la pêche, la cendre de la prune, le cristal radié de la neige, l’aile du papillon poudrée de plumes, sont des choses grossières auprès de cette chasteté qui ne sait pas même qu’elle est chaste. La jeune fille n’est qu’une lueur de rêve et n’est pas encore une statue. Son alcôve est cachée dans la partie sombre de l’idéal ; l’indiscret toucher du regard brutalise cette vague pénombre.

« Ici, contempler, c’est profaner.

« Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit remue-ménage du réveil de Cosette.

« Un conte d’Orient dit que la rose avait été faite par Dieu blanche, mais qu’Adam l’ayant regardée au moment où elle s’entrouvrait, elle eut honte et devint rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant vénérables.

VIII

« Cosette s’habilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce qui était fort simple en ce temps-là, où les femmes n’enflaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec des coussinets et des tonnelets, et ne mettaient point de crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fenêtre et promena ses yeux partout autour d’elle, espérant découvrir quelque peu de la rue, un angle de maison, un coin de pavé, et pouvoir guetter là Marius. Mais on ne voyait rien du dehors. L’arrière-cour était enveloppée de murs assez hauts, et n’avait pour échappée que quelques jardins. Cosette déclara ces jardins hideux ; pour la première fois de sa vie elle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau du carrefour eût été bien mieux son affaire. Elle prit le parti de regarder le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait aussi venir de là.

« Subitement, elle fondit en larmes. Non que ce fût mobilité d’âme ; mais des espérances coupées d’accablement, c’était sa situation. Elle sentit confusément on ne sait quoi d’horrible. Les choses passent dans l’air en effet. Elle se dit qu’elle n’était sûre de rien, que se perdre de vue, c’était se perdre ; et l’idée que Marius pourrait bien lui revenir du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

« Puis, tels sont ces nuages : le calme lui revint, et l’espoir, et une sorte de sourire inconscient, mais confiant en Dieu.

« Tout le monde était encore couché dans la maison. Un silence provincial régnait. Aucun volet n’était poussé. La loge du portier était fermée. Toussaint n’était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son père dormait. Il fallait qu’elle eût bien souffert, et qu’elle souffrît bien encore, car elle se disait que son père avait été méchant ; mais elle comptait sur Marius. L’éclipse d’une telle lumière était décidément impossible. Par instants elle entendait à une certaine distance des espèces de secousses sourdes, et elle disait : — C’est singulier qu’on ouvre et qu’on ferme les portes cochères de si bonne heure ! — C’étaient les coups de canon qui battaient la barricade.

IX

« Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets ; l’encorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-delà de la corniche, si bien que d’en haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis. La mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa couvée ; le père voletait, s’en allait, puis revenait, rapportant dans son bec de la nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse, la grande loi Multipliez était là souriante et auguste, et ce doux mystère s’épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux dans le soleil, l’âme dans les chimères, éclairée par l’amour au dedans et par l’aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans presque oser s’avouer qu’elle pensait en même temps à Marius, se mit à regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cette femelle, cette mère et ces petits, avec le profond trouble qu’un nid donne à une vierge. »

X

Mais ce qui fait de ce livre un livre souvent dangereux pour le peuple, dont il aspire évidemment à être le code, c’est la partie dogmatique, c’est l’erreur de l’économiste à côté de la charité du philosophe ; en un mot, c’est l’excès d’idéal, ou soi-disant tel, versé partout à plein bord, et versé à qui ? à la misère imméritée et quelquefois très méritée des classes inférieures, négligées, oubliées, suspectes, souvent coupables, à la misère de la partie souffrante de la société ; idéal faux, qui, en se présentant à ces misères déplorables, imméritées ou méritées, de l’humanité manuellement laborieuse, présente à ses yeux la société comme une marâtre sans entrailles, qu’il faut haïr et logiquement détruire de fond en comble pour faire place à la société de Dieu. Voilà le monstre (nous disons ce mot monstre dans son sens antique, c’est-à-dire prodige), voilà le livre que nous avons essayé d’analyser ici, en le condamnant quelquefois et en l’admirant presque toujours. C’est le romantisme introduit dans la politique.

Pour un écrivain réaliste par excellence, le réel y manque souvent. Or, bien que l’idéal doive planer toujours un peu plus haut que la ligne de l’horizon au-dessus du réel, dans les œuvres des esprits supérieurs qui veulent faire avancer le monde social, afin qu’il y ait toujours un mieux moral posé devant les hommes pour les faire marcher à Dieu ; cet idéal ne doit jamais être tellement séparé du réel, c’est-à-dire des conditions bornées de la nature dans l’imparfaite humanité, qu’il sorte entièrement de l’ordre réel et qu’il devienne rêve au lieu de rester pensée.

XI

Lisez le charmant récit des deux enfants délivrés du ventre de l’éléphant, et, après la mort de leur protecteur, le petit Gavroche, retrouvant la Providence au bord d’un bassin du Luxembourg. L’auteur n’oublie personne.

« Il y avait en ce moment-là même dans le jardin du Luxembourg, — car le regard du drame doit être présent partout, — deux enfants qui se tenaient par la main. L’un pouvait avoir sept ans, l’autre cinq. La pluie les ayant mouillés, ils marchaient dans les allées du côté du soleil ; l’aîné conduisait le petit ; ils étaient en haillons et pâles ; ils avaient un air d’oiseaux fauves. Le plus petit disait : — J’ai bien faim !

« L’aîné, déjà un peu protecteur, conduisait son frère de la main gauche et avait une baguette dans sa main droite.

« Ils étaient seuls dans le jardin ; le jardin était désert, les grilles étant fermées par mesure de police à cause de l’insurrection. Les troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour le besoin du combat.

« Comment ces enfants étaient-ils là ? Peut-être s’étaient-ils évadés de quelque corps de garde entrebâillé ; peut-être aux environs, à la barrière d’Enfer, ou sur l’esplanade de l’Observatoire, ou dans le carrefour voisin dominé par le fronton où on lit : Invenerunt parvulum pannis involutum , y avait-il quelque baraque de saltimbanques dont ils s’étaient enfuis ; peut-être avaient-ils, la veille au soir, trompé l’œil des inspecteurs du jardin à l’heure de la clôture, et avaient-ils passé la nuit dans quelqu’une de ces guérites où on lit les journaux. Le fait est qu’ils étaient errants et qu’ils semblaient libres. Être errant et sembler libre, c’est être perdu. Ces pauvres petits étaient perdus en effet.

