(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIIIe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (2e partie). Littérature de l’Allemagne. » pp. 289-364
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(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIIIe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (2e partie). Littérature de l’Allemagne. » pp. 289-364

CXIIIe entretien.
La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (2e partie).
Littérature de l’Allemagne.

I

Humboldt vécut ainsi, plein de vie, jusqu’en 1858, où ses forces commencent à défaillir. Un de ses disciples de Berlin, témoin de sa longue défaillance, nous y fait assister.

« Nous remarquions, dit-il, cependant, en 1858, que la force et la résistance physique diminuaient visiblement, que ce corps si remarquablement privilégié devenait infirme, de sorte qu’il ne pouvait plus obéir à la juvénilité de l’esprit et suivre ses impulsions. Nous apprîmes directement et indirectement que l’esprit avait un secret pressentiment qu’il allait bientôt abandonner ce corps épuisé de fatigue et qu’il l’abandonnerait, plein de confiance, à sa vieille amie la Nature. Souvent ce vieillard, autrefois énergique, brillant et laborieux, se laissa aller à de sérieuses contemplations qui prirent chez lui la douceur d’émouvantes sensations. On connaît l’anecdote recueillie partout avec une muette sympathie et qui date de l’automne de 1858. Il revenait un jour d’un cercle d’amis et trouva son vieil oiseau favori blotti dans sa cage avec les plumes gonflées et le regardant tristement ; Humboldt lui adressa ces mélancoliques paroles : “Quel est celui de nous deux qui le premier fermera les yeux à jamais ? ” La tristesse de ces paroles doit avoir été bien expressive, puisque son vieux valet de chambre Seiffert, effrayé dans son affection, s’empressa de détourner de semblables pensées. Encore, à la mort de Bonpland, Humboldt s’était considéré comme un ami qui prend congé pour un temps très court de son compagnon, et l’on raconte de lui des conversations qu’il tint dans de petites réunions d’amis, où il désignait, avec une sorte de pressentiment prophétique, l’année 1859 comme devant être la dernière de sa vie. Trois signes indiquaient déjà que ses forces physiques avaient rapidement décliné, peut-être plus que son esprit ferme et soutenu par l’ardeur de l’étude n’en avait lui-même conscience ou ne voulait se l’avouer. Un jour il témoigna un ardent désir de repos, d’un entier éloignement du monde, au déclin de sa vie. De quelle manière touchante il prévint encore, au printemps de 1859, dans les journaux, le public de tous les continents de s’abstenir désormais, au moment du déclin de ses jours, de ces nombreux envois de toutes sortes, de ces invitations à critiquer, à conseiller, à recommander les choses les plus hétérogènes ; enfin de ne pas regarder sa maison comme un comptoir public d’adresses ! Avec quel serrement de cœur il dut voir qu’une correspondance obligée de plus de 2 000 lettres par an ne lui laissait plus le temps de se livrer à son travail particulier ! Lorsqu’un esprit aussi énergique, aussi dispos, ne se plaint que de l’abaissement de cette activité à laquelle il a été habitué pendant plus d’un demi-siècle et qui a progressé d’elle-même, c’est qu’il doit sentir qu’il lui reste encore bien peu de temps.

« Un second phénomène qui provoquait nos muettes observations, ce fut la forme et le contenu de ses dernières lettres ; elles étaient plus courtes, plus décousues, plus illisibles que jamais ; les lignes inclinées commençaient tout près du bord du papier, serrées les unes contre les autres et formant un lien qui se dirigeait en bas vers sa signature, comme si elles étaient une image de sa vie pleine d’activité sur le bord, mais qui se perd par une pente rapide, à son illustre nom. Lui qui, lors des premières éditions de cette biographie, les accueillit d’une façon si amicale, si chaleureuse, et fit l’éloge répété du soin, de la fidélité, de la discrétion de formes de l’ouvrage, exprime encore à l’auteur la plus grande satisfaction, lorsqu’il apprit, au commencement de 1859, qu’une nouvelle édition, la troisième, était sous presse ; il nous fournit de nouvelles notices sur Bonpland, nous exprima le vœu sincère que cette nouvelle édition fût adoptée dans les États Argentins comme un souvenir de Bonpland, et s’adressa, pour nous recommander à cet effet, à ses amis qui résidaient et gouvernaient dans le pays. Mais son écriture tremblante, incertaine, surchargée de corrections, nous disait que peut-être nous aurions bientôt à sceller d’une pierre solide et pesante la biographie du vivant.

« Un troisième signe de forme inquiétante fut le grand épuisement et le caractère de la maladie que de petits refroidissements produisaient en lui. Déjà, au commencement de l’hiver de 1858, ses amis s’étaient inquiétés de le voir alité pendant un accès de grippe, et plus tard, lorsqu’il se releva et renoua ses pleines relations avec le monde, il nous écrivit, le 8 décembre 1858 : “Je suis toujours très désagréablement grippé.” Et quand il se plaignait, il devait se sentir plus faible qu’il ne le paraissait aux autres. »

II

« Nous apprîmes tout à coup, avec frayeur, au commencement de mai 1859, que Humboldt, sortant à la fin d’avril d’une réunion pour revenir à la maison de Mendelssohn, avait éprouvé un refroidissement qui le tenait au lit. Hélas ! le bulletin publié, le 2 mai, par les deux médecins Romberg et Traube faisait prévoir une issue funeste. Il y avait douze jours qu’il gardait le lit, avant la publication de ces bulletins médicaux ; ses forces physiques avaient visiblement décliné, mais sa vigueur d’esprit avait toute sa puissance, quoique la voix fût un peu plus fatiguée. Le 1er mai au soir, d’après le bulletin des médecins, la fièvre s’était un peu calmée, le catarrhe avait diminué, mais l’état d’affaissement des forces était toujours alarmant. Pendant que son esprit était maître de lui-même et qu’il reconnaissait son entourage, la somnolence se joignit à l’abattement des forces, la respiration devint courte et irrégulière ; les médecins constatèrent dans leur bulletin une faiblesse croissante. Jusque vers la dernière heure, son intelligence resta nette, ses dernières pensées se reportèrent avec lucidité vers ce roi éloigné de lui, ce roi malade aussi et qui l’avait tant aimé. Il répondit encore clairement aux questions faites à voix basse par les membres de la famille réunis avec sollicitude autour de son lit, et surtout de sa chère nièce l’épouse du ministre de Bülow et de son neveu le général de Hedemann, enfin de son fidèle serviteur Seiffert… Alors il se tut et ferma les yeux, sans souffrance, le 6 mai, à deux heures et demie de l’après-midi, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, sept mois et quelques jours. »

III

« Tout Berlin ressentit, à la nouvelle de cette mort, la même émotion que si l’on avait perdu le père le plus chéri. Avec la rapidité de l’éclair, l’étincelle électrique communiqua la triste nouvelle de la mort de Humboldt, leur ami commun, à toutes les nations civilisées, de pays en pays, d’un hémisphère à l’autre. Il était l’Alexandre le Grand de la science, le plus grand héros de génie de ce siècle, dans la recherche des phénomènes de la nature et des signes sensibles de l’âme. Son héritage prouva la simplicité de sa vie. Cet homme laissait à son fidèle serviteur Seiffert, par acte de donation, presque toute sa succession, bibliothèque, objets précieux, mobilier. Il ne laissait ni fortune, ni disposition testamentaire.

