(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (3e partie) » pp. 193-271
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(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (3e partie) » pp. 193-271

CVe entretien.
Aristote.
Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (3e partie)

Physique, Météorologie

I

La Météorologie n’est qu’un fragment des études qui composent le Cosmos.

La Physique en deux volumes, souvent mêlée de métaphysique transcendante, tient plus à la haute philosophie. C’est l’échelon par lequel il y monte. Bien différent de quelques-uns des physiciens de notre siècle, qui séparent la cause de l’effet, il remonte à Dieu toutes les fois qu’il faut découvrir un principe. Ainsi nulle cause n’est cachée ; le mystère de la volonté divine rend raison de tout.

Le mouvement est la clé du Cosmos. La plus magnifique étude sur le mouvement, point par lequel la matière touche à sa cause, Dieu, est le texte de la Physique d’Aristote ; c’est la dynamique divine.

Ici il touche à Platon ou plutôt à Socrate.

Quelle est l’origine du mouvement ?

Sur la cause première du mouvement, l’opinion de Platon est aussi arrêtée qu’il se peut, et il ne balance pas à rapporter à Dieu le mouvement qui se montre partout dans l’univers et qui le vivifie. C’est Dieu qui a tiré des profondeurs de son être le mouvement qu’il a communiqué à tout le reste des choses ; sans lui, le mouvement ne serait pas né, et il ne continuerait point. Dieu est comme l’âme du monde ; l’âme, qui est le plus ancien de tous les êtres, et qui est pour le vaste ensemble de l’univers le principe du mouvement, ainsi qu’elle l’est pour les êtres particuliers, animant la matière inerte à laquelle elle est jointe. C’est Dieu qui a créé les grands corps qui roulent sur nos têtes dans les espaces célestes, et c’est lui qui maintient la régularité éternelle de leurs révolutions, de même qu’il leur a imprimé l’impulsion primitive qui les a lancés dans le ciel. Dieu est donc le père du mouvement, soit que nous considérions le mouvement à la surface de notre terre et dans les phénomènes les plus habituels, soit qu’élevant nos yeux nous le contemplions dans l’infinité de l’étendue et dans l’harmonie des sphères.

Platon attache la plus haute importance à ces opinions, qui font partie de sa foi religieuse, et il s’élève avec indignation contre l’impiété trop fréquente des naturalistes, qui croient trouver dans la matière réduite à ses propres forces une explication suffisante. S’en tenir uniquement aux faits sensibles qui tombent sous notre observation, et ne pas remonter plus haut pour les mieux comprendre, lui semble une aberration et presque un sacrilège. C’est méconnaître la Providence, qui régit et gouverne toutes choses avec autant de bonté que de sagesse, et c’est risquer de l’offenser que de ne pas voir assez clairement la trace qu’elle a laissée dans ses œuvres, et dans ce grand fait du mouvement, qui doit la manifester à tous les yeux. Platon ne dit pas en propres termes que Dieu est le premier moteur, et c’est Aristote qui plus tard trouvera cette formule ; mais la pensée, si ce n’est l’expression, est de lui ; et le disciple, sous ce rapport comme sous bien d’autres, n’a été que l’écho de son maître. Seulement, Aristote a poussé beaucoup plus loin les déductions sévères de la science ; et il a substitué un système profond et solide à des vues restées un peu indécises, toutes grandes qu’elles étaient.

D’ailleurs, Platon ne s’en tient pas à cette indication générale ; et, après avoir montré d’où vient le mouvement, il veut expliquer aussi avec plus de détails les apparences diverses qu’il nous offre. Il distingue donc plusieurs espèces de mouvements, et il en porte le nombre tantôt à dix, tantôt à sept, sans les séparer toujours bien nettement entre elles. Le mouvement a lieu, soit en avant, soit en arrière, en haut et en bas, à droite et à gauche ; joignez à ces six mouvements que chacun connaît le mouvement circulaire, et vous aurez les sept mouvements principaux. D’autres fois Platon change cette énumération, et il distingue les mouvements de composition et de division, ceux d’augmentation et de diminution, et ceux de génération et de destruction. Il y ajoute le mouvement de translation, soit que le corps se déplace dans l’espace et change de lieu, soit qu’il fasse une révolution sur lui-même et reste en place. Il met au neuvième rang le mouvement qui, venant d’une cause extérieure, est reçu du dehors et est communiqué ; et enfin, au dixième rang, il met le mouvement spontané, qui n’a pas d’autre cause que lui-même, et qui produit tous les changements et tous les mouvements secondaires que l’univers nous présente. D’autres fois, encore, abandonnant ces classifications, Platon réduit tous les mouvements à deux, le changement de lieu et l’altération, comme il le fait dans le Parménide ; ou bien ces deux mouvements ne sont plus, comme dans d’autres passages du Timée, que la rotation sur soi-même, donnée par Dieu au monde, à l’exclusion de tout autre mouvement, et l’impulsion en avant, maîtrisée par le mouvement du même et du semblable, qui ramène sans cesse au centre le corps prêt à s’égarer.

Mais s’il y a quelque confusion dans ces opinions de Platon, un axiome sur lequel il ne varie pas plus que sur l’origine du mouvement, c’est qu’il n’y a point de hasard dans la nature, et que le mouvement, qui en est le phénomène principal, y a ses lois comme tout le reste. Le système du hasard n’explique rien, et il a ce très grand danger de porter les âmes à l’irréligion, mal social qui perd les individus et que le législateur doit énergiquement combattre. Platon flétrit avec insistance ce système, qui est aussi pernicieux qu’il est vain, et il ne serait pas loin de porter des peines contre les naturalistes qui y croient et s’en font les apôtres. C’est là un germe qu’a recueilli Aristote, et qu’il a développé non moins heureusement que son maître, bien qu’à un tout autre point de vue. Ce n’est pas l’impiété de cette doctrine qui a révolté Aristote ; mais c’est sa fausseté grossière en présence de l’admirable spectacle que l’ordre universel étale sans cesse sous nos regards, pour peu que nous voulions l’observer.

II

L’espace et le temps sont aussi définis par les principes de Socrate plus que par ceux d’Aristote. Barthélemy Saint-Hilaire est ici un sublime critique de son auteur.

Qu’est-ce que l’espace ? Qu’est-ce que le temps ? Platon s’arrête peu à ces deux idées. Mais il a sur le temps, indispensable à la réalité et à la conception même du mouvement, une théorie qu’Aristote a cru devoir réfuter, et qui cependant est profondément vraie. Platon soutient que le temps a commencé, et que, par conséquent, il peut finir. Aristote trouve cette opinion fort singulière, et il signale Platon comme le seul parmi les philosophes qui l’ait adoptée. Je crois qu’Aristote n’a pas examiné d’assez près la pensée de son maître. Platon distingue deux choses qu’en effet il faut se bien garder de confondre : l’éternité et le temps, qu’Aristote a eu quelquefois le tort de prendre l’une pour l’autre. Le temps n’est, suivant la grande parole de Timée, qu’une image mobile de l’éternité. Tout ce qu’on peut dire de l’éternité, c’est qu’elle est ; il n’y a pour elle ni passé ni futur ; elle est un perpétuel et insaisissable présent. Le passé et l’avenir ne conviennent qu’à la génération qui se succède dans le temps, et ils sont le domaine du mouvement. Mais quant à l’éternité, immobile comme elle l’est, rien ne la mesure ni ne l’épuise. Le temps, au contraire, a commencé avec le monde, quand Dieu l’a créé et y a mis un ordre merveilleux. « C’est l’observation du jour et de la nuit ; ce sont les révolutions des mois et des années qui ont produit le nombre, fourni la notion du temps et rendu possible l’étude de l’univers. » Le temps n’est donc qu’une portion de l’éternité, que nous en détachons à notre usage. Mais dans l’éternité elle-même il n’y a plus de temps ; car le temps n’est pas identique avec elle, tandis que l’éternité est en quelque sorte identique à Dieu. C’est qu’en effet, comme devait le dire admirablement Newton, Dieu n’est pas l’éternité plus qu’il n’est l’infinitude ; mais il est éternel et infini. Le temps n’existe pas pour lui ; le temps n’existe que pour nous. L’éternité est divine ; le temps est purement humain. Il ne convient qu’à ce qui a eu un commencement et peut avoir une fin. L’éternité n’a point commencé, et elle ne peut finir.

III

Il prouve l’infini par la divisibilité sans fin de la matière.

Il prouve l’espace par l’indivisible succession des objets qui peuvent le remplir.

Il prouve le temps parce qu’il est la mesure de tout mouvement.

De l’éternité du mouvement, il conclut à l’éternité du grand moteur, Dieu ; car comment la pluralité des deux moteurs pourrait-elle s’accorder avec l’infini du moteur immobile ?

Une fois ces objections écartées, Aristote revient à son sujet, et il recherche comment on peut concevoir qu’un mouvement soit éternel. Il s’appuie d’abord sur ce fait d’observation évidente, à savoir qu’il y a dans le monde des choses qui se meuvent et d’autres qui ne se meuvent pas. Comment celles qui se meuvent reçoivent-elles le mouvement ? Aristote prend un exemple des plus ordinaires ; et, considérant que, quand une pierre est mue par un bâton, c’est la main qui meut le bâton et l’homme qui meut la main, il en conclut que, dans tout mouvement, il faut toujours remonter à un premier moteur, lequel est lui-même nécessairement immobile, tout en communiquant au dehors le mouvement qu’il possède et qu’il crée. À cette occasion, Aristote loue Anaxagore d’avoir considéré l’Intelligence, dont il fait le principe du mouvement, comme absolument impassible et absolument pure, à l’abri de toute affection et de tout mélange ; car c’est seulement ainsi qu’étant immobile, elle peut créer le mouvement, et qu’elle peut dominer le reste du monde en ne s’y mêlant point.

Mais le moteur étant immobile, comment peut-il produire en lui-même le mouvement qui se communique au dehors, et qui, se transmettant de proche en proche, atteint jusqu’au mobile le plus éloigné, à travers une foule d’intermédiaires ? Que se passe-t-il dans les profondeurs du moteur premier, et de quelle façon le mouvement peut-il y naître ? Aristote s’enfonce ainsi au cœur même de la question du mouvement, et il résout ce problème si obscur par les principes qu’il a posés antérieurement et qu’il regarde comme indubitables. Or il a démontré jusqu’à présent que tout mobile est mû par un moteur qui lui est étranger. Mais, parvenu au premier moteur, il sent bien qu’on ne peut plus rien chercher en dehors de lui ; car ce serait se perdre dans l’infini. Dans ce moteur initial, source et principe de tous les mouvements dans l’univers, il retrouvera donc encore les mêmes éléments qu’il a déjà constatés. Il y aura dans le premier moteur deux parties : l’une, qui meut sans être mue elle-même ; l’autre, qui est mue et meut à son tour ; la première, qui crée le mouvement ; la seconde, qui le reçoit et le transmet. Le moteur tout entier reste immobile ; mais les deux parties dans lesquelles il se décompose ne le sont pas tout à fait comme lui ; l’une est absolument immobile comme il l’est lui-même ; l’autre reçoit l’impulsion, et elle peut la communiquer médiatement au reste des choses.