« Ces deux enfants étaient ceux-là même dont Gavroche avait été en peine, et que le lecteur se rappelle. Enfants des Thénardier, en location chez la Magnon, attribués à M. Gillenormand, et maintenant feuilles tombées de toutes ces branches sans racines, et roulées sur la terre par le vent.

« Leurs vêtements, propres du temps de la Magnon et qui lui servaient de prospectus vis-à-vis de M. Gillenormand, étaient devenus guenilles.

« Ces êtres appartenaient désormais à la statistique des “enfants abandonnés” que la police constate, ramasse, égare et retrouve sur le pavé de Paris.

« Il fallait le trouble d’un tel jour pour que ces petits misérables fussent dans ce jardin. Si les surveillants les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. Les petits pauvres n’entrent pas dans les jardins publics ; pourtant on devrait songer que, comme enfants, ils ont droit aux fleurs.

« Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. Ils étaient en contravention. Ils s’étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient restés. Les grilles fermées ne donnent pas congé aux inspecteurs, la surveillance est censée continuer, mais elle s’amollit et se repose ; et les inspecteurs, émus, eux aussi, par l’anxiété publique, et plus occupés du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin, et n’avaient pas vu les deux délinquants.

XII

« Il avait plu la veille, et même un peu le matin. Mais en juin les ondées ne comptent pas. C’est à peine si l’on s’aperçoit, une heure après un orage, que cette belle journée blonde a pleuré. La terre en été est aussi vite sèche que la joue d’un enfant.

« À cet instant du solstice, la lumière du plein midi est, pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elle s’applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est un verre d’eau ; une pluie est tout de suite bue. Le matin tout ruisselait, l’après-midi tout poudroie.

« Rien n’est admirable comme une verdure débarbouillée par la pluie et essuyée par le rayon ; c’est de la fraîcheur chaude. Les jardins et les prairies, ayant de l’eau dans leurs racines et du soleil dans leurs fleurs, deviennent des cassolettes d’encens et fument de tous leurs parfums à la fois. Tout rit, chante et s’offre. On se sent doucement ivre. Le printemps est un paradis provisoire ; le soleil aide à faire patienter l’homme.

XIII

« Il y a des êtres qui n’en demandent pas davantage ; vivants qui, ayant l’azur du ciel, disent : C’est assez ! songeurs absorbés dans le prodige, puisant dans l’idolâtrie de la nature l’indifférence du bien et du mal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l’homme, qui ne comprennent pas qu’on s’occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique d’une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les arbres ; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits.

« Chose étrange, l’infini leur suffit. Ce grand besoin de l’homme, le fini, qui admet l’embrassement, ils l’ignorent. Le fini, qui admet le progrès, le travail sublime, ils n’y songent pas. L’indéfini, qui naît de la combinaison humaine et divine de l’infini et du fini, leur échappe. Pourvu qu’ils soient face à face avec l’immensité, ils sourient. Jamais la joie, toujours l’extase. S’abîmer, voilà leur vie. L’histoire de l’humanité pour eux n’est qu’un plan parcellaire ; Tout n’y est pas ; le vrai Tout reste en dehors ; à quoi bon s’occuper de ce détail, l’homme ? L’homme souffre, c’est possible ; mais regardez donc Aldébaran qui se lève ! La mère n’a plus de lait, le nouveau-né se meurt, je n’en sais rien, mais considérez donc cette rosace merveilleuse que fait une rondelle de l’aubier du sapin examinée au microscope ! comparez-moi la plus belle maline à cela ! Ces penseurs oublient d’aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de les empêcher de voir l’enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l’âme. C’est là une famille d’esprits, à la fois petits et grands. Horace en était, Goethe en était, La Fontaine peut-être ; magnifiques égoïstes de l’infini, spectateurs tranquilles de la douleur, qui ne voient pas Néron s’il fait beau, auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient guillotiner en y cherchant un effet de lumière, qui n’entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, ni le tocsin, pour qui tout est bien, puisqu’il y a le mois de mai ; qui, tant qu’il y aura des nuages de pourpre et d’or au-dessus de leur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à être heureux jusqu’à épuisement du rayonnement des astres et du chant des oiseaux.

« Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu’ils sont à plaindre. Certes ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on admirerait un être à la fois nuit et jour qui n’aurait pas d’yeux sous les sourcils et qui aurait un astre au milieu du front.

XIV

« L’indifférence de ces penseurs, c’est là, selon quelques-uns, une philosophie supérieure. Soit ; mais dans cette supériorité il y a de l’infirmité. On peut être immortel et boiteux ; témoin Vulcain. On peut être plus qu’homme et moins qu’homme. L’incomplet immense est dans la nature. Qui sait si le soleil n’est pas un aveugle ?

« Mais alors, quoi ! à qui se fier ? Solem quis dicere falsum audeat  ? Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains, des hommes-astres, pourraient se tromper ? Ce qui est là-haut, au faîte, au sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de clarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas ? Cela n’est-il pas désespérant ? Mais qu’y a-t-il donc au-dessus du soleil ? Le dieu.

XV

« Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire et dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres s’envoyaient dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à s’embrasser. Il y avait dans les sycomores un tintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient, les pique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petits coups de bec dans les trous de l’écorce.

« Les plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lis ; le plus auguste des parfums, c’est celui qui sort de la blancheur. On respirait l’odeur poivrée des œillets. Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre chose que toutes les variétés de la flamme, faites fleurs. Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces fleurs-flammes. Tout était grâce et gaieté, même la pluie prochaine ; cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles devaient profiter, n’avait rien d’inquiétant ; les hirondelles faisaient la charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait bonheur ; la vie sentait bon ; toute cette nature exhalait la candeur, le secours, l’assistance, la paternité, la caresse, l’aurore. Les pensées qui tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d’enfant qu’on baise.

« Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes d’ombre trouées de lumière ; ces déesses étaient toutes déguenillées de soleil, il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la terre était déjà séchée au point d’être brûlée. Il faisait assez de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière. Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer.