« On le conduisit à la dernière demeure comme un prince ; il avait été longtemps l’ami de la maison royale de Prusse, un haut fonctionnaire distingué, un grand génie qui s’était livré aux travaux et aux recherches pendant la durée de plus de deux générations, pour développer et éclairer l’esprit humain. D’après les dispositions prises par le régent, on lui accorda des funérailles officielles ; mais ce ne fut pas l’éclat des funérailles dont la pompe accompagne publiquement le simple cercueil de chêne qui fit accourir toute la population de Berlin, jusqu’au plus modeste ouvrier, sur le trajet du cortège et leur fit attendre la tête découverte le passage du défunt ; non, c’était le sentiment unanime que l’illustre mort était un homme auquel le genre humain était redevable d’une grande partie du progrès de son intelligence.

« Dès l’heure la plus matinale, les flots du peuple s’assemblèrent sous les tilleuls et dans la rue de Frédéric. La rue d’Oranienbourg fut interdite à la masse du public ; la plupart des maisons de cette rue étaient pavoisées de draperies de velours et de bannières de deuil. Le cortége funèbre se réunit devant la maison nº 67 et dans l’intérieur. Au milieu du laboratoire de ses pensées et de ses écrits, dans ce cabinet de travail que le tableau de Hildebrandt avait fait partout connaître, se trouvait une simple bière renfermant la dépouille mortelle. Bien des personnes gravirent en hâte les escaliers pour jeter encore un dernier regard sur ce visage muet. De gracieux palmiers à éventail et des plantes tropicales en fleurs entouraient le cercueil et rappelaient l’époque de sa vie où Humboldt ouvrit, dans leur lointaine patrie, un nouveau monde à la science.

« Aussitôt après huit heures, le cercueil, fermé pour toujours, fut apporté sur le char funèbre attelé de six chevaux. La foule attentive le reçut, la tête découverte. Le cortège s’ouvrit par les serviteurs du défunt et ceux du reste de la famille de Humboldt. Venaient ensuite environ 600 étudiants de l’Université de Berlin, conduits par leurs maréchaux qui portaient des bannières de deuil. Ensuite un corps de musique, huit membres du clergé de Berlin et, devant le char funèbre, trois gentilshommes de la chambre, le comte de Fürstenberg-Stammheim, le comte de Dœnnhoff, le baron de Zedlitz ; ils étaient assistés d’un quatrième qui portait, sur un coussin de velours rouge, les insignes de l’ordre de l’Aigle noir, de l’ordre du Mérite et des autres ordres nombreux dont Humboldt était décoré. Six piqueurs du roi conduisaient les chevaux du char funèbre, à côté duquel se trouvaient cinq laquais de la cour, un chasseur de la cour et vingt députés de la société des étudiants, avec des branches de palmier. Le modeste cercueil de chêne était orné de branches de palmier, de couronnes de laurier et d’une couronne de blanches azalées. Derrière le cercueil marchaient les plus proches parents du mort, conduits par les chevaliers de l’ordre de l’Aigle noir ; à leur tête, le gouverneur de l’ordre, général feld-maréchal de Wrangel, le général prince G. de Radziwil, le général comte de Grœben. Venaient avec eux les ministres d’État en grand uniforme, l’état-major général, les fonctionnaires de la cour, les conseillers privés, bien des étrangers de distinction, entre autres, l’ambassadeur de Turquie ; après eux suivaient les membres des deux assemblées des États, les hauts fonctionnaires publics, les officiers de l’état-major, les membres de l’Académie des sciences dont Humboldt était le doyen, les professeurs de l’Université conduits par le recteur Dove et le doyen en costume officiel, les membres de l’Académie des beaux-arts, l’ensemble du corps enseignant des écoles de Berlin, les magistrats et les conseillers municipaux, conduits par le premier bourgmestre Krausnick, le bourgmestre Raunyn, le commissaire Esse et le prince Radziwil, pour rendre les derniers honneurs au citoyen adoptif de la ville.

« Un long cortège de personnes de toutes conditions suivait immédiatement, puis, aussitôt, les équipages d’honneur et, en tête, les voitures de gala du roi et de la reine, attelées de huit chevaux, puis les voitures du prince régent, de tous les princes, de la diplomatie, etc., puis le cortège se prolongeait à l’infini.

« Dans la grande rue de Frédéric, devant le gymnase de Frédéric, se tenaient les élèves avec leur directeur ; ils saluèrent le passage du mort de chants religieux ; en passant devant l’Université, au son des cloches, au bruit des chants de la société chorale des hommes de Berlin, le cercueil arriva devant le dôme où l’attendaient, sous le portail, la tête découverte, le prince régent, les princes Frédéric-Guillaume, Albert, Albert fils, Frédéric, Georges, Adalbert de Prusse, Auguste de Würtemberg et Frédéric de Hesse-Cassel ; puis, à l’entrée principale de l’église, les chapelains de la cour, conduits par Strauss, reçurent le cercueil et l’accompagnèrent devant l’autel, où il fut déposé sur une estrade entourée de palmes et de plantes en fleurs, d’innombrables cierges portés par quatre immenses candélabres, et enfin des coussins sur lesquels reposaient les ordres du défunt. Près du cercueil prirent place les proches parents du mort et les princes de la famille royale ; dans une loge se trouvaient plusieurs princesses. Le surintendant général Hoffmann prononça le discours funèbre. Un court cantique chanté par la paroisse et un autre chœur de la cathédrale terminèrent la cérémonie officielle.

« Le soir, le corps de Humboldt fut transporté à Tégel, pour reposer dans le caveau de famille, à côté de son frère Guillaume qui l’y avait précédé de vingt-quatre ans, à cet endroit où, sur une colonne sombre, s’élève comme une amie la statue de l’Espérance, sortie des mains de Thorwaldsen. »

IV

« Aussitôt qu’il apprit la nouvelle de la mort de Humboldt, Napoléon III, au milieu des troubles de la guerre, ordonna d’élever une statue à l’illustre savant dans la galerie du château de Versailles.

