(1864) Cours familier de littérature. XVII « Ce entretien. Benvenuto Cellini (2e partie) » pp. 233-311
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(1864) Cours familier de littérature. XVII « Ce entretien. Benvenuto Cellini (2e partie) » pp. 233-311

Ce entretien.
Benvenuto Cellini (2e partie)

I

Ce mécontentement et sa renommée croissante commencèrent à tourner ses yeux vers la France. Mais, avant de le suivre à la cour de François Ier , ce prince que la triple passion de la guerre, des arts et de l’amour égalait à Henri IV, à Louis XIV et aux Valois, racontons par sa bouche une anecdote qui semble donner la clef de quelques-uns de ses goûts secrets, très communs en ce temps-là dans cette corruption de la Grèce et de l’Italie.

« Je voulais voyager seul ; mais je ne le pus, à cause d’un jeune homme que j’avais, nommé Ascanio, qui était le meilleur serviteur du monde. Je l’avais eu d’un orfèvre espagnol, qui me le céda volontairement. Nous l’appelions Petit Vieux, parce qu’il était fort maigre, et que sa raison paraissait au-dessus de son âge, de treize ans ; mais en peu de mois il se rétablit si bien, et devint d’un si bel embonpoint, qu’il passait pour le plus beau garçon qu’il y eut à Rome. Il apprenait facilement tout ce que je lui enseignais, et je le traitais comme mon fils. C’était pour lui une bonne fortune d’être tombé entre mes mains : aussi allait-il souvent en rendre grâces à son ancien maître, qui avait une jeune femme fort belle. Ascanio, lui disait-elle, qu’as-tu donc fait pour devenir si beau garçon ? C’est mon maître Benvenuto, répondit-il, par ses bons traitements. Cette femme, assez maligne, était piquée de ces réponses ; et, comme elle passait pour très galante, je crois qu’elle lui fit quelques avances peu honnêtes, car il allait la voir plus souvent que de coutume.

« Un jour que j’étais absent de la maison, ce jeune homme s’avisa de dire des sottises à l’un de mes garçons de boutique, qui, à mon retour, s’en plaignit à moi. Je défendis à Ascanio de prendre à l’avenir de telles licences ; mais, m’ayant répondu impertinemment, je lui tombai dessus à coups de pied et à coups de poing, et il ne put sortir de mes mains que sans son bonnet et sans son manteau ; je fus deux jours à savoir ce qu’il était devenu ; un gentilhomme espagnol, nommé don Diego, homme excellent, pour lequel j’avais travaillé, et qui était mon ami, me dit qu’il était retourné chez son ancien maître, et qu’il me priait de lui rendre son bonnet et son manteau. Je répondis à don Diego que cet homme était un mal élevé d’avoir repris Ascanio sans m’en prévenir ; que je n’en avais point agi ainsi avec lui, et que j’exigeais qu’il chassât ce petit insolent, qui s’était mal conduit avec moi. Don Diego s’acquitta de ma commission, dont l’autre se moqua. Le jour suivant, je vis, en passant devant sa boutique, Ascanio qui travaillait à côté de lui. Celui-ci me salua, et son maître eut l’air de rire, et me renvoya le gentilhomme espagnol pour me demander les hardes que j’avais données à Ascanio, auxquelles d’ailleurs il ne tenait pas, parce que ce jeune homme n’en manquerait jamais. Seigneur don Diego, lui répondis-je, je vous ai connu en tout comme un fort honnête homme ; mais ce Francesco (cet orfèvre se nommait ainsi) est tout le contraire de vous. C’est un homme de mauvaise foi. Vous pouvez lui dire de ma part que, s’il ne me ramène pas Ascanio d’ici à ce soir, il aura affaire à moi, et que je traiterai de même le garçon, s’il ne sort pas de sa boutique. Don Diego, sans me répondre, alla rapporter mes paroles à Francesco, qui en eut tant de peine qu’il ne savait que devenir. Pendant ces entrefaites, Ascanio alla chercher son père, qui était ce jour-là venu à Rome, de Taglia Cozzo, d’où il était, et qui conseilla à Francesco de me rendre et de me ramener son fils. Ramenez-le-lui vous-même, lui disait-il ; don Diego, d’un autre côté, disait à Francesco : Il arrivera quelque malheur ; vous savez quel est Benvenuto : allons, venez, je vous accompagnerai chez lui. Moi, en les attendant, je me promenais impatiemment dans ma boutique, disposé à faire une des plus épouvantables scènes que j’eusse faites de ma vie, lorsque je les vis arriver tous les trois, avec le père que je ne connaissais pas. Je les regardai d’un œil courroucé lorsqu’ils entrèrent. Francesco, pâle et tremblant, me dit : Voici Ascanio que je vous ramène, et que j’avais repris, ne croyant pas vous offenser. Celui-ci ajouta respectueusement : Mon maître, pardonnez-moi, je ferai tout ce que vous me commanderez. Je répondis alors : Viens-tu ici pour achever ton temps, comme tu l’avais promis ? Pour toujours, si vous le voulez, me dit-il. Qu’on lui apporte ses habits et ses hardes, répondis-je, et qu’il s’en aille où il voudra. Don Diego resta surpris de ma conduite ; lui, Ascanio et son père me prièrent de le reprendre. Ayant demandé quel était celui-ci, et ayant appris que c’était son père : Pour l’amour de vous, je le reprends, lui dis-je. Ainsi se termina cette querelle. »

II

Benvenuto confia son atelier à Rome à un de ses meilleurs élèves, Filici. Il prit avec lui Ascanio et un jeune homme de Pérouse, et partit de Rome à cheval et armé avec eux. Le cardinal Bembo les reçut à Padoue, lui fit faire son portrait, et lui donna trois chevaux turcs pour continuer son voyage. Ses aventures, en traversant les Alpes de Padoue à Lyon, sont écrites à la façon de Gil Blas. Nous y arrivâmes, dit-il, « toujours en riant et en chantant ». Ainsi de Lyon à Paris.

François Ier, quoique menacé d’une guerre dispendieuse, le reçut à Fontainebleau, Vatican des Valois. Le roi, qui partait pour l’Italie, l’engagea à le suivre pour causer des ouvrages qu’il se proposait de lui commander. Benvenuto remonta à cheval avec sa suite, franchit le Simplon et arriva au bord d’une rivière des États vénitiens. Il y eut une nouvelle rixe.

« La rivière, dit-il, était fort large et très profonde, et on la traversait sur un pont long et étroit qui n’avait pas de garde-fou. Arrivé le premier, et jugeant ce passage dangereux, je recommandai à mes jeunes gens de descendre de cheval, et de les mener par la bride : ce qui nous le fit franchir sans danger. Les deux Français avec qui je voyageais étaient, l’un gentilhomme, et l’autre un notaire qui se moquait de ce que nous étions descendus de cheval pour si peu de chose. Je lui disais, pour répondre à ses railleries, d’aller doucement, parce qu’il y avait du danger ; mais il ne tint compte de mes avis, et il me répondit en français que j’étais un peureux, avec ce ton avantageux qu’ils ont tous ; et sur-le-champ, piquant son cheval qui glissa, il alla tomber avec lui, bête sur bête, sur une grosse pierre, et de là dans la rivière. Mais, comme Dieu a pitié des fous, je courus aussitôt, je sautai sur la pierre, et, m’y attachant d’une main, de l’autre je le saisis par son manteau, au moment où il allait disparaître dans l’eau, et je lui sauvai la vie. Mais, comme je m’en félicitais, il me dit presque en colère et en murmurant, que je n’avais rien fait, si je ne sauvais aussi ses écritures, qui étaient de la plus haute importance. Alors j’invitai un de nos guides à l’aider, en lui promettant une récompense ; ce qui fut heureusement exécuté, car il n’y eut rien de perdu. Arrivés à Isdevedra, nous fîmes une bourse commune pour la dépense du voyage, dont je fus chargé. Après dîner, je donnai quelque argent de cette bourse au guide qui avait sauvé les papiers du notaire ; mais celui-ci me dit que j’avais promis de donner du mien, et que celui de la bourse commune ne m’appartenait pas ; ce qui me mit si en colère que je lui dis les sottises qu’il méritait. En ce moment, l’autre guide, qui n’avait rien fait, voulut aussi être payé pour avoir aidé, disait-il, à sauver les écritures ; mais lui ayant répondu que celui qui avait porté la croix en méritait seul la récompense : Je vous en donnerai une, me dit-il, près de laquelle vous pleurerez. — Et moi, lui répondis-je, j’y attacherai un cierge près duquel tu pleureras avant moi. Comme nous étions là sur les confins de l’État vénitien et de l’Allemagne, il alla chercher du monde avec lequel il vint sur moi, une lance à la main ; mais, comme j’avais un bon cheval, je préparai mon arquebuse, et je dis à mes gens : Je tuerai celui-ci, défendez-vous contre les autres ; ce sont des voleurs de grand chemin qui ont pris cette occasion pour nous assassiner. L’aubergiste chez lequel nous avions dîné appela un vieux caporal pour mettre l’ordre, en lui disant que j’étais un jeune homme très courageux ; que si l’on me tuait, j’en aurais auparavant tué bien d’autres. Allez en paix, me dit le caporal ; quand vous auriez été cent, vous ne vous seriez pas tirés d’ici. Moi qui voyais qu’il disait la vérité, et qui avais déjà fait le sacrifice de ma vie, je secouai ma tête, en lui disant que je me serais défendu jusqu’à la mort. Nous étant remis en route, à la première auberge, nous fîmes le compte de la bourse : je me séparai de ce sot de notaire, et, emportant l’amitié du gentilhomme, j’arrivai à Ferrare avec mes deux garçons seulement.

« J’allai sur-le-champ présenter mes respects au duc, afin de pouvoir partir le lendemain pour Lorette. Après deux heures d’attente, j’eus l’honneur de le voir et de lui baiser les mains. Il voulut me faire mettre à table avec lui, mais je le priai de m’excuser, attendu que, vivant de peu depuis ma maladie, je craignais d’abuser, pour ma santé, de l’excellence de ses mets ; que j’aurais plus de temps, en ne mangeant pas, pour répondre à ses questions. Je restai quelques heures avec lui ; et lui ayant demandé congé, je trouvai à mon auberge ma table couverte de quelques plats délicats, qu’il avait eu la bonté de m’y envoyer, avec d’excellent vin. Comme l’heure de mon repas était passée, j’en eus beaucoup plus d’appétit, et ce fut, depuis quatre mois, le jour où je pus manger avec plaisir.

« Le lendemain je partis pour Lorette, où je fis mes prières à la sainte Vierge. »

III

Rentré à Rome, Benvenuto est poursuivi par le pape Farnèse et par son bâtard Pier Luigi, sous prétexte de lui faire restituer des richesses qu’il avait dérobées à Clément VII pendant le siège du château Saint-Ange. Il se justifie, mais n’en est pas moins retenu captif au château. François Ier le fait réclamer par son ambassadeur Monluc. Le Pape, inflexible, continue à le retenir prisonnier. Il se décide enfin à s’évader : il tresse en cordes les draps de son lit, il accomplit son dessein et parvint à franchir la dernière enceinte, mais avec la hanche cassée. Un pauvre aniero le conduit sur son âne jusque sur les marches de Saint-Pierre de Rome. Le cardinal Cornaro le recueillit, le fit guérir et le garda dans une chambre secrète du palais. Cornaro alla demander sa grâce au pape Farnèse. Le pape l’accorda avec bonté ; il avoua que lui-même, dans sa jeunesse, il en avait fait autant. Farnèse disait vrai ; il avait été autrefois incarcéré dans le château pour avoir falsifié des brefs lorsqu’il en était secrétaire.