« L’abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie, sève, chaleur, effluves, débordaient ; on sentait sous la création l’énormité de la source ; dans tous ces souffles pénétrés d’amour, dans ce va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse dépense de rayons, dans ce versement indéfini d’or fluide, on sentait la prodigalité de l’inépuisable ; et derrière cette splendeur comme derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire d’étoiles.

« Grâce au sable, il n’y avait pas une tache de boue ; grâce à la pluie, il n’y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se laver ; tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les ors, qui sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient irréprochables. Cette magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse emplissait le jardin. Silence céleste compatible avec mille musiques, roucoulements de nids, bourdonnements d’essaims, palpitations du vent. Toute l’harmonie de la saison s’accomplissait dans un gracieux ensemble ; les entrées et les sorties du printemps avaient lieu dans l’ordre voulu ; les lilas finissaient, les jasmins commençaient ; quelques fleurs étaient attardées, quelques insectes en avance ; l’avant-garde des papillons rouges de juin fraternisait avec l’arrière-garde des papillons blancs de mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des ondulations dans l’énormité magnifique des marronniers. C’était splendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à travers la grille disait : — Voilà le printemps au port d’armes et en grande tenue.

« Toute la nature déjeunait ; la création était à table ; c’était l’heure ; la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la terre ; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers, l’abeille trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infusoires, les verdiers trouvaient des mouches. On se mangeait bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystère du mal mêlé au bien ; mais pas une bête n’avait l’estomac vide.

XVI

« Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et, un peu troublés par cette grande lumière, ils tâchaient de se cacher, instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même impersonnelle ; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.

« Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux, qui étaient des fusillades, et des frappements sourds, qui étaient des coups de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles. Une cloche, qui avait l’air d’appeler, sonnait au loin.

« Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait de temps en temps à demi-voix : — J’ai faim.

XVII

« Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple s’approchait du grand bassin. C’était un bonhomme de cinquante ans qui menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.

« À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue d’Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les locataires quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père et ce fils sortaient sans doute d’une de ces maisons-là.

« Les deux petits pauvres regardèrent venir “ce monsieur”, et se cachèrent un peu plus.

« Celui-ci était un bourgeois ; le même peut-être qu’un jour Marius, à travers sa fièvre d’amour, avait entendu, près de ce même grand bassin, conseillant à son fils “d’éviter les excès”. Il avait l’air affable et altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait toujours. Ce sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop peu de peau, montre les dents plutôt que l’âme. L’enfant, avec sa brioche mordue qu’il n’achevait pas, semblait gravé. L’enfant était vêtu en garde national à cause de l’émeute, et le père était resté habillé en bourgeois à cause de la prudence.

XVIII

« Le père et le fils s’étaient arrêtés près du bassin où s’ébattaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu’il marchait comme eux.

« Pour l’instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal, et ils étaient superbes.

« Si les deux petits pauvres eussent écouté, et eussent été d’âge à comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d’un homme grave. Le père disait au fils :

« — Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n’aime pas le faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d’or et de pierreries ; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

« Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeurs.

« — Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda l’enfant.

« Le père répondit :

« — Ce sont des saturnales.

« Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.

« — Voilà le commencement, dit-il.

« Et après un silence il ajouta :

« — L’anarchie entre dans ce jardin.

« Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit à pleurer.

« — Pourquoi pleures-tu ? demanda le père.

« — Je n’ai plus faim, dit l’enfant.

« Le sourire du père s’accentua.

« — On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

« — Mon gâteau m’ennuie. Il est rassis.

« — Tu n’en veux plus ?

« — Non.

« Le père lui montra les cygnes.

« — Jette-le à ces palmipèdes.

« L’enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau ; ce n’est pas une raison pour le donner.

« Le père poursuivit :

« — Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

« Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

« Le gâteau tomba assez près du bord.

« Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie. Ils n’avaient vu ni le bourgeois ni la brioche.

« Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par attirer l’attention des cygnes.

« Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des navires qu’ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

« — Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d’avoir de l’esprit.

XIX

« En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement subit. Cette fois ce fut sinistre. Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement que d’autres. Celle qui soufflait en cet instant-là apporta nettement des roulements de tambour, des clameurs, des feux de peloton, et les répliques lugubres du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil.

« Les cygnes n’étaient pas encore arrivés à la brioche.

« — Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries.

« Il ressaisit la main de son fils. Puis il continua :

« — Des Tuileries au Luxembourg, il n’y a que la distance qui sépare la royauté de la pairie ; ce n’est pas loin. Les coups de fusil vont pleuvoir.

« Il regarda le nuage.

« — Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir ; le ciel s’en mêle ; la branche cadette est condamnée. Rentrons vite !

« — Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l’enfant.

« Le père répondit :

« — Ce serait une imprudence.

« Et il emmena son petit bourgeois.

« Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bassin jusqu’à ce qu’un coude des quinconces le lui eût caché.

XX

« Cependant, en même temps que les cygnes, les deux petits errants s’étaient approchés de la brioche. Elle flottait sur l’eau. Le plus petit regardait le gâteau, le plus grand regardait le bourgeois qui s’en allait.

« Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d’allées qui mène au grand escalier du massif d’arbres du côté de la rue Madame.

« Dès qu’ils ne furent plus en vue, l’aîné se coucha vivement à plat ventre sur le rebord arrondi du bassin, et, s’y cramponnant de la main gauche, penché sur l’eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa main droite sa baguette vers le gâteau. Les cygnes, voyant l’ennemi, se hâtèrent et en se hâtant firent un effet de poitrail utile au petit pêcheur ; l’eau devant les cygnes reflua, et l’une de ces molles ondulations concentriques poussa doucement la brioche vers la baguette de l’enfant. Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau. L’enfant donna un coup vif, ramena la brioche, effraya les cygnes, saisit le gâteau, et se redressa. Le gâteau était mouillé ; mais ils avaient faim et soif. L’aîné fit deux parts de la brioche, une grosse et une petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à son petit frère, et lui dit :

« — Colle-toi ça dans le fusil.