Il serait sans doute téméraire d’affirmer qu’Aristote a porté définitivement la lumière dans ces ténèbres ; et il n’est pas donné à des regards humains de voir ce qui se passe dans le sein même de Dieu. Mais on peut croire, à la louange d’Aristote, qu’il n’est point resté trop au-dessous de cet ineffable sujet, ni au-dessous du Timée de Platon. Il a bien vu le mystère dans toute sa grandeur, et il a eu le courage d’en chercher l’explication, si d’ailleurs il n’a pas eu plus qu’un autre le bonheur de la rencontrer. Il proclame l’existence nécessaire d’un premier moteur sans lequel le mouvement ne pourrait se produire ni durer sous aucune forme dans l’univers, et il sonde l’abîme avec une sagacité et une énergie dignes d’en découvrir le fond.

Il semble cependant qu’ici il commet une erreur assez grave ; et que c’est à tort que de l’éternité du mouvement, telle qu’il l’a établie, il conclut à l’éternité du premier moteur. Le mouvement étant éternel selon Aristote, le premier moteur doit être éternel comme le mouvement même qu’il produit éternellement. En dépit du respect que je porte au philosophe, il me paraît que c’est absolument tout l’opposé, et que c’est du moteur qu’il faut conclure le mouvement, loin de conclure de l’existence du mouvement l’existence du moteur. Mais je ne voudrais pas trop insister sur cette critique, et il est bien possible qu’il n’y ait là qu’une différence de mots. Le moteur doit être de toute nécessité antérieur à sa propre action ; et ce n’est peut-être que par le besoin d’une déduction purement logique, et en partant de l’observation sensible, qu’Aristote paraît n’assigner au moteur que la seconde place. Mais, en se mettant au point de vue de la seule raison, il est plus conforme à ses lois de concevoir le moteur avant le mouvement ; car, à moins d’acquiescer à ces systèmes qu’Aristote a cru devoir combattre, et qui expliquent tout par les seules forces de la matière, il faut bien admettre que les choses n’ont pu être mues que par un moteur préexistant. Sans le moteur, le mouvement est logiquement incompréhensible. C’est bien, si l’on veut, le mouvement, observé par nous, qui révèle le moteur ; mais il ne le fait pas, tandis qu’au contraire c’est le moteur qui fait le mouvement, et l’on ne peut les prendre indifféremment l’un pour l’autre.

IV

Mais, dit le commentateur Barthélemy Saint-Hilaire, voilà déjà bien des notions sur le premier moteur immobile ; car nous savons qu’il est un et éternel, et que le mouvement qu’il crée est le mouvement circulaire, le seul de tous les mouvements qui puisse être un, éternel, continu, régulier et uniforme. Aristote ajoute sur le moteur premier deux autres considérations non moins profondes et non moins vraies, par lesquelles il achève sa Physique, ou plutôt la théorie du mouvement. Le premier moteur est nécessairement indivisible, et il est sans grandeur quelconque. S’il avait une grandeur quelle qu’elle fût, il serait fini ; et une grandeur finie ne peut jamais produire un mouvement infini et éternel, pas plus qu’elle ne peut avoir une puissance infinie. Immobile et immuable, il a éternellement la force de produire le mouvement sans fatigue et sans peine ; et son action ne s’épuise jamais, toujours uniforme, égale et identique, d’abord en lui-même, et ensuite dans le mobile, sur lequel elle s’exerce.

Enfin, où placer dans l’univers le premier moteur ? En quel lieu réside-t-il, si toutefois on peut, sur l’infini et l’éternel, élever une telle question ? Est-ce au centre ? Ou n’est-ce pas plutôt à la circonférence, puisque c’est à la circonférence que les mouvements sont les plus rapides, et que ce sont les parties les plus rapprochées du moteur qui sont mues avec le plus de rapidité ? Tel est le système du monde, mû durant l’éternité par le premier moteur, qui n’a lui-même, dans son unité, dans son infinitude et dans son immobilité, ni parties ni aucune espèce de grandeur possible.

Voilà les derniers mots et les dernières idées de la Physique d’Aristote, terminant cette vaste étude par une théorie de l’action de Dieu sur le monde.

V

Les pères de la physique moderne, Descartes, Bacon, Newton, Leibniz, Laplace, se rapprochent d’Aristote toutes les fois qu’ils s’approchent de la vérité.

Newton est parvenu au terme de la carrière qu’il avait à fournir ; mais, avant de la clore, il veut embrasser d’un coup d’œil tout l’espace qu’il a parcouru ; et là, comme jadis Aristote, il veut se recueillir pour remonter, autant qu’il est permis à l’homme, jusqu’à la cause première et au premier moteur. C’est le fameux Scholie général. Après quelques mots contre le système des tourbillons, auquel il ne rend peut-être pas assez de justice, le mathématicien fait place au philosophe ; et, sans rien retrancher à la solidité des théories qu’il a établies par le secours du calcul et de la géométrie, Newton s’avoue qu’il leur manque encore quelque chose. Les grands corps qu’il a si doctement étudiés se meuvent librement dans des espaces incommensurables, qui sont vides d’air, comme la machine ingénieuse de Boyle, et où rien ne gêne ni n’entrave leurs immuables et éternelles révolutions. Mais les lois du mouvement, quelque exactes qu’elles soient, ne rendent pas raison de tout. Les orbes célestes y obéissent et les suivent dans leur marche ; mais la position primitive et régulière de ces orbes ne dépend plus de ces lois merveilleuses. Les mouvements uniformes des planètes et les mouvements des comètes ne peuvent avoir des causes mécaniques, puisque les comètes se meuvent dans des orbes fort excentriques, et qu’elles parcourent toutes les parties du ciel. Newton en conclut que cet admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes ne peut être que l’ouvrage d’un être tout-puissant et intelligent ; et, comme le monde porte l’empreinte d’un seul dessein, il doit être soumis à un seul et même être.

Cet être unique et infini, c’est Dieu, qui n’est pas l’âme du monde, mais qui est le seigneur de toutes choses, parce qu’il règne sur des êtres pensants, qui lui sont soumis dans leur adoration et leur liberté. Dieu ne règne pas seulement sur des êtres matériels ; et c’est précisément la domination d’un être spirituel qui le constitue ce qu’il est. Dieu est donc éternel, infini, parfait, vivant, tout-puissant ; il sait tout ; il est partout. Il n’est pas l’éternité et l’infinitude, mais il est éternel et infini ; il n’est pas la durée et l’espace, mais il dure et il est présent en tous lieux ; il est partout substantiellement ; car on n’agit pas là où l’on n’est pas. Tout est mû par lui et contenu en lui ; il agit sur tous les êtres, sans qu’aucun d’eux puisse jamais agir sur lui à son tour. L’homme, malgré son infimité, peut se faire quelque idée de Dieu, d’après la personnalité dont il a été doué lui-même par son créateur. La personne humaine n’a ni parties successives ni parties coexistantes dans son principe pensant ; à plus forte raison n’y a-t-il ni succession ni coexistence de parties diverses dans la substance pensante de Dieu. Mais si nos regards éblouis ne peuvent soutenir l’éclat de la substance divine, si l’on ne doit l’adorer sous aucune forme sensible, parce qu’il est tout esprit, nous pouvons du moins apprendre à connaître Dieu par quelques-uns de ses attributs. Un Dieu sans providence, sans empire et sans causes finales, n’est autre chose que le destin et la nécessité. Mais la nécessité métaphysique ne peut produire aucune diversité ; et la diversité qui règne en tout quant aux temps et quant aux lieux, ne peut venir que de la volonté et de la sagesse d’un être qui existe nécessairement, c’est-à-dire Dieu, dont il appartient à la philosophie naturelle d’examiner les œuvres, sans avoir l’orgueil de les rectifier par de vaines hypothèses.

Voilà les grandes idées sur lesquelles s’arrête Newton en achevant son livre, et auxquelles il se fie plus encore qu’à ses mathématiques. Ce sont les mêmes accents que ceux de Platon dans le Timée, d’Aristote dans la Physique et la Métaphysique, de Descartes dans les Principes de la philosophie. Je ne sais pourquoi la science contemporaine s’est plu souvent à répudier ces nobles exemples, et pourquoi elle s’est fait comme une gloire, et parfois même un jeu, d’exiler Dieu de ses recherches les plus hautes. On ne voit pas trop ce qu’elle y a gagné ; mais on voit très clairement ce qu’y a perdu la vérité et le cœur de l’homme.

VI

Laplace est venu accomplir ce que Newton avait commencé. La Mécanique céleste est un développement systématique et régulier des principes newtoniens ; elle est un chef-d’œuvre du génie mathématique ; mais elle ne fait qu’exposer, avec toutes les ressources de l’analyse la plus étendue et la plus exacte, les lois qu’un autre avait révélées sur le véritable système du monde. C’est un prodigieux ouvrage ; mais l’invention consiste dans les formules et les démonstrations, plutôt que dans le fond même des choses. C’est la loi de la pesanteur universelle poursuivie sous toutes ses faces dans les corps innombrables qui peuplent l’espace, et dont les principaux sont accessibles à notre observation et soumis à nos calculs. Laplace lui-même ne s’est pas flatté de faire davantage ; mais il y a porté une telle puissance et une telle fécondité d’analyse qu’en y démontrant tout, il a semblé tout produire, bien qu’il se bornât à tout organiser et à mettre tout en ordre. Je n’ai point à résumer ici la Mécanique céleste, et je remarque seulement qu’elle débute par un premier livre sur les lois générales de l’équilibre et du mouvement. C’est ce que Newton, Descartes et Aristote avaient aussi tâché de faire. J’ajoute que la Mécanique céleste a donné son nom à toute une science qui date véritablement de Laplace, non pas qu’il en soit absolument le père, mais parce qu’il en est le premier et le plus sûr législateur. Après les découvertes primordiales, c’est là encore un bien grand mérite ; et la gloire de Laplace est à peine inférieure à celle de Newton.

Je laisse de côté la science contemporaine dont Laplace est certainement le plus illustre représentant, et je me hâte d’arriver au terme que je me suis prescrit. Il ne me reste plus qu’à comparer Aristote à ses trois émules, Descartes, Newton et Laplace, comme je l’ai déjà comparé à son maître. Par là j’indiquerai clairement le rang que je lui donne, et qu’il doit tenir désormais dans la famille des physiciens philosophes. Je ne veux pas exagérer sa gloire ; mais je ne voudrais pas non plus qu’on la réduisît injustement. Je m’efforcerai donc d’être impartial dans l’appréciation résumée que je vais en présenter avant de clore cette longue préface.

