(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431
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(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431

CVIIe entretien.
Balzac et ses œuvres (2e partie)

I

Les trois caractères dominants du talent de Balzac sont la vérité, le pathétique et la moralité.

Il faut y ajouter l’invention dramatique, qui le rend en prose égal et souvent supérieur à Molière.

Je sais qu’à ce mot, un cri de scandale et de sacrilège va s’élever de toute la France ; mais, sans rien enlever à l’auteur du Misanthrope de ce que la perfection de son vers ajoute à l’originalité de son talent, et en le proclamant, comme tout le monde, l’incomparable et l’inimitable, mon enthousiasme pour le grand comique du siècle de Louis XIV ne me rendra jamais injuste ni ingrat envers un autre homme inférieur en diction, égal, si ce n’est supérieur, en conception, incomparable aussi en fécondité : Balzac ! Combien de fois, en le lisant et en déroulant avec lui les miraculeux et inépuisables méandres de son invention, ne me suis-je écrié tout bas : La France a deux Molières, le Molière en vers et le Molière en prose !

Je le dis, je le pense, ouvrons-le : c’est à lui de le prouver. Je commence par son chef-d’œuvre, Eugénie Grandet. Daignez me suivre.

II

Eugénie Grandet est la peinture d’un vice, d’un vice froid, personnel, implacable, qui, sans présenter au dehors ces férocités dramatiques dont le scélérat passionne ses actes, lui fait commettre dans son intérieur ces cruautés lentes et silencieuses qui lui méritent à bon droit le titre de scélérat.

Tel est M. Grandet, le père d’Eugénie Grandet, qui, après sa femme, fait de sa fille unique sa première victime.

Balzac est avant tout le grand géographe des passions. Je ne sais quel instinct révélateur et observateur lui a appris que les lieux et les hommes se tiennent par des rapports secrets ; que tel site est une idée, que telle muraille est un caractère, et que pour bien saisir un portrait il faut bien peindre un intérieur. Cette analogie et cette fidélité sont à ses romans ce que le paysage est aux grandes scènes du drame. Les imbéciles se plaignent de cette minutie apparente de descriptions, les hommes de haute et profonde intelligence l’admirent. Tout commence chez lui par ce milieu de ses personnages, préface de l’homme. C’est même là qu’il déploie le plus de verve. Voyez le début d’Eugénie Grandet.

Portrait de l’homme. — 

Portrait du lieu. — 

III

« Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître, et l’aridité des landes, et les ossements des ruines : la vie et le mouvement y sont si tranquilles qu’un étranger les croirait inhabitées, s’il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d’une personne immobile, dont la figure à demi monastique dépasse l’appui de la croisée au bruit d’un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d’un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons, qui appartiennent à la vieille ville et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l’originalité qui recommande cette partie de Saumur à l’attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres, et qui couronnent d’un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d’entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises, et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d’un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d’argile brune d’où s’élancent les œillets ou les rosiers d’une pauvre ouvrière. Plus loin, ce sont des portes garnies de clous énormes, où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L’histoire de France est là tout entière. À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l’artisan a déifié son rabot, s’élève l’hôtel d’un gentilhomme, où sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins ; les amis du moyen âge y retrouveraient l’ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n’ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l’inférieure, armée d’une sonnette à ressort, va et vient constamment. L’air et le jour arrivent à cette espèce d’antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l’espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d’appui dans lequel s’encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez. Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte, et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin : il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l’Anjou ; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne ; un coup de soleil l’enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l’atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous à l’affût d’un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d’apprendre le lendemain matin qu’il a gelé pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l’eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaye tour à tour les physionomies. D’un bout à l’autre de cette rue, l’ancienne grand-rue de Saumur, ces mots : “Voilà un temps d’or ! ” se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin : “Il pleut des louis”, en sachant ce qu’un rayon de soleil, ce qu’une pluie opportune lui en apporte.

« Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n’obtiendrez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l’achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n’achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses, n’ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air : chaque ménage s’assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s’y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d’Angers, qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d’un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l’effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à M. Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de M. Grandet.

« M. Grandet jouissait à Saumur d’une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n’ont point vécu en province. M. Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maître tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République française mit en vente, dans l’arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors âgé de quarante ans, venait d’épouser la fille d’un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d’or, au district, où, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l’arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l’administration du district de Saumur, et son influence pacifique s’y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés ; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d’une communauté de femmes, que l’on avait réservées pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore ; sous l’Empire, il fut M. Grandet. Napoléon n’aimait pas les républicains : il remplaça M. Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l’Empire. M. Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire, dans l’intérêt de la ville, d’excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, très avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grâce à des soins constants, étaient devenues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion d’honneur. Cet événement eut lieu en 1806. M. Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. M. Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrâce administrative, hérita successivement, pendant cette année, de Mme de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de Mme Grandet ; puis du vieux M. La Bertellière, père de la défunte ; et encore de Mme Gentillet, grand-mère du côté maternel : trois successions dont l’importance ne fut connue de personne. L’avarice de ces trois vieillards était si passionnée, que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux M. La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l’aspect de l’or que dans les bénéfices de l’usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d’après les revenus des biens au soleil. M. Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d’égalité n’effacera jamais : il devint le plus imposé de l’arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, où, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva ; et cent vingt-sept arpents de prairies, où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin, la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l’importance : l’une était M. Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de M. Grandet ; l’autre, M. des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et M. des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à M. Grandet un si grand respect, que les observateurs pouvaient mesurer l’étendue des capitaux de l’ancien maire d’après la portée de l’obséquieuse considération dont il était l’objet. Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que M. Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d’une grande masse d’or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d’un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n’échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. M. Grandet inspirait donc l’estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents ; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs, quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres.