Nous négligeons ici quelques défauts de conception et de goût dans l’œuvre d’art de Victor Hugo, et nous disons en nous résumant :

Le livre est dangereux, parce que le danger suprême en fait de sociabilité, l’excès séduisant l’idéal, le pervertit. Il passionne l’homme peu intelligent pour l’impossible : la plus terrible et la plus meurtrière des passions à donner aux masses, c’est la passion de l’impossible ! Presque tout est impossible dans les aspirations des Misérables, et la première de ces impossibilités, c’est l’extinction de toutes nos misères.

Ne trompez pas l’homme, vous le rendriez fou ; et quand, de la folie sacrée de votre idéal, vous le laisseriez retomber sur l’aridité et la nudité de ses misères, vous le rendriez fou furieux.

Vous l’avez senti vous-même en excusant et en exaltant d’avance, dans l’éloge de la Terreur, la frénésie de ses mécomptes en 1793. Votre conventionnel, Marat, Danton, Robespierre, les hommes du Comité de salut public, ne sont plus à vos yeux que des apôtres à tout prix de l’idéal !

Vous êtes dans l’erreur : ils ont été des révoltés contre la nature. Furieux de trouver la nature en opposition avec leur système platonique de société, ils ont perdu la tête et ils ont fait le coup d’État contre la nature. Pour avoir voulu être des dieux ils sont devenus des radicaux, et pour avoir voulu être des radicaux ils sont devenus des exterminateurs. Enfants des exterminés, brûlez donc votre encens à l’ange exterminateur ! Le faux idéal devient facilement féroce. C’est la pente de cette critique radicale contre la société.

Qui est-ce qui cause les plus terribles tempêtes sur l’Océan ? ce sont ses limites ; il veut les franchir, son poids s’y oppose, et il se fond en écume en tentant follement de déraciner l’écueil.

XXI

Il y a une puissance divine contre laquelle l’humanité, dans la personne de ses plus grands hommes, s’est insurgée dans tous les siècles, pour franchir aussi les limites prescrites à sa destinée mortelle par son Créateur, et qui, comme l’Océan, l’a toujours fait retomber en poussières et en écumes retentissantes dans son lit. Niez cette puissance, c’est la folie ; reconnaissez-la en l’adorant, c’est la sagesse.

Cette puissance mystérieuse, invincible, souveraine, que les hommes refusent orgueilleusement d’avouer, voulez-vous que je la révèle à mon tour ? Elle n’a qu’un nom, mystérieux et sans réplique comme elle :

c’est la force des choses.

XXII

Qu’est-ce que la force des choses ?

C’est l’ensemble, c’est le composé de toutes les lois absolues dont le Créateur de ce pauvre embryon de Dieu, nommé l’homme, a formé sa courte et imparfaite créature, en le jetant, on ne sait pour quelle fin (châtiment, expiation, germination, mais, en tout cas, misère), sur ce petit globe misérable lui-même, composé d’un éclair de temps, d’un atome d’espace, d’un nombre infinitésimal de jours, d’un éclair de vie et d’une nuit de mort !

Trouvez-moi donc la place, la durée, les éléments d’une humanité parfaite dans cet abrégé de brièveté, d’imperfections et de souffrances inhérentes à notre condition fatale ! Rêvez donc l’Éden de vos songes avec ce chaos d’infirmités organiques ! Faites donc des dieux avec cette parcelle d’intelligence emprisonnée dans cette pincée de boue, comme l’étincelle de la lampe du mineur dans son cachot qu’il n’agrandit que pour voir plus de nuit autour de son être !

Voilà la force des choses de notre organisation. Humanité, ton vrai nom est Misère !

N’est-ce pas misère que de naître à l’heure et dans les conditions qu’on n’a ni délibérées, ni choisies, pour subir tous les maux inhérents à l’organisation imparfaite et périssable de cette créature appelée l’homme ? sans que toutes les utopies, révolutions, progrès, puissent retrancher un nerf ou ajouter un cheveu à ce mécanisme de notre corps ?

N’est-ce pas misère que d’y naître et d’y végéter forcément, dépendant de tous par l’enfance et par la vieillesse, ces deux maladies organiques de l’homme, qui lui prennent les deux tiers de sa vie ?

N’est-ce pas misère que vouloir et ne pas pouvoir ?

N’est-ce pas misère que de naître forcément dans telle patrie ou dans telle autre, soumis à des lois qu’on n’a pas faites et contre lesquelles on ne peut que protester ?

N’est-ce pas misère que d’être classé d’avance dans telle ou telle catégorie supérieure, moyenne ou subalterne, parmi cette horde humaine jetée dans un monde tout fait, où les uns s’appellent grands, les autres petits, sans qu’aucune égalité y soit possible, si ce n’est l’égalité du cercueil qui n’a que six pieds pour les uns comme pour les autres ?

N’est-ce pas misère que d’aspirer follement à une égalité impossible des conditions, égalité tellement impraticable que, si l’utopiste la créait un instant, tout mouvement, et par conséquent tout ce que l’auteur appelle le progrès, s’arrêterait à l’instant, car le grand ressort de l’horloge humaine, le désir, serait à l’instant brisé ?

N’est-ce pas misère que la brièveté où mène la longue durée de l’existence (car tout ce qui finit par la mort est court, la mort n’a point d’âge ; à la pensée de celui qui meurt, c’est un songe) ?

N’est-ce pas misère que ces infirmités, ces maladies inévitables qui nous privent, nous vivants, d’un de ces sens si bornés dont la nature nous a si parcimonieusement doués en naissant, comme conditions nécessaires à notre existence ? Demandez aux grabats de nos hôpitaux le secret de la panacée universelle ! Demandez à l’impotent de marcher, à l’aveugle de voir, au muet de parler, au vieillard de rajeunir !

Et les misères morales, demandez-en le terme à ces myriades de douleurs qui poignent l’homme depuis qu’il a la puissance de sentir, c’est-à-dire de souffrir !

Misère de l’être aimant qui s’attache et se déchire en emportant un morceau de son cœur à chaque déchirement d’un autre cœur ! Misère de la femme qui adhère à l’homme comme la chair aux os ! Misère de l’époux qui voit sécher sur son sein la compagne dans laquelle il a mis toutes ses complaisances ! Misère de la mère qui voit son fruit d’amour se flétrir sous sa mamelle pleine de lait qu’elle répand à terre parce que la bouche mourante se détourne de la coupe d’amour ! Misère des fils qui se voient enlever, comme la racine nourricière de l’arbre, le père fort, la mère jeune, qui les ont engendrés !