D’abord, je ne crois pas m’être trompé en mettant Aristote dans la compagnie de Descartes, de Newton et de Laplace. Je ne parle pas de son génie en général, c’est trop évident ; je ne parle que de sa Physique en particulier, et je pense que la théorie du mouvement, telle qu’elle s’y présente, est le point de départ de toutes les théories qui ont suivi sur le même sujet. Plus haut, j’ai déjà indiqué ce rapprochement ; mais maintenant que j’ai tâché de le justifier par l’histoire, il me paraît tout à fait incontestable. Entre la Physique d’Aristote, les Principes de Descartes et les Principes mathématiques de Newton, il y a, malgré l’intervalle des âges, une succession manifeste et comme une solidarité. L’objet est le même, et sur bien des points les doctrines sont identiques. Le philosophe grec, quatre siècles avant notre ère, a vu tout aussi bien que les deux mathématiciens du dix-septième siècle, que c’est par l’étude du mouvement qu’il convient d’expliquer le système du monde. Sans doute il l’a compris beaucoup moins que Descartes et surtout que Newton ; mais il est sur la même voie que l’un et l’autre. La seule différence qu’il y ait entre eux et lui, c’est qu’il fait les premiers pas dans la carrière, sans pouvoir s’appuyer sur les mathématiques, qui sont encore dans l’enfance, tandis que Descartes et Newton, placés bien plus avant sur le chemin, ont à leur disposition des mathématiques toutes-puissantes, avec des observations presque innombrables de phénomènes, et des expériences de tout genre. Entre la science grecque et la science moderne, il y a bien une différence de degré ; mais il n’y a pas une différence de nature ; et, pour rappeler une très équitable opinion de Leibniz, Aristote n’est pas du tout inconciliable avec des successeurs dont les travaux n’eussent peut-être point été aussi heureux, si les siens ne les eussent précédés.

Il est même un point sur lequel il convient de lui accorder hautement la supériorité, c’est la métaphysique. Descartes même ne l’égale point, et Newton est resté très inférieur. Il n’y a pas à prétendre que la métaphysique n’est point de mise dans une telle matière ; car Descartes, Newton et même Laplace ont dû sortir du domaine propre des mathématiques. Pour comprendre et expliquer le mouvement, ils ont dû tenter de se rendre compte des idées de l’espace, du temps, de l’infini et de la nature du mouvement lui-même. À considérer les analyses qu’a faites Aristote de ces idées essentielles, je n’hésite pas à lui donner la préférence ; et j’ajoute même que, dans toute l’histoire de la philosophie, je n’aperçois rien d’égal. Nul autre après lui n’a repris l’étude de ces idées ni avec plus d’originalité, ni avec plus de profondeur, ni avec plus de délicatesse. Ces notions fondamentales de temps, d’espace, de lieu, d’infini, posent sans cesse devant l’esprit humain ; elles le sollicitent à tout instant et sous toutes les formes ; et depuis vingt-deux siècles, personne n’en a mieux parlé que le disciple de Platon et l’instituteur d’Alexandre. Aujourd’hui même, on ne saurait le dépasser qu’en commençant par se mettre à son école. Je ne dis pas certainement que Descartes ou Newton y eussent rien appris ; mais, en écoutant un moment ces leçons de l’antique sagesse, ils se seraient aperçus combien de choses ils avaient eux-mêmes omises, les supposant probablement assez connues, ou trop claires pour qu’il fût nécessaire de les rappeler.

Mais ce n’est pas tout à fait ainsi que procède l’esprit humain. La métaphysique est, dans une certaine mesure, un antécédent obligé de la science du mouvement, et si l’on ne sait pas d’abord ce que c’est que l’infini, le temps et l’espace, il est bien à peu près impossible de savoir ce que c’est que le mouvement, et à quelles conditions il s’accomplit dans le monde. Ainsi chaque philosophe qui étudie cette question devrait remonter aux principes métaphysiques qu’elle sous-entend. Mais l’individu, quel que soit son génie, ne peut guère se flatter de faire à son tour la science complète ; il en achève quelques parties, il en ébauche quelques autres, il en néglige plusieurs, et c’est la rançon de son inévitable faiblesse. Quant à l’esprit humain, il n’a point de ces lacunes dans le vaste ensemble de son histoire, et la science du mouvement en particulier ne présente pas d’interruptions ni de solutions de continuité. Aristote en a posé les fondements métaphysiques, et l’on peut douter que, sans ces premières et indestructibles assises, le reste de l’édifice eût pu s’élever aussi solide et aussi beau. L’esprit humain les a en quelque sorte éprouvées pendant de longs siècles, puisque d’Aristote à Galilée c’est le Péripatétisme seul qui lui a suffi. Mais quand les temps nouveaux sont arrivés, se séparant du passé avec autant d’ingratitude que de violence, le passé avait fait son œuvre, et, ce germe fécondé, l’on peut dire, par cette lente incubation, allait se développer par un progrès irrésistible et sûr.

Je n’hésite donc pas, pour ma part, à louer Aristote de sa métaphysique appliquée à la science du mouvement ; et cette méthode est un service de plus dont nous sommes redevables à la Grèce. Oui, avant d’étudier le mouvement, il fallait le définir ; oui, avant de scruter les faits, il était nécessaire de préciser la notion sous laquelle ils apparaissent d’abord à notre intelligence. Il est bien clair que le phénomène a précédé la notion, et si le philosophe n’avait mille fois senti le mouvement dans le monde extérieur, il est à croire qu’il n’aurait jamais songé à l’analyse d’une notion qu’il n’eût point possédée. Aristote ne se fait pas faute de le dire bien souvent dans ses réfutations contre l’école d’Élée, et il se glorifie, en combattant des paradoxes absurdes, de s’en rapporter aux témoignages des sens, qui nous attestent l’évidence irrécusable du mouvement. Mais, une fois ce grand fait admis, il faut l’éclaircir par l’analyse psychologique et en considérer tous les éléments rationnels. C’est alors que la métaphysique intervient, et qu’elle remplit son véritable rôle. Elle part d’un fait évident, et elle projette sa clarté supérieure dans ces ténèbres dont la sensibilité est toujours couverte. Ses abstractions, loin d’être vaines, comme on le croit vulgairement, sont la forme vraie sous laquelle la raison se comprend elle-même ; et, à moins qu’elle ne veuille se contenter d’une simple collection de phénomènes inintelligibles, il faut bien quelle remonte à des causes et à des lois, avec l’aide des principes essentiels qu’elle porte dans son sein et qui la font ce qu’elle est.

C’est à ce besoin instinctif et si réel qu’Aristote a obéi ; il a satisfait l’esprit humain dans la mesure de son génie et de son temps. Loin de l’égarer, ainsi qu’on le lui a si souvent reproché, il l’a profondément instruit ; et les prétendues subtilités qu’on lui impute s’évanouissent, quand on les médite assez attentivement pour en pénétrer la signification si précise et si fine. Aristote renaîtrait aujourd’hui qu’il referait encore pour nous la métaphysique du mouvement, si quelque autre ne lui eût épargné cette peine en la prenant avant lui. Il n’accepterait point le système actuellement en vogue auprès de quelques savants, qui proscrit la métaphysique, et la relègue parmi les hochets dont s’amuse la science à ses premiers pas. La métaphysique, loin d’être le bégayement de l’intelligence humaine, en est au contraire la parole la plus nette et la plus haute. Ce n’est pas toujours du premier coup que la science la prononce, comme Aristote l’a fait pour la théorie du mouvement ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut bien en arriver à cette explication dernière des choses, ou renoncer à les savoir jamais. À mon sens, c’est un grand avantage pour la science quand elle peut débuter par là.

Je me résume donc en répétant qu’Aristote a eu la gloire de fonder la science du mouvement. Que si l’on s’étonnait qu’il ne l’ait point achevée et faite tout entière à lui seul, je rappellerais l’aveu modeste et fier par lequel il termine sa Logique : « Si, après avoir examiné nos travaux, dit le philosophe, il vous paraît que cette science, dénuée avant nous de tous antécédents, n’est pas trop inférieure aux autres sciences qu’ont accrues les labeurs de générations successives, il ne vous restera plus, à vous tous qui avez suivi ces leçons, qu’à montrer de l’indulgence pour les lacunes de cet ouvrage, et de la reconnaissance pour toutes les découvertes qui y ont été faites. »

Histoire des animaux par Aristote

VII

M. Barthélemy Saint-Hilaire nous manque ici ; mais il a bien voulu nous indiquer lui-même, pour le suppléer, la traduction très consciencieuse et très remarquable de l’Histoire des animaux, que M. Camus, avocat au parlement de Paris, censeur royal, publia en 1773, et qui est restée jusqu’ici le chef-d’œuvre de ce genre de travail.

Le plan de l’Histoire des animaux, dit M. Camus, est grand et vaste. Ce sont tous les animaux : hommes, quadrupèdes, poissons, amphibies, oiseaux, insectes, qu’Aristote rassemble sous les yeux de son lecteur. Il ne considère point chacun de ces animaux ou séparément ou dans des classes dans lesquelles il les a rangés ; le règne animal entier n’est pour lui qu’un point unique : c’est l’animal en général dont il fait l’histoire, et s’il rapporte telle observation particulière à tel ou tel animal, ce n’est que, ou pour servir de preuve à une proposition générale qu’il a avancée, ou pour justifier une exception dont il avertit. Ainsi Aristote, voulant faire connaître la nature des animaux, se propose d’abord l’examen des parties de leur corps, comme le premier objet qui frappe la vue : et, après avoir donné des définitions générales de ces parties, après avoir distingué différentes espèces parmi les animaux, à raison de la variété de leurs formes extérieures, il expose dans les quatre premiers livres tout le détail des parties de leur corps. Le cinquième, le sixième et le septième livres sont destinés à expliquer de quelle manière l’animal naît ; le temps où il commence à se reproduire, celui où il cesse de le pouvoir faire et la durée totale de sa vie. On connaît par la lecture des sept premiers livres comment le corps de l’animal existe et comment il se multiplie ; les deux derniers apprennent comment l’animal vit et comment il se conserve. L’objet du huitième est sa nourriture et les lieux qu’il habite ; le neuvième traite de ses mœurs, s’il est possible d’user de cette expression ; Aristote y dit quelles sont les habitudes des différents animaux ; avec qui d’entre eux ils vivent réciproquement, soit en société, soit en guerre ; comment ils pourvoient à leur conservation et à leur défense. Une pareille histoire n’est-elle pas infiniment préférable à de sèches nomenclatures, quelque bien rangées qu’on les suppose, par ordres, classes et genres ?

L’étendue du génie d’Aristote se montre par la généralité de ses vues ; celle de ses connaissances, par la multiplicité des exemples qu’il rapporte successivement. L’histoire de l’homme considéré simplement comme animal est complète dans son ouvrage ; et, dans le nombre des animaux de l’ancien monde, il n’en est presque aucun, depuis le cétacé jusqu’à l’insecte, soit qu’il se meuve sur la terre, qu’il s’élève dans les airs, ou qu’il demeure enseveli sous les eaux, dont Aristote ne nous apprenne quelque particularité. Tout ce que nos yeux peuvent découvrir lui semble connu : et l’éléphant qu’il a disséqué, et cet animal imperceptible qu’on voit à peine naître dans la pourriture et la poussière.

Le style de l’Histoire des animaux est aussi abondant que les choses ; il est pur, coulant, et son plus grand ornement est la propriété des expressions et la clarté.