« Financièrement parlant, M. Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d’admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n’avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d’acier ? À celui-ci, maître Cruchot avait procuré l’argent nécessaire à l’achat d’un domaine, mais à onze pour cent ; à celui-là, M. des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélèvement d’intérêts. Il s’écoulait peu de jours sans que le nom de M. Grandet fût prononcé, soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l’objet d’un orgueil patriotique. Aussi plus d’un négociant, plus d’un aubergiste, disait-il aux étrangers avec un certain contentement : “Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires ; mais, quant à M. Grandet, il ne connaît pas lui-même sa fortune ! ” En 1816, les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à près de quatre millions ; mais comme, terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu’en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu’il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu’après une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de M. Grandet, les gens capables disaient-ils : “Le père Grandet ? le père Grandet doit avoir cinq ou six millions. — Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n’ai jamais pu savoir le total”, répondaient M. Cruchot ou M. des Grassins, s’ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rothschild ou de M. Laffitte, les gens de Saumur demandaient s’ils étaient aussi riches que M. Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d’un air d’incrédulité. Une si grande fortune couvrait d’un manteau d’or toutes les actions de cet homme. Si d’abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s’étaient usés. En ses moindres actes, M. Grandet avait pour lui l’autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux, faisaient loi dans le pays, où chacun, après l’avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l’instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. “L’hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés : il faut vendanger. — Le père Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année.” M. Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. M. Grandet s’était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu’ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu’il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu’il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher, et recevaient ses remercîments. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises à l’église, la lumière, les gages de la grande Nanon, l’étamage de ses casseroles, l’acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu’il faisait surveiller par le garde d’un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d’une voix douce.

« Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d’une manière fatigante aussitôt qu’il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l’incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique, attribués à un défaut d’éducation, étaient affectés, et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D’ailleurs, quatre phrases, exactes autant que des formules algébriques, lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : “Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela.” Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. Lui parlait-on ? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait : “Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme.” Sa femme, qu’il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres, par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules ; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches ; ses yeux avaient l’expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur M. Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée, que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, M. Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd’hui le voyait tel qu’il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir ; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d’argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puce, boutonné carrément, un large habit marron à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. »

IV

Voici maintenant la maison, le lieu du supplice,

« La maison à M. Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulière au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l’apparence des pierres vermiculées de l’architecture française, et quelque ressemblance avec le porche d’une geôle. Au-dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée représentant les quatre saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d’une plinthe saillante, sur laquelle s’élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain et un petit cerisier assez haut déjà. La porte, en chêne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frêle en apparence, était solidement maintenue par le système de ses boulons, qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s’y rattachait par un anneau et frappait sur la tête grimaçante d’un maître clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancêtres nommaient jaquemart, ressemblait à un gros point d’admiration ; en l’examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu’il représentait jadis, et qu’un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaître les amis au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d’une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d’arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart, sur lequel s’élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l’entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l’importance d’une salle dans les petites villes de l’Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l’antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger ; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun ; là le coiffeur du quartier venait couper deux fois l’an les cheveux de M. Grandet ; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée ; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas ; son plafond se composait de poutres apparentes, également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre, incrusté d’arabesques en écaille, ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre, dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins : en enlevant les roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse branche s’adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les sièges, de forme antique, étaient garnis en tapisseries représentant les fables de la Fontaine ; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problème. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l’aïeul de Mme Grandet, le vieux M. de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunte Mme Gentillet, en bergère. Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d’église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l’achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d’élever Mme Grandet à une hauteur qui lui permît de voir les passants.

« Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure, et le petit fauteuil d’Eugénie Grandet était placé tout auprès. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s’étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d’avril jusqu’au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois, elles pouvaient prendre leur station d’hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu’on allumât le feu dans la salle, et il le faisait éteindre le trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l’automne.

« Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine, que la grande Nanon leur réservait en usant d’adresse, aidait Mme et Mlle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d’avril et d’octobre. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d’ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière. Depuis longtemps l’avare distribuait la chandelle à sa fille et à la grande Nanon, de même qu’il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.