Misères du corps qui ont plus de noms que l’année n’a de jours ! Misères de la condition sociale, qui n’ont de remèdes pour l’un qu’en les déplaçant pour l’autre ! Misères d’un métier horrible, et cependant nécessaire, pour ces milliers d’hommes mourant de faim, de froid, de nudité, de défaillance, si le mineur, pour gagner sa vie et celle de ses petits, ne s’enfermait pas, son pic à la main, dans ces labyrinthes souterrains de la mine pour en rapporter le soir le morceau de pain pour sa famille, le calorique pétrifié pour les autres !

Misères du laboureur qui amollit le sol de ses sueurs, qui le sème par la pluie, qui le moissonne sous les feux de la canicule ! Misères du pasteur qui engraisse l’agneau et qui le dépouille de sa laine, qui y attache son cœur et qui vend au boucher la génisse qui a donné son lait à sa famille ! Misères du boucher qui l’assomme sans haine et qui en dépèce les chairs palpitantes pour en vendre le cœur à ce carnivore universel qui ne peut vivre sans dévorer, et que la nature condamne par talion à être dévoré à son tour par le plus vil des reptiles !

Misères de l’esprit condamné au doute et qui ne peut vivre que de foi ! Misères du crime qui se frappe lui-même, dont le remords est le bourreau, et qui peut tuer des milliers de victimes, mais qui ne peut tuer son propre supplice, le remords ! Misère du vice qui se punit lui-même en se satisfaisant ! Misère de la vertu qui se sent honnie, persécutée sur la terre, et qui n’a pour récompense que la calomnie, et pour consolation que la voix faible et lointaine de la conscience, qui lui parle bas, comme une voix qu’on discerne à peine, et qui lui dit les secrets de Dieu !

Misère de l’âme, qui vit d’espérances et qui est obligée de passer par les ténèbres de l’existence et par l’ombre du tombeau, entre l’incertitude et le désespoir ! Misère de l’espérance elle-même, qui se bâtit, comme Victor Hugo, des palais de délices et de justice pour l’humanité, et qui, en avançant dans la vie, voit s’écrouler, comme la pierre du cercueil, ses propres rêves !

Enfin, tant et tant de misères, que la seule et la plus définitive vertu que l’homme ait pu inventer pour l’homme ici-bas, c’est la compassion réciproque, l’assistance mutuelle, la pitié active, la charité de main et de cœur, et que, sans cette vertu, personnifiée dans une femme d’abnégation, appelée sœur de ceux qui n’ont pas de frères, ce monde infernal serait inhabitable pour tant de misères !

XXIII

On a relégué un enfer ailleurs : c’est une des plus inutiles superfluités ; n’y en avait-il pas assez autour de nous et en nous ?

Disons la vérité crûment à ceux qui, avec un pareil monde et pour un pareil monde, ont créé une poétique fantasmagorie d’un progrès indéfini où ils font marcher l’homme, comme dans une aube éternelle, de perfection en perfection, jusqu’à des félicités et des immortalités terrestres évidemment incompatibles avec sa nature. Perfection est le mot d’un autre monde ; vicissitude est le nom de celui-ci.

Ils ne le savent pas, mais ils l’attestent par la frénésie même de ces illusions qu’ils donnent aux masses en les éprouvant d’abord. Le matérialisme, cette maladie du dernier siècle, est, à leur insu, au fond de toutes ces illusions de la chair, excepté chez Victor Hugo, trop divin pour se matérialiser.

Lisez ses doctrines lyriques sur le progrès.

XXIV

« Le progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s’appelle le Progrès ; le pas collectif du genre humain s’appelle le Progrès. Le Progrès marche ; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin ; il a ses haltes où il rallie le troupeau attardé ; il a ses stations où il médite, en présence de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon ; il a ses nuits où il dort, et c’est une des poignantes anxiétés du penseur de voir l’ombre sur l’âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le Progrès endormi.

« — Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le Progrès avec Dieu, et prenant l’interruption du mouvement pour la mort de l’Être.

« Qui désespère a tort. Le Progrès se réveille infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il marche, même endormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours paisible, cela ne dépend pas plus du Progrès que du fleuve ; n’y élevez point de barrage, n’y jetez point de rocher ; l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonner l’humanité. De là des troubles ; mais, après ces troubles, on reconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le Progrès aura pour étapes les révolutions.

« Qu’est-ce donc que le Progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.

« Or il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.

« Avouons-le sans amertume, l’individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d’égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n’est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l’avenir. La génération qui a actuellement son tour de passage sur la terre n’est pas forcée de l’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. — J’existe, murmure ce quelqu’un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j’ai des maisons à louer, j’ai de l’argent sur l’État, je suis heureux, j’ai femme et enfants, j’aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. — De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.

« L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont il est juste qu’elle réponde, violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing ; elle fusille les espions ; elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l’utopie n’ait plus de foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun glaive n’est simple. Toute épée a deux tranchants ; qui blesse avec l’un se blesse à l’autre.

XXV

« Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c’est peut-être dans l’insuccès qu’ils ont le plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite l’applaudissement des peuples ; mais une défaite héroïque mérite leur attendrissement. L’une est magnifique, l’autre est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown est plus grand que Washington, et Piascane est plus grand que Garibaldi.

« Il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus.

« On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent.

« On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d’élever, d’échafauder et d’entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d’iniquités, de griefs, de désespoirs, et d’arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s’y créneler et y combattre. On leur crie : Vous dépavez l’enfer ! Ils pourraient répondre : C’est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.

« Le mieux, certes, c’est la solution pacifique. En somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours, et c’est une bonne volonté dont la société s’inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même ; c’est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violent n’est nécessaire. Étudier le mal à l’amiable, le constater, puis le guérir : c’est à cela que nous la convions.

« Quoiqu’il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points de l’univers, l’œil fixé sur la France, luttent pour la grande œuvre avec la logique inflexible de l’idéal ; ils donnent leur vie en pur don pour le Progrès ; ils accomplissent la volonté de la Providence ; ils font un acte religieux. À l’heure dite, avec autant de désintéressement qu’un acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l’acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet 1789 ; ces soldats sont des prêtres. La révolution française est un geste de Dieu.