« Le pape Alexandre avait décidé de le faire décapiter, mais Farnèse, qui le sut, fit dire en secret à Pietro Careluzzi de venir avec plusieurs chevaux, corrompit ses gardes à force d’argent, et, tandis que le pape était à la procession le jour de la fête, on le fit descendre dans une corbeille, et on le sauva ainsi ; car, dans ce temps-là, on n’avait pas encore entouré la tour des murailles dont j’ai parlé. Le pape, en racontant cela au gouverneur de Rome, voulait passer à ses yeux pour un brave ; mais il ne voyait pas qu’il se faisait aussi passer pour un coupable. Il dit ensuite au gouverneur : “Allez lui demander qui l’a aidé dans sa fuite, et dites-lui que je fais grâce à tous.” »

IV

« Quelques jours après, le gouverneur du château Saint-Ange mourut, persuadé que j’étais tout à fait libre. Sa place fut donnée à M. Antonio Ugolini, son frère. Le pape avait chargé celui-ci de me laisser où j’étais alors, jusqu’à ce qu’il en ordonnât autrement.

« Ce M. Durante de Bresce, dont j’ai déjà parlé, était convenu avec un soldat, pharmacien de Prato, de mêler à mes vivres quelque liqueur mortelle qui pût me faire périr dans quatre ou cinq mois : on imagina du diamant pilé, qui n’est pas un poison par lui-même, mais qui est le seul, parmi toutes les pierres, qui conserve des coins aigus, lesquels, introduits dans l’estomac ou dans les entrailles, les déchirent insensiblement, et vous donnent enfin la mort. On fournit à cet homme un diamant de peu de valeur, et l’on m’a dit qu’un certain orfèvre, Léon Aretino, l’un de mes plus grands ennemis, fut chargé de le mettre en poudre ; mais comme il était fort pauvre, et que ce diamant valait pourtant quelques dizaines d’écus, il le garda pour lui, et donna au soldat la poudre d’une autre pierre à sa place. On la mêla avec tous les mets que l’on me servait. C’était un jour de fête, j’avais grand appétit, parce que j’avais jeûné la veille ; je sentis en effet craquer quelque chose sous mes dents, mais j’étais loin de penser à une telle scélératesse. Cependant je vis luire quelque chose sur mon assiette, parmi un reste de salade, et, l’ayant regardé de plus près, je crus que c’était réellement du diamant pilé. Cela me rappela le craquement que j’avais éprouvé dans ma bouche, et je me jugeai mort.

« Sur-le-champ j’eus recours à mes prières ordinaires, et je remerciai Dieu de mourir d’une mort si douce et bien différente de celle dont j’avais été tant de fois menacé. Mais, comme l’espérance ne nous quitte jamais, je pris un couteau, je broyai sur des morceaux de fer quelques grains de cette poudre, et je m’assurai enfin que ce n’était pas du diamant, mais de la pierre molle, qui ne pouvait me faire aucun mal. J’en bénis Dieu ; et, quelque temps après, je bénis aussi la pauvreté qui m’avait sauvé la vie, tandis qu’elle tue tant de malheureux.

« Dans ce temps-là, M. Rossi, frère du comte de Sansecondo, et évêque de Pavie, était aussi prisonnier dans le château ; je l’appelai à haute voix, pour lui dire et lui faire voir que ces scélérats m’avaient empoisonné avec du diamant en poudre ; mais je lui cachai que ce n’était que de la pierre pilée ; je le priai, pour le temps que j’avais encore à vivre, de me donner de son pain, parce que je ne voulais rien manger de ce qui viendrait de leur part. Comme c’était mon ami, il me promit de partager ses vivres avec moi.

« Quand le nouveau châtelain fut instruit de cela, il fit beaucoup de bruit, et voulut voir cette poudre ; mais il se tut ensuite, se doutant qu’elle m’était donnée par l’ordre du pape. Il me faisait toujours apporter mes repas par le même soldat qui avait voulu m’empoisonner ; mais je lui signifiai que je ne mangerais rien de ce qu’il m’apportait, sans qu’il en eût mangé avant moi. Il me répondit qu’on ne faisait l’essai que pour le pape. Hé bien, si ce sont des gentilshommes, lui répartis-je, qui font l’épreuve pour le pape, un vilain tel que tu es peut bien le faire pour un homme comme moi ! Honteux de ce qui s’était passé, le châtelain ordonna de m’obéir dans la suite, à un autre de ses gens qu’il m’envoya, et cet homme ne s’y refusa pas. Comme celui-ci était du nombre de ceux qui me plaignaient, il me disait que le pape était souvent sollicité par M. de Montluc, de la part du roi de France, de me donner la liberté, et que le cardinal Farnèse, autrefois mon patron et mon ami, avait dit que je ne l’aurais point de longtemps encore. À quoi je répondais toujours que je l’obtiendrais malgré eux. Mais il me priait de ne pas tenir de pareils discours, parce qu’ils pourraient me nuire, et d’attendre tranquillement ce que le ciel voudrait faire en ma faveur. Ma réponse continuelle était que Dieu était au-dessus de la méchanceté des hommes.

« C’était ainsi que se passait ma vie, lorsque le cardinal de Ferrare parut à Rome. Il alla sur-le-champ offrir ses respects au pape, qui l’entretint jusqu’au moment de son dîner. Ils parlèrent beaucoup de la France et de la générosité de son grand monarque ; et le cardinal lui dit, à ce sujet, des choses qui lui firent tant de plaisir qu’il fut de la meilleure humeur du monde, parce que c’était son jour de débauche qu’il faisait une fois la semaine. Le cardinal, le voyant en bonne disposition, lui demanda ma liberté avec instance, en lui disant que le roi avait la plus grande envie de m’avoir. Alors le pape, sentant venir le besoin qu’il avait de vomir, que lui donnait l’excès qu’il avait fait à son repas, dit en riant au cardinal : “Allons ! allons ! je veux que vous le meniez chez vous tout de suite”, et il en donna l’ordre en se levant de table. Sur-le-champ le cardinal envoya cet ordre avant que Pier Luigi le sût, car il s’y serait opposé ; et deux de ses principaux gentilshommes me tirèrent de ma prison, à quatre heures de la nuit, et me conduisirent dans son palais, où je fus accueilli avec toute la bonté possible.

« Le nouveau châtelain, oubliant que son frère en mourant m’avait fait présent de toutes ses dépenses pour moi, voulut en agir comme un vrai barrigel et ses semblables, et me força de les lui rembourser ; ce qui me coûta beaucoup d’argent.

« Cependant le cardinal me recommanda de veiller sur moi, et d’être bien sur mes gardes, si je voulais jouir de ma liberté, car le pape se repentait déjà de me l’avoir donnée. Pour abréger, je ne parlerai pas d’une banqueroute que j’éprouvai de plusieurs centaines d’écus que j’avais déposés chez un caissier de M. Altoviti, auquel je fus obligé d’en faire un pur don, parce qu’il était totalement ruiné. Je passerai légèrement sur un songe que j’avais eu en prison, où je vis un homme qui m’écrivit sur le front des paroles importantes, et me recommanda, pendant trois fois, de ne les faire voir à personne ; tellement qu’en m’éveillant je me trouvai le front tout noirci. Je ne dirai pas non plus comment il se faisait que j’étais toujours invisiblement averti de tout ce que Pier Luigi faisait contre moi ; mais je ne puis passer sous silence une chose plus extraordinaire, dont j’ai voulu que quelques personnes seulement fussent certaines, et qui était un témoignage de la faveur du ciel envers moi. Il m’était resté sur la tête une certaine splendeur qui s’y voyait surtout le matin, au lever du soleil, ou à son coucher, et encore mieux lorsque la terre était couverte de rosée. Je m’en aperçus en France, où l’air est plus dégagé de brouillards qu’en Italie. Quelques personnes qui l’ont vue ne peuvent douter de ce miracle. Voici des vers que je composai en prison, et que j’adressai à M. Luna Martini ; ils sont faits à la louange de la prison, et j’y rappelle beaucoup de choses que j’ai déjà dites parmi d’autres, que l’on ne sait pas. »

(Il ne fait que répéter dans ces vers tout ce qui lui était arrivé dans sa prison.)

« Étant au palais du cardinal de Ferrare, j’étais parfaitement traité, et j’y recevais beaucoup de visites : tout le monde voulait voir un homme qui avait échappé à tant de dangers. Pour rétablir mes forces, j’allais prendre l’air sur les chevaux du cardinal, accompagné de deux jeunes gens, dont l’un était mon élève, et l’autre mon ami. Je me transportai un jour à Taglia Cozzo pour y voir Ascanio, et j’y fus accueilli avec joie par toute sa famille. Je le ramenai à Rome avec moi. Nous parlâmes beaucoup en route de notre métier, et j’étais impatient de m’y remettre. Je commençai par le bassin d’argent que j’avais promis en France au cardinal, et que je retrouvai ébauché ; car l’aiguière m’avait été volée, avec quantité d’autres objets précieux. Je faisais travailler un de mes garçons, Pagolo, au bassin, et je recommençai l’aiguière, qui était enrichie de tant de figures et d’ornements en bas-relief que tout le monde l’admirait. Le cardinal venait me voir au moins deux fois par jour, avec MM. Alamanni et Cesano, hommes de lettres et savants de ce siècle ; et, malgré mes travaux pressants, je causais souvent des heures entières fort gaiement avec eux ; l’ouvrage me venait de tous les côtés. Le cardinal voulut que je lui fisse son sceau pontifical, auquel je réussis si bien qu’on le mettait au-dessus de ceux du célèbre Lantizio, dont j’ai déjà parlé. Le cardinal se plaisait à le comparer avec ceux des autres cardinaux, qui étaient presque tous de la main de ce grand maître. Il voulut en même temps que je lui composasse un modèle de salière qui n’eût rien de commun avec la mode d’alors. M. Alamanni dit à ce sujet de fort belles choses ; M. Cesano y en ajouta d’autres. Mgr le cardinal, auditeur bénévole, fort content de tout ce qu’ils avaient proposé, me dit ensuite : “Benvenuto, les propositions de ces messieurs me plaisent l’une et l’autre, et je ne sais pour laquelle me décider ; je t’en laisse le choix.” Messieurs, leur dis-je alors, les fils des empereurs et des rois ont en eux quelque chose de majestueux et de divin ; cependant, si vous demandez à un humble paysan lesquels il aime davantage des fils des rois ou des siens, il dira que ce sont les siens. J’ai, comme lui, beaucoup d’amour pour mes enfants, qui sont les ouvrages que je produis ; c’est pourquoi le modèle que je vous montrerai, Monseigneur, sera de mon invention. Ce qui est beau à dire n’est souvent pas beau à exécuter ; et, me tournant vers ces messieurs : Vous avez dit, et moi je ferai. M. Alamanni me dit alors, en riant, des choses gracieuses qui furent embellies par son éloquence et ses belles manières ; et M. Cesano, qui était fort laid, me parla selon sa figure. M. Alamanni voulait que je fisse une Vénus avec un Cupidon, et des ornements analogues ; et M. Cesano, une Amphitrite entourée de tritons et des dieux de la mer ; et moi, je composai une ovale d’environ quinze pouces de hauteur ; elle était ornée de deux figures qui s’entrelaçaient, comme la mer entrelace la terre ; et par dessus, un vaisseau qui renfermait le sel.

« L’une était Neptune, le trident à la main, traîné par quatre chevaux marins ; l’autre, la Terre, sous la figure d’une belle femme, appuyée d’un bras sur un temple qui renfermait le poivre, et de l’autre portant une corne d’abondance. Sous la figure de la Terre, j’avais mis toutes sortes d’animaux qu’elle enfante ; sous celle de la Mer, les poissons qu’elle nourrit.