VIII

Pline, le naturaliste romain, n’a guère fait que copier Aristote. À l’exception de Cuvier, les naturalistes français n’ont fait que des modèles de style, des hypothèses et des systèmes. Aristote a été le premier qui se soit occupé des faits. Il en avait recueilli une foule dans la bibliothèque particulière qu’il s’était formée à Athènes. Il en avait vraisemblablement hérité d’Hippocrate, son aïeul, le premier médecin du monde ; mais de plus il eut le bonheur d’avoir pour collaborateur le plus vaste des conquérants, Alexandre. Ce grand homme, qui voulait conquérir l’univers asiatique non-seulement pour sa gloire, mais pour la gloire de la civilisation, mit quelques milliers d’hommes armés à la disposition de son ancien maître, uniquement employés à lui fournir et à lui amener à Athènes des animaux de toute espèce, pour servir de texte à ses observations. Athénée raconte que les dépenses occasionnées à Alexandre par cette enquête universelle ne s’élevèrent pas à moins de 800 talents.

IX

Nous avons dit en commençant que tous les manuscrits originaux d’Aristote, recueillis à Athènes par Sylla, furent emportés par lui à Rome. À la chute de l’empire romain, tout fut dispersé et oublié. Les moines, au treizième siècle, les recherchèrent et les traduisirent. L’Histoire des animaux fut ravivée par un bénédictin du Brabant, Thomas de Cantimpré. Georges de Trébizonde et Théodore de Gaza la retraduisirent au quinzième siècle.

Le premier livre de l’Histoire des animaux commence par une belle et savante anatomie de l’homme, destiné à servir de type à la construction des animaux inférieurs à l’homme. On voit que la science médicale moderne ne dépasse pas les éléments qu’Hippocrate avait laissés à ses descendants ; c’est une folie d’imaginer que la science anatomique de l’homme ait attendu des milliers d’années pour éclairer la pratique des médecins ; la vie a toujours cherché dans la mort son secret : le progrès n’est ni aussi lent ni aussi ignorant qu’on le dit.

X

Nous ne donnons pour échantillon de son style que ces fragments sur les abeilles. Le miel du mont Hymette les rendait chères aux Athéniens :

« On distingue plusieurs espèces d’abeilles : la meilleure est petite, ronde et de plusieurs couleurs ; la seconde est allongée et semblable au frelon ; la troisième est l’abeille qu’on nomme voleuse : sa couleur est noire, son ventre large ; la quatrième espèce est celle du bourdon : il est plus grand que les abeilles des trois premières espèces. Il n’a point d’aiguillon et il est paresseux. En conséquence de cette observation, quelques personnes entrelacent le bas de la ruche, de manière que les abeilles seules puissent y entrer, tandis que les bourdons sont arrêtés par leur grosseur. J’ai dit qu’il y avait deux sortes de rois. Dans chaque ruche il y a plusieurs rois et non un seul roi. La ruche périt si elle n’a pas des rois suffisants. Ce n’est pas tant parce que la ruche manque alors de chefs pour la gouverner que parce qu’ils contribuent, dit-on, à la reproduction des mouches. Si cependant il y a un grand nombre de rois, la division se met dans la ruche. Les abeilles multiplient peu quand le printemps est tardif et que la saison est sèche et aride : elles font plus de miel dans les temps secs, mais les essaims multiplient davantage dans les temps de pluie ; et c’est là ce qui fait que les oliviers et les essaims produisent beaucoup dans les mêmes années.

« Les abeilles forment d’abord le gâteau de cire : ensuite elles y jettent la semence qui doit reproduire les essaims. Elles la jettent par la bouche, disent ceux qui prétendent qu’elles l’apportent de dehors dans leurs ruches. En troisième lieu, elles jettent également par la bouche le miel qui leur doit servir de nourriture, partie l’été, partie l’automne. Le miel d’automne est le meilleur. Les abeilles recueillent la cire sur les fleurs : elles tirent la propolis des fleurs des arbres. Pour le miel, il tombe de l’air, principalement dans le temps du lever des constellations, et lorsque l’arc en ciel s’étend sur la terre. Il n’y a jamais de miel nouveau avant le lever des Pléiades. L’abeille prépare donc la cire avec des fleurs comme je l’ai dit, mais une preuve qu’elle ne compose point le miel, et qu’elle recueille celui qui tombe, c’est que ceux qui ont des ruches les trouvent pleines de miel en un jour ou deux, et que d’ailleurs, quand on leur a ôté leur miel en automne, elles n’en font plus de nouveau quoiqu’il y ait encore des fleurs. Cependant, n’ayant plus de nourriture, puisqu’on leur a ôté leur miel, ou n’en ayant qu’une petite quantité, elles ne manqueraient pas de faire de nouveau miel si elles le composaient du suc des fleurs. Le miel prend de la consistance en se mûrissant, si l’on peut parler ainsi. Il est d’abord comme de l’eau, et il demeure liquide pendant quelques jours. Si on l’ôte alors de la ruche, il n’a point de consistance. Il faut ordinairement vingt jours pour l’épaissir. Le mérite du miel se reconnaît aisément au goût : car les différents miels ont plus ou moins de douceur, de même qu’ils ont plus ou moins de consistance. L’abeille fait sa récolte sur les fleurs qui sont en calice, et en général sur toutes celles qui ont un suc doux. Elle ne fait aucun tort au fruit. Un organe semblable à la langue lui sert à rassembler les sucs de ces fleurs et elle les emporte. On taille les ruches lorsque les figues sauvages commencent à être mûres. Les nouveaux essaims qui réussissent le mieux sont ceux qui viennent dans le temps où les abeilles travaillent le miel. Elles portent la cire et l’érithaque avec leurs cuisses : pour le miel, elles le jettent par la bouche dans les cellules. Lorsque les abeilles ont déposé la semence qui doit les reproduire, elles couvent comme les oiseaux.

« Le ver de l’abeille, étant encore petit, est d’abord couché en travers dans l’alvéole : après cela il se relève de lui-même et prend de la nourriture. Il est attaché à l’alvéole, de sorte qu’on croirait qu’il en fait partie. La semence qui sert à la reproduction, soit des abeilles, soit des bourdons, est également blanche. Il en naît de petits vers qui croissent et deviennent abeilles et bourdons : mais la semence d’où naissent les rois est roussâtre, elle a plus de consistance que le miel épaissi, et dès les premiers instants elle est d’un volume qui répond à celui du roi qu’elle produira. Le roi ne passe point par l’état de ver : il devient abeille tout d’abord. La semence étant déposée dans l’alvéole, l’abeille place du miel vis-à-vis. Les pieds et les ailes de l’embryon de l’abeille se produisent pendant qu’il est enfermé : lorsqu’il a acquis sa perfection, il rompt la membrane qui l’enfermait et s’envole. Tant que l’abeille est dans l’état de ver, elle rend des excréments, mais après cela elle n’en rend plus, à moins qu’elle ne soit pas encore sortie de son enveloppe, comme je l’ai déjà observé. Si l’on ôte la tête à un embryon d’abeille, avant qu’il ait acquis des ailes, les abeilles mangent le reste du corps, et si, après avoir ôté les ailes à un bourdon, on le jette dans la ruche, les abeilles mangent aussi les ailes des autres bourdons. Les abeilles vivent six ans ; quelques-unes vont jusqu’à sept : on regarde comme heureux qu’une ruche dure neuf ou dix ans.

« Dans le nombre des quadrupèdes sauvages, la biche n’est pas un des moins remarquables par sa prudence : soit lorsqu’elle dépose ses petits auprès des chemins, parce que les hommes qui les fréquentent en écartent les animaux féroces, soit lorsqu’elle dévore les enveloppes de ses petits aussitôt après les avoir mis bas, qu’elle court au séséli, en mange, puis revient à eux. La biche mène ses faons dans les forêts pour les accoutumer à connaître les endroits où il faudra qu’ils se mettent en sûreté : c’est une roche escarpée qui n’a d’accès que d’un côté. La biche s’y arrête, et s’y met, dit-on, en défense.

« Le cerf devenu trop épais, ce qui lui arrive en automne où il engraisse beaucoup, ne se montre plus nulle part. Il change de retraite : on dirait qu’il sait qu’on le forcera plus facilement à cause de sa graisse. Les cerfs jettent leur bois dans des lieux où l’on ne pénètre pas aisément et qui sont difficiles à reconnaître. De là le proverbe : Où les cerfs ont jeté leur bois. Ils ne se laissent plus voir, comme n’étant plus en état de défense. On prétend qu’on n’a jamais trouvé la partie gauche du bois d’un cerf, et qu’il la cache comme ayant quelque vertu. Les cerfs d’un an n’ont pas encore de bois : ils en ont seulement une petite naissance qui en est comme la marque ; ce bois naissant est court et velu. À leur seconde année, leur bois s’allonge droit comme un piquet ; aussi leur donne-t-on alors le nom de piquets. La troisième année il a deux branches ; la quatrième il est plus inégal, et il augmente de même chaque année jusqu’à ce que l’animal ait atteint six ans. Après cette époque, la tête du cerf se refait toujours la même, et on ne peut plus connaître son âge par son bois. Les vieux cerfs se reconnaissent à deux autres marques : ou ils n’ont plus de dents, ou elles sont petites, et la partie de leur bois qu’on appelle les défenses ne renaît plus. Ce sont ces cornichons qui viennent en devant du bois, et dont le cerf se sert pour se défendre : quand il est vieux il ne les a plus, son bois monte droit. Le bois du cerf tombe chaque année vers le mois d’avril. Le cerf qui ne l’a plus se cache, comme je l’ai dit, pendant le jour, et se retire dans les bois épais pour y être à l’abri des mouches. Il ne va au viandis que la nuit et dans des lieux couverts, jusqu’à ce qu’il ait refait sa tête. Le nouveau bois pousse d’abord comme enveloppé d’une peau : il est même couvert de poil. Quand il a pris sa croissance, le cerf l’expose au soleil afin de le mûrir et de le sécher, et, lorsqu’il ne ressent plus de douleur en frottant son bois contre les arbres, il quitte les lieux où il s’était retiré ; il est rassuré, parce qu’il a des armes pour se défendre. On a pris un cerf dont le bois était chargé de lierre vert qui y était attaché ; il fallait qu’il y fût venu comme sur un arbre vert, tandis que le bois était tendre.

« Un cerf qui se sent mordu par une phalange ou par quelque autre insecte semblable, ramasse des cancres et les mange. Un breuvage fait avec des cancres pourrait être bon pour les hommes en pareil cas, mais il est de mauvais goût.

« Les biches mangent les enveloppes de leurs petits aussitôt qu’elles ont mis bas : elles ne les laissent pas même tomber à terre, de sorte qu’il n’est pas possible de s’en saisir : vraisemblablement elles contiennent quelque vertu.