XXVI

« Du reste, il y a, et il convient d’ajouter cette distinction aux distinctions déjà indiquées dans un autre chapitre, il y a les insurrections acceptées qui s’appellent révolutions ; il y a les révolutions refusées qui s’appellent émeutes. Une insurrection qui éclate, c’est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l’idée est fruit sec ; l’insurrection est échauffourée.

« L’entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l’utopie le désire n’est pas le fait des peuples. Les nations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs.

« Elles sont positives. A priori, l’insurrection leur répugne : premièrement, parce qu’elle a souvent pour résultat une catastrophe ; deuxièmement, parce qu’elle a toujours pour point de départ une abstraction.

« Car, et ceci est beau, c’est toujours pour l’idéal, et pour l’idéal seul, que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un enthousiasme. L’enthousiasme peut se mettre en colère ; de là les prises d’armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient les chefs de l’insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n’était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la révolution ; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué la branche aînée dans Charles X ; et ce qu’ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l’avons expliqué, c’était l’usurpation de l’homme sur l’homme et du privilège sur le droit dans l’univers entier. Paris sans roi a pour contrecoup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans doute, vague peut-être et reculant devant l’effort ; mais grand.

XXVII

« Cela est ainsi. Et l’on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L’insurgé poétise et dore l’insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisant de ce que l’on va faire. Qui sait ? on réussira peut-être. On est le petit nombre, on a contre soi toute une armée ; mais on défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sur soi-même qui n’a pas d’abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on meurt comme les trois cents Spartiates. On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et l’on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule plus, et l’on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté, l’agrandissement du genre humain, la délivrance universelle, et pour pis-aller les Thermopyles.

« Ces passes d’armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive à l’entraînement des paladins. Les lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent les aventures ; et il y a de l’aventure dans l’idéal.

« D’ailleurs, qu’on ne l’oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de l’idéal et du sentimental. Quelquefois l’estomac paralyse le cœur.

« La grandeur et la beauté de la France, c’est qu’elle prend moins de ventre que les autres peuples ; elle se noue plus aisément la corde aux reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. Elle est chercheuse.

« Cela tient à ce qu’elle est artiste.

« L’idéal n’est autre chose que le point culminant de la logique, de même que le beau n’est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c’est voir la lumière. C’est ce qui fait que le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de la civilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé à l’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peuples éclaireurs ! Vitæ lampada tradunt.

« Chose admirable, la poésie d’un peuple est l’élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination. Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe, oui ; Sybaris, non. Qui s’effémine s’abâtardit. Il ne faut être ni dilettante ni virtuose, mais il faut être artiste. En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal.

« L’idéal moderne a son type dans l’art, et son moyen dans la science. C’est par la science qu’on réalisera cette vision auguste des poètes : le beau social. On refera l’Éden par A + B. Au point où la civilisation est parvenue, l’exact est un élément nécessaire du splendide, et le sentiment artiste est non-seulement servi, mais complété par l’organe scientifique ; le rêve doit calculer. L’art, qui est le conquérant, doit avoir pour point d’appui la science, qui est le marcheur. La solidité de la monture importe. L’esprit moderne, c’est le génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie de l’Inde : Alexandre sur l’éléphant.

« Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant l’idole ou devant l’écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L’absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d’un peuple, abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui fait les nations missionnaires. Babylone n’a pas d’idéal ; Carthage n’a pas d’idéal. Athènes et Rome ont et gardent, même à travers toute l’épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de civilisation.

XXVIII

« La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l’Italie. Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. En outre elle est bonne. Elle se donne. Elle est plus souvent que les autres peuples en humeur de dévouement et de sacrifice. Seulement cette humeur la prend et la quitte. Et c’est là le grand péril pour ceux qui courent quand elle ne veut que marcher, ou qui marchent quand elle veut s’arrêter. La France a ses rechutes de matérialisme, et, à de certains instants, les idées qui obstruent ce cerveau sublime n’ont plus rien qui rappelle la grandeur française et sont de la dimension d’un Missouri ou d’une Caroline du Sud. Qu’y faire ? La géante joue la naine ; l’immense France a ses fantaisies de petitesse. Voilà tout.

« À cela rien à dire. Les peuples comme les astres ont le droit d’éclipse. Et tout est bien, pourvu que la lumière revienne et que l’éclipse ne dégénère pas en nuit. Aube et résurrection sont synonymes. La réapparition de la lumière est identique à la persistance du moi.

« Constatons ces faits avec calme. La mort sur la barricade, ou la tombe dans l’exil, c’est pour le dévouement un en-cas acceptable. Le vrai nom de dévouement, c’est désintéressement. Que les abandonnés se laissent abandonner, que les exilés se laissent exiler, et bornons-nous à supplier les grands peuples de ne pas reculer trop loin, quand ils reculent. Il ne faut pas, sous prétexte de retour à la raison, aller trop avant dans la descente.

« La matière existe, la minute existe, les intérêts existent, le ventre existe ; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La vie momentanée a son droit, nous l’admettons, mais la vie permanente a le sien. Hélas ! être monté, cela n’empêche pas de tomber. On voit ceci dans l’histoire plus souvent qu’on ne voudrait : une nation est illustre ; elle goûte à l’idéal, puis elle mord dans la fange, et elle trouve cela bon ; et si on lui demande d’où vient qu’elle abandonne Socrate pour Falstaff, elle répond : C’est que j’aime les hommes d’État.

« Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée.

XXIX

« Une bataille comme celle que nous racontons en ce moment n’est autre chose qu’une convulsion vers l’idéal. Le progrès entravé est maladif, et il a de ces tragiques épilepsies. Cette maladie du progrès, la guerre civile, nous avons dû la rencontrer sur notre passage. C’est là une des phases fatales, à la fois acte et entracte, de ce drame dont le pivot est un damné social, et dont le titre véritable est : le Progrès.

« Le Progrès !

« Ce cri que nous jetons souvent est toute notre pensée ; et, au point de ce drame où nous sommes, l’idée qu’il contient ayant encore plus d’une épreuve à subir, il nous est permis peut-être, sinon d’en soulever le voile, du moins d’en laisser transparaître nettement la lueur.

« Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière ; point d’arrivée : l’âme. L’hydre au commencement, l’ange à la fin. »

XXX

Ces pages sont très belles, mais, de quelque mot qu’on se serve, de quelques phrases qu’on les pare, il n’y a, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais que deux philosophies sociales ici-bas :

La philosophie sociale des jouissances matérielles à multiplier et à faire convoiter de bonne foi à tous les hommes ;

La philosophie sociale du spiritualisme et de la résignation pieuse à l’ordre douloureux de la nature, ce décret absolu du Créateur, ce fait accompli, et tristement accompli, du destin ; l’imperfection, la douleur, le travail et la mort, pour mériter un autre sort dans le monde ascendant et invisible dont la terre est la ténébreuse avenue. L’épreuve ici, la récompense ailleurs.

Entre ces deux philosophies sociales, il n’y a pas de milieu : ou il faut rêver avec les utopistes actuels, ces Titans de l’absurde, des rêves tels que j’aimerais mieux croire à la quadrature du cercle et aux hallucinations apocalyptiques de Patmos qu’à la réhabilitation de la chair par Saint-Simon, ou à la mer de lait sucré, ou à l’accroissement physique de l’homme par l’allongement de la colonne vertébrale, c’est-à-dire par l’ignoble partie innommable du buste humain ; ou bien, faut-il le dire, à l’immense et universelle félicité de l’être à deux pieds sans plumes, de mon sublime ami Victor Hugo, qui, lui du moins, est hardiment spiritualiste et philosophiquement chrétien.

Non, quel est le but de tout cela ? La jouissance : un peu plus de chair, un peu plus d’appétits, un peu plus de moyens d’y satisfaire ; un peu plus de vie, on ne sait pas comment : car, si nous vivions indéfiniment sans maladie et sans mort, que deviendraient les innombrables générations qui demandent à Dieu de naître à leur tour, et qui, trouvant la place prise, rentreraient dans le néant avant d’être nées ? Et où serait la justice, pour ceux qui, étant nés et étant morts avant l’ère de nos utopistes immortels, n’auraient pas bénéficié de notre perfectibilité indéfinie ? victimes innombrables aussi du fait accompli ! arrivés trop tard ! irrémédiables Tant pis du banquet éternel !

Quelle justice du Créateur ou de la nature pour les générations, plus nombreuses que le sable de la mer, qui sont nées, qui ont brouté, qui sont mortes entre soixante-dix et quatre-vingts ans, temps légal accordé aux hommes favorisés du temps, comme dit Job, qui s’y connaissait déjà :

« L’homme vit peu, et sa vie est remplie de beaucoup de misères ! »

Et quelle éternité que ce nombre indéfini d’années ajouté à nos courtes années par ces philosophes de la chair et de la vie, occupés à se partager équitablement et à dévorer en commun cette ration exactement égale de nectar inépuisable ou d’ambroisie nourrissante !

Jouissance purement matérielle, et par conséquent bientôt savourée, fond de cette philosophie à la Condorcet, qui m’ennuie seulement d’y penser, et qui ennuierait de sa fastidieuse monotonie ses propres inventeurs.

Car la jouissance matérielle est bornée comme la matière. Ils n’y ont pas pensé ; les morceaux ont le même goût à leur banquet de Platon, de J.-J. Rousseau, de Condorcet, de Valjean, etc.

Rêve pour rêve, j’aime mieux rêver l’inconnu que de goûter la soupe de ces bienheureux du monde perfectible jusqu’à satiété du repas de l’avenir !

XXXI

L’autre philosophie sociale est celle qui, reconnaissant aussi dans la création énigmatique telle quelle, un mystérieux fait accompli, s’y résigne comme à une justice inexpliquée, puisqu’elle est fatale, ce qui veut dire divine : semblable, j’en conviens, au prisonnier des ténèbres, qui, après avoir fait le tour de son étroit cachot, et convaincu qu’il n’y a aucune issue que par le suicide, évasion de la destinée humaine, s’y assoit à la place assignée par la Providence, y livre son corps à sa condition de souffrance et de corruption, sans murmure et sans regret, et y cherche la nourriture de son âme, qu’il sent immortelle, dans la conformité du dessein de Dieu son maître, dans le sacrifice de son bonheur à celui de ses semblables, dans la vertu, ce supplément de bonheur qui vaut mieux que lui, et dans la sainte certitude d’un destin supérieur quand cette voûte de son cachot s’écroulera sur son corps mortel pour lui laisser voir du fond du cercueil le vrai jour de Dieu !

XXXII

Entre ces deux philosophies, qui peut hésiter ? Ce n’est ni vous, ni moi, ni Victor Hugo lui-même ; car, il faut être juste, il est presque partout, dans ce livre, spiritualiste comme le génie, cette transcendance de l’esprit. Entre ces deux philosophies qui jurent et se font antithèse comme l’onde opaque et l’aube éternelle, il y a un conciliateur cependant : c’est le bon sens !

C’est le bon sens qui dit :

Si la nature ou si la force des choses, ce qui est le même mot, condamne tout le genre humain, riches et pauvres, puissants ou impuissants, exploitateurs ou exploités, travailleurs de la main ou travailleurs de l’esprit (car tout le monde travaille ou souffre selon ses facultés), si la force des choses, ce fait accompli, les condamne tous par leur nature bornée, par l’imperfection de leurs organes, par leurs conditions nécessairement diverses, par leurs misères à peu près égales, les condamne, dis-je, à un tâtonnement éternel, à des souffrances modérées chez les heureux, intolérables chez les mal partagés du sort, à vivre en commun sur le même globe, aspirant à une meilleure répartition de ce qu’on appelle mal et de ce qu’on appelle bien ; il faut, de toute nécessité, ou qu’ils s’entretuent ou qu’ils s’entraident.

S’ils s’entretuent, la même dose de mal, multipliée au centuple pour les survivants par le mal de la haine et par l’impossibilité de la répartition, se retrouvera entre eux le lendemain du cataclysme.

S’ils s’entraident, ils seront toujours misérables par la force des choses naturelles, mais ils apporteront à leurs misères tous les adoucissements que leur triste organisation comporte, et que l’assistance mutuelle nous commande au nom de la conscience et de Dieu.