« Humboldt avait sans doute regardé les rechutes fréquentes qu’il éprouvait dans les derniers temps comme un avertissement de prendre quelques dispositions de sûreté concernant son héritage littéraire. Ses manuscrits et ses journaux furent trouvés classés et attachés, et la deuxième partie du 4e volume du Cosmos, dont, jusqu’à sa mort, il avait déjà fait imprimer sept feuilles, et qui devait en même temps renfermer une table détaillée des matières de tous les volumes, sera, nous en avons le ferme espoir, bientôt achevée par la main expérimentée d’un ami……

« Puisse ce livre, monument biographique commencé du vivant de Humboldt et pour lequel nous avons mis à profit ses actes et les œuvres de sa pensée, puisse ce livre, dont il a cordialement accueilli la troisième édition avec son complément nouveau, et qu’il a payé d’un mot de reconnaissance, ne pas être, aux yeux du monde, au-dessous du grand nom de Humboldt !

« Nous donnons dans ce monument l’image fidèle de son génie qui a exercé une si puissante influence sur notre époque que mille de ses contemporains ont longtemps vécu et se sont développés sous ses rayons, sans jamais le savoir ; car c’était un soleil d’intelligence qui éclairait toutes les branches de la vie et qui faisait éprouver son action bienfaisante à tous ceux qui ont senti et pensé par elle, même dans les limites les plus étroites de leur être.

« Ce n’est pas le marbre qui rappelle sa mémoire ; mais partout où les lumières, l’amour de la nature, l’intelligence du monde et de notre propre espèce, comme membres de la création, réjouissent notre âme, là nous sommes en présence de son monument, là nous nous sentons pénétrés d’un doux sentiment de reconnaissance pour lui, là nous rendons hommage au nom de Alexandre de Humboldt ! »

V

Aucune préoccupation religieuse ne se manifesta en lui à ses derniers moments. Il ne parla que de la nature qui allait bientôt fermer ses yeux pour jamais. Il entendait par nature ces ensembles et lois générales relatives à la matière par qui le monde est gouverné. On remarque à peine dans sa correspondance une certaine honte de son ignorance des phénomènes évidemment intellectuels des hommes.

« Hier, écrit son confident Varnhagen, hier Humboldt a parlé avec beaucoup d’enjouement des lettres qu’il a reçues ; un certain nombre de dames d’Elberfeld se sont engagées à travailler à sa conversion au moyen de lettres anonymes, et lui ont annoncé leur intention ; ces lettres arrivent de temps en temps. Il a reçu de Nebraska une lettre dans laquelle on lui demande où les hirondelles passent l’hiver. — “Cette question n’est-elle pas encore pendante ? ” ai-je repris. — “Sans doute, a répondu Humboldt ; je suis là-dessus aussi ignorant que qui que ce soit.” Puis, prenant un air comique d’importance : “Je n’ai pas écrit à Nebraska. Ce sont là de ces choses qu’un savant ne doit pas avouer.” »

Une dernière lettre de lui à Mlle Ludmilla Assing, nièce chérie de son ami Varnhagen, témoigne que l’ombre de la mort n’avait point atteint le cœur. Varnhagen venait de rendre le dernier soupir. Humboldt arrive de Potsdam et ne le retrouve plus.

Il écrit alors à Ludmilla :

Berlin, 12 octobre 1858.

 

« Quel jour d’émotions, de deuil, de malheur pour moi que celui d’hier ! J’avais été mandé par la reine à Potsdam pour prendre congé du roi. Il avait les larmes aux yeux, tant il était ému. Je reviens chez moi à six heures du soir, j’ouvre votre lettre et j’apprends la douloureuse nouvelle, bien chère et spirituelle amie ! Il a donc dû être enlevé à cette terre avant moi, qui suis nonagénaire, avant le Vieux de la montagne. Ce n’est pas assez de dire que l’Allemagne a perdu un grand écrivain qui savait adapter toutes les nuances du plus noble style aux sentiments les plus délicats ; qu’est-ce que la forme à côté de tant de pénétration, d’esprit, de noblesse d’âme, de sagesse et d’expérience ! Vous seule savez et pouvez apprécier ce qu’il était pour moi, l’isolement complet dans lequel me plonge sa perte. J’irai bientôt vous voir et vous parler de lui.

« Al. de Humboldt. »

Ainsi l’instinct de l’amitié se fait sentir dans ceux-là même qui n’en ont pas l’intelligence. Mais la mort de Varnhagen jeta une ombre sur Humboldt. Berlin se repentit de son enthousiasme pour un bonhomme qui n’était qu’en apparence habile, mais qui dévoilait dans sa correspondance secrète une malignité offensive pour ses meilleurs amis. Humboldt était prodigieusement soucieux de sa mémoire dans la postérité. Non content de conserver, en les numérotant, toutes les lettres qu’il recevait à sa propre louange et la plupart de ses propres billets, il écrivait plus confidentiellement à son ami Varnhagen, en le faisant dépositaire de ses sentiments secrets envers ses correspondants.

Beaucoup de ces billets étaient pleins de malice et d’allusions offensantes à ceux qu’il honorait en public et qu’il égratignait en secret. Telle était, par exemple, sa lettre au sujet du prince Albert, époux de la reine Victoria d’Angleterre, qu’il traitait avec une odieuse injustice, quoique ce prince, excessivement distingué, lui eût témoigné et écrit à lui-même des lettres aussi pleines de convenance que d’affection. Il en était de même de plusieurs personnages notables de Berlin.

Ces billets de Humboldt, mis au jour par la nièce de Varnhagen, après la mort de son oncle, dévoilèrent des secrets qui parurent des noirceurs, et qui n’étaient que des imprudences de la vanité. L’opinion publique y vit un scandale de duplicité et d’ingratitude. La mémoire de Humboldt en fut ternie. On se reprocha d’avoir été la dupe de la fausse conduite d’un homme qui n’avait de sacré que lui-même, et, si sa réputation de savant resta la même, sa réputation de bonhomme déclina peu de jours après sa mort. Je n’en fus point surpris.

La nature ne trompe jamais : la physionomie de Humboldt, seul langage par lequel le caractère d’un homme voilé se révèle à ceux qui savent y lire, n’avait de la véritable candeur que l’affectation. Son faux sourire, expression habituelle de sa bouche, devait éclater quand il était seul, et ses confidences ouvertes devaient démentir ses prétentions cachées.