« Les chasseurs prennent les biches en chantant ou en jouant de la flûte ; elles se laissent charmer par le plaisir de les entendre. Deux personnes vont ensemble : l’une se montre et chante ou joue de la flûte ; l’autre se tient en arrière et tire la flèche au signal que le premier lui donne. Tant que la biche tient les oreilles droites, elle entend le moindre bruit, et il est difficile de n’être pas découvert ; quand elle les a baissées, on la tire sans qu’elle s’en aperçoive. »

Telle est l’Histoire des animaux par Aristote : c’est le chef-d’œuvre du laconisme pittoresque. Tout y est, et tout est intéressant. Pline lui-même est inférieur. C’est le catéchisme de la nature. On n’y regrette que deux choses : la première, c’est qu’elle ait été tronquée par le temps ; la seconde, c’est qu’un écrivain aussi consommé n’ait pas suffisamment insisté dans sa description des animaux sur la partie intellectuelle de leurs mœurs. Cette partie jusqu’ici négligée manque à Aristote comme à Buffon. Ils n’ont peint que le corps, ils ont déchiré une des plus belles pages de l’œuvre de Dieu dans sa nature animée ; ils ont ainsi privé le Créateur d’une partie de sa gloire.

XI

Si nous avions le talent, l’âge, le loisir et un pourvoyeur comme Alexandre, mettant des milliers d’hommes à notre disposition pour étudier partout les formes et les mœurs de tous les animaux dans l’univers connu, nous oserions entreprendre cette œuvre et chanter ainsi le cantique plus complet de la création, le spiritualisme de l’histoire naturelle.

Depuis l’ami de l’homme, le chien, avec lequel nous avons passé une partie essentielle de l’espace de temps qui nous a été assigné dans la vie, et dont aucune pensée ne nous est mystère, jusqu’au chat mélancolique qui s’attache à la femme et qui meurt quand elle meurt, jusqu’à la cigogne dont le père, la mère et les petits semblent descendre du ciel pour nous donner l’idée et le modèle des trois amours de la vie de famille, jusqu’à l’innocente brebis, ce champ ambulant et fertile qui nous livre avec son lait la tiède toison qui nous abrite l’hiver, jusqu’à l’éléphant, militaire et politique, qui combat pour nous et qui se soumet aux lois volontaires de la discipline pour honorer les rois ou les chefs armés des nations, nous aurions passé en revue ce monde animé et inférieur créé pour nous aimer et nous aider ; nous aurions cherché et trouvé dans leurs instincts les plus secrets les mystères de leurs mœurs, et, disons le mot, de leurs vertus. Combien de fois ne les avons-nous pas vus délibérer entre leur penchant naturel et leur devoir pour s’attacher à leur devoir, en surmontant péniblement leur penchant ! N’est-ce pas là la vertu dans sa force et, par conséquent, dans son mérite ? Pouvons-nous douter, quand le chien de l’infirme, du blessé, du noyé, du misérable, meurt volontairement pour son maître, qu’un pressentiment ne lui donne la foi dans la récompense que la nature prépare à son dévouement ? La nature est pleine de ces dévouements qui seraient des sarcasmes du destin s’ils n’étaient des augures d’un autre monde. Quant à moi, je n’ai jamais foulé d’un pied indifférent le moindre insecte visible, sans croire que la vie que je sauvais ainsi emporterait ma mémoire dans l’éternité, et que je me préparais des amis dans l’inconnu. Je n’ai jamais feuilleté sans mépris et sans regret les écrivains qui, en décrivant les corps, ne voient dans la machine animale que le mécanisme, et proclament l’athéisme, non de Dieu, mais des sentiments et des idées ; j’ai toujours fait des vœux ardents pour que la Providence fit naître enfin un génie contemplateur, un prophète du monde animé qui nous révélât l’harmonie divine dans l’âme comme dans les organes des animaux. Ce jour viendra et glorifiera le Créateur. Les besoins de l’humanité sont des prophéties, peut-être cet homme est-il né.

Aristote était digne de l’être, s’il eût été aussi philosophe que médecin. Mais il n’avait que la justesse de l’esprit, il n’en avait pas assez l’étendue ni surtout l’élévation.

Voilà toute l’œuvre de lui que nous a léguée le temps et que M. Barthélemy Saint-Hilaire nous a si magnifiquement traduite et commentée. Faut-il dire toute ma pensée ? J’ai été plus ravi encore de l’œuvre de Barthélemy Saint-Hilaire que de celle d’Aristote. Il est plus beau en résumant Socrate qu’en résumant Aristote. On sent qu’il regrette à chaque instant le spiritualisme du Phédon dans le sensualisme de l’Histoire des animaux, dans la Morale, dans la Physique, dans la Politique, dans le Traité sur l’âme, qui ne sont que des préfaces aux considérations surhumaines du platonisme. Aristote, en effet, est un esprit juste (mérite immense) ; mais ce n’est pas un esprit haut. L’élévation fait partie de l’étendue dans le cube de nos facultés. Aspirer à monter toujours plus haut, et enfin jusqu’à Dieu, c’est la loi la plus pieuse de notre nature. Aristote n’y monte pas assez ; c’est sa faiblesse. C’est l’aigle des régions moyennes, mais ce n’est point l’aigle de Pathmos. On voit que son traducteur, qui aimerait à le suivre au septième ciel, souffre, tout en l’excusant, de cette philosophie un peu trop terrestre. Lisez ces regrets.

« La loi qui parle dans la conscience de l’homme et à sa raison, voilà le principe supérieur et surhumain ; la volonté libre qui observe ou qui viole cette loi, voilà le principe humain et subordonné. À eux deux, ils sont la source et la clé de toute la morale. L’homme porte donc en lui une législation, et en quelque sorte un tribunal, qui l’absout ou le condamne selon les cas, et qui a pour sanction, ou la satisfaction délicate d’avoir bien fait, ou le regret et le remords d’avoir fait mal. L’homme se sent le sujet d’une puissance qui est au-dessus de lui, bienfaisante et douce s’il l’écoute, implacable s’il lui résiste, et, quand la justice l’exige, anticipant le châtiment du dehors par ses tortures invisibles, dont le coupable a le douloureux secret, même quand il échappe à la vindicte sociale.

« Ces deux grands faits de la loi morale et de la liberté sont au-dessus de toute contestation possible. Qui les nie, abdique son titre d’homme, et se ravale, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, au-dessous même de la brute ; plus intelligent qu’elle sans doute, mais dépravé, tandis que la brute ne l’est pas.

« Les conséquences ne sont point ici moins claires ni moins admirables que les principes. L’homme, en acceptant de sa libre volonté le joug de la loi, s’ennoblit loin de s’abaisser. Par sa soumission volontaire, il s’associe de son plein gré à quelque chose de plus grand que lui ; il se sent rattaché à un ordre de choses qui le dépasse et qui le fortifie. Loin de perdre à l’obéissance, il y gagne une grandeur et une dignité que sans elle il n’a pas. Le monde moral où il entre par cette dépendance éclairée de sa liberté, est le vrai monde où son âme doit vivre, tandis que son corps vit dans un monde tout différent, où la liberté n’a presque plus rien à faire. C’est une sphère de pureté et de paix, où il n’y a de souillures et de tempêtes que celles qu’il veut bien y laisser pénétrer. Le calme et la lumière n’y dépendent que de lui seul ; et, quand il sait le vouloir, il peut établir dans ce ciel intérieur une inaltérable sérénité. Sa raison de plus en plus soumise devient de plus en plus forte, et le terrain sur lequel elle s’appuie, de plus en plus inébranlable et fécond. Les convictions de la conscience s’affermissent à mesure qu’elles s’exercent ; et, dans cet échange d’obéissance consentie d’une part, et de force communiquée de l’autre, l’homme prend à ses propres yeux une valeur qu’il ne se connaissait pas, et que son humilité la plus sincère peut accepter, parce qu’il en place l’origine au-dessus de lui. C’est là qu’il puise ce sentiment étrange et noble qui se nomme le respect de soi, gage assuré du respect que lui devront et que lui donneront ses semblables et qu’il leur rendra.

« En comparaison de ces biens intérieurs et sans prix, de ces biens divins, comme disait Platon, les biens du dehors sont assez peu estimables. Ils sont à sacrifier sans hésitation, si ce n’est sans douleur, à des biens qu’ils ne valent pas. La fortune, la santé, les affections, la vie même ne tiennent point : on les immole, s’il le faut, pour conserver ce qui est au-dessus d’elles. On ne peut pas les préférer à ce qui seul leur confère quelque prix :

Nec propter vitam vivendi perdere causas.

« Pour une âme éclairée et suffisamment énergique, tous les biens se subordonnent dans cette proportion et ce rapport ; et, quand le moment de la décision arrive, elle est déjà toute prise, parce qu’elle est indubitable. Ce n’est guère qu’un calcul dont le résultat est prévu et infaillible. Seulement, c’est un calcul en sens inverse des calculs vulgaires ; on perd tout au dehors pour tout gagner au dedans ; et, quand l’épreuve est bien tout ce qu’elle doit être, on se trouve avoir gagné beaucoup plus encore qu’on n’a perdu, jusqu’au sacrifice dernier ou l’existence peut être mise en jeu. C’est que la loi morale, en même temps qu’elle fait tout l’honneur de l’homme, est aussi la règle de sa vie. Elle ne dirige pas seulement les pensées, elle gouverne les actes ; elle prononce dans les conflits qu’elle tranche souverainement ; et dans l’échelle des biens divers, c’est elle qui assigne et maintient les rangs. Il serait déraisonnable de dédaigner les biens extérieurs, en tant que biens ; ils ont leur utilité ; mais ce ne sont que des instruments pour un but plus haut ; et quelque valeur qu’ils aient en eux-mêmes, ils la perdent du moment qu’on les met en balance avec ce qui pèse davantage.

« Mais la loi morale n’est pas une loi individuelle, c’est une loi commune. Elle peut être plus puissante et plus claire dans telle conscience que dans telle autre ; mais elle est dans toutes à un degré plus ou moins fort. Elle parle à tous les hommes le même langage, quoique tous ne l’entendent pas également. Il suit de là que la loi morale n’est pas uniquement la règle de l’individu ; c’est elle encore qui fait à elle seule les véritables liens qui l’associent à ses semblables. Si les besoins rapprochent les hommes, les intérêts les séparent, quand ils ne les arment pas les uns contre les autres ; et la société qui ne s’appuierait que sur des besoins et des intérêts, serait bientôt détruite. Les affections mêmes de la famille, qui suffiraient à la commencer, ne suffiraient point à la maintenir. Sans la communion morale, la société humaine serait impossible. Peut-être les hommes vivraient-ils en troupes comme quelques autres espèces d’animaux ; mais ils ne pourraient jamais avoir entre eux ces rapports et ces liens durables qui forment les peuples et les nations, avec les gouvernements plus ou moins parfaits qu’ils se donnent et qui subsistent des siècles. C’est parce que l’homme sent ou se dit que les autres hommes comprennent aussi la loi morale, à laquelle il est soumis lui-même, qu’il peut traiter avec eux. Si des deux parts on ne la comprenait pas, il n’y aurait point de liaisons ni de contrats possibles. De là cette sympathie instinctive qui rassemble les hommes, et donne tant de charmes à la vie commune, même dans le large cercle d’une nationalité ; de là aussi cette sympathie bien autrement vive, parce qu’elle est plus éclairée, qui forme ces liens particuliers qu’on appelle des amitiés. Sans l’estime mutuelle que deux cœurs se portent, parce qu’ils obéissent avec une égale vertu à une loi pareille, l’amitié n’est pas ; et elle a besoin, pour être sérieuse et durable, de la loi morale, tout autant qu’en a besoin la société. De là enfin cette sympathie qui réunit deux êtres de sexes différents, et qui constitue leur réelle union, que l’amour même serait impuissant à cimenter assez solidement. C’est parce que l’homme aime la loi morale à laquelle il doit obéir, qu’il aime tous ceux, qui de plus près ou de plus loin la pratiquent avec lui, dans la mesure où il nous est donné de pouvoir la pratiquer.