« La grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d’accepter le despotisme de son maître. Toute la ville l’enviait à M. et à Mme Grandet. La grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu’elle n’eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant à la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d’elle, sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis. À l’âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n’avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante ; et certes ce sentiment était bien injuste : sa figure eût été fort admirée sur les épaules d’un grenadier de la garde ; mais en tout il faut, dit-on, l’à-propos. Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, où elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le père Grandet pensait alors à se marier, et voulait déjà monter son ménage. Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu’on pouvait tirer d’une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l’était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n’épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l’âge où le cœur tressaille. Il vêtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l’employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la grande Nanon pleura secrètement de joie, et s’attacha sincèrement au tonnelier, qui d’ailleurs l’exploita féodalement. Nanon faisait tout : elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge à la Loire, le rapportait sur ses épaules ; elle se levait au jour, se couchait tard ; faisait à manger à tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs ; défendait, comme un chien fidèle, le bien de son maître ; enfin, pleine d’une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse année 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, après vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu’elle reçut jamais de lui. Quoiqu’il lui abandonnât ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l’aimer comme on aime un chien, et Nanon s’était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s’en plaignait pas ; elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévère de la maison, où jamais personne n’était malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille : elle riait quand riait Grandet, s’attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité ! Jamais le maître n’avait reproché à la servante ni l’alberge ou la pêche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l’arbre. “Allons, régale-toi, Nanon”, lui disait-il dans les années où les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n’avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du père Grandet était un vrai rayon de soleil. D’ailleurs le cœur simple, la tête étroite de Nanon ne pouvait contenir qu’un sentiment et une idée. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du père Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant : “Que voulez-vous, ma mignonne ? ” Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n’avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu’elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaître un jour devant Dieu, plus chaste que ne l’était la vierge Marie elle-même, Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant : “Cette pauvre Nanon ! ” Son exclamation était toujours suivie d’un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps à autre, formait depuis longtemps une chaîne d’amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon. Cette pitié, placée au cœur de Grandet et prise tout en gré pour la vieille fille, avait je ne sais quoi d’horrible. Cette atroce pitié d’avare, qui réveillait mille plaisirs au cœur du vieux tonnelier, était pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi : “Pauvre Nanon ! ” Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et de leurs mystérieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages où les domestiques étaient mieux traités, mais où les maîtres n’en recevaient néanmoins aucun contentement. De là cette autre phrase : “Qu’est-ce que les Grandet font donc à leur grande Nanon pour qu’elle leur soit si attachée ? Elle passerait dans le feu pour eux ! ” Sa cuisine, dont les fenêtres grillées donnaient dans la cour, était toujours propre, nette, froide, véritable cuisine d’avare, où rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavé sa vaisselle, serré les restes du dîner, éteint son feu, elle quittait sa cuisine, séparée de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprès de ses maîtres. Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robuste santé lui permettait d’habiter impunément cette espèce de trou, d’où elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d’une oreille et se reposer en veillant. »

V

« Le jour de la fête de sa fille Eugénie, les amis de Grandet se réunissaient pour lui apporter des vœux et des fleurs, et aussi pour se mettre sur les rangs afin de prendre date pour leurs enfants comme candidats à la main de sa fille. »

VI

À ce moment on sonne à la porte, c’est un de ses neveux, beau jeune homme de Paris, son neveu, fils de son frère Victor Grandet, qui vient, sur le conseil de son père, passer quelques jours avec lui.

« M. Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. À vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l’enfance pour se laisser aller à des enfantillages. Aussi, peut-être, sur cent d’entre eux, s’en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d’aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-être M. Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la première fois, eut la pensée d’y paraître avec supériorité. Une cargaison de futilités parisiennes aussi complète qu’il était possible de la faire, et où, depuis la cravache qui sert à commencer un duel jusqu’aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que… etc., et qu’il devait rejoindre en juin prochain aux eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser à courre dans les forêts de son oncle, y vivre enfin de la vie de château ; il ne savait pas le trouver à Saumur, où il ne s’était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond ; mais, en le sachant en ville, il crut l’y voir dans un grand hôtel.

« Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit à Saumur, soit à Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui, dans ce temps, résumait les perfections spéciales d’une chose ou d’un homme. À Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux châtains ; il y avait changé de linge et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond, de manière à encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage à demi boutonnée lui pinçait la taille et laissait voir un gilet de cachemire à châle sous lequel était un second gilet blanc. Sa montre, négligemment abandonnée au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaîne d’or à l’une des boutonnières. Son pantalon gris se boutonnait sur les côtés, où des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agréablement une canne dont la pomme d’or sculptée n’altérait point la fraîcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette était d’un goût excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphère la plus élevée, pouvait seul s’agencer ainsi sans paraître ridicule, et donner une harmonie de fatuité à toutes ces niaiseries, que soutenait d’ailleurs un air brave, l’air d’un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sûr et Annette. »

VII

La vue inattendue de ce beau jeune homme, son cousin, contraste avec la vieille et vulgaire société de son père ; elle inspire à la jeune personne un sentiment qui n’est pas encore de l’amour, mais qui anime l’indifférence. Elle invente, avec sa mère et Nanon, tous les moyens de déguiser la parcimonie de son père et la nudité de la maison. Ce sont là de ces jeux de comédie domestique trouvés par un sentiment naïf et touchant qui intéressent vivement le lecteur.