Telle est l’impression que ce double caractère de ses traits avait toujours produite involontairement sur moi : un savant véritable, enclin au mépris de la race humaine et dans lequel la science seule était vraie ; mais une science bornée, comme une science moderne, qui faisait calculer, mais qui ne faisait point penser, et qu’on pouvait écrire en chiffres au lieu de l’écrire en enthousiasme et en contemplation.

VI

Cosmos, en grec, est un terme qui veut dire le monde, l’univers, le tout.

Hors du cosmos il n’y a rien.

L’homme qui prend ce titre et qui ose dire à ses lecteurs : « Je vais écrire ma pensée cosmique », dit par là même : « Je vais vous donner le livre universel, l’Évangile de l’univers. Après moi, il n’y a rien. »

Cet homme s’est trouvé.

C’est M. Alexandre de Humboldt ;

Un Allemand, un Prussien, un homme d’une prodigieuse instruction, un voyageur en Amérique et en Europe, un écrivain, non pas de premier ordre, car sans âme il n’y a pas d’écrivain, mais un homme d’un talent froid et suffisant à se faire lire ; un homme, de plus, qui, par son industrieuse habileté dans le monde, par ses amitiés intéressées avec tous les savants étrangers, et par l’art de les flatter tous, est parvenu à les coïntéresser à sa gloire par la leur, et à se faire ainsi une immense réputation sur parole : réputation scientifique, spéciale, occulte, mathématique, sur des sujets inconnus du vulgaire ; réputation que tout le monde aime mieux croire qu’examiner ; gloire en chiffres, qui se compose d’une innombrable quantité de mesures géométriques, barométriques, thermométriques, astronomiques, de hauteurs, de niveau, d’équations, de faits, qui font la charpente de la science, et dont on se débarrasse comme de cintres importuns quand on a construit ses ponts sur le vide d’une étoile à l’autre ; espèce de voyageur gratuit, non pour le commerce, mais pour la science, au profit des savants pauvres et sédentaires à qui il ne demandait pour tout salaire que de le citer.

Qu’est-ce que la gloire ? ai-je dit un jour : C’est un nom souvent répété. — Jamais nom ne fut ainsi plus répété que celui de M. Alexandre de Humboldt.

VII

La première qualité d’un livre et d’un homme qui s’intitule Cosmos, c’est d’être infini. « Ab Jove principium ! » car le cosmos ou le monde étant l’œuvre de Dieu, il doit être divin.

« Que m’importe cet être que vous appelez Dieu ? Je ne l’ai jamais rencontré dans mes recherches ; Dieu est une hypothèse dont je n’ai jamais eu besoin dans mes calculs. » Aucun homme, qui a reçu ce résumé de nos sens qu’on nomme logique, ne peut se contenter de cette négation : quant à moi, dans les effets, c’est la cause seule que je cherche ; une pensée de Socrate, une idée d’Aristote, une conception de Descartes, m’importent plus que ces milliers de faits sans conclusion de vos Cosmos sans âme et sans Dieu. Mon âme n’a de sympathie que pour les âmes, et d’adoration que pour l’âme des âmes, l’auteur voilé dans son ouvrage, Dieu. Autant une pensée infinie est au-dessus d’un fait brutal, autant mes contemplations et mes prières sont au-dessus d’un Cosmos chimique ou géométrique. Qu’est-ce qu’une réticence qui cache tout en prétendant tout enseigner ?

Comment M. de Humboldt a-t-il été amené à écrire son Cosmos en dehors de Dieu, et à décrire le plus magnifique des poèmes sans crier hosanna à son divin poète ? Disons-le hardiment : c’est qu’au fond il était matérialiste. Or qu’est-ce que la matière ? La matière, c’est ce vil composé de fange durcie ou liquéfiée, terre, argile, sable, feu, fer, soufre, dont les astres sont pétris, petit nombre d’éléments abjects qui se combinent ou se combattent dans leur juxtaposition pour produire ces phénomènes de la voûte céleste. Relativement à l’infini, cela n’a point d’intérêt, ou cela ne peut avoir d’autre intérêt que l’étendue, l’espace, et les différentes impulsions que Dieu leur imprime et qui leur commandent le mouvement. Leur masse même et leur distance importent peu, car l’auteur de ces ouvrages n’a qu’à ajouter, comme la marchande d’herbes dans le bassin de sa balance, un brin à un brin, une once de fer ou une pincée de charbon, et, brin à brin, once par once, il finira par produire une étoile un million de fois plus grosse que la terre, sans que cette masse multipliée par l’infini acquière autre chose que du poids de plus. Renouvelez cette opération des milliards de fois dans les cieux, ce sera toujours la même chose, et sa grandeur ou sa petitesse relative à nous n’atteint que deux forces : une force incréée qui donne, une force créée qui reçoit. Voilà tout.

Mais l’âme ou la pensée de cette organisation, où est-elle ? Nulle part.

VIII

Le véritable titre de ce livre, qui n’est que chimie, géométrie, nombres et mesures, c’était le Mécanisme de la matière dont le monde est composé. Cela a son intérêt sans doute, mais l’intérêt des mondes ou du Cosmos est bien différent et infiniment supérieur. La première question que M. de Humboldt se fût adressée eût été : D’où vient le monde ? Qu’est-ce qui l’a créé, mesuré, organisé, balancé sur ses pôles ? Le premier mot de Job poussait l’esprit de l’homme mille et mille fois plus loin et plus haut que tout le savant verbiage du philosophe prussien : Ubi est Deus ?

Toutefois prenons ce Cosmos matérialiste pour ce qu’il est, nous le raisonnerons ensuite. Tâchons d’abord, malgré notre ignorance, d’en donner une idée à nos lecteurs.

Pour cela, lisons et analysons.

IX

L’auteur ouvre son livre par une courte préface que nous donnons ici. Elle est modeste et grave comme l’ombre qui jaillit d’un portique avant de pénétrer dans le temple :

« J’offre à mes compatriotes, au déclin de ma vie, un ouvrage dont les premiers aperçus ont occupé mon esprit depuis un demi-siècle. Souvent, je l’ai abandonné, doutant de la possibilité de réaliser une entreprise trop téméraire ; toujours, et imprudemment peut-être, j’y suis revenu, et j’ai persisté dans mon premier dessein. J’offre le Cosmos, qui est une description physique du monde, avec la timidité que m’inspire la juste défiance de mes forces. J’ai tâché d’oublier que les ouvrages longtemps attendus sont généralement ceux que le public accueille avec le moins d’indulgence.