« Je viens de parcourir en quelques mots le cercle à peu près entier de la science morale, depuis la conscience individuelle, où éclate la loi qui régit l’âme humaine, jusqu’à ces grandes agglomérations d’individus qui forment les sociétés. Mais ce serait se tromper que de croire que la science morale ne s’étend pas encore au-delà. Elle va plus haut ; et la raison se manquerait à elle-même, si elle s’arrêtait à moitié chemin. Une loi suppose de toute nécessité un législateur qui l’a faite ; l’obéissance suppose nécessairement l’empire ; et la raison n’a pas de route plus assurée, si elle en a de plus profondes, pour arriver à Dieu, le connaître et l’aimer. Les lois humaines ne peuvent être le fondement de la loi morale ; car c’est elle qui les inspire, qui les juge et les condamne, quand elles s’écartent de ses ordres légitimes. L’éducation, invoquée par quelques philosophes, n’explique pas plus la loi morale qui la domine que les lois publiques. Au fond, l’éducation, quelque particulière qu’elle puisse être, n’est sous une autre forme qu’une législation, imposée à l’enfant au lieu de l’être à des hommes ; et cette législation restreinte n’a pas d’autres bases que les législations civiles. La loi morale, de quelque côté qu’on l’envisage, n’a donc rien d’humain quant à son origine. Elle gouverne l’homme précisément parce qu’elle ne vient pas de lui ; et quand il veut étudier en elle les voies de Dieu, il en reconnaît avec une entière évidence la puissance et la douceur.

« Dans le monde matériel tout entier, quelque beau, quelque régulier qu’il soit, l’observation la plus attentive ne rencontre rien qui puisse nous donner la moindre idée de la loi morale. Les traces que parfois nous croyons en découvrir dans les animaux les mieux organisés, ne sont que des illusions. Nous leur prêtons alors ce que nous sommes ; nous leur supposons notre nature, soit par une ignorance qui peut être coupable quand elle tend à nous rabaisser à leur niveau, soit même par une sorte de sympathie assez puérile. Mais, au vrai, il n’y a de loi morale que dans le cœur de l’homme ; et celui qui a créé les mondes avec les lois éternelles qui les régissent, n’a rien fait d’aussi grand que notre conscience. La liberté, même avec toutes ses faiblesses, vaut mieux que la nature avec son immuable constance ; et pour une intelligence qui se comprend elle-même, la comparaison n’est pas même possible, parce qu’elle est absurde, et que la supériorité du monde moral est absolument incommensurable. La puissance de Dieu se manifeste donc au-dedans de nous bien plus vivement qu’au dehors ; et prouver l’existence de Dieu par cette loi que nous portons dans nos cœurs et que confesse notre raison, c’est en donner une des preuves les plus frappantes et les plus délicates.

« Mais la mansuétude de Dieu égale au moins sa puissance. Dans ces législations imparfaites que les hommes sont obligés de faire à leur usage, il y a toujours dans leurs injonctions et dans leurs châtiments quelque chose de grossier et de brutal, même quand elles sont les plus justes. La peine qui frappe le coupable peut le détruire, mais elle ne le touche pas ; elle l’effraye sans le corriger. La menace le détourne sans l’améliorer. Ici rien de pareil. Dans la législation de Dieu, l’homme est son propre juge, provisoirement du moins ; et c’est parce qu’il peut se juger lui-même qu’il peut aussi éviter la faute dont il sent l’énormité. La voix qui parle en lui l’a d’abord averti ; elle lui adresse des conseils avant de lui adresser des reproches ; et c’est quand il est resté sourd qu’elle sévit. Il impliquerait contradiction que, pour se faire obéir, la loi morale employât des moyens qui ne seraient pas purement moraux. Aussi, dans cette répression, que de ménagements pour le coupable ! Que d’efforts dont lui seul a conscience, et que rien ne divulgue au dehors, pour le ramener au bien ! Quelle réserve et quelle discrétion ! L’homme abuse sans doute plus d’une fois de cette clémence ; mais ce serait joindre l’ingratitude à la perversité que de s’en plaindre. C’est bien assez de la dédaigner, en n’en profitant pas ; il n’y a pas de cœur, même le plus endurci, qui ne doive l’admirer, et remercier le législateur suprême de tant de bienveillance à côté de tant de pouvoir.

« Une autre conséquence non moins certaine et non moins grave de ce mécanisme divin, c’est que l’homme, se sentant libre d’obéir ou de résister à la loi de la raison, se sent par cela même responsable de ses actes devant l’auteur tout-puissant de cette loi et de sa liberté. Il n’a point à le craindre de cette crainte qui ne convient qu’à l’esclave, puisque, par sa soumission, il peut s’associer à un père plutôt qu’à un maître. Mais il doit craindre de l’offenser, en violant la loi dont il reconnaît lui-même toute l’équité. Si l’homme s’indigne en son cœur contre la faute à laquelle il succombe, à bien plus forte raison doit-il croire que le législateur s’indigne contre celui qui, pouvant éviter cette faute, l’a cependant commise. L’homme qui, par la loi morale, a dans ce monde une destinée privilégiée, a donc à rendre un compte de l’emploi qu’il aura fait de cette destinée. Ce n’est pas à ses semblables qu’il le doit ; car ils peuvent tout au plus connaître de ses actes, qu’ils châtient quelquefois. Comme ils sont des sujets ainsi que lui, ils ne sont que ses égaux ; ils ne peuvent être ses vrais juges. Les intentions, les pensées, mobiles invisibles de tous les actes, leur échappent absolument ; et ce sont cependant les pensées et les intentions, en un mot, tout ce qui se dérobe nécessairement aux justices humaines, qu’il s’agit de juger. Ou il faut nier la loi morale, la liberté de l’homme et sa responsabilité, ou il faut admettre, comme conséquence inévitable, une autre vie à la suite de celle-ci, où Dieu saura distribuer les récompenses et les peines. Ce qu’elles seront, c’est lui seul qui en a l’inviolable secret ; mais la science morale ne dépasse pas ses justes bornes en affirmant que cette justice définitive est indispensable, et que la vie de l’homme ici-bas ne peut se comprendre sans ce complément qui doit la suivre.

« Ce n’est pas, comme on l’a dit, et Kant en particulier, qu’il y ait en ce monde un désaccord inique entre la vertu et le bonheur. Ce monde, tel qu’il est fait, est en général assez équitable ; et il est à présumer que c’est la faiblesse de l’homme plutôt que sa raison qui en murmure. Il n’y a donc point à rétablir un équilibre qui n’est pas rompu, comme on se plaît à le répéter ; et il ne faut pas que la vertu, si elle veut rester pure, pense trop à un salaire dont la préoccupation suffirait à la flétrir. D’ailleurs, en observant bien ce monde, il est facile de voir que le bonheur y dépend presque entièrement de nous ; il est le plus souvent le résultat de notre conduite, et il manque bien rarement à qui sait le chercher là où il est. Les âmes vertueuses sont en général fort résignées. Il n’y a guère que le vice qui se révolte. Kant, tout en parlant de l’équilibre nécessaire, qu’il ne voit que dans la vie future, ne s’est pas trouvé, j’en suis sûr, trop malheureux dans celle-ci. Socrate, malgré sa catastrophe, n’a pas gémi sur son sort ; et il n’a pas douté de la justice de Dieu, même en ce monde, parce qu’il y a fini par la ciguë. Mais si le rapport du bonheur et de la vertu est suffisant dès ici-bas, ce qui ne l’est point, c’est le rapport moral de l’âme à Dieu. Indépendamment des lois extérieures, l’homme avait une loi tout intérieure à observer. Jusqu’à quel point y est-il resté fidèle ? Lui-même, tout sincère qu’il peut être avec sa propre conscience, ne le sait pas. Le souvenir de la plupart de ses pensées et de ses intentions, même les plus vives, périt à chaque instant en lui. Il voudrait juger sa propre vie avec la plus stricte impartialité qu’il ne le pourrait point. Il faut bien cependant quelqu’un qui la juge ; car autrement elle serait une énigme sans mot, et l’homme ne serait guère qu’un monstre.

« Ainsi la science morale, dépassant cette existence terrestre, pénètre de l’homme d’où elle part jusqu’à Dieu ; et elle affirme la vie future avec les récompenses et les peines, aussi résolument qu’elle affirme la vie présente. Ce ne sont pas là des hypothèses gratuites ; ce ne sont pas même des postulats de la raison pratique, comme disait Kant en son bizarre langage. Mais ce sont des conséquences aussi certaines que les faits incontestables d’où la raison les tire. On peut même ajouter que ces théories sont en parfait accord avec les croyances instinctives du genre humain, et que les religions les plus éclairées les sanctionnent, en même temps que la philosophie les démontre.

« Arrivée là, la science morale a épuisé la meilleure part de son domaine ; elle a rempli sa tâche presque entière. Il ne lui reste plus qu’à montrer comment l’homme, soumis à une loi si sainte et si douce, la viole cependant, et à expliquer d’où vient en lui cette lutte, où il est si souvent vaincu, et cette révolte qui le perd. La raison voit et comprend le bien ; la liberté fait souvent le mal. Comment cette chute est-elle possible ? La cause en est assez manifeste, et l’homme n’a pas besoin de s’étudier bien longtemps pour la découvrir. C’est de son corps, de ses passions et de ses besoins diversifiés à l’infini, que lui viennent ces assauts d’où il sort si rarement victorieux ; c’est d’un principe contraire à celui de son âme que lui viennent ces combats, terminés le plus ordinairement par des défaites. Ce serait exagérer que de croire que le vice tout entier vient du corps, et que l’âme n’a pas ses passions propres qui la ruinent, quand elles sont mauvaises, comme celles que le corps lui suggère. Mais on peut dire sans injustice que la grande provocation au mal, dans l’âme de l’homme, lui vient du corps auquel elle est jointe, qu’elle peut dominer sans doute, puisqu’elle va quand elle veut jusqu’à l’anéantir, mais qui, dans bien des cas, la domine elle-même et la souille par les insinuations les plus cachées et les plus sûres. Modérer le corps, le dompter dans une certaine mesure, lui faire la part de ses justes besoins, lui résister dans tout ce qui les dépasse, en un mot faire du corps un instrument docile et un serviteur soumis, voilà l’une des règles essentielles de la vie morale, et par conséquent, une des parties considérables de la science. L’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire de l’esprit et de la matière, est un mystère dont elle n’agite point la solution, qui appartient à la métaphysique. Mais il est de son devoir de rechercher les conditions de cette union, et de les expliquer à la lumière de la loi. C’est un fait qu’elle étudie comme les faits de conscience, et qui n’est pas moins important. L’omettre serait une grave lacune ; et l’on risquerait, en le supprimant, de ne pas comprendre assez clairement la vie morale, qui, au fond, n’est qu’une sorte de duel entre ces deux principes opposés.