« Ensuite, ayant attendu la visite du cardinal et de ces deux messieurs, je leur montrai mon modèle en cire. M. Cesano s’écria : “Mais c’est un ouvrage à ne jamais finir, eût-on la vie de dix hommes ; et vous, Monseigneur, qui voulez en jouir, vous ne l’aurez jamais que pour vos héritiers ! Benvenuto a voulu vous montrer un de ses enfants, mais non vous le donner comme nous, qui nous vous proposions des choses faisables, et lui, des choses qui ne se font pas.” M. Alamanni plaida ma cause, et le cardinal dit que cette entreprise était trop considérable ; alors je pris la parole, et je dis :

« “Je suis sûr d’achever cet ouvrage pour celui qui doit l’avoir ; et je le ferai plus beau encore que le modèle ; j’espère vivre assez pour en exécuter de plus importants.” Le cardinal, un peu fâché, me répondit : “Tu les feras alors pour le roi vers lequel je te conduirai, et non pour d’autres.” Et il me montra des lettres de François Ier, qui l’engageait à retourner au plus tôt en France, et d’y amener Benvenuto. Oh ! quand viendra cet heureux moment ! m’écriai-je en levant les mains au ciel.

« Le cardinal ne me donna que dix jours pour arranger mes affaires dans Rome, et m’y préparer. Le jour du départ, il me fit présent d’un beau cheval appelé Tournon, parce que le cardinal de ce nom le lui avait donné. Pagolo et Ascanio eurent chacun le leur.

« Le cardinal, qui avait une maison considérable, la divisa en deux parties. La plus noble le suivit par la Romagne, à Lorette et à Ferrare, chef-lieu de sa maison ; l’autre, où se trouvait beaucoup plus de monde et une belle cavalerie, passa par Florence. Le cardinal voulait que je ne me séparasse point de lui, à cause des dangers que je pouvais courir ; mais je le suppliai de me laisser aller par Florence, où je voulais embrasser ma sœur, qui avait tant souffert de mes malheurs, et deux cousines, religieuses à Viterbe, où elles gouvernaient un riche monastère, et qui avaient tant fait de prières et récité d’oraisons pour obtenir la grâce de Dieu en ma faveur. »

Une tragique aventure l’attendait à Sienne.

« Je sortis du couvent de Viterbe avec mes compagnons de voyage, marchant tantôt devant, et tantôt derrière le train du cardinal ; de manière que nous arrivâmes le jeudi saint, vers le soir, à une poste en avant de Sienne. Je trouvai là des chevaux de retour qu’on ne demandait pas mieux que de fournir, pour peu de chose, au premier venu. Je descendis de mon cheval Tournon, et je mis sur un de ceux-là ma selle et mes étriers ; je laissai l’autre à conduire à mes jeunes gens, parce que je voulais arriver de bonne heure à Sienne, pour y voir un de mes amis. Le postillon qui me conduisait m’enseigna une bonne auberge, et je lui rendis son cheval, en oubliant de reprendre ma selle et mes étriers. Nous passâmes fort gaiement le reste de la journée ; et, le lendemain, je m’aperçus que j’avais laissé ma selle et mes étriers sur la jument que j’avais montée. Je les envoyai demander plusieurs fois au maître de la poste, sans qu’il voulût me les rendre, en disant que j’avais éreinté son cheval.

« L’hôte chez lequel je logeais me dit : Vous serez heureux, s’il ne vous arrive rien que de perdre votre selle. C’est l’homme le plus brutal qui soit ici, et il a deux fils soldats qui le sont encore plus que lui ; c’est pourquoi je vous conseille d’en acheter une autre, et de ne rien dire.

« Cependant je crus que le maître de la poste me rendrait ma selle à force de douces paroles, et je ne craignais rien avec mon excellente arquebuse et ma cotte de mailles, monté sur mon bon cheval, que je savais assez bien manier. J’avais accoutumé mes deux jeunes gens à porter aussi une cotte de mailles, et je me fiais sur Pagolo, qui, à Rome, ne la quittait jamais. C’était d’ailleurs le vendredi saint, jour où les fous doivent donner quelque relâche à leur folie.

« Arrivés devant la porte, je reconnus mon homme, parce qu’on m’avait dit qu’il était borgne ; m’étant avancé seul pour lui parler : Mon maître, lui dis-je, je vous prie de me rendre ma selle et mes étriers, parce que je n’ai fait aucun mal à votre jument. Il me fit une réponse si brutale que je lui dis : Vous n’êtes donc point chrétien, puisque vous voulez me faire tort, même le vendredi saint ? — Que ce soit le vendredi saint, ou le vendredi du diable, peu m’importe ! Si vous ne vous en allez, vous voyez cette pique et cette arquebuse, vous êtes mort !

« Ces paroles firent approcher un vieux gentilhomme qui venait de faire ses dévotions, et qui, approuvant mes raisons, lui fit des reproches sur sa conduite vis-à-vis d’un étranger et sur ses blasphèmes. Ses deux fils alors rentrèrent dans sa maison, sans dire mot ; mais leur père, furieux des reproches du gentilhomme, baissa sa pique, en jurant qu’il voulait me tuer. Voyant sa résolution, je me mis un peu à l’écart, en lui montrant le bout de mon arquebuse, pour le tenir en respect. Il se jeta alors sur moi, plus furieux encore ; mais cette arme, que je tenais assez haut, partit d’elle-même, et la balle, ayant frappé l’arc de la porte, rebondit sur sa tête, et l’étendit par terre.

« À ce bruit ses fils accoururent, l’un avec une fourche, et l’autre avec la pique de son père ; ils se jetèrent, celui-ci sur Pagolo, l’autre sur le Milanais qui nous accompagnait, et qui se défendait en s’écriant qu’il n’avait que faire dans cette querelle, ce qui ne l’empêcha pas de recevoir un coup qui lui fendit la bouche. Quant à l’horloger Cherubino, qui était vêtu en prêtre, parce qu’il avait de bons bénéfices que le pape lui avait donnés, on n’osa l’attaquer. J’avais donné de l’éperon à mon cheval, pour revenir au combat, après avoir rechargé mon arquebuse, résolu de me faire tuer pour venger mes compagnons, que je croyais morts ; mais je les vis revenir, et Ascanio, qui était en avant, me dit que Pagolo était mortellement blessé. Hélas ! lui dis-je, il n’avait donc pas sa cotte de mailles ? Il l’avait laissée dans sa valise, me répondit-il. Malheureux Pagolo ! m’écriai-je alors, tu ne la portais donc que pour faire le beau garçon dans Rome, et tu la quittais lorsqu’elle t’était le plus nécessaire ! je vais donc mourir pour ta sottise ! Mais bientôt je sus, par M. Cherubino et le Milanais blessé, que le coup porté à Pagolo n’avait fait que lui écorcher la peau ; que le maître de poste était mort, et que ses fils se préparaient à le venger ; ils me suppliaient de ne pas recommencer la querelle, dans laquelle je ne manquerais pas de succomber. Puisque vous êtes contents, leur répondis-je, je le suis aussi ; allons, piquons nos chevaux, et arrivons à Staggia, où nous serons en sûreté ! Le Milanais nous dit alors : Je suis puni par où j’ai péché ! Hier, n’ayant rien autre chose à manger, j’ai fais gras à mon dîner. Ces paroles inattendues nous firent beaucoup rire, quoique nous n’en eussions point envie. Nous forçâmes le pas de nos chevaux, laissant loin de nous Cherubino, qui voulait marcher à son aise.

« Les fils du mort, pendant ces entrefaites, allèrent porter leurs plaintes au duc de Melfi, qui, ayant appris que nous appartenions au cardinal de Ferrare, ne voulut pas donner de suite à cette affaire. Arrivés à Staggia, nous envoyâmes chercher un chirurgien pour visiter la blessure de Pagolo, qu’il trouva fort légère, et nous fîmes préparer le dîner. Alors arrivèrent aussi Cherubino et le Milanais, qui répétait sans cesse : Je suis puni par où j’ai péché, et je serai excommunié, parce que je n’ai pas fait ma prière du matin ! Comme il était fort laid, que sa bouche, déjà fort grande, s’était élargie de la moitié, et qu’il parlait son baragouin milanais d’une manière fort ridicule, nous ne pouvions nous empêcher de rire, mais surtout lorsqu’il dit au chirurgien qui lui recousait sa bouche, de lui en laisser au moins pour passer sa cuiller.

« C’est en riant encore que nous arrivâmes à Florence, où nous descendîmes chez ma sœur, que ma présence remplit de bonheur et de joie. »

V

Arrivé à Fontainebleau, le cardinal de Ferrare le présenta une seconde fois à François Ier.

Voyons dans quel état il trouvait la cour. L’amour pour la duchesse d’Étampes, régnait sur le roi.

Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, dite d’abord Mlle d’Heilly, maîtresse de François Ier, née vers 1508, était fille d’honneur de Louise de Savoie, duchesse d’Angoulême, mère de François Ier, et avait dix-huit ans lorsque ce prince en devint éperdument amoureux. Il la maria à un certain Jean de Brosse et lui donna le comté d’Étampes, qu’il érigea pour elle en duché.

La duchesse gouverna François Ier pendant vingt-deux ans ; elle troubla la cour et porta la désunion dans la famille royale, par sa haine contre Diane de Poitiers, maîtresse du Dauphin ; trahissant son roi, elle favorisa, en livrant des secrets d’État, les succès de Charles-Quint et de Henri VIII, dans l’intention de rabaisser le Dauphin, qui était chargé de les combattre, et fit signer à François Ier le honteux traité de Crespy.

Elle aimait les arts et les artistes autant que son royal amant les favorisait.

Voici le récit de la première audience accordée à Benvenuto par François Ier :

« Le cardinal informa bientôt le roi de mon arrivée ; et ce prince voulut me voir sur-le-champ. Je me présentai devant Sa Majesté avec l’aiguière et le bassin d’argent, et je lui baisai les genoux. J’en fus accueilli avec beaucoup de bonté ; je le remerciai de m’avoir fait sortir de prison, en lui disant qu’il était digne d’un grand monarque comme lui de protéger l’innocence, et que ses bienfaits étaient écrits au ciel et dans le cœur de tous les gens de bien.

« Ce bon prince m’écouta avec beaucoup d’attention, et me répondit par des paroles bienveillantes et dignes de lui. Il prit ensuite les deux vases, en déclarant qu’il ne croyait pas que les anciens eussent jamais rien fait de si beau, et qu’ils surpassaient tout ce qu’il avait vu de plus rare en Italie. Il parlait français au cardinal, et, se tournant vers moi, il me dit en italien : “Reposez-vous, Benvenuto, et amusez-vous pendant quelques jours. Je vais songer à vous occuper.” »

Quelques jours après, sur les instances du cardinal, le roi offrit à Benvenuto le modique traitement de 300 écus par an. Indigné de cette modicité, Benvenuto fit ses préparatifs secrets de départ. Le cardinal le sut, le fit appeler et lui offrit de sa part du roi le même traitement qu’il avait assigné à Léonard de Vinci, cent écus d’or par an, et en plus le prix de tous les ouvrages qui lui seraient commandés par la cour. Le lendemain François Ier le fit venir et lui commanda pour sa table douze chandeliers en argent, représentant six dieux et six déesses. Il lui donna pour son laboratoire le petit hôtel de Nesle, terrain qui fut occupé plus tard par le palais du cardinal Mazarin, aujourd’hui l’Académie française. M. de Villebon, qui occupait cet hôtel, déclara qu’il s’y opposerait. Benvenuto alla se plaindre au roi. Ce prince avait oublié son visage : Qui êtes-vous ? lui dit-il.