« Par les vicissitudes de ma vie et une ardeur d’instruction dirigée sur des objets très variés, je me suis trouvé engagé à m’occuper, en apparence presque exclusivement et pendant plusieurs années, de sciences spéciales, de botanique, de géologie, de chimie, de positions astronomiques et de magnétisme terrestre. C’étaient des études préparatoires pour exécuter avec utilité des voyages lointains ; j’avais cependant dans ces études un but plus élevé. Je désirais saisir le monde des phénomènes et des forces physiques dans leur connexité et leur influence mutuelles. Jouissant, dès ma première jeunesse, des conseils et de la bienveillance d’hommes supérieurs, je m’étais pénétré de bonne heure de la persuasion intime que, sans le désir d’acquérir une instruction solide dans les parties spéciales des sciences naturelles, toute contemplation de la nature en grand, tout essai de comprendre les lois qui composent la physique du monde, ne seraient qu’une vaine et chimérique entreprise.

« Les connaissances spéciales, par l’enchaînement même des choses, s’assimilent et se fécondent mutuellement. Lorsque la botanique descriptive ne reste pas circonscrite dans les étroites limites de l’étude des formes et de leur réunion en genres et en espèces, elle conduit l’observateur qui parcourt, sous différents climats, de vastes étendues continentales, des montagnes et des plateaux, aux notions fondamentales de la géographie des plantes, à l’exposé de la distribution des végétaux selon la distance à l’équateur et l’élévation au-dessus du niveau des mers. Or, pour comprendre les causes compliquées des lois qui règlent cette distribution, il faut approfondir les variations de température du sol rayonnant et de l’océan aérien qui enveloppe le globe. C’est ainsi que le naturaliste avide d’instruction est conduit d’une sphère de phénomènes à une autre sphère qui en limite les effets. La géographie des plantes, dont le nom même était presque inconnu il y a un demi-siècle, offrirait une nomenclature aride et dépourvue d’intérêt, si elle ne s’éclairait des études météorologiques.

« Dans des expéditions scientifiques, peu de voyageurs ont eu, au même degré que moi, l’avantage de n’avoir pas seulement vu des côtes, comme c’est le cas dans les voyages autour du monde, mais d’avoir parcouru l’intérieur de deux grands continents dans des étendues très considérables, et là où ces continents présentent les plus frappants contrastes, à savoir, le paysage tropical et alpin du Mexique ou de l’Amérique du Sud, et le paysage des steppes de l’Asie boréale. Des entreprises de cette nature devaient, d’après la tendance de mon esprit vers des essais de généralisation, vivifier mon courage, et m’exciter à rapprocher, dans un ouvrage à part, les phénomènes terrestres de ceux qu’embrassent les espaces célestes. La description physique de la terre, jusqu’ici assez mal limitée comme science, devint, selon ce plan, qui s’étendait à toutes les choses créées, une description physique du monde.

« La composition d’un tel ouvrage, s’il aspire à réunir au mérite du fond scientifique celui de la forme littéraire, présente de grandes difficultés. Il s’agit de porter l’ordre et la lumière dans l’immense richesse des matériaux qui s’offrent à la pensée, sans ôter aux tableaux de la nature le souffle qui les vivifie ; car, si l’on se bornait à donner des résultats généraux, on risquerait d’être aussi aride, aussi monotone qu’on le serait par l’exposé d’une trop grande multitude de faits particuliers. Je n’ose me flatter d’avoir satisfait à des conditions si difficiles à remplir, et d’avoir évité des écueils dont je ne sais que signaler l’existence. »

X

« Le faible espoir que j’ai d’obtenir indulgence du public repose sur l’intérêt témoigné, depuis tant d’années, à un ouvrage publié peu de temps après mon retour du Mexique et des États-Unis, sous le titre de Tableaux de la nature. Ce petit livre, écrit originairement en allemand, et traduit en français, avec une rare connaissance des deux idiomes, par mon vieil ami M. Eyriès, traite quelques parties de la géographie physique, telles que la physionomie des végétaux, des savanes, des déserts, et l’aspect des cataractes, sous des points de vue généraux. S’il a eu quelque utilité, c’est moins par ce qu’il a pu offrir de son propre fonds, que par l’action qu’il a exercée sur l’esprit et l’imagination d’une jeunesse avide de savoir et prompte à se lancer dans des entreprises lointaines. J’ai tâché de faire voir dans le Cosmos, comme dans les Tableaux de la nature, que la description exacte et précise des phénomènes n’est pas absolument inconciliable avec la peinture animée et vivante des scènes imposantes de la création.

« Exposer dans des cours publics les idées qu’on croit nouvelles, m’a toujours paru le meilleur moyen de se rendre raison du degré de clarté qu’il est possible de répandre sur ces idées : aussi ai-je tenté ce moyen en deux langues différentes, à Paris et à Berlin. Des cahiers qui ont été rédigés à cette occasion par des auditeurs intelligents me sont restés inconnus. J’ai préféré ne pas les consulter. La rédaction d’un livre impose des obligations bien différentes de celles qu’entraîne l’exposition orale dans un cours public. À l’exception de quelques fragments de l’introduction du Cosmos, tout a été écrit dans les années 1843 et 1844. Le cours fait devant deux auditoires de Berlin, en soixante leçons, était antérieur à mon expédition dans le nord de l’Asie.

« Le premier volume de cet ouvrage renferme la partie la plus importante à mes yeux de toute mon entreprise, un tableau de la nature présentant l’ensemble des phénomènes de l’univers depuis les nébuleuses planétaires jusqu’à la géographie des plantes et des animaux, en terminant par les races d’hommes. Ce tableau est précédé de considérations sur les différents degrés de jouissance qu’offrent l’étude de la nature et la connaissance de ses lois. Les limites de la science du Cosmos et la méthode d’après laquelle j’essaye de l’exposer y sont également discutées. Tout ce qui tient au détail des observations des faits particuliers, et aux souvenirs de l’antiquité classique, source éternelle d’instruction et de vie, est concentré dans des notes placées à la fin de chaque volume.