« Il semblerait résulter de cet antagonisme que l’ennemi de l’homme, c’est son corps, qui sert tout au moins d’intermédiaire au vice, quand il n’en est pas directement la cause. Cependant cet ennemi, sans être nous précisément, est une partie indispensable de nous. C’est un compagnon nécessaire, quoique dangereux ; et durant cette vie, nous ne pouvons pas nous en séparer un seul instant, puisque, sans lui, notre destinée morale n’est pas même possible. Il y a donc à le ménager, tout en le combattant ; il faut s’en servir en le surveillant, et s’en défier en le conservant avec le soin obligé. La limite est des plus délicates à tracer, et il faut prendre garde d’outrer l’indulgence ou la sévérité. Mais comme l’indulgence est notre pente naturelle, il est bon que la science morale incline plutôt en sens contraire, et elle n’est pas assez sage quand elle n’est pas austère. De là, dans tous les systèmes de morale dignes des regards de la postérité, tant de règles sur la tempérance et sur l’éducation.

« L’homme aurait d’ailleurs grand tort de se plaindre de cette union de l’esprit et de la matière en lui, redoutable seulement quand il ne sait point en user. Elle est d’abord la condition essentielle de la vertu, le prix dernier de la vie morale et son trésor. Sans combats, la vertu n’est point ; car il est par trop évident que, sans lutte, il n’y a point de triomphe. De plus, l’homme éclairé par l’expérience et sincèrement ami du bien peut faire tourner à son profit cette influence possible du physique sur le moral. En réglant le corps de certaine façon, on tempère les passions de l’âme ; et, par un régime bien entendu, on tire, en partie du moins, la santé de l’âme de la santé du corps : Mens sana in corpore sano. C’est l’âme qui d’abord a réglé le corps ; c’est elle qui l’a soumis au gouvernement convenable, et qui l’a restreint dans ses vraies limites. Mais, par un retour inexplicable, le corps rend à l’âme ce qu’il en a reçu ; et, loin de la troubler désormais, il lui transmet un calme et une paix qu’elle emploie à mieux comprendre le devoir et à le mieux accomplir. L’union de l’âme et du corps est donc un bienfait, et ce n’est pas assez le reconnaître que d’en gémir, comme le font quelquefois les cœurs les plus purs, et d’anticiper la dissolution du pacte, soit par des vœux téméraires, soit par un ascétisme exagéré.

« Tel est à peu près l’ensemble de la science morale et des questions qu’elle doit étudier dans tous leurs détails, sous toutes leurs faces. Elle apprend à l’homme où est en lui la source du bien et la source du mal ; elle le rattache à lui-même, à ses semblables et à Dieu par des liens indissolubles, et sa mission est remplie quand elle lui a enseigné, non pas précisément la vertu, mais ce qu’est la vertu et à quelles conditions elle s’acquiert. La vertu ne résulte que de l’accomplissement réel du devoir. On n’est pas vertueux parce qu’on sait ce qu’on doit faire ; on l’est parce qu’on a fait ce qu’on doit, en sachant, à titre de créature raisonnable, pourquoi l’on agit de telle façon et non point de telle autre. Mais éclairer l’humanité sur les caractères de la vertu, lui montrer avec pleine lumière la fin obligatoire de toutes les actions humaines, et lui indiquer les voies qui mènent à cette fin, c’est un immense service ; et l’on n’a point à s’étonner de l’estime et de la gloire qui le récompensent. Sur la scène du monde, où ce sont cependant les mêmes principes qui s’agitent et qui se combattent, il est bien plus difficile de les discerner ; ils y sont le plus souvent obscurs et douteux, même pour les yeux les plus attentifs. Sur le théâtre de la conscience, ils brillent d’un éclat splendide, où rien ne les ternit que l’ignorance intéressée d’un cœur pervers.

« Le point essentiel et le plus pratique de la science, c’est donc de démontrer irrévocablement à l’homme que sa loi est toujours de faire le bien, quelles que soient les complications que le jeu des choses humaines puisse amener ; et que faire le bien, c’est obéir sans réserve, sans murmure, avec résignation et, quand il le faut, avec une fermeté héroïque, aux décrets de la raison, promulgués dans la conscience, acceptés par une volonté soumise autant qu’intelligente, et qui peuvent passer dans le for individuel pour les décrets mêmes de Dieu. C’est là le centre de la vie, comme c’est le centre de la science ; mais c’est là aussi que se livrent, dans la théorie et dans la pratique, les grands combats. En général, c’est par inattention ou par ignorance que l’individu fait le mal, et ce n’est presque jamais de propos délibéré qu’il commet la faute, en sachant qu’il la commet, bien qu’il y ait des natures assez malheureuses pour qu’en elles les dons les plus beaux ne servent qu’au vice. Mais dans la science, l’ignorance et l’inattention ne sont pas permises ; et si, dans le cours de la vie, il faut beaucoup d’indulgence, même avec les coupables, il n’en faut avoir aucune envers les fausses théories. On doit les flétrir sans pitié et en faire ressortir l’erreur pour les rendre moins dangereuses ; on doit les traîner devant le tribunal incorruptible de la conscience et les y condamner sans appel. Or, à côté de la théorie du bien, seul devoir de l’homme, il n’y a qu’une solution possible : c’est la théorie de l’intérêt, avec les replis et les dédales où elle se diversifie et s’égare. L’intérêt peut se présenter sous plusieurs formes : d’abord assez grossier, et c’est alors la fortune, avec tous les biens secondaires qui la constituent ; puis un peu plus raffiné, sous l’aspect du plaisir, avec ses séductions et ses attraits trop souvent irrésistibles ; et enfin, moins déterminé et plus acceptable, sous le spécieux prétexte du bonheur.

« La loi morale, et par conséquent aussi la science, doit repousser et combattre l’intérêt, sous quelque masque qu’il se dissimule ; fortune, plaisir, bonheur même, elle ne peut accepter aucun de ces mobiles pour la conduite de l’homme. Ce sont eux, sans doute, qui le gouvernent le plus fréquemment dans la réalité ; et l’on peut même accorder que, dans une certaine mesure, il est bon qu’ils le gouvernent. Mais pas un d’eux n’a le droit de prétendre à l’empire, ni de se substituer par une usurpation menteuse à l’exclusive souveraineté du bien. La loi morale, que les cœurs ignorants ou faibles se représentent sous des couleurs si sévères, afin de la mieux éluder, n’interdit à l’homme ni la richesse, fruit ordinaire et mérité de son labeur, ni le plaisir, besoin de sa nature, ni le bonheur, tendance spontanée et constante de tous ses efforts. Mais elle lui dit, sans qu’il puisse se méprendre à la sagesse obligatoire de ces conseils, qu’il doit dans certains cas, assez rares d’ailleurs, sacrifier au bien fortune, plaisirs, bonheur, vie même ; et que s’il ne sait pas accomplir ce sacrifice, ce sont des idoles qu’il adore, et non le vrai Dieu. Ces immolations, toutes rares qu’elles sont, suffisent à qui sait les comprendre pour révéler dans sa splendeur suprême la loi du bien ; et puisque c’est précisément dans les rencontres les plus grandes et les plus solennelles que le bien l’emporte, c’est que le bien est le maître véritable de l’homme, et que tous les autres mobiles, issus à différents degrés de l’intérêt, fortune, plaisir, bonheur, ne sont que ses tyrans.

« Il n’y a donc point d’excuses dans la science morale pour ces théories relâchées, toutes séduisantes qu’elles peuvent être, qui mettent l’intérêt au-dessus du bien. Il ne doit point y en avoir davantage pour les autres théories, moins coupables, qui tentent un compromis, et qui veulent accoupler le bien avec ce qu’elles appellent l’intérêt bien entendu. Si l’intérêt bien entendu est le bien, tel qu’on vient de le définir, à quoi bon substituer un mot obscur, et tout au moins équivoque, à un mot si simple et si clair ? Il y a danger, comme Cicéron le remarquait, voilà près de deux mille ans, dans ces variations arbitraires de langage ; l’intérêt bien entendu n’en est pas moins l’intérêt ; et l’interprétation peut changer perpétuellement, non pas seulement d’un individu à un autre, mais dans le même individu, qui n’a pas toujours de son intérêt, même en tâchant de le bien entendre, des notions pareilles et immuables. Si l’intérêt bien entendu est autre chose que le bien, il est alors à proscrire, ou du moins à subordonner. Ainsi, l’intérêt bien entendu ne peut pas plus prétendre à dominer l’homme que l’intérêt dans son acception la plus vulgaire et la moins calculée.

« Je dis que la science morale, comprise comme je viens de le faire, est la seule vraie, et que tout ce qui s’éloigne de ce type est faux. Elle suffit à expliquer et à conduire l’homme. Elle le place à sa véritable hauteur, au-dessus de tous les autres êtres qui l’entourent, mais au-dessous de Dieu ; elle ne l’exalte pas, mais elle est loin aussi de le ravilir ; elle le soumet à une loi bienfaisante et sage, tout en reconnaissant sa liberté, si ce n’est son indépendance. En un mot, elle peut le sauver, s’il consent à la suivre. Mais la science ne se fait pas illusion. Si elle sent son importance, elle sent non moins vivement ses bornes ; et comme elle peut à peine éclairer quelques individus, elle ne se flatte pas de l’orgueilleuse prétention de gouverner les peuples. Cependant il ne peut y avoir deux lois morales, et il est bien évident que la politique est soumise aux mêmes conditions que la morale individuelle ; les principes ne changent pas pour s’appliquer à une nation. Mais dans ces grands corps, qui renferment des multitudes innombrables, et qui ont des ressorts si compliqués, la vie morale est bien plus confuse et bien plus difficile que sur cette scène étroite de la conscience. La politique ne s’est guère élevée jusqu’à présent au-dessus de l’intérêt, et elle n’a presque jamais porté ses regards dans une région plus haute. Servir à tout prix, même au prix de la justice et du bien, la nation qu’on commande, c’est-à-dire accroître sa force, sa puissance, sa richesse, sa sécurité, son honneur, tel est le but habituel des hommes d’État. C’est à l’atteindre qu’ils consacrent leur génie et qu’ils attachent leur gloire. Les moyens qu’ils mettent en usage varient avec les temps, et ce serait être injuste envers la civilisation que de ne point avouer qu’ils s’améliorent. Mais à quelle distance encore la politique n’est-elle pas de cette notion du bien, telle que la loi morale nous la donne ! Quel espace presque infranchissable n’a-t-elle point à parcourir ! Que de progrès n’a-t-elle point à faire, pour que la science reconnaisse en elle sa fille légitime ! Que de vices, que d’erreurs à détruire ! La science morale ne peut guère aujourd’hui, comme au temps de Platon, qu’en détourner les yeux, tout en plaignant les hommes d’État plus encore qu’elle ne les blâme. S’il n’est pas facile déjà de faire parler la raison au cœur de l’homme, c’est une tâche bien autrement ardue de la faire parler au cœur des peuples, en supposant qu’on ait soi-même le bonheur de l’entendre. La philosophie en est toujours réduite au vœu stérile du disciple de Socrate ; et elle n’a pour toute consolation que les utopies non moins vaines dont elle se berce quelquefois. Ce qu’elle a de mieux à faire, sans cesser d’ailleurs ses enseignements, c’est de s’en remettre à la Providence, dont la part est bien plus grande encore dans le destin des empires que dans le destin des individus. Mais la science morale serait coupable envers l’humanité si elle abdiquait en faveur de la politique, comme on le lui a plus d’une fois conseillé. L’honneur vrai de la politique, c’est de se conformer le plus qu’elle peut à la morale éternelle, et de diminuer chaque jour, en montant jusqu’à elle, l’intervalle qui les sépare. Mais la politique, à son tour, peut récriminer contre la morale, et lui dire que le gouvernement des sociétés serait bien autrement facile et régulier, si tous les membres qui les composent étaient vertueux autant qu’ils doivent l’être. Il est aisé à des sages d’être de dociles et bons citoyens. Mais apparemment, ce n’est pas à la politique de faire les sages ; c’est à elle seulement de s’en servir, pour les fins qui lui sont propres.