Mais, le soir, un événement tragique vint compliquer la situation et développer admirablement le caractère du père Grandet. Pendant que ses amis sont là, il reçoit une lettre de son frère de Paris, qui lui apprend qu’il a fait faillite et qu’il va se tuer ; il lui recommande sa femme et son fils.

Cette lettre arracherait des larmes à un rocher : le père Grandet la lit tout bas sans donner aucun signe d’émotion. Il replie le papier sous le même pli et le met dans sa poche, puis il attend que la société prenne congé. Il conduit son neveu dans sa chambre. Il revient après cela raconter à sa femme et à sa fille le malheur du jeune cousin. Le lendemain, il l’informe froidement lui-même et le laisse dans le désespoir et dans les larmes ; puis il va tranquillement acheter des prairies sur la Loire, et fait le compte minutieux de ce qu’il gagnera en plantant des peupliers sur le bord de la rivière et en les faisant croître aux frais du gouvernement ; il rentre, heureux d’un marché qui lui assure un énorme bénéfice.

Pendant ce temps-là, sa fille Eugénie descend au jardin et rêve à la fois d’amour et de pitié pour le jeune homme enfermé dans sa douleur. La description de ce sauvage jardin est digne de Paul et Virginie.

« Dans la vie chaste et monotone des jeunes filles, il vient une heure délicieuse où le soleil pur épanche ses rayons dans l’âme, où la fleur exprime ses pensées, où les palpitations du cœur communiquent au cerveau leur chaude fécondance, et fondent les idées en un vague désir ; jour d’innocente mélancolie et de suaves joyeusetés. Quand les enfants commencent à voir, ils sourient ; quand une fille entrevoit le sentiment dans la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumière est le premier amour de la vie, l’amour n’est-il pas la lumière du cœur ? Le moment de voir clair aux choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l’œuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d’abord ses cheveux châtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s’échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l’eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d’œillets. Enfin, souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraître à son avantage, elle connut le bonheur d’avoir une robe fraîche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l’horloge de la paroisse, et s’étonna de ne compter que sept heures. Le désir d’avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l’avait fait lever trop tôt. Ignorant l’art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d’en étudier l’effet, Eugénie se croisa tout bonnement les bras, s’assit à sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient ; vue mélancolique, bornée, mais qui n’était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou à la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d’une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu’embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là, le tortueux sarment gagnait le mur, s’y attachait, courait le long de la maison, et finissait sur un bûcher où le bois était rangé avec autant d’exactitude que peuvent l’être les livres d’un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirâtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d’un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d’une assise de pierres toutes rongées s’élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré des plantes grimpantes. De chaque côté de la porte à claire-voie s’avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallèles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d’une bordure en buis, composait ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. À un bout, des framboisiers ; à l’autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient à dissiper le glacis imprimé par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l’aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son âme et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l’être moral, comme un nuage envelopperait l’être physique. Ses réflexions s’accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son cœur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d’où tombaient des cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d’espérance illuminèrent l’avenir pour Eugénie, qui désormais se plut à regarder ce pan de mur, ses fleurs pâles, ses clochettes bleues et ces herbes fanées, auxquelles se mêla un souvenir gracieux comme ceux de l’enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrètes interrogations de la jeune fille, qui serait restée là pendant toute la journée sans s’apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d’âme. Elle se leva fréquemment, se mit devant son miroir, et s’y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son œuvre pour se critiquer et se dire des injures à lui-même.

« “Je ne suis pas assez belle pour lui.” Telle était la pensée d’Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice ; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l’amour. Eugénie appartenait bien à ce type d’enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires ; mais, si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien, qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens.

« Elle avait une tête énorme, le front masculin, mais délicat, du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s’y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n’y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s’harmoniait avec une bouche d’un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d’amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver ; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette ; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n’avait donc rien du joli qui plaît aux masses ; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s’éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges, souvent dues aux hasards de la conception, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir ; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d’amour, et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête, que l’expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d’horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu’était l’amour : “Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi.”

« Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l’escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la maison. “Il ne se lève pas”, pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, enchaînant le chien et parlant à ses bêtes dans l’écurie.

« Aussitôt Eugénie descendit, et courut à Nanon qui trayait la vache.

« Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crème pour le café de mon cousin.

« — Mais, mademoiselle, il aurait fallu s’y prendre hier, dit Nanon, qui partit d’un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crème. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l’avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d’or. Je l’ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis de M. le curé.

« — Nanon, fais-nous donc de la galette.

« — Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre ? dit Nanon, laquelle, en sa qualité de premier ministre de Grandet, prenait parfois une importance énorme aux yeux d’Eugénie et de sa mère. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin ? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois ; il est votre père, il peut vous en donner. Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions…

« Eugénie se sauva dans le jardin, tout épouvantée en entendant trembler l’escalier sous le pas de son père. Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-être, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d’autrui. En s’apercevant enfin du froid dénûment de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dépit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l’élégance de son cousin. Elle éprouva un besoin passionné de faire quelque chose pour lui : quoi ? elle n’en savait rien. Naïve et vraie, elle se laissait aller à sa nature angélique sans se défier ni de ses impressions ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait éveillé chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se déployer d’autant plus vivement qu’ayant atteint sa vingt-troisième année, elle se trouvait dans la plénitude de son intelligence et de ses désirs. Pour la première fois, elle eut dans le cœur de la terreur à l’aspect de son père, vit en lui le maître de son sort, et se crut coupable d’une faute en lui taisant quelques pensées. Elle se mit à marcher à pas précipités, en s’étonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d’y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu’elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s’élevait entre la grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme était venu pour mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée.

« Reste-t-il du pain d’hier ? dit-il à Nanon. »

Grandet sort et vend pour 200 000 francs de ses vins en se promenant sur la place devant le café ; et les deux femmes vont par pitié et les pieds nus écouter à la porte du cousin les gémissements de sa douleur. Eugénie s’enhardit à entrer à un de ses sanglots ; elle le voit dans son désespoir et se retire plus attendrie que jamais.

« Que fait-il ? dit Grandet à la servante Nanon.

— Il dort.

— Tant mieux, il n’a pas besoin de bougie. »

Il veut profiter de l’occasion pour un double coup d’avare. Il fait venir un de ses confidents de Saumur, le charge d’aller à Paris négocier un accommodement avec les créanciers de son frère mort. Il lui donne 500 000 francs pour les désintéresser ; mais, pour gagner plus encore sur cette opération, il rassemble tout son or cerclé en barils, et va dans la nuit les changer en effets à Nantes, de façon à bénéficier encore 40 000 francs sur le prix de l’or. Puis, la rente sur l’État étant à 90 alors, il place un million sur la rente, revenu net sans impôts, et le confie le matin à son fondé de pouvoirs.

L’amour naissant continuait à éclore ; le matin, le neveu et la cousine causaient ensemble dans le petit jardin, à l’ombre du noyer. Ils avaient échangé en secret un somptueux nécessaire de voyage qui lui venait de sa mère contre des pièces d’or rares recueillies par le père Grandet, et dont il faisait de temps en temps cadeau à sa fille pour les lui redemander quand il voulait les contempler ou en jouir. C’était une grande imprudence à Eugénie. — C’est ainsi que l’amour naissait. « N’y a-t-il pas, dit Balzac, de gracieuses similitudes entre les commencements de l’amour et ceux de la vie, et ne berce-t-on pas l’enfant par de doux chants et d’aimables regards ? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l’avenir ? Pour lui, l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses ? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur ? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaye de se bâtir un mobile palais, pour des bouquets aussitôt oubliés que coupés ? N’est-il pas avide de saisir le temps, d’avancer dans la vie ? L’amour est notre seconde transformation. L’enfance et l’amour furent même chose entre Eugénie et Charles : ce fut la passion première avec tous ses enfantillages, d’autant plus caressants pour leurs cœurs qu’ils étaient enveloppés de mélancolie. En se débattant, à sa naissance, sous les crêpes du deuil, cet amour n’en était d’ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruine. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette ; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu’à l’heure où le soleil se couchait, occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l’est sous les arcades d’une église, Charles comprit la sainteté de l’amour. »

VIII

Le père Grandet s’était décidé à payer le voyage de son neveu pour les Indes jusqu’à l’embarquement à Nantes. Le neveu, de son côté, avait écrit à Paris de vendre tous ses objets personnels ; il en avait reçu un peu d’argent ; il montra de plus à son oncle des bijoux. L’oncle lui proposa d’aller les vendre pour lui dans la ville, en retenant un certain bénéfice. Charles, son neveu, donna en souvenirs quelques petits bijoux à sa tante, à son oncle et à sa cousine. Il donna à Eugénie et il en reçut le premier baiser furtif, dans le couloir, entre deux portes :

« Chère Eugénie, lui murmura-t-il, un cousin est mieux qu’un frère, il peut t’épouser !

« — Ainsi soit-il, dit Nanon. »

Enfin ils se jurèrent mariage et éternel amour au moment où Charles lui remit sa cassette en secret.

Charles partit. Tout était en larmes.

— Bon voyage ! s’écria l’oncle délivré du fardeau des convenances.

IX

L’oncle révisa sa fortune. Il obtint aisément le désistement des créanciers de son frère à 47 pour 100. Sa richesse à lui s’élevait alors à une inscription de cent mille livres de rente à Paris, deux millions quatre cent mille francs en or ; la terre de Froidfond et tous ses biens autour de Saumur : le tout approchant de dix-sept millions. Sa parcimonie et ses ruses ne faisaient que croître. Eugénie, pendant ce temps-là, priait pour Charles.