« On a souvent fait la remarque, peu consolante en apparence, que tout ce qui n’a pas ses racines dans les profondeurs de la pensée, du sentiment et de l’imagination créatrice, que tout ce qui dépend du progrès de l’expérience, des révolutions que font subir aux théories physiques la perfection croissante des instruments, et la sphère sans cesse agrandie de l’observation, ne tarde pas à vieillir. Les ouvrages sur les sciences de la nature portent ainsi en eux-mêmes un germe de destruction, de telle sorte qu’en moins d’un quart de siècle, par la marche rapide des découvertes, ils sont condamnés à l’oubli, illisibles pour quiconque est à la hauteur du présent. Je suis loin de nier la justesse de ces réflexions, mais je pense que ceux qu’un long et intime commerce avec la nature a pénétrés du sentiment de sa grandeur, qui, dans ce commerce salutaire, ont fortifié à la fois leur caractère et leur esprit, ne sauraient s’affliger de la voir de mieux en mieux connue, de voir s’étendre incessamment l’horizon des idées comme celui des faits. Il y a plus encore : dans l’état actuel de nos connaissances, des parties très importantes de la physique du monde sont assises sur des fondements solides. Un essai de réunir ce qui, à une époque donnée, a été découvert dans les espaces célestes, à la surface du globe, et à la faible distance où il nous est permis de lire dans ses profondeurs, pourrait, si je ne me trompe, quels que soient les progrès futurs de la science, offrir encore quelque intérêt, s’il parvenait à retracer avec vivacité une partie au moins de ce que l’esprit de l’homme aperçoit de général, de constant, d’éternel, parmi les apparentes fluctuations des phénomènes de l’univers. »

Potsdam, au mois de novembre 1844.

XI

Après cet humble portique, on entre, pendant tout le premier volume, dans une longue analyse, très mal placée, mais très bien rédigée, de ce qu’on peut appeler son cours de contemplation de la nature universelle.

C’est le Cosmos lui-même, c’est-à-dire l’analyse anticipée et abrégée des phénomènes et des principes que M. de Humboldt va successivement et largement développer.

Il commence, en remontant par la science l’échelle des temps inconnus, et jette ses regards de la terre qu’il foule au fond des cieux que le télescope et le calcul rapprochent de lui. C’est une description astronomique de l’espace infini dont notre globe est environné. Dix-huit millions d’étoiles, actuellement visibles, étoiles qui chacune sont un soleil et entraînent avec elles des systèmes de planètes et de mondes, en marquent les bords, quelques-unes à de telles distances qu’il faut des milliards de siècles pour que leur lumière parvienne seulement à la terre. Quelles lettres pour graver le nom de Dieu !

« Plusieurs traités de géographie physique, et des plus distingués, offrent dans leurs introductions une partie exclusivement astronomique, tendant à faire envisager d’abord la terre dans sa dépendance planétaire, et comme faisant partie du grand système qu’anime le corps central du soleil. Cette marche des idées est diamétralement opposée à celle que je me propose de suivre. Pour bien saisir la grandeur du Cosmos, il ne faut pas subordonner la partie sidérale, que Kant a appelée l’histoire naturelle du ciel, à la partie terrestre. Dans le Cosmos, selon l’antique expression d’Aristarque de Samos, qui préludait au système de Copernic, le soleil (avec ses satellites) n’est qu’une des étoiles innombrables qui remplissent les espaces. La description de ces espaces, la physique du monde, ne peut commencer que par les corps célestes, par le tracé graphique de l’univers, je dirais presque par une véritable carte du monde, telle que, d’une main hardie, Herschel le père a osé la figurer. Si, malgré la petitesse de notre planète, ce qui la concerne exclusivement occupe dans cet ouvrage la place la plus considérable, et s’y trouve développé avec le plus de détail, cela tient uniquement à la disproportion de nos connaissances entre ce qui est accessible à l’observation et ce qui s’y refuse. Cette subordination de la partie céleste à la partie terrestre se rencontre déjà dans le grand ouvrage de Bernard Varenius, qui a paru au milieu du dix-septième siècle. Il distingua, le premier, la géographie en générale et spéciale, subdivisant celle-là en partie absolue, c’est-à-dire proprement terrestre, et en partie relative ou planétaire, selon qu’on envisage la surface de la terre dans ses différentes zones, ou bien les rapports de notre planète avec le soleil et la lune. C’est un beau titre de gloire pour Varenius, que sa Géographie générale et comparée ait pu fixer à un haut degré l’attention de Newton. L’état imparfait des sciences auxiliaires dans lesquelles il devait puiser ne pouvait pas répondre à la grandeur de l’entreprise. Il était réservé à notre temps et à ma patrie de voir tracer par Charles Ritter le tableau de la géographie comparée dans toute son étendue et dans son intime relation avec l’histoire de l’homme. »

Les nébuleuses, que l’on suppose être des entrepôts d’étoiles et de mondes, sont la vie lumineuse de ces océans de clarté. On les entrevoit comme autant de voies lactées où Dieu range ses créations matérielles avant de les lancer à leur place dans ses mondes. Les comètes, à la course inattendue et irrégulière, sont les courriers extraordinaires de cette armée des astres. Elles y portent la terreur, et cependant leurs retours annoncent qu’elles sont elles-mêmes réglées et qu’elles trouvent leur mission dans d’inaccessibles profondeurs.

« Considérons en premier lieu cette matière cosmique répartie dans le ciel sous des formes plus ou moins déterminées, et dans tous les états possibles d’agrégation. Lorsqu’elles ont de faibles dimensions apparentes, les nébuleuses présentent l’aspect de petits disques ronds ou elliptiques, soit isolés, soit disposés par couples et réunis alors quelquefois par un mince filet lumineux ; sous de plus grands diamètres, la matière nébuleuse prend les formes les plus variées : elle envoie au loin, dans l’espace, de nombreuses ramifications ; elle s’étend en éventail, ou bien elle affecte la figure annulaire aux contours nettement accusés, avec un espace central obscur. On croit que ces nébuleuses subissent graduellement des changements de forme, suivant que la matière, obéissant aux lois de gravitation, se condense autour d’un ou de plusieurs centres. Environ 2 500 de ces nébuleuses, que les plus puissants télescopes n’ont pu résoudre en étoiles, sont maintenant classées et déterminées, quant aux lieux qu’elles occupent dans le ciel.

« De même on peut reconnaître, dans l’immensité des champs célestes, les diverses phases de la formation graduelle des étoiles. Cette condensation progressive, enseignée par Anaximène, et, avec lui, par toute l’école ionique, paraît ainsi se développer simultanément à nos yeux. Il faut le reconnaître, la tendance presque divinatrice de ces recherches et de ces efforts de l’esprit a toujours offert à l’imagination l’attrait le plus puissant ; mais ce qui doit captiver, dans l’étude de la vie et des forces qui animent l’univers, c’est bien moins la connaissance des êtres dans leur essence que celle de la loi de leur développement, c’est-à-dire la succession des formes qu’ils revêtent ; car, de l’acte même de la création, d’une origine des choses considérée comme la transition du néant à l’être, ni l’expérience, ni le raisonnement, ne sauraient nous en donner l’idée. »

XII

Nous sommes, nous, habitants de la terre, comme une île gouvernée par notre soleil, roi séparé de cet amas de 18 millions d’autres soleils.