« Benvenuto, lui répondis-je. Si vous êtes ce Benvenuto dont j’ai appris tant de choses, ajouta-t-il, faites selon votre coutume, je vous en donne pleine licence. — Il me suffit de conserver les bonnes grâces de Votre Majesté, lui répartis-je ; je ne crains rien pour le reste. — Hé bien, allez, me répondit ce prince en souriant, elles ne vous manqueront jamais.

« Il ordonna aussitôt à l’un de ses secrétaires, appelé M. de Villeroy15, de faire pourvoir à tous mes besoins. Ce secrétaire était grand ami du prévôt, à qui appartenait le Petit-Nesle. Cette maison était une espèce de château antique qui touchait aux murs de Paris, assez grand, et de forme triangulaire. Il n’y avait aucun soldat pour le garder. M. de Villeroy me conseillait de chercher un autre établissement, parce que le prévôt était un homme puissant qui me ferait tuer quelque jour. Je suis venu d’Italie en France, lui répondis-je, pour servir votre grand prince, et je n’ai pas peur de mourir, parce que tôt ou tard il faut le faire.

« Ce M. de Villeroy était un homme de beaucoup d’esprit, fort riche, admirable en toutes choses, mais mon secret ennemi. Il mit après moi un certain M. de Marmagne, trésorier de la province de Languedoc. La première chose que fit celui-ci fut de chercher dans cette maison l’appartement le plus commode, et de s’en saisir. J’eus beau lui représenter que le roi m’avait donné ce logement pour moi et mes gens, et que je ne voulais y souffrir personne autre ; cet homme était fier, audacieux et violent ; il me répondit qu’il voulait faire ce qui lui plairait, et que c’était donner de la tête contre une muraille, que de s’opposer à lui et à M. de Villeroy. Je lui répartis que le roi était plus puissant que M. de Villeroy, et que c’était lui-même qui m’avait donné cette maison.

« Alors, furieux, il me dit beaucoup d’injures en français, auxquelles je répondis en italien ; et, voyant qu’il mettait la main à sa dague, qui était fort courte, je mis la main à la mienne, qui était plus longue, et qui ne me quittait jamais ; je lui dis qu’il était mort s’il faisait le moindre signe. Marmagne avait deux valets avec lui, et moi mes deux jeunes gens.

« Jetez-vous, leur dis-je, sur ces deux marauds-là ; tuez-les, si vous pouvez, et, quand j’aurai tué leur maître, nous partirons. Celui-ci, voyant ma contenance assurée, se crut heureux de sortir la vie sauve. J’écrivis sur-le-champ au cardinal ce qui venait de se passer ; il l’alla raconter au roi, qui en fut affligé, et me recommanda au comte d’Orbec, qui eut toute sorte de soins pour moi. »

Telle était alors l’anarchie féodale qui régnait dans l’administration.

« Les faveurs du roi me faisaient considérer de tout le monde. Je reçus l’argent qu’il me fallait pour mes statues, et je commençai par celle de Jupiter, qui était déjà assez avancée lorsque le roi revint à Paris. Aussitôt qu’il me vit, il me demanda si je pouvais lui montrer quelque chose de mon atelier, parce qu’il avait envie d’y aller. L’ayant assuré que je le pouvais, le jour même, après son dîner, Sa Majesté y vint, accompagnée de Mme d’Étampes, du roi et de la reine de Navarre, sa sœur ; de Mgr le Dauphin, de Mme la Dauphine, du cardinal de Lorraine, enfin de tout ce qu’il y avait de plus grand à sa cour. J’étais à travailler lorsque le roi parut. Je donnai l’ordre à tout mon monde de rester à sa place. Il me trouva ayant une grande plaque d’argent à la main, pour le corps de mon Jupiter ; un autre faisait une jambe, un autre la tête ; de sorte que c’était un bruit épouvantable dans mon atelier. Je venais de donner en ce moment un coup de pied à un petit garçon français, qui m’avait fait une sottise, et qui alla se cacher dans les jambes du roi ; ce qui le fit beaucoup rire. Sa Majesté me demanda ce que je faisais, et m’ordonna de ne pas me déranger. Elle me dit alors de prendre les choses à mon aise, et de soigner ma santé, parce qu’elle voulait me faire travailler longtemps. Je lui répondis que je serais malade si je ne travaillais pas, surtout à ce que je désirais faire pour elle. Le roi crut que je ne voulais lui adresser qu’un compliment, et recommanda au cardinal de Lorraine de me répéter ce qu’il m’avait dit ; mais je lui donnai de si bonnes raisons, qui furent rapportées, qu’on me laissa toute liberté.

« Le roi, en s’en allant, me laissa si rempli de ses bontés, que j’aurais peine à l’exprimer. Il me fit appeler quelques jours après, en présence du cardinal de Ferrare, qui dînait avec lui ; il était au second service lorsque je parus. M’étant approché de lui, il causa beaucoup avec moi, et me dit qu’il aurait envie d’une belle salière, cassette qui contenait le sel et les serviettes destinées au roi, pour accompagner les vases que M. le cardinal lui avait donnés, et que j’en fisse le dessin le plus tôt possible. Votre Majesté l’aura sur-le-champ, si elle veut m’accorder un quart d’heure. (J’en avais fait le dessin depuis longtemps, dans l’espérance de l’exécuter un jour pour le cardinal.) Le roi, étonné, se tourne vers le roi de Navarre et les cardinaux de Lorraine et de Ferrare, et leur dit : Benvenuto est vraiment un homme admirable et digne de se faire aimer et désirer de tous ceux qui le connaissent ! Ensuite il me dit qu’il verrait volontiers ce dessin. À ces mots je partis, et j’allai le chercher ; j’y joignis son modèle en cire. En les voyant, le roi s’écria : C’est un ouvrage plus que divin ! Cet homme ne s’est donc jamais reposé ! Et, me regardant d’un œil satisfait, il m’invita à lui faire cette salière.

« Le cardinal de Ferrare, qui était présent, jeta sur moi les yeux pour me faire entendre qu’il connaissait ce modèle, parce que j’avais ajouté au roi que je le ferais pour celui qui devait l’avoir, comme pour me venger de ses vaines promesses ; et il dit au roi, comme pour se venger aussi : Sire, c’est une grande entreprise que celle dont vous chargez Benvenuto, et il ne viendra jamais à bout de la finir. Ces grands hommes de l’art se promettent plus qu’ils ne peuvent faire. Le roi lui répondit que si l’on pensait toujours à la fin d’un ouvrage, on ne l’entreprendrait jamais. Vous avez raison, Sire, osai-je lui dire, les princes qui, comme Votre Majesté, savent encourager ceux qui les servent, ne trouvent jamais en eux rien d’impossible ; et, puisque Dieu m’a donné un si bon maître que vous, j’espère achever tout ce que vous m’avez commandé. Je le crois aussi, dit le roi en se levant de table. Il m’emmena ensuite dans sa chambre, et me demanda quelle quantité d’or il me faudrait pour cette salière. Mille écus, lui répondis-je. Il fit venir sur-le-champ son trésorier, M. d’Orbec, et lui ordonna de me les donner vieux et de bon poids.

« Ayant pris congé du roi, je repassai la Seine ; je pris chez moi, au lieu d’un sac, une bourse qu’une religieuse de mes parents m’avait donnée à Florence ; et, comme il était encore de bonne heure, je me rendis seul, sans domestique, chez le trésorier qui devait me compter les mille écus d’or. Je le trouvai occupé à les choisir, et il le faisait si lentement, qu’il me fallut attendre nuit close avant qu’ils me fussent livrés. Soupçonnant là-dessous quelque trahison, j’eus la prudence de faire dire à quelques-uns de mes garçons de venir au-devant de moi. Ne les voyant point, je demandai si on les avait avertis ; un coquin de valet m’assura qu’il avait fait ma commission, et qu’ils n’avaient point voulu venir, mais qu’il me porterait cette somme si je voulais. Non, lui dis-je, je la porterai moi-même.

« Quand j’en eus donné le reçu en bonne forme, je partis avec ma bourse bien attachée à mon bras gauche. J’étais armé, et j’avais ma cotte de mailles. Je m’étais aperçu que quelques valets parlaient bas entre eux, et étaient sortis avec moi, en prenant une rue opposée. C’est pourquoi je traversai à grands pas le pont au Change, et je suivis les bords de la Seine qui me conduisaient à mon logis. Quand je fus devant les Augustins16, lieu très dangereux, j’en étais encore trop éloigné pour qu’on pût m’entendre et venir à mon secours. C’est là précisément que je me vis attaqué par quatre hommes, l’épée à la main. J’enveloppai aussitôt de mon manteau le bras auquel ma bourse était attachée, et je mis la main à mon épée. “Avec un soldat, leur dis-je, lorsqu’ils me serraient de près, on ne gagne que la cape et l’épée, et je vous les vendrai cher.” Mais je m’aperçus bien qu’ils étaient endoctrinés par les valets qui m’avaient vu compter mon argent. Comme je me défendais vivement, peu à peu ils se retirèrent en disant en français : “C’est un brave Italien, et ce n’est pas celui que nous cherchions ; car il ne porte rien avec lui.” Enfin, comme ils crurent qu’il n’y avait que de bons coups d’épée à gagner, et que je ne les ménageais pas, ils ne marchèrent plus que lentement après moi. Alors, précipitant mes pas, parce que je craignais quelque embuscade encore, et me voyant à portée de mon logement, je me mis à crier : Aux armes ! aux armes ! on veut m’assassiner. Quatre de mes gens accoururent avec des piques, et voulurent poursuivre ces coupe-jarrets ; mais je les arrêtai, en leur disant : Laissez-moi déposer cet argent qui m’arrache le bras, et nous donnerons ensuite sur ces quatre poltrons qui n’ont pu me voler. Quand je fus entré, tout mon monde se mit après moi, en me faisant des reproches sur ce que je me fiais trop sur moi-même, et en me disant que quelque jour je me ferais tuer. Enfin, après bien des paroles et des plaisanteries, nous soupâmes aussi gaiement que s’il nous fût arrivé quelque chose d’heureux. Il est vrai que le proverbe dit qu’à force d’aller on rencontre le mauvais pas, mais les malheurs n’arrivent jamais de la même manière. »

VI

Benvenuto se livra alors tout entier à son génie et à sa verve. Il finit sa statue de Jupiter de grandeur naturelle, celle de Mars et une multitude de chefs-d’œuvre pour la duchesse d’Étampes et pour ses amis d’Italie. Sa situation était triomphante ; le roi le chérissait et croyait avoir enlevé son lustre à l’Italie, avec Léonard de Vinci et Benvenuto, pour les attacher à son règne en France. À son retour de sa campagne il lui envoya des lettres de naturalisation. Il vint à Paris le visiter dans l’hôtel de Nesle. Il ne pouvait comprendre comment il avait fini ou ébauché tant de magnifiques ouvrages en si peu de mois.