« En traçant à grands traits cette rapide esquisse de la science morale, je ne me dissimule pas que ces traits ne m’appartiennent point, et que je les ai empruntés, pour la plupart du moins, à des études qui ont précédé et facilité les miennes. Je les ai demandés à l’observation directe de la conscience, mais je les ai reçus aussi de la tradition ; et en prenant la morale au point où je la trouve, dans notre siècle, au fond de tous les cœurs honnêtes, je sais bien que, eux non plus, ne l’ont pas faite à eux seuls, et qu’ils doivent beaucoup de ce noble héritage aux siècles qui nous l’ont transmis. Je crois donc qu’à cette mesure on peut juger équitablement les divers systèmes qui se montrent à nous dans l’histoire de la philosophie, et qu’en les comparant à cet idéal de la science, tout incomplet qu’il est, on peut voir avec assez d’exactitude et de justice ce qu’ils valent. Ils ont contribué tous à amener la science où elle en est ; et ce n’est qu’un acte de gratitude que d’assigner à chacun la part qui leur revient dans cette œuvre commune. Il suffira d’en prendre quelques-uns, Platon, Aristote et Kant. Ce sont les plus grands. J’y joindrai aussi le Stoïcisme qui peut marcher de pair avec eux, quand il ne les devance pas, mais qui, n’étant point individuel, n’a pas la même rigueur scientifique. Sur quatre doctrines, la Grèce nous en offrira donc trois à elle seule ; les temps modernes ne nous en fourniront qu’une. Qu’on ne s’en étonne pas. Dans les choses de cet ordre, c’est le privilège de l’esprit grec que d’avoir surpassé le nôtre et de l’avoir instruit. Acceptons ce bienfait avec tant d’autres en fils reconnaissants, et sachons en profiter sans jalousie contre notre mère.

« Ces quatre systèmes sont tous conformes, dans des proportions diverses, à la loi morale, telle que je viens de l’esquisser. »

XII

Après l’exposé du système de Platon, M. Barthélemy Saint-Hilaire passe à celui d’Aristote.

« Nous entrons avec lui dans un tout autre monde, et, bien que nous restions encore dans une sphère très élevée, nous aurons beaucoup à descendre. L’esprit grec est à son apogée avant Philippe et Alexandre ; et la Grèce, qui est sur le point de perdre sa liberté, va commencer cette longue décadence qui, de chute en chute, durera encore plus de mille ans, et toujours au grand profit de l’intelligence humaine. Je ne dis pas qu’Aristote soit déjà sur la pente fatale ; et, à bien des égards, son vaste génie n’a pas de supérieurs, si même il a des égaux. Mais, en morale, il est bien loin de son maître ; et il est sorti de ces régions sereines où pendant vingt ans il avait pu être guidé par lui. Il connaît profondément la vie, et les tableaux qu’il en trace sont de la plus rare exactitude. Mais il ne s’élève point assez au-dessus d’elle. On dirait qu’il croit suffisant de la peindre, sans chercher à la juger et surtout à la conduire. Il oublie trop souvent, malgré des prétentions contraires, que le moraliste doit être un conseiller et non un historien. Sans doute, l’expérience est une chose très précieuse, et il est bon qu’en morale elle tienne sa place. Mais il ne faut jamais lui accorder qu’une place secondaire ; et quand l’homme doit prendre une grande décision, il vaut mieux qu’il sache ce qu’il doit faire que de savoir ce que l’on fait. La conscience l’inspirera toujours mieux que la pratique la plus consommée de la vie. C’est qu’Aristote s’attache un peu trop aux faits, et qu’il ne s’attache point assez aux idées. Dans toutes les branches de la science, c’est là une méthode peu sûre, malgré ce qu’on en croit ordinairement. En morale, c’est une méthode fausse, parce que, dans le domaine de la liberté, les faits ne sont que ce que nous voulons qu’ils soient, et qu’ils importent beaucoup moins que les principes et les intentions qui les produisent.

« Cependant, tout différent qu’Aristote est de Platon, il n’a pour ainsi dire point une seule théorie qu’il ne lui emprunte. Toutes celles qu’il expose, il les lui a prises, en les transformant. Le caractère général de sa morale est tout autre, mais les doctrines particulières sont au fond les mêmes. Cela se comprend sans peine. On ne peut pas être si longtemps le disciple d’un tel maître sans recevoir beaucoup de lui, quelque indépendant et quelque fort qu’on puisse être par soi-même. On peut bien combattre quelques-uns des enseignements qu’on a entendus, comme Aristote a combattu le système des Idées, avec plus de sévérité souvent que de justesse ; mais, tout en se faisant un adversaire, on ne reste bien des fois qu’un écho, et, en désapprouvant l’ensemble de la doctrine, on reproduit, à son insu, une foule de détails qu’on en tire, sans même les reconnaître. Ce n’est point être injuste envers Aristote que de douter qu’il eût fait jamais sa Morale, s’il n’eût été à l’école de Platon. C’est là qu’il a trouvé tous les germes de ses grandes théories sur le bien, sur la vertu, sur la tempérance et le milieu, sur le courage, sur l’amitié, etc.

« Voilà d’où viennent les ressemblances. La différence radicale s’explique encore mieux, s’il est possible.

« On a vu dans Platon quelle était sa doctrine psychologique, et la démarcation profonde qu’il établissait entre l’âme et le corps ; il faudrait dire plutôt, l’intervalle infranchissable qu’il met entre les deux principes dont l’homme est composé, comme l’attestent hautement le témoignage de la conscience et la voix du genre humain. L’âme est, pour Platon, l’élément supérieur et distinct, qui a sa nature et ses destinées propres ; et, lorsque Criton désolé demande à Socrate qui va boire le poison : “Socrate, comment t’ensevelirons-nous ? ” Socrate lui répond : “Tout comme il vous plaira, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas.” Puis, regardant avec un sourire plein de douceur ses disciples tout en larmes : “Mes amis, ajouta-t-il, soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu me cautionner auprès des juges. Il répondait pour moi que je ne m’en irais pas. Vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m’en irai jouir de félicités ineffables, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il le porte, qu’il l’enterre. Car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses ; mais c’est aussi un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage et dire que c’est mon corps que tu enterres ; enterre-le donc comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois.”

« Aristote n’a pas profité de cet avertissement suprême ; et il est difficile de parler de l’âme plus improprement qu’il ne l’a fait. Il l’a confondue avec le corps, auquel elle est jointe, et dont elle n’est selon lui que l’achèvement, ou, pour prendre son langage, l’Entéléchie. Plus coupable que Criton, ce n’est pas sous le coup de la douleur qu’il commet cette confusion déplorable ; c’est dans un de ses ouvrages les plus élaborés et les plus approfondis, le Traité de l’âme. Il parcourt la nature entière pour démontrer que le principe qui sent et pense en nous, est le même qui nourrit notre corps et qui fait végéter la plante. L’âme n’a donc point d’existence propre ; elle est toute corporelle ; et Aristote, par un silence assez peu philosophique, en ce qu’il est peu courageux, ne dit pas un mot de l’immortalité de l’âme, que tend à nier toute sa doctrine unitaire et matérialiste.

« Ainsi Platon, distinguant l’esprit et la matière, a sans cesse les yeux fixés sur la vie future, qui complète et qui explique celle-ci. Aristote, au contraire, ne s’inquiète en rien de la vie future, parce qu’il n’y croit pas, non plus qu’à une âme immatérielle. De là, toute la différence des deux systèmes, séparés de la distance d’opinions diamétralement opposées. »

XIII

Telles sont les œuvres d’Aristote. Nous sommes, en finissant, de l’avis de son traducteur. Ce n’est pas l’apogée, c’est la moyenne parfaite de la philosophie hellénique de cette époque ; l’encyclopédie du vulgaire, distinguée de la science de ses contemporains ; c’est toute l’intelligence de la Grèce, mais ce n’est pas son âme. L’âme de la Grèce est dans Socrate. Platon lui fit un magnifique commentaire.

Aussi Aristote eut une mort humaine qui n’intéressa pas le sort futur de l’âme ni le Dieu de l’univers. Autant qu’on peut discerner à de telles distances les causes de cette mort, on les retrouve aisément dans la politique de son pays et dans les passions des hommes, bonnes ou mauvaises.

La première cause de cette impopularité qui livra le philosophe de Stagyre à la rancune des Athéniens fut sans aucun doute le ressentiment des hommes qui l’avaient vu attaquer Socrate et Platon, dont il avait été le disciple, puis le schismatique. Ils l’abandonnèrent quand la mort de son patron Alexandre le Grand le livra à leur vengeance.

La seconde cause de son malheur et de son désespoir fut la haine stupide de la multitude qui voyait en lui un Macédonien. Le titre de Macédonien fut un crime et une injure quand Athènes sentit que la mort d’Alexandre, à Babylone, délivrait la Grèce de ce héros devenu son tyran. La réaction fut rapide et terrible contre les amis d’Alexandre. Elle se tourna à l’instant contre Aristote ; il sentit qu’il fallait fuir aux frontières de la Grèce pour y échapper. Il emporta prudemment avec lui le reste de la ciguë de Socrate, et il la but par défiance des hommes, non par foi dans le Dieu unique et immortel du Phédon.

La troisième fut une stupide accusation populaire, qui, pour un hymne familier à un de ses amis de Macédoine, inculpa Aristote d’impiété et lui attribua la pensée de donner à un homme des qualités divines. À cette stupidité il reconnut les successeurs d’Anytus, et il sentit qu’il fallait mourir. — Il mourut, les uns disent de sa propre main, les autres par la violence de ses ennemis. Mais il laissa ses richesses à sa femme et sa bibliothèque à son fils.

Ainsi finit ce grand homme ; combien ne serait-il pas mort plus dignement s’il était mort comme Socrate, non pour échapper à ses ennemis, mais pour Dieu !

Il eut toute l’intelligence que le monde antique pouvait léguer au monde à venir, mais l’âme lui manqua : il fut le premier des savants, le moindre des philosophes.

 

Lamartine.