« Dans l’état actuel de la science, le système solaire se compose de onze planètes principales, de dix-huit lunes ou satellites, et d’une myriade de comètes dont quelques-unes restent constamment dans les limites étroites du monde des planètes : ce sont les comètes planétaires. Nous pourrions encore, avec toute vraisemblance, ajouter au cortège de notre soleil, et placer dans la sphère où s’exerce immédiatement son action centrale, d’abord un anneau de matière nébuleuse et animé d’un mouvement de rotation ; cet anneau est probablement situé entre l’orbite de Mars et celle de Vénus, du moins il est certain qu’il dépasse l’orbite de la terre : c’est lui qui produit cette apparence lumineuse, à forme pyramidale, connue sous le nom de lumière zodiacale ; en second lieu, une multitude d’astéroïdes excessivement petits, dont les orbites coupent celle de la terre ou s’en écartent fort peu : c’est par eux qu’on explique les apparitions d’étoiles filantes et les chutes d’aérolithes.

« Les onze planètes qui composent le système solaire sont accompagnées de quelques planètes inférieures ou lunes.

« Les comètes, qui laissent quelquefois entrevoir les étoiles à travers leur queue, semblent être un composé de matière gazeuse plus apparente que dangereuse. »

Quant aux pierres tombantes ou étoiles filantes qui étonnent souvent nos yeux, Humboldt les considère comme des millions de petites planètes emportées par un mouvement de rotation autour du soleil, et qui frappent aveuglément la terre quand nous les rencontrons, comme des papillons aveugles. Ce système, qui est aussi celui d’autres astronomes, paraît peu digne, peu vraisemblable ou peu conforme à la loi générale des astres. Leur nature calcinée les ferait plutôt croire volcaniques : matière élevée dans les airs par la force démesurée de projection, et retombant du haut de l’atmosphère terrestre sur notre hémisphère. Elles sont composées identiquement des mêmes huit métaux terrestres analysés par Berzélius, fer, nickel, cobalt, manganèse, chrome, cuivre, arsenic, étain, et de cinq terres qu’on retrouve dans notre terre. La lumière zodiacale récemment découverte ne révèle pas sa nature et son origine. Humboldt, qui la reconnaît et qui l’admire, conjecture qu’elle est le reflet d’astres innombrables et lumineux noyés dans les espaces les plus rapprochés du soleil.

L’étendue, la pesanteur, la température du globe entier de la terre se déterminent facilement.

La force magnétique, dont M. de Humboldt s’est spécialement occupé, lui semble résider dans les espaces célestes et diriger de là ces phénomènes.

Il examine ensuite l’écorce de notre planète et la géographie des plantes vivantes ou fossiles : ce n’est plus qu’un naturaliste ; puis la formation des montagnes par l’action du feu ou plutonium ; puis les mers, les vents, les climats, l’électricité ; puis la vie, puis les animaux, puis l’homme.

Ici il s’arrête et il pense :

XIII

« Le tableau général de la nature que j’essaye de dresser serait incomplet, si je n’entreprenais de décrire ici également, en quelques traits caractéristiques, l’espèce humaine considérée dans ses nuances physiques, dans la distribution géographique de ses types contemporains, dans l’influence que lui ont fait subir les forces terrestres, et qu’à son tour elle a exercée, quoique plus faiblement, sur celles-ci. Soumise, bien qu’à un moindre degré que les plantes et les animaux, aux circonstances du sol et aux conditions météorologiques de l’atmosphère, par l’activité de l’esprit, par le progrès de l’intelligence qui s’élève peu à peu, aussi bien que par cette merveilleuse flexibilité d’organisation qui se plie à tous les climats, notre espèce échappe plus aisément aux puissances de la nature ; mais elle n’en participe pas moins d’une manière essentielle à la vie qui anime notre globe tout entier. C’est par ces secrets rapports que le problème si obscur et si controversé de la possibilité d’une origine commune pour différentes races humaines, rentre dans la sphère d’idées qu’embrasse la description physique du monde. L’examen de ce problème marquera, si je puis m’exprimer ainsi, d’un intérêt plus noble, de cet intérêt supérieur qui s’attache à l’humanité, le but final de mon ouvrage. L’immense domaine des langues, dans la structure si variée desquelles se réfléchissent mystérieusement les aptitudes des peuples, confine de très près à celui de la parenté des races ; et ce que sont capables de produire même les moindres diversités de race, nous l’apprenons par un grand exemple, celui de la culture intellectuelle si diversifiée de la nation grecque. Ainsi les questions les plus importantes que soulève l’histoire de la civilisation de l’espèce humaine, se rattachent aux notions capitales de l’origine des peuples, de la parenté des langues, de l’immutabilité d’une direction primordiale tant de l’âme que de l’esprit.

« Tant que l’on s’en tint aux extrêmes dans les variations de la couleur et de la figure, et qu’on se laissa prévenir à la vivacité des premières impressions, on fut porté à considérer les races, non comme de simples variétés, mais comme des souches humaines, originairement distinctes. La permanence de certains types, en dépit des influences les plus contraires des causes extérieures, surtout du climat, semblait favoriser cette manière de voir, quelque courtes que soient les périodes de temps dont la connaissance historique nous est parvenue. Mais, dans mon opinion, des raisons plus puissantes militent en faveur de l’unité de l’espèce humaine, savoir, les nombreuses gradations de la couleur de la peau et de la structure du crâne, que les progrès rapides de la science géographique ont fait connaître dans les temps modernes ; l’analogie que suivent, en s’altérant, d’autres classes d’animaux, tant sauvages que privés ; les observations positives que l’on a recueillies sur les limites prescrites à la fécondité des métis. La plus grande partie des contrastes dont on était si frappé jadis s’est évanouie devant le travail approfondi de Tiedemann sur le cerveau des Nègres et des Européens, devant les recherches anatomiques de Vrolik et de Weber sur la configuration du bassin. Si l’on embrasse dans leur généralité les nations africaines de couleur foncée, sur lesquelles l’ouvrage capital de Prichard a répandu tant de lumières, et si on les compare avec les tribus de l’archipel méridional de l’Inde et des îles de l’Australie occidentale, avec les Papous et les Alfourous (Harafores, Endamènes), on aperçoit clairement que la teinte noire de la peau, les cheveux crépus, et les traits de la physionomie nègre sont loin d’être toujours associés. Tant qu’une faible partie de la terre fut ouverte aux peuples de l’Occident, des vues exclusives dominèrent parmi eux. La chaleur brûlante des tropiques et la couleur noire du teint semblèrent inséparables. « Les Éthiopiens », chantait l’ancien poète tragique Théodecte de Phasélis, “doivent au dieu du soleil, qui s’approche d’eux dans sa course, le sombre éclat de la suie dont il colore leurs corps”. Il fallut les conquêtes d’Alexandre, qui éveillèrent tant d’idées de géographie physique, pour engager le débat relatif à cette problématique influence des climats sur les races d’hommes. “Les familles des animaux et des plantes”, dit un des plus grands anatomistes de notre âge, Jean Müller, dans sa Physiologie de l’homme, “se modifient durant leur propagation sur la face de la terre, entre les limites qui déterminent les espèces et les genres. Elles se perpétuent organiquement comme types de la variation des espèces. Du concours de différentes causes, de différentes conditions, tant intérieures qu’extérieures, qui ne sauraient être signalées en détail, sont nées les races présentes des animaux ; et leurs variétés les plus frappantes se rencontrent chez ceux qui ont en partage la faculté d’extension la plus considérable sur la terre. Les races humaines sont les formes d’une espèce unique, qui s’accouplent en restant fécondes, et se perpétuent par la génération. Ce ne sont point les espèces d’un genre ; car, si elles l’étaient, en se croisant, elles deviendraient stériles. De savoir si les races d’hommes existantes descendent d’un ou de plusieurs hommes primitifs, c’est ce qu’on ne saurait découvrir par l’expérience.” »