XXXIII

La société, tout imparfaite qu’elle est, parce qu’elle est l’expression d’un être imparfait, est le grand fait accompli des siècles. Il faut le reconnaître ou s’appeler Titan ; tout remettre en question, comme les utopistes ; se constituer en état de révolte radicale contre la forme de l’humanité tout entière, c’est-à-dire en état de démence et de frénésie contre la force des choses, cette souveraineté absolue de Dieu.

Que la société, sans cesse pénétrée de l’esprit divin, qui est un esprit de paix et non de guerre, s’interroge sans cesse elle-même pour savoir ce qu’elle peut introduire d’améliorations pratiques dans ses formes et dans ses lois sans faire écrouler l’édifice, qu’elle s’appelle tour à tour oligarchie, aristocratie, monarchie, démocratie, république, selon que la force des choses, la tradition, l’innovation, lui indique dans quelle région de la hiérarchie humaine se trouve le plus de droit, de force conservatrice, d’autorité nécessaire, de lumière législative, de responsabilité et de passion du bien général. C’est l’acte même de la vie sociale ; c’est la pulsation du pouls, c’est le battement du cœur de l’humanité ; ce sont quelquefois les changements d’attitude, debout ou assis, des peuples en révolution ; c’est la force des choses en législation.

Mais qu’on fasse espérer aux peuples, fanatisés d’espérances, le renversement à leur profit des inégalités organiques créées par la force des choses, et maintenues par la nature elle-même sous peine de mort ; qu’on leur persuade que les deux bases fondamentales de toute société non barbare, la propriété et la famille, ces deux constitutions de Dieu et non de l’homme, peuvent être déplacées par le radicalisme sans que tout s’écroule à la fois sur la tête des radicaux comme des conservateurs, c’est là le rêve, c’est là la démence, c’est là le sacrilège, c’est le drapeau rouge ou le drapeau noir de la philosophie sociale ! Tout ce qu’il y a de raison, de bon sens, de lumière dans l’intelligence humaine, doit se rallier et protester contre ces doctrines qui seraient le suicide de l’humanité.

On peut y pousser son siècle de deux manières : soit par la violence et par le levier de la loi agraire, comme Catilina à Rome et Babeuf à Paris ; soit par l’excès des tendances égalitaires et par la magie séductrice d’un idéal plus beau que nature, comme Victor Hugo et les utopistes.

Malgré ses protestations sincères et courageuses contre toute coercition violente à ses fins, la seule magie de son éloquence, les seuls mirages de ses promesses, la seule séduction de ses songes dorés, font de son livre un livre malsain de fait. Il est trop beau pour être innocent. Il ne sait pas dire à la société humaine d’assez rudes vérités ; il lui masque la face impassible de la force des choses ; il la soulève contre le fait accompli ; il la flatte plus qu’il ne l’éclaire ; il donne tort partout à la société contre la misère, contre la nécessité, contre le crime ; il lui reproche ses impuissances.

Les utopistes sont souvent plus à craindre que les scélérats eux-mêmes, parce qu’on ne s’en défie pas et qu’on aime ses flatteurs. Platon, Fénelon, Morus, ont peut-être fait verser autant de sang que Catilina. Que Victor Hugo prenne garde à ce côté de son génie ! et qu’avant d’énoncer sa théorie du progrès sans limites, il étudie profondément la force des choses, la loi de la nature, incommutable comme la nature elle-même.

Nous sommes tous des misérables, et nous ne serons jamais des dieux !

Mais, pour tempérer nos misères et pour désarmer l’utopie, le ciel nous a laissé un divin intermédiaire, l’assistance mutuelle, cette charité de tous pour tous.

Que la société l’introduise en plus forte dose dans ses lois, à chaque misère sociale qui se révèle.

La charité légale est le traité de paix entre nous.

XXXIV

On me demandait un jour, en 1848, au moment où les théories de partage égalitaire jetaient le plus de trouble dans les imaginations :

— Comment cela finira-t-il ?

— Cela finira, répondis-je à mes interlocuteurs alarmés, par quatre lois que le temps comporte et que la raison publique avoue :

Une loi qui donne son droit politique à chacune des classes sociales par une part proportionnelle au suffrage ;

Une loi qui assure, non le droit au travail, mais le droit de vivre à tout homme que le ciel envoie sur la terre pour y vivre. Le dernier mot d’une société bien faite ne peut pas être la mort !

Une loi qui supprime la peine de mort, quand la société aura rendu cette suppression sans danger pour elle, par un système organisé de colonisation pénale qui sépare l’écume de l’eau sur un écueil de l’Océan lointain, qui sépare le criminel de la société autant que le tranchant de la hache sépare la tête du tronc sur l’échafaud ;

Enfin une loi qui constitue sérieusement la liberté d’adorer Dieu selon sa raison ou sa tradition, c’est-à-dire la liberté du ciel.

Ces quatre lois accomplies, tout rentrera de soi-même dans l’ordre, jusqu’à ce que de nouveaux besoins physiques, intellectuels ou moraux, constatés, demandent à la société de nouvelles satisfactions légitimes.

Chaque révolution est un pas vers le vrai ; si elle veut en faire dix, elle tombe dans la fausse utopie et dans l’impossible.

Il lui faut attendre une autre occasion pendant des années ou des siècles ; c’est à recommencer !

Mais on ne trouve pas toujours des occasions aussi innocentes et des populations aussi raisonnables qu’en 1848.

La révolution de 1848 fut en majorité la révolution des hommes d’État, et la réalité acceptée, servie et défendue par l’Assemblée constituante, la raison et le courage de la France.

L’autre révolution, celle de 1849, fut la révolution des utopistes, menaçant la propriété de subversion et la France de la terreur.

Prenez garde aux colères de la propriété et à l’effroi légitime de la terreur. Votre conventionnel est une mauvaise enseigne sur vos bonnes pensées. Effacez l’enseigne du sang, et chantez Cosette, cette idylle, la plus accomplie de la langue, qui fait oublier la tragédie !

En résumé, les Misérables sont un sublime talent, une honnête intention, et un livre très dangereux de deux manières :

Non seulement parce qu’il fait trop craindre aux heureux, mais parce qu’il fait trop espérer aux malheureux.

Lamartine.