« Pendant la conversation on parla de Fontainebleau. La duchesse d’Étampes dit au roi que Sa Majesté devrait me commander quelque chose de beau pour ce magnifique palais. Vous avez raison, dit le roi ; et il me consulta sur-le-champ sur ce que nous pourrions imaginer pour cette belle fontaine. Je lui fis part de mes avis ; il y ajouta les siens, il me dit ensuite qu’il allait passer quinze ou vingt jours à Saint-Germain ; que je lui fisse, pendant ce temps-là, un dessin, le plus beau que je pourrais imaginer, pour orner ce château, qui était ce qui lui plaisait le plus dans son royaume ; qu’il me priait d’y employer toute mon imagination et mon talent. Se tournant ensuite vers Mme d’Étampes : Je n’ai jamais vu d’homme qui me soit plus agréable, et qui mérite plus d’être récompensé ! Quoique je le voie souvent, jamais il ne me demande rien ; il ne pense qu’à son travail : c’est pourquoi je veux le fixer à Paris à force de récompenses. Mme d’Étampes lui répondit qu’elle aurait soin d’en faire souvenir Sa Majesté ; et ils me quittèrent. »

VII

L’ouvrier était devenu artiste suprême. Il était évident que son génie aspirait à s’égaler à la fortune de son protecteur, et que les lauriers grandioses de Michel-Ange l’empêchaient de dormir. C’est alors qu’il conçut le monument colossal de la statue du dieu Mars, représentant François Ier. Le roi fut ravi ; la duchesse d’Étampes, jalouse de la préférence accordée au roi, l’irrita contre Benvenuto. « Cet homme, lui dit le roi, est vraiment selon mon cœur ! Mon ami, dit-il à Cellini en lui frappant sur l’épaule, je ne sais qui est le plus heureux, ou du prince qui trouve un homme, ou de l’homme qui trouve un prince ! »

Cependant, à la requête de la duchesse d’Étampes, le roi fit venir de Bologne à Fontainebleau, son séjour habituel, le célèbre peintre Primatice, pour lui confier la galerie du palais. Benvenuto s’indigna d’une préférence qu’il désirait accaparer pour ses ouvrages. Un procès scandaleux qu’on lui intenta par vengeance, sous prétexte des infâmes amours dont on l’avait accusé en Italie, souleva tellement sa colère, que, l’ayant gagné, il se vengea à coups de dague de ses accusateurs, et les fit repentir cruellement de leur accusation vraie ou fausse.

« À peine fus-je descendu de cheval qu’une de ces bonnes personnes qui veulent toujours mettre le feu aux étoupes vint me dire que Miceri avait loué un appartement pour Catherine et sa mère, et qu’il ne les quittait point ; qu’en parlant de moi il s’égayait en disant : Benvenuto a mis de la graine devant les oiseaux, et il a cru qu’ils n’y toucheraient pas. Je ne crains point son épée, j’en ai une aussi bonne que la sienne ; je suis Florentin comme lui, et ma famille vaut mieux que celle dont il sort. À peine eus-je entendu ces malignes paroles, que la fièvre s’empara de moi ; je dis la fièvre, parce que je crois que j’en serais mort, si je n’avais pris ce parti : j’ordonnai à un de mes garçons, qui était Ferrarois, de me suivre, et à un domestique de faire marcher un cheval derrière moi, et je courus au logis de ce misérable Miceri. Je trouvai la porte entr’ouverte ; je le vis avec une épée et un poignard à son côté, assis auprès de sa belle et de sa mère, et j’entendis qu’ils parlaient de moi. Soudain je pousse la porte, je lui mets la pointe de mon épée sur la poitrine, sans lui donner le temps de tirer la sienne, et je lui dis : Vil poltron, recommande ton âme à Dieu, car tu vas mourir ! Miceri, épouvanté, s’écria trois fois : Maman, à mon secours ! J’avais chargé le Ferrarois de ne laisser sortir personne, car mon intention était de les tuer tous les trois ; mais la voix tremblante de Miceri me fit passer la moitié de ma colère ; et, en lui tenant toujours le fer appuyé fortement sur l’estomac, et voyant qu’il ne faisait pas de résistance, je changeai de résolution, et il me prit sur-le-champ envie de le marier à Catherine, et de me venger d’une autre manière. Tire, lui dis-je, l’anneau que tu as au doigt, et mets-le au doigt de cette fille. Je retirai un peu mon épée pour lui donner la facilité de le faire. Il m’obéit en me disant qu’il ferait tout ce que je voudrais, pourvu que je ne le tuasse point. Cela ne suffit pas, repris-je ; qu’on aille chercher un notaire et des témoins ; je veux que le mariage soit en règle. Si quelqu’un de vous ici parle de ce qui vient de se passer, leur dis-je en bon français, il peut être certain de sa mort. Et toi, Miceri, repris-je en italien, si tu ajoutes une parole, tu es mort ! »

Le Jupiter étant terminé, le roi voulut le voir. Benvenuto le fit porter à Fontainebleau. François Ier et toute la cour en furent stupéfaits d’admiration. Mme d’Étampes chercha en vain à le rabaisser.

« — Qu’est-ce, dit-elle, que ces bêtises, Madame, en comparaison de ces chefs-d’œuvre de l’antiquité que vous ne regardez pas ? Ah ! si on la voyait de jour, cette statue, elle ne serait pas si belle, et on lui a mis un voile pour cacher ses défauts.” Je lui avais en effet mis un voile très léger, pour lui donner plus de majesté, et pour qu’elle parût plus décemment devant les dames de la cour ; mais moi, par dépit, je le déchirai, et je fis voir mon Jupiter dans toute sa belle nudité. Mme d’Étampes s’imagina que je l’avais fait par mépris pour elle, et, la colère lui montant au visage, et moi ne pouvant plus me retenir, je voulus parler ; mais le roi, qui s’en aperçut, me coupa la parole, en me disant : Taisez-vous ; vous aurez plus de bien que vous n’en voudrez. Forcé au silence, je me tordais les mains ; Mme d’Étampes en était d’autant plus furieuse. Ce qui fit que le roi partit plus tôt qu’il n’aurait voulu, en disant à haute voix : J’ai dérobé à l’Italie l’homme le plus habile qui fût jamais.

« Je laissai mon Jupiter à sa place, et je partis pour Paris, après avoir reçu mille écus d’or, partie pour mon traitement et partie pour les avances que j’avais faites. J’étais si content, qu’après mon dîner je fis présent de tous mes vêtements, qui étaient de fourrures fines et d’étoffes fort belles, à mes compagnons de travail : chacun d’eux eut sa part, selon son mérite ; mes domestiques, mes valets d’écurie, ne furent pas même oubliés. Je voulais leur donner du zèle, pour être bien servi de toutes les manières. Ayant repris courage, je m’attachai à mon colosse qui était ma statue de Mars, dont la carcasse était formée de morceaux de bois artistement entrelacés et revêtus de plâtre ; et je raconterai une anecdote plaisante à laquelle cette statue donna lieu. J’avais défendu à mes gens de faire entrer des filles dans ma maison ; mais cet ordre était mal exécuté. Ascagne était amoureux d’une jeune fille fort jolie, qui le payait de retour ; elle se sauva une nuit de chez ses parents, pour venir le trouver, et ne voulut plus y retourner. Ascagne, ne sachant qu’en faire, la cacha dans la statue, lui arrangea un lit dans la tête avec beaucoup d’art, et il venait l’en faire sortir pendant la nuit. Comme cette tête était fort avancée, je l’avais découverte par un peu de vanité, pour la laisser voir au public. Les plus voisins montaient jusque sur leurs toits pour la regarder. Comme le bruit courait depuis longtemps que ce vieux château était habité par un esprit, que je n’avais cependant jamais vu ni entendu, et que cette fille qui était couchée dans cette tête la faisait remuer de temps en temps, le sot peuple disait que l’esprit s’était déjà emparé de cette grande figure, et qu’il lui faisait mouvoir les yeux et la bouche, comme si elle voulait parler ; les uns en étaient effrayés, et les autres plus malins s’efforçaient de le leur faire croire, quoiqu’ils ne sussent pas qu’il y avait dans cette tête un véritable esprit. »

VIII

Le roi cependant, à la sollicitation de Mme d’Étampes, lui reprocha de perdre son temps et son talent à faire pour d’autres des vases, des salières, des têtes, des portes, et de négliger les grands ouvrages qu’il lui avait commandés. Mme d’Étampes conseilla en riant au roi de le faire pendre, car, disait-elle, il l’avait bien mérité.

IX

Benvenuto, mobile et mécontent, laissa à Paris son hôtel et ses ateliers à Ascagne, et partit pour l’Italie, en passant par Plaisance ; il fut reconnu par le bâtard du pape Farnèse, Pier Luigi, et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il alla le voir. Je le trouvai à table, dit-il, avec les Landi, qui le tuèrent depuis. Pier Luigi lui demanda pardon des persécutions qu’il lui avait fait subir à Rome sous le pape son père, et lui proposa de le garder à Ferrare pour travailler à l’embellissement de cette ville.

« Or admirons, dit Cellini, la justice de Dieu, qui ne laisse rien d’impuni sur la terre. Cet homme sembla me demander pardon devant ceux qui peu de temps après me vengèrent, moi et tant d’autres qui avaient été assassinés par lui. Qu’aucun mortel, quelque grand qu’il soit, ne compte donc sur l’impunité de ses crimes. Je dirai dans son lieu que justice sera faite aussi de plusieurs de mes persécuteurs. Ce n’est point la vanité qui m’arrache ces tristes réflexions ; je les fais pour rendre grâce à Dieu, dont la puissante protection ne m’a jamais manqué, parce que je l’ai toujours imploré au milieu de mes angoisses. »

Ce mélange de scélératesse et de dévotion sincère donne à ce temps un caractère de pittoresque moral qui n’éclate jamais mieux que dans ce naïf scélérat.

X

En quittant Ferrare, Benvenuto se rendit à Florence. Le duc, qui était alors comte de Médicis, le reçut à Poggio, villa magnifique, à quelques milles de sa capitale. Il lui commanda une œuvre de sculpture dont il décorait en ce moment la Logia de Lanzi, espèce d’amphithéâtre couvert, mais en plein air, où l’on exposait à perpétuité les œuvres immortelles des artistes toscans à l’admiration et à la gloire du peuple sur la place du Gouvernement.

Ce fut le chef-d’œuvre de Benvenuto. La femme de Cosme lui donna mille distractions et mille déplaisirs pour un diamant qu’elle désirait faire acheter à son mari, et que Benvenuto dépréciait ; à la fin il alla, pour se distraire, faire un voyage d’artiste à Venise. Son objet principal était de revoir le Titien et le fameux Sanzovino, sculpteur florentin au service de Venise ; il fut reçu d’eux en compatriote et en ami. Ayant rencontré Laurenzio, le ministre du duc Alexandre, en compagnie de quelques républicains proscrits, ils lui conseillent de retourner en France, au lieu d’honorer de ses chefs-d’œuvre le tyran de sa patrie. Il les quitta sans leur répondre. Il n’assassinait que dans sa propre cause. Les ennemis politiques n’étaient à ses yeux que de féroces dupeurs. Il revint à Florence achever son Persée, œuvre désormais de sa vie. Il avait pris pour type de son héros mythologique l’instant où Persée élève dans sa main la tête de Méduse qu’il vient de couper, et où il foule du pied droit le tronc sanglant qui palpite encore.

Nous citons ici, comme nous l’avons cité dans notre entretien sur Bernard de Palissy, le travail et l’anxiété de Benvenuto dans la fonte de cette œuvre divine en bronze. Combien de fois, avant de connaître la vie et les procédés de Benvenuto Cellini, ne nous sommes-nous pas arrêté à Florence devant la Logia dei Servi pour contempler ce miracle du génie humain ! C’est la beauté, la colère et la victoire vengeresse fondues dans une même expression ; Cosme en fut ravi, et le peuple toscan le rangea dès le premier jour au rang de ces œuvres qui n’ont pas de secondes.

Voici comment il rend compte des efforts fiévreux que lui coûta la fonte de Persée ; on croit assister à l’enfantement de la vie.