Cependant le jour de l’épreuve était arrivé ; une angoisse terrible pesait sur la mère et la fille. Elles firent tout pour distraire le père Grandet, tout fut inutile. « Pour Charles, se disait Eugénie, je souffrirais mille morts ! Je n’avouerai rien ! »

À cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage.

« “Ôte tout cela, dit Grandet à Nanon, quand, vers onze heures, le déjeuner fut achevé ; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l’aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit ! ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh bien ! je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille… Eh bien ! pourquoi nous écoutes-tu ? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage”, dit le bonhomme. Nanon disparut. “Écoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein ? ” Les deux femmes étaient muettes. “Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t’offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Écoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion : tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux cents francs d’intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille ? Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d’or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines ; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de ton joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille ? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.”

« Eugénie se leva ; mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son père en face et lui dit :

« Je n’ai plus mon or.

« — Tu n’as plus ton or ! s’écria Grandet en se redressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui.

« — Non, je ne l’ai plus.

« — Tu te trompes, Eugénie.

« — Non.

« — Par la serpette de mon père !

« Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient.

« Bon saint bon Dieu ! voilà madame qui pâlit, cria Nanon.

« — Grandet, ta colère me fera mourir, dit la pauvre femme.

« — Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille ! Eugénie, qu’avez-vous fait de vos pièces ? cria-t-il en fondant sur elle.

« — Monsieur, dit la fille aux genoux de Mme Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas. »

« Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune.

« Nanon, venez m’aider à me coucher, dit la mère d’une voix faible. Je meurs.

« Aussitôt Nanon donna le bras à sa maîtresse ; autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu’elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria : “Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez.

« — Oui, mon père.

« Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère.

« Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor.

« — Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entièrement maîtresse, reprenez-les », répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant.

« Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset.

« Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça ! dit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous sa maîtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n’avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un père ? S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. Où est votre or ?

« — Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère ; mais je vous ferai fort humblement observer que j’ai vingt-deux ans. Vous m’avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire, et soyez sûr qu’il est bien placé….

« — Où ?

« — C’est un secret inviolable, dit-elle. N’avez-vous pas vos secrets ?

« — Ne suis-je pas le chef de ma famille ? ne puis-je avoir mes affaires ?

« — C’est aussi mon affaire.

« — Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre père, mademoiselle Grandet.

« — Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père.

« — Au moins, quand avez-vous donné votre or ?

« Eugénie fit un signe de tête négatif.

« Vous l’aviez encore le jour de votre fête, hein ?

« Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père l’était par avarice, réitéra le même signe de tête.

« Mais on n’a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d’une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment ! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu’un aura pris ton or ! le seul or qu’il y avait ! et je ne saurai pas qui ! L’or est une chose chère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi : cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les bourgeois ; mais donner de l’or, car vous l’avez donné à quelqu’un, hein ?

« Eugénie fut impassible.

« A-t-on vu pareille fille ! Est-ce moi qui suis votre père ? Si vous l’avez placé, vous en avez un reçu….

« — Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? Était-ce à moi ?

« — Mais tu es un enfant.

« — Majeure.

« Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pâlit, trépigna, jura ; puis trouvant enfin des paroles, il cria : “Maudit serpent de fille ! Ah ! mauvaise graine, tu sais bien que je t’aime, et tu en abuses. Elle égorge son père ! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père ! je ne peux pas te déshériter, nom d’un tonneau ! mais je te maudis, toi, ton cousin et tes enfants ! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu ? Si c’était à Charles que… Mais, non ce n’est pas possible. Quoi ! ce méchant mirliflor m’aurait dévalisé…” Il regarda sa fille qui restait muette et froide. “Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n’as pas donné ton or pour rien, au moins ? Voyons, dis.” Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. “Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m’obéir.” Eugénie baissa la tête. “Vous m’offensez dans ce que j’ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l’eau. Vous m’avez entendu, marchez ! ” »

X

Cette réclusion inexpliquée et prolongée fit beaucoup de tort à l’avare. Son notaire et ami Cruchot força la porte et lui révéla que ses sévices pouvaient contraindre sa fille, désormais majeure, à demander la licitation de ses biens. Il frémit et se disposait à changer quand, pendant une de ses absences, Eugénie apporta secrètement la cassette de Charles sur le lit de sa mère et que les deux victimes se mirent à l’examiner.

Elles tenaient en main le portrait :

« “C’est tout à fait son front et sa bouche ! ” disait Eugénie au moment où le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l’or, Mme Grandet cria : “Mon Dieu, ayez pitié de nous ! ”

« Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. “Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il en emportant le trésor et allant se placer à la fenêtre. Du bon or ! de l’or ! s’écria-t-il. Beaucoup d’or ! ça pèse deux livres. Ah ! ah ! Charles t’a donné cela contre tes belles pièces. Hein ! pourquoi ne me l’avoir pas dit ? C’est une bonne affaire, fifille ! Tu es ma fille, je te reconnais.” Eugénie tremblait de tous ses membres. “N’est-ce pas, ceci est à Charles ? ” reprit le bonhomme.