XI

« Le succès que j’avais obtenu dans la fonte de ma Méduse devait me faire croire que je réussirais aussi dans mon Persée, dont le modèle était achevé et enduit de cire ; mais le duc, après l’avoir admiré, soit qu’il eût été prévenu par mes ennemis, soit qu’il se le fût imaginé lui-même, me dit un jour : Benvenuto, je ne crois pas que votre Persée puisse venir en bronze ; l’art ne vous le permet pas. Ces paroles me piquèrent, et je lui répondis : Je vois, Monseigneur, que vous avez peu de confiance en moi, et que vous croyez trop ce qu’on vous dit, parce que vous ne vous y entendez pas. — Je fais profession de m’y entendre, me dit-il sur-le-champ, et je m’y entends fort bien. — Oui, comme prince, lui dis-je, mais non comme artiste ; car vous devriez avoir confiance en moi, d’après la tête de bronze que j’ai faite, d’après le Ganymède que j’ai restauré, et qui m’a donné plus de peine que si je l’avais fait à neuf, et d’après cette statue de Méduse, qui est devant vos yeux, et qui est un ouvrage sans exemple. Sachez, Monseigneur, que tous les beaux ouvrages que j’ai faits pour le grand roi François ont parfaitement réussi ; mais ce prince m’encourageait par les moyens qu’il me procurait, par la quantité d’ouvriers qu’il me mettait à même de salarier. Que Votre Excellence fasse comme lui, et me procure des secours, je serai certain alors de lui offrir un ouvrage digne d’elle ; mais elle ne me donne, pour que j’en vienne à bout, ni argent ni courage. Le duc, pendant que je parlais, se tournait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et semblait m’écouter avec peine ; et moi, je m’affligeais en pensant à l’état magnifique que j’avais laissé en France. Comment se peut-il, Benvenuto, me dit enfin le duc, que cette belle tête de Méduse, qui est là-haut dans la main de Persée, puisse bien venir ? — Vous voyez bien, lui répondis-je sur-le-champ, que vous n’y comprenez rien. Si Votre Excellence avait quelque connaissance de l’art, elle ne craindrait rien pour cette tête, mais pour le pied droit du Persée, qui est si éloigné de l’autre, et vers lequel la matière aura plus de peine à parvenir. Le duc, à ces mots, se tourna un peu en colère vers les messieurs qui étaient présents, en leur disant : Je crois que ce Benvenuto a pris à tâche de me contrarier en tout. Je veux savoir quelles raisons il peut me donner pour me convaincre, et avoir la patience de l’écouter. — Voici mes raisons, dis-je alors, et Votre Excellence les comprendra facilement. Je les lui expliquai le plus clairement qu’il me fut possible, et je les passerai ici sous silence, pour n’être pas trop long. Après m’avoir entendu, il me quitta en branlant la tête.

« Cependant je secouais mes chagrins, et je me donnais du courage, malgré tous mes regrets, qui me reportaient vers la France, où je trouvais plus de secours que dans Florence, ma patrie, et que je n’avais quittée, dans le fond, que pour faire du bien à ma pauvre famille. J’espérais que, si je venais à bout de mon Persée, toutes mes peines se changeraient en gloire et en plaisirs. Je fis des amas de bois de pin, je revêtis de terre convenable la carcasse de ma statue, et je l’armai de bons ferrements ; enfin, je préparai tout pour me mettre en état de la jeter en fonte. Je fis ensuite creuser une fosse, dans laquelle je la fis transporter avec toutes les précautions possibles, et selon toutes les règles de l’art, ou celles que me dicta mon expérience ou mon imagination ; et, lorsque j’eus donné toutes mes instructions à mes travailleurs et à mes ouvriers, je me tournai du côté de mon fourneau, que j’avais fait remplir de cuivre et d’étain, selon les proportions. J’y fis mettre le feu, que je dirigeai moi-même avec beaucoup de fatigues, étant contrarié, tantôt par la flamme, qui menaçait d’incendier mon atelier, et tantôt par le vent et la pluie qui venaient du côté du jardin, et qui refroidissaient mon fourneau. Obligé de combattre contre tant d’accidents imprévus, mes forces ne purent plus y résister, et je fus saisi d’une grosse fièvre qui m’obligea d’aller, tout désespéré, me jeter sur mon lit, après avoir renouvelé mes avertissements à mes gens, qui étaient au nombre de dix, et surtout à Bernardino, mon premier garçon, auquel je dis : Observe bien tout ce que j’ai ordonné de faire ; car je sens le plus grand mal que j’aie jamais éprouvé ; il me semble que je vais mourir. En attendant, mangez et buvez, et préparez-vous à ce grand ouvrage. Quelque temps après, un homme tout tortu, pâle et tremblant comme s’il allait à la mort, vint me dire : Ô malheureux Benvenuto ! tout est perdu, et il n’y a pas de remède ! À ces mots, je fis un grand cri, je sautai à bas de mon lit, et je m’habillai. Je jurais après tous ceux qui s’approchaient de moi, je les frappais des pieds et des mains, et je me désolais en disant : J’éprouve quelque trahison, mais je la découvrirai ; et, avant de mourir, je saurai m’en venger. Je courus ensuite à mon atelier, où je vis tout mon monde bouleversé. Écoutez-moi, leur dis-je ; et, puisque vous n’avez pas voulu suivre mes conseils, obéissez-moi sans dire mot, à présent que je suis avec vous ! À ces mots, un maître fondeur, nommé Alexandre Lastricati, me répondit que je voulais faire une chose impossible. Cette réponse me mit tellement en fureur que je leur fis peur à tous, et qu’ils me dirent : Commandez, nous vous obéirons en toutes choses. Ils me parlèrent ainsi parce qu’ils me croyaient à moitié mort. J’allai voir aussitôt mon fourneau, où le métal avait formé une espèce de pâté ; mais j’envoyai chercher du bois de chêne, qui fait un feu plus vif que les autres ; j’en remplis la fournaise, et bientôt je vis ce pâté s’amollir. À cet aspect, tous mes travailleurs reprirent courage, et m’obéirent avec une nouvelle ardeur. Je fis jeter dans le fourneau environ soixante livres d’étain de plus, qui, à force de feu et de remuement, rendirent bientôt toute cette masse plus liquide. Ce succès me ressuscita. Je ne pensai plus ni à ma fièvre, ni à ma peur de mourir, quand tout à coup il se fit une explosion qui nous effraya tous, et moi plus que les autres. La matière se soulevait et se répandait. Aussitôt je fis ouvrir les canaux qui devaient la conduire dans le moule ; et, voyant qu’elle coulait avec trop de lenteur, j’envoyai chercher tous mes plats, mes assiettes, mes pots et mes écuelles, qui étaient d’étain, au nombre de deux cents environ, et je les jetais au fur et à mesure dans le fourneau. Quand mes ouvriers virent le bronze se vider avec aisance, ils furent remplis de joie, et ils m’obéissaient avec plus d’ardeur ; et moi, me mettant à genoux : Grand Dieu ! m’écriai-je, qui êtes ressuscité et monté au ciel, faites que mon moule se remplisse bien vite ! Ce qui arriva et me fit rendre à Dieu mille actions de grâces. Ensuite je me tournai vers un grand plat qu’on m’avait servi sur un mauvais banc, je mangeai avec appétit, et je bus avec toute ma brigade ; et, comme il était déjà tard, j’allai me remettre au lit gai et content, sans me soucier de ma fièvre17.

« J’avais alors une excellente servante18 qui, sans m’en avertir, m’avait acheté un chapon gras. Le matin, quand je me levai, à l’heure du dîner : Oh ! oh ! dit-elle, voilà cet homme qui comptait mourir hier ! Je crois que les coups de pied et de poing qu’il nous a donnés cette nuit ont fait tant de peur à la fièvre, qu’elle n’a plus osé reparaître. Je me mis à table avec ma bonne famille, dont la joie était revenue avec la mienne, et qui avait remplacé par de la poterie de terre tous les plats d’étain que j’avais jetés dans le feu. Après mon dîner, je reçus la visite de tous mes ouvriers, qui m’avouèrent que je leur avais fait voir des choses qu’ils n’auraient jamais crues possibles, ce qui ne laissait pas que d’enfler un peu ma vanité. Ensuite, ayant mis la main à ma bourse, je les payai bien, et je les renvoyai tous contents.

« Le majordome Riccio, mon ennemi, était impatient de savoir comment les choses s’étaient passées. Les deux hommes que je soupçonnais de m’avoir mal servi lui dirent que j’étais plus qu’un diable ; car un simple diable n’aurait pu venir à bout de ce que j’avais fait. Il l’écrivit aussitôt au duc, qui était à Pise, et il en mit dans sa lettre plus encore qu’on ne lui en avait raconté.

« Deux jours après, lorsque mon ouvrage fut bien refroidi, je commençai à le découvrir peu à peu. Je vis d’abord la tête de Méduse, parfaitement coulée, ce qui fut favorisé par les ventouses dont j’avais parlé au duc. La tête de Persée n’avait pas moins bien réussi, et j’en fus surpris davantage ; car la matière avait servi tout juste pour la remplir entièrement, et je regardai cela comme un coup du ciel. À mesure que j’allais plus avant, j’étais de plus en plus satisfait. Finalement, j’arrivai au pied de la jambe droite, et je trouvai le talon rempli, ce qui, me faisant plaisir d’un côté, me fâchait de l’autre, parce que j’avais prédit au duc qu’il n’arriverait pas à bien ; mais il manquait quelque chose aux doigts, et j’en fus bien aise, afin de lui faire voir que je savais ce que je disais ; car la matière ne serait jamais parvenue jusqu’à ce pied, et il aurait totalement été manqué, si je n’avais jeté dans le fourneau toute ma vaisselle d’étain, ce que personne n’avait imaginé avant moi.

« Glorieux de ma réussite, j’allai trouver le duc à Pise, pour lui en faire part. Lui et la duchesse me firent l’accueil le plus gracieux ; et, quoique le majordome lui eût écrit tout ce qui s’était passé, ils en voulurent apprendre tous les détails de ma propre bouche. Mais ce qui étonna davantage le duc, ce fut de voir accomplie la prédiction sur le pied de la statue. Les voyant si bien disposés en ma faveur l’un et l’autre, je leur demandai la permission d’aller faire un tour à Rome. Elle me fut accordée ; mais le duc me fit promettre de revenir bien vite pour mettre la dernière main à mon Persée, et me donna en même temps des lettres de recommandation pour son ambassadeur auprès du pape, qui était alors Jules III.

« Après avoir donné mes ordres aux personnes qui composaient mon atelier, je partis pour Rome ; j’y allais pour voir Antonio Altoviti, auquel j’avais fait son buste en bronze pour orner son cabinet. Je dois dire, en passant, qu’il le montra à Michel-Ange, et que celui-ci, en le voyant, lui demanda quel était l’auteur d’un si bel ouvrage. Sachez, ajouta-t-il, que cette tête est faite selon la manière antique, qui est la bonne, et que, si elle était mieux placée, elle ferait un plus bel effet. Ayant ensuite appris que c’était de mes mains qu’elle était sortie, il m’écrivit cette lettre : “Mon cher Benvenuto, je vous ai longtemps connu comme le plus grand orfèvre que nous eussions, et je vous reconnais aujourd’hui pour le premier sculpteur. M. Altoviti m’a fait voir son portrait en bronze, et m’a dit qu’il était de vous : il m’a fait le plus grand plaisir ; mais il l’a placé dans un faux jour, ce qui l’empêche de produire le merveilleux effet dont il est susceptible.”

« Cette lettre était accompagnée des paroles les plus aimables pour moi, et je l’avais montrée au duc, avant de partir, lequel, à ce propos, me chargea de lui dire, dans ma réponse à sa lettre, de revenir à Florence, qu’il le nommerait l’un des quarante-huit membres du conseil, et qu’il ferait plus encore ; mais Michel-Ange ne répondit point à ma lettre que j’avais montrée à Son Excellence avant de la cacheter ; ce qui la mit de mauvaise humeur contre lui. Étant donc à Rome, j’allai voir Altoviti, qui me répéta les paroles de Michel-Ange, et chez lequel j’avais placé quelque argent, dont il me devait l’intérêt, ainsi que le prix de son buste ; mais, quand nous fûmes sur cet article, il parut si refroidi envers moi, et il me donna de si mauvaises raisons, que je fus obligé de lui laisser mon argent en rente viagère à quinze pour cent, et que je perdis le prix du buste que je lui avais fait. J’allai ensuite baiser les pieds du pape, dont j’espérais obtenir quelque travail ; mais il avait été prévenu par notre ambassadeur. De là je me rendis chez Michel-Ange ; je lui répétai les offres du duc, que j’avais insérées dans ma lettre. Il me répondit qu’il était employé à Rome, à la fabrique de Saint-Pierre ; et, comme je le pressais de se rendre aux désirs du duc et à l’amour qu’on doit à sa patrie : Avez-vous été bien content de lui ? me dit-il. Très content, lui répondis-je. Mais il savait tout ce que j’avais souffert, et il refusa absolument de se remettre à son service.

« Ayant éprouvé la mauvaise foi des marchands, dans mes rapports d’intérêt avec Altoviti, je retournai très mécontent à Florence, où ma première visite fut pour le duc, qui était à son château au-dessus du pont des Rifredi. J’y rencontrai son majordome Riccio, et, comme j’allais le saluer : Oh ! vous voilà retourné, me dit-il en battant des mains, et il me tourna le dos. Je ne pus comprendre ce que voulait dire ce sot homme, avec de telles manières ; mais je le laissai, et j’allai chez le duc, qui était dans son jardin. Surpris de me voir, l’accueil qu’il me fit fut de me faire signe de m’en aller. J’en demandai la raison à M. Sforza, qui était un de ses intimes, et qui ne me répondit que ces mots en souriant : Benvenuto, comportez-vous bien, et moquez-vous du reste. Cependant quelques jours après il m’obtint une audience. Le duc me reçut assez froidement, et me demanda ce que j’avais fait à Rome. Je lui parlai de mon affaire Altoviti, et ensuite de Michel-Ange, sur lequel je lui racontai une anecdote que j’avais passée sous silence. Monseigneur, lui dis-je, quand j’ai proposé à Michel-Ange de venir à Florence, je l’avais engagé à se reposer sur Urbin, l’un de ses ouvriers, de ses travaux à finir ; mais celui-ci se mit à crier avec une voix de paysan : Je ne veux point quitter mon maître, jusqu’à ce qu’il m’ait écorché, ou que je l’aie écorché moi-même. Et le duc se mit à rire en disant : Puisque Michel-Ange ne veut pas venir, tant pis pour lui ! Après ces paroles, je pris congé de Son Excellence. »

XII

Le duc, après ce merveilleux triomphe de Benvenuto, prévoyant la guerre avec Pise, voulut utiliser à la défense de la capitale les souverains artistes qui avaient contribué à sa décoration. Il choisit Benvenuto pour fortifier les portes principales de Florence. Son bouillant caractère faillit encore lui coûter la vie.

« À la garde de la porte de Prato était un capitaine lombard, qui avait les formes aussi robustes que grossières, et qui était aussi présomptueux qu’ignorant. Il me demanda ce que je prétendais faire ; je lui montrai fort poliment mon plan. Pendant ce temps-là, il secouait la tête, il se tournait tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, remuait ses jambes, tordait ses moustaches qui étaient très longues, en me disant : Que le diable m’emporte, si j’entends quelque chose à cela ! — Si vous n’y entendez rien, lui répondis-je enfin en lui tournant les épaules, laissez-moi donc faire. — Holà, maître ! me répondit-il, est-ce que vous avez envie de vous tirer du sang avec moi ? — Il me serait plus facile, lui répartis-je en colère, de vous en tirer que de fortifier cette porte ; et, en même temps, nous mîmes l’épée à la main : mais une foule de nos honnêtes Florentins accourut pour nous séparer, en lui donnant tort, parce que j’agissais par ordre de Son Excellence, et depuis il me laissa en repos. Quand j’eus achevé mon bastion à la porte de Prato, j’allai à celle de l’Arno, où commandait un officier de Césène, extrêmement poli ; il avait l’air d’une jolie femme, et c’était l’homme le plus brave du monde. Nous nous accordâmes si bien que mon travail fut beaucoup mieux fait à cette porte qu’à l’autre. Bientôt après, les gens de Pierre Strozzi ayant fait une incursion dans le comté de Prato, l’alarme y fut si grande que tous les habitants chargeaient leurs charrettes de leurs effets, et les portaient dans la ville. Il y en avait une si grande quantité qu’elles se touchaient toutes. Voyant ce désordre, j’avertis les gardes de la porte d’avoir soin qu’il n’arrivât pas comme à Turin, où un pareil embarras avait empêché d’abaisser la sarrasine qui resta suspendue sur les charrettes, et fit prendre la ville. Mes avertissements déplurent au capitaine lombard, qui voulut sottement recommencer notre querelle ; mais nous fûmes encore séparés, et, mon bastion achevé, je le quittai, et j’allai recevoir assez d’argent, auquel je ne m’attendais pas, ce qui me mit en état de finir mon Persée. »

XIII

Il fut récompensé de son chef-d’œuvre en honneur plus qu’en argent.

« Je commençai donc, dit-il, à mettre ma statue en état d’être montrée ; et, comme il me manquait un peu d’or et certaines choses pour la perfectionner, je murmurais, je me plaignais, je maudissais le jour où j’avais quitté la France et son grand roi ; et je ne prévoyais pas encore tout ce qui me devait arriver avec un prince qui me laissait travailler pour lui, aux dépens de ma propre bourse. Cependant, lorsque j’eus permis au public de voir ma statue, il s’éleva, grâces à Dieu, un cri si universel d’approbation, qu’il ne laissa pas que de me consoler. Le même jour, plus de vingt sonnets19 furent attachés autour de mon Persée ; et, les jours suivants, il y en eut une grande quantité de faits en grec et en latin, par les professeurs et les écoliers de l’université de Pise, qui étaient venus en vacances. Mais les éloges qui me flattèrent le plus furent ceux des maîtres de l’art, des peintres Jacobo de Puntormo, de l’habile Bronzino, qui ne se contenta pas de compliments, et qui y joignit de beaux vers. J’ôtai ma statue des yeux du public, pour y mettre ensuite la dernière main.

« Quoique le duc eût été témoin de l’approbation de notre excellente école, cela ne l’empêcha pas de dire qu’il était bien aise que j’eusse obtenu cette petite satisfaction, parce qu’elle m’exciterait à l’achever ; mais que ma statue étant tout à fait découverte et vue de tous les côtés, on y trouverait des défauts qu’on n’avait point aperçus, et que je devais m’armer de patience. Il parlait d’après Bandinello, qui lui cita pour exemple le Christ et le saint Thomas de bronze d’André Verrochio ; le beau David du divin Michel-Ange, qui n’était parfait que par devant. Bandinello jugeait mal du goût public par tout ce qu’on avait dit de son Hercule. Un jour même que le duc causait avec lui sur mon ouvrage, Bernardone, venant à l’appui de cet envieux, lui dit qu’autre chose était de faire de grandes figures ou d’en faire de petites ; et, avec des paroles pleines de fiel et de mensonges, il tâchait de me nuire et de se venger.

« Cependant, grâces à Dieu, mon Persée fut achevé, et je le découvris tout à fait au public un jeudi matin. Une grande quantité de monde se rassembla pour le voir, même avant le jour, et tous le louaient à l’envi les uns des autres. Le duc restait caché près d’une fenêtre, pour écouter ce qu’on en disait, et son contentement fut si grand qu’il m’envoya M. Sforza pour m’en faire part, ce qui, ajouté aux louanges que je recevais de côté et d’autre, fut d’autant plus glorieux pour moi qu’on me montrait au doigt comme une chose merveilleuse.

« Parmi ceux qui me félicitèrent le plus, se trouvaient deux gentilshommes qui avaient été envoyés auprès du duc, de la part du vice-roi de Naples, pour des affaires d’État. Je leur fus désigné comme je passais sur la place ; et ils m’approchèrent avec précipitation, le chapeau à la main ; ils me haranguèrent comme si j’eusse été un pape. J’avais beau m’humilier, leurs compliments ne finissaient pas ; et, comme il s’assemblait une grande quantité de gens autour de nous, j’en étais si confus que je les priai de faire trêve à tant de cérémonies, et de nous éloigner. Ils m’engagèrent ensuite à aller dans leur pays, où l’on me donnerait le traitement que je souhaiterais, en me disant que Giovanangelo de Servi leur avait fait une fontaine ornée de plusieurs figures, qui étaient loin de la beauté des miennes, et qu’on l’avait comblé de biens. Quand ils eurent fini leurs longs discours, je leur répondis que j’étais au service d’un prince plus amateur des talents que tout autre, et dans le sein de ma patrie, qui était celle des beaux-arts ; que si l’intérêt me faisait agir, je n’avais qu’à rester auprès du grand roi François, qui me donnait un traitement de mille écus d’or, sans compter la facture de mes ouvrages ; de sorte que, tous les ans, il m’en revenait plus de quatre mille ; que cependant j’avais renoncé à cet état magnifique, et laissé en France le fruit de quatre ans de travail. Avec ces paroles, je coupai court à leurs cérémonies, et je les remerciai de leurs éloges, qui étaient le prix le plus digne des beaux ouvrages, et qui m’encourageraient à en composer de plus beaux encore. Ces deux gentilshommes voulaient reprendre le cours de leurs compliments ; mais je les saluai avec beaucoup de respect, et je m’éloignai d’eux.

« Deux jours après, voyant que les éloges allaient toujours en croissant, je me disposai à aller voir le duc, qui m’adressa ces gracieuses paroles : Mon cher Benvenuto, vous avez satisfait moi et tout le public ; je vous promets de vous rendre content à votre tour, d’une manière qui vous étonnera, avant que deux jours soient passés. Ces belles promesses firent tourner vers Dieu toutes les facultés de mon âme, et je baisai le pan de l’habit de Son Excellence, les larmes aux yeux. Je lui dis ensuite : Mon glorieux maître, vrai rémunérateur des talents et de ceux qui les professent, je vous demande un congé de huit jours, pour un pèlerinage que je veux faire, afin de remercier Dieu, qui m’a prêté son secours, et m’a donné assez de force pour venir à bout de ma statue. Le duc me demanda où je voulais aller. Aux Camaldules de Vallombreuse, lui répondis-je, et de là aux bains de Sainte-Marie, et peut-être jusqu’à Sertila, où je crois que l’on peut trouver de belles antiques ; ensuite je retournerai par Saint-François de la Vernia, toujours remerciant Dieu sur mon chemin. Eh bien, partez, j’y consens, me dit le duc ; laissez-moi seulement un souvenir en deux vers. J’en fis, un moment après, quatre, que je priai M. Sforza de lui remettre, et auquel il dit, en les recevant : Mettez-les-moi tous les jours sous les yeux, afin que je fasse ce que je lui ai promis, car il me tuerait, si je l’oubliais. M. Sforza me répéta ces propres paroles, en portant presque envie à la faveur dont je jouissais auprès du duc.