« — Oui, mon père, ce n’est pas à moi. Ce meuble est un dépôt sacré.

« — Ta, ta, ta, il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor.

« — Mon père !…”

« Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d’or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s’élança pour le ressaisir ; mais le tonnelier, qui avait tout à la fois l’œil à sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras, qu’elle alla tomber sur le lit de sa mère.

« “Monsieur, monsieur ! ” cria la mère en se dressant sur son lit.

« Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à soulever l’or.

« “Mon père, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsi pour arriver plus près du bonhomme et lever les mains vers lui, mon père, au nom de tous les saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix, au nom de votre salut éternel, mon père, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci ! Cette toilette n’est ni à vous ni à moi ; elle est à un malheureux parent qui me l’a confiée, et je dois la lui rendre intacte.

« — Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt ? Voir, c’est pis que toucher.

« — Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon père, entendez-vous ?

« — Monsieur, grâce ! dit la mère.

« — Mon père ! ” cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma.

« — Eh bien ! lui dit froidement Grandet en souriant à froid.

« — Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère.

« — Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade ; vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant ; blessure pour blessure ! ”

« Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant.

« “En serais-tu donc capable, Eugénie ? dit-il.

« — Oui, monsieur, dit la mère.

« — Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie.”

« Le tonnelier regarda l’or et sa fille alternativement pendant un instant. Mme Grandet s’évanouit. “Là, voyez-vous, mon cher monsieur ? madame se meurt, cria Nanon.

« — Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc ! s’écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. Toi, Nanon, va chercher M. Bergerin. Allons, la mère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n’est rien, va : nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille ? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah ! elle ouvre les yeux. Eh bien ! la mère, mémère, timère, allons donc ! Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l’épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc ! Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur.

« — Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant ? dit d’une voix faible Mme Grandet.

« — Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme.” Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu’il éparpilla sur le lit. “Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, égaye-toi, ma femme ; porte-toi bien ; tu ne manqueras de rien, ni Eugénie non plus. Voilà cent louis d’or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein ? ”

« Mme Grandet et sa fille se regardèrent étonnées.

« “Reprenez-les, mon père ; nous n’avons besoin que de votre tendresse.

«  — Eh bien ! c’est ça, dit-il en empochant les louis ; vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dîner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vos farces ! Hein, ma femme ?

« — Hélas ! je le voudrais bien, puisque cela peut vous être agréable, dit la mourante ; mais je ne saurais me lever.

« — Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t’aime. Et toi, ma fille ! ” Il la serra, l’embrassa. “Oh ! comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille ! Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu’un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t’en parlerai plus, jamais.” »

« M. Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt.

« La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal, mais qu’un grand calme d’esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer l’époque de sa mort vers la fin de l’automne.

« “Ça coûtera-t-il cher ? dit le bonhomme ; faut-il des drogues ?

« — Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin, qui ne put retenir un sourire.

« — Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d’honneur, pas vrai ? Je me fie à vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme ; je l’aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l’âme. J’ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère, pour lequel je dépense, à Paris, des sommes… les yeux de la tête, enfin ! et cela ne finit point. Adieu, monsieur ; si l’on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand même il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs.” »

XI

Mme Grandet expira de ce dernier coup. Eugénie et son père restèrent seuls dans la maison. Le père ne songea qu’à se prémunir contre la fille ; il lui soutira une renonciation de tous les biens maternels, et lui promit une pension de 1 200 francs.

Cela dura cinq ans. En 1827, le vieillard mourut à la porte de son cabinet plein d’or. Eugénie fut reconnue posséder trois cent mille livres de rente dans l’arrondissement de Saumur, six millions étaient placés en rentes, deux millions en or, et la totalité passait dix-huit millions !

— « Où donc est mon cousin ? ” dit-elle.

« À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pâle et triste enfance s’était écoulée auprès d’une mère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l’existence, cette mère plaignit sa fille d’avoir à vivre, et lui laissa dans l’âme de légers remords et d’éternels regrets. Le premier, le seul amour d’Eugénie, était pour elle un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son cœur entre deux baisers furtivement acceptés et reçus ; puis il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son père, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Ainsi, jusqu’alors, elle s’était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans les échanger.

« Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration : l’âme a besoin d’absorber les sentiments d’une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au cœur ; l’air lui manque alors, il souffre et dépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortune n’était ni un pouvoir ni une consolation ; elle ne pouvait exister que par l’amour, par la religion, par la foi dans l’avenir. L’amour lui expliquait l’éternité. Son cœur et l’Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n’en faisaient qu’une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n’étaient pas les millions dont les revenus s’entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son père, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut ; mais le dé de sa tante, duquel s’était servie sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour mettre à son doigt cet or plein de souvenirs.

« Il ne paraissait pas vraisemblable que Mlle Grandet voulût se marier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par le vieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l’héritière en l’entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d’une société composée des plus chauds et des plus dévoués Cruchotins du pays, qui s’efforçaient de chanter les louanges de la maîtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier, son chambellan, sa première dame d’atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L’héritière eut-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. La flatterie n’émane jamais des grandes âmes ; elle est l’apanage des petits esprits, qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intérêt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de Mlle Grandet, nommée par elles Mlle de Froidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l’accabler de louanges. Ce concert d’éloges, nouveau pour Eugénie, la fit d’abord rougir ; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s’accoutuma si bien à entendre vanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l’eût trouvée laide, ce reproche lui aurait été plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu’elle mettait secrètement aux pieds de son idole. Elle s’habitua donc par degrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. M. le président de Bonfons était le héros de ce petit cercle, où son esprit, sa personne, son instruction, son amabilité, sans cesse étaient vantés. L’un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune ; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l’héritière. “Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, que les Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente ? — Et leurs économies, reprenait une vieille Cruchotine, Mlle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu dernièrement offrir à M. Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit la vendre, s’il peut être nommé juge de paix. — Il veut succéder à M. de Bonfons dans la présidence du tribunal, et prend ses précautions, répondit Mme d’Orsonval ; car M. le président deviendra conseiller, puis président à la cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver. — Oui, c’est un homme bien distingué, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? ” M. le président avait tâché de se mettre en harmonie avec le rôle qu’il voulait jouer. Malgré ses quarante ans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez Mlle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familièrement à la belle héritière, et lui disait : “Notre chère Eugénie ! ” Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist et en supprimant les figures de M. et de Mme Grandet, la scène par laquelle commence cette histoire était à peu près la même que par le passé. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions ; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles fût arrivé du fond des Indes, il eût donc retrouvé les mêmes personnages et les mêmes intérêts. Mme des Grassins, pour laquelle Eugénie était parfaite de grâce et de bonté, persistait à tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d’Eugénie eût dominé le tableau ; comme autrefois, Charles eût encore été là le souverain. Néanmoins il y avait un progrès. Le bouquet présenté jadis à Eugénie au jour de sa fête par le président était devenu périodique. Tous les soirs il apportait à la riche héritière un gros et magnifique bouquet que Mme Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrètement dans un coin de la cour, aussitôt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, Mme des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinée pouvait se relever si l’héritière voulait lui rendre sa terre par contrat de mariage. Mme des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dédain d’Eugénie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de M. le président Cruchot n’était pas aussi avancé qu’on le croyait. “Quoique M. de Froidfond ait cinquante ans, disait-elle, il ne paraît pas plus âgé que ne l’est M. Cruchot ; il est veuf, il a des enfants, c’est vrai ; mais il est marquis, il sera pair de France, et, par le temps qui court, trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le père Grandet, en réunissant tous ses biens à la terre de Froidfond, avait l’intention de s’enter sur les Froidfond. Il me l’a souvent dit. Il était malin, le bonhomme ! ”

— « Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m’écrira pas une fois en sept ans ?… »

XIII

Balzac conduit ce roman, ou plutôt cette histoire jusqu’à la dernière ironie de la destinée. Eugénie reçoit une lettre de son cousin qui lui annonce sa fortune faite et son retour prochain. Elle se dispose à l’épouser. Mais, en route, il trouve une famille d’émigrés qui ramène une jeune personne dont le père, aimé de Charles X, peut leur promettre la faveur du roi. Il s’y attache, et après quelques semaines de séjour à Paris, il écrit une honnête défaite à sa cousine en lui renvoyant les dix mille francs qu’elle lui a prêtés et en lui redemandant sa cassette. Eugénie dévore ses larmes, et le roman du cœur finit avec le roman d’amour. Elle épouse sans goût M. le président de Bonfons, parce qu’il dirige ses affaires ; et vit chastement avec lui comme une douairière de province, ensevelie dans ses inutiles trésors.

Voilà Eugénie Grandet, visitée un jour par un précoce rayon d’amour, expiant, pendant le reste de sa vie, la férocité de son père.

Voilà l’avare ! bien autrement conçu que celui de Plaute, de Térence ou de Molière. La comédie de caractère va jusqu’au rire dans les caricatures de ces grands comiques. Chez Balzac elle va jusqu’aux larmes. Les uns se moquent ridiculement de l’avare dans le mot fameux : Qu’allait-il faire dans cette galère ? L’autre fait détester le vice et haïr le vicieux. Mais ils écrivent en vers immortels, et Balzac n’écrit qu’en prose modelée sur le cœur humain ! Je le répète avec conviction : il a dans ses innombrables romans cent fois dépassé en invention l’incomparable Molière. On ne peut pas le louer plus haut, ce mot suffirait pour sa gloire.

 

Lamartine.