« Je sortis de Florence, et je fis mon pèlerinage, ne cessant de chanter des psaumes et des oraisons en la gloire de Dieu ; ce qui me délectait d’autant plus que la saison était belle, et le pays que je parcourais extrêmement agréable. J’avais pour guide un de mes garçons, qui était de ce pays-là. Arrivé aux bains, je fus parfaitement bien accueilli dans sa maison, par son père et un vieil oncle qu’il avait, qui était médecin-chirurgien, et se mêlait un peu d’alchimie. Celui-ci me fit voir que les bains avaient des mines d’or et d’argent, et beaucoup d’autres choses fort curieuses, et, lorsqu’il se fut familiarisé avec moi, il me dit un jour : Si notre duc voulait m’entendre, je lui ferais connaître un projet fort avantageux. Près des Camaldules, il y a un tel passage que, si des vaisseaux voulaient le traverser malgré nous, ils ne le feraient pas sans danger. Et ce bon vieillard me mit sous les yeux un plan du pays, fait de sa main, où il me fit voir la vérité de ce qu’il me disait. Je pris le plan, et je retournai à Florence le plus vite possible ; et, sans m’arrêter, je courus au palais. Je rencontrai en chemin le duc, qui me dit : Je ne vous attendais pas si tôt ! — Monseigneur, lui répondis-je, je suis venu pour le service de Votre Excellence ; car j’aurais demeuré volontiers encore quelque temps dans ce beau pays. Il me conduisit dans un cabinet secret, et alors je lui montrai le plan du vieillard. Il l’approuva beaucoup, et me dit qu’il s’en occuperait ; et, après un peu de réflexion : Au reste, ajouta-t-il, nous nous sommes accordés, le duc d’Urbin et moi, et c’est à lui à s’en charger ; mais gardez-en le secret ; je vous remercie de votre zèle.

« Le lendemain, le duc, après quelques propos joyeux, me dit : Demain, sans faute, j’expédierai votre affaire. Soyez tranquille là-dessus. Le moment arrivé, je courus au palais ; mais, comme les mauvaises nouvelles viennent plus vite que les bonnes, M. Jacobo Guidi, secrétaire de Son Excellence, m’appela avec sa bouche de travers, et d’une voix assez haute, se tenant droit comme un pieu, me dit : Le duc veut savoir ce que vous demandez pour votre Persée. À ces mots je restai stupéfait, et je lui répondis que je ne mettais pas de prix à mes travaux vis-à-vis de Son Excellence, et que ce n’était pas ce qu’elle m’avait promis il y avait deux jours. Cet homme, plus roide encore et d’une voix plus haute : Je vous demande de sa part ce que vous en voulez, et je vous ordonne de me le dire, sous peine de sa disgrâce. Moi, qui croyais avoir non seulement gagné, mais mérité toute la faveur du duc par mes travaux désintéressés, j’entrai, aux paroles insolentes de ce vilain homme, dans une si grande colère, que je lui dis que, quand le duc me donnerait dix mille écus, il ne me payerait pas trop, et que je ne me serais pas arrêté à Florence, si je ne m’étais attendu qu’à ce prix. Le Guidi me répondit par des paroles plus sottes encore, que je repoussai outrageusement, et, le lendemain, m’étant présenté devant le duc : Savez-vous, me dit-il en colère, que les villes et les palais se font pour dix mille écus ? — Vous trouverez beaucoup d’hommes, lui répondis-je en baissant la tête, qui vous en feront ; mais pour des Persées, non ; et je m’en allai. Quelques jours après, la duchesse m’envoya chercher, et me dit qu’elle voulait m’accorder avec le duc, et que je m’en reposasse sur elle. Je répondis à ces paroles obligeantes que je n’avais jamais demandé, pour prix de mes peines, que les bonnes grâces de Son Excellence ; qu’elle me les avait promises, qu’il n’était pas nécessaire qu’elle s’interposât pour m’obtenir une récompense que je ne demandais pas, puisque je me contentais de la moindre, si le duc me continuait ses bontés.

« Benvenuto, me dit-elle, en souriant et en me tournant le dos, vous feriez mieux de vous en rapporter à moi.

« Je croyais avoir bien fait de parler ainsi ; mais il en résulta le contraire de ce que j’attendais, parce que la duchesse, quoiqu’un peu fâchée contre moi, avait un excellent esprit et un bon cœur. J’étais lié, dans ce temps-là, avec Jérôme Albizzi, commissaire de l’infanterie, qui me dit qu’il voulait m’accorder avec le duc, et que je ne devrais point pousser les choses au point de l’irriter contre moi. Comme j’avais appris que l’on avait dit au duc que, pour un quatrain20, je mettrais en pièces mon Persée, et qu’ainsi tout serait fini, je m’en rapportai à Jérôme Albizzi, qui m’assura que je serais content, et que je resterais dans les bonnes grâces de Son Excellence. Cet homme, qui s’entendait mieux en soldats qu’aux choses de l’art, alla parler au duc, qui, de son côté, s’en remit à son jugement. Il pensa donc que trois mille cinq cents écus suffiraient pour me dédommager de mes travaux, et que je serais bien récompensé. Il m’écrivit là-dessus une lettre que le duc souscrivit. Que l’on juge du plaisir que j’eus à la recevoir ! La duchesse, l’ayant su, ne put s’empêcher de dire que, si je m’en étais rapporté à elle, j’aurais eu cinq mille écus d’or. M. Alamanni Salviati, qui était présent, me répéta ces paroles, et se moqua de moi en disant que je n’avais que ce que je méritais.

« Le duc me faisait payer cent écus d’or par mois. Antonio de Nobili, qui avait cette commission, m’en donna d’abord cinquante, ensuite vingt-cinq, et souvent rien du tout. Voyant ainsi mon payement se prolonger, je m’en plaignis, mais il m’allégua la pénurie d’argent qui était au palais et me promit de m’en donner à mesure qu’il en arriverait ; de sorte que j’en vins avec lui aux grosses paroles ; mais bientôt il mourut, et il m’est redû cinq cents écus d’or, au moment où je parle. Il m’était redû aussi quelque argent sur mon traitement ; mais le duc, tourmenté pendant quarante heures d’une rétention d’urine, sur laquelle la médecine ne pouvait rien, eut recours à Dieu ; et il fit payer l’arriéré de tout le monde. Mon Persée seul fut oublié.

« J’avais résolu de ne plus en parler ; mais je suis forcé d’y revenir, et de laisser le fil de mon discours pour retourner un peu en arrière. Je comptais donc bien faire en refusant l’intercession de la duchesse, et en lui disant que je me contenterais de tout ce que le duc voudrait me donner, parce que je savais qu’il était irrité contre moi, et que je voulais l’apaiser par mes soumissions ; car, m’étant plaint à lui de quelques injustices que j’avais éprouvées, il m’avait répondu : Il en est de ceci comme de votre Persée, dont vous me demandez dix mille écus. Vous êtes trop intéressé ; je le ferai estimer, et je le payerai en conséquence. À cela j’avais répondu d’une manière trop hardie envers un prince comme lui, en lui disant : Comment ferez-vous estimer ma statue, puisqu’il n’y a personne à Florence qui soit capable de la faire ? — Je trouverai quelqu’un, me dit-il en colère. Il entendait par là se servir de Bandinello. Je lui répondis alors : Monseigneur, vous m’avez commandé un ouvrage d’une extrême difficulté, que j’ai achevé, et qui a mérité les éloges de cette divine école ; je ne dis pas que le célèbre Bronzino, qui l’a loué en prose et en vers, n’en pût faire autant, s’il était sculpteur ; je ne dis pas que le divin Michel-Ange, mon maître, n’en fût venu à bout dans le temps de sa jeune vigueur ; mais je ne connais que ces deux-là dans notre école. Vous-même, Monseigneur, vous m’en avez témoigné un grand contentement ; j’ai reçu de vous les plus magnifiques éloges. Quelle plus belle récompense pouvez-vous m’accorder ? elle me suffit, et j’en rends grâces de tout mon cœur à Votre Excellence. — Vous croyez donc, me repartit le duc, que je ne puis la payer ? Je la payerai plus qu’elle ne vaut. — Je ne m’étais attendu, pour le prix de mes peines, lui dis-je alors, qu’à l’approbation de cette école. Reprenez la maison que vous m’avez donnée ; car je ne veux plus y rentrer, ni rester à Florence. À ces paroles pleines de courroux, il me dit avec plus de colère encore : Gardez-vous bien de partir ! m’entendez-vous ? De manière que de peur je le suivis au palais ; car nous nous trouvions alors près de Sainte-Félicité. Quand nous y fûmes, il chargea l’archevêque de Pise et M. de la Stacca de dire à Bandinello d’estimer Persée. Il refusa d’abord cette commission, parce que nous étions mal ensemble ; mais sur un ordre réitéré, après l’avoir bien examiné pendant deux jours, il prononça que ma statue valait dix-huit mille écus. Le duc devint furieux de cette estimation ; et, lorsque j’en eus connaissance, je dis que je ne voulais rien de ce qui venait de Bandinello. C’est alors que la duchesse me dit de m’en rapporter à elle ; ce que je refusai pour mon malheur. »

Cette série de vicissitudes était couronnée par le bonheur de famille que la Providence avait réservé pour les jours avancés de Benvenuto, en récompense des soins si tendres qu’il avait lui-même témoignés à son vieux père, et de la vive affection qu’il avait nourrie pour ses sœurs. La plus jeune d’entre elles, mariée et mère de famille à Florence, le logeait, le nourrissait, l’aimait et lui faisait goûter l’affection de ses nièces. Un autre eût été aussi heureux que la destinée le comporte. Cependant il pensait à retourner en France au service de François Ier. Il en fit parler au duc de Florence. Le duc rejeta bien loin cette requête, et continua ses commandes et ses bienfaits dans certaines limites, et Benvenuto devint, après Michel-Ange, le plus grand sculpteur d’Italie.

Il perdit son principal protecteur à la cour dans le cardinal Hippolyte de Médicis, qui prit la fièvre et la mort des maremmes de Toscane, dans un voyage où il accompagna le grand-duc son frère quelque temps après.

Benvenuto lui survécut peu ; il mourut lui-même, riche et honoré, le 1er février 1570, et ses obsèques furent dignes de Florence et de lui. La croix monumentale qu’il avait conçue et exécutée vingt ans avant s’éleva dans l’église de la Nunziata sur sa tombe ; on l’y admire encore. Semblable à ces grands musiciens qui écrivent en notes leurs plus magnifiques accents funèbres pour être chantés à leur propre convoi, il dormit sous le marbre qu’il s’était lui-même préparé. Cette croix, le Persée, et ses Mémoires furent ses éternels monuments, mais le plus impérissable furent ses Mémoires.

XIV

Les principaux caractères de sa vie, écrits par lui-même tels que nous venons de vous les raconter, furent la naïveté souvent un peu féroce de ses sentiments et de ses actes. Ils peignent avec exactitude l’enthousiasme pour tous les arts de la main qui renaissaient sous Léon X, le culte du génie, la liberté des passions individuelles, à qui les crimes même étaient pardonnés en faveur d’un chef-d’œuvre de peinture et de sculpture, et enfin ce mélange bizarre de dévotion sincère et d’attentats atroces que l’absolution du pontife effaçait de la main même de l’assassin. La fausse modestie n’existait pas. On se vantait du mal comme du bien. Le génie était la vertu, la bravoure était la gloire. On jetait sa vie ou son immortalité à croix ou pile, pourvu qu’un pape eût le temps de vous pardonner et de vous renvoyer du gibet au ciel. Une sainte jactance affichait même plus de forfaits qu’on n’en avait commis. Ce temps explique Machiavel en politique, Benvenuto Cellini en art et en littérature. Les Médicis vinrent et changèrent ces mœurs en les polissant. Le commerce fit de l’Italie ce que la guerre et la religion en avaient fait sous les Romains et sous le christianisme naissant, ce modèle de l’Europe ! Machiavel et Benvenuto Cellini furent les créatures de l’ère, de la politique et des arts, les héros forts et demi-barbares qui précédèrent dans l’antiquité fabuleuse les grandes civilisations.

 

Lamartine.