XIV

Les recherches géographiques sur le siège primordial, ou, comme on dit, sur le berceau de l’espèce humaine, ont dans le fait un caractère purement mythique.

« Nous ne connaissons », dit Guillaume de Humboldt, dans un travail encore inédit sur la diversité des langues et des peuples, « nous ne connaissons, ni historiquement, ni par aucune tradition certaine, le moment où l’espèce humaine n’ait pas été séparée en groupes de peuples. Si cet état de choses a existé dès l’origine, ou s’il s’est produit plus tard, c’est ce qu’on ne saurait décider par l’histoire. Des légendes isolées se retrouvant sur des points très divers du globe, sans communication apparente, sont en contradiction avec la première hypothèse, et font descendre le genre humain tout entier d’un couple unique. Cette tradition est si répandue, qu’on l’a quelquefois regardée comme un antique souvenir des hommes. Mais cette circonstance même prouverait plutôt qu’il n’y a là aucune transmission réelle d’un fait, aucun fondement vraiment historique, et que c’est tout simplement l’identité de la conception humaine, qui partout a conduit les hommes à une explication semblable d’un phénomène identique. Un grand nombre de mythes, sans liaison historique les uns avec les autres, doivent ainsi leur ressemblance et leur origine à la parité des imaginations ou des réflexions de l’esprit humain. Ce qui montre encore dans la tradition dont il s’agit le caractère manifeste de la fiction, c’est qu’elle prétend expliquer un phénomène en dehors de toute expérience, celui de la première origine de l’espèce humaine, d’une manière conforme à l’expérience de nos jours ; la manière, par exemple, dont, à une époque où le genre humain tout entier comptait déjà des milliers d’années d’existence, une île déserte ou un vallon isolé dans les montagnes peut avoir été peuplé. En vain la pensée se plongerait dans la méditation du problème de cette première origine ; l’homme est si étroitement lié à son espèce et au temps, que l’on ne saurait concevoir un être humain venant au monde sans une famille déjà existante…… Cette question donc ne pouvant être résolue ni par la voie du raisonnement ni par celle de l’expérience, faut-il penser que l’état primitif, tel que nous le décrit une prétendue tradition, est réellement historique, ou bien que l’espèce humaine, dès son principe, couvrit la terre en forme de peuplades ? C’est ce que la science des langues ne saurait décider par elle-même, comme elle ne doit point non plus chercher une solution ailleurs pour en tirer des éclaircissements sur les problèmes qui l’occupent.

« L’humanité se distribue en simples variétés, que l’on désigne par le mot un peu indéterminé de races. De même que dans le règne végétal, dans l’histoire naturelle des oiseaux et des poissons, il est plus sûr de grouper les individus en un grand nombre de familles, que de les réunir en un petit nombre de sections embrassant des masses considérables ; de même, dans la détermination des races, il me paraît préférable d’établir de petites familles de peuples. Que l’on suive la classification de mon maître Blumenbach en cinq races (Caucasique, Mongolique, Américaine, Éthiopique et Malaie), ou bien qu’avec Prichard on reconnaisse sept races (Iranienne, Touranienne, Américaine, des Hottentots et Bouschmans, des Nègres, des Papous et des Alfourous), il n’en est pas moins vrai qu’aucune différence radicale et typique, aucun principe de division naturel et rigoureux ne régit de tels groupes. On sépare ce qui semble former les extrêmes de la figure et de la couleur, sans s’inquiéter des familles de peuples qui échappent à ces grandes classes et que l’on a nommées, tantôt races scythiques, tantôt races allophyliques. Iraniens est, à la vérité, une dénomination mieux choisie pour les peuples d’Europe que celle de Caucasiens ; et pourtant il faut bien avouer que les noms géographiques, pris comme désignations de races, sont extrêmement indéterminés, surtout quand le pays qui doit donner son nom à telle ou telle race se trouve, comme le Touran ou Mawerannahar, par exemple, avoir été habité, à différentes époques, par les souches de peuples les plus diverses, d’origine indo-germanique et finnoise, mais non pas mongolique.

« Les langues, créations intellectuelles de l’humanité, et qui tiennent de si près aux premiers développements de l’esprit, ont, par cette empreinte nationale qu’elles portent en elles-mêmes, une haute importance, pour aider à reconnaître la ressemblance ou la différence des races. Ce qui leur donne cette importance, c’est que la communauté de leur origine est un fil conducteur, au moyen duquel on pénètre dans le mystérieux labyrinthe, où l’union des dispositions physiques du corps avec les pouvoirs de l’intelligence se manifeste sous mille formes diverses. Les remarquables progrès que l’étude philosophique des langues a faits en Allemagne depuis moins d’un demi-siècle, facilitent les recherches sur leur caractère national, sur ce qu’elles paraissent devoir à la parenté des peuples qui les parlent. Mais, comme dans toutes les sphères de la spéculation idéale, à côté de l’espoir d’un butin riche et assuré, est ici le danger des illusions si fréquentes en pareille matière.

« Des études ethnographiques positives, soutenues par une connaissance approfondie de l’histoire, nous apprennent qu’il faut apporter de grandes précautions dans cette comparaison des peuples et des langues dont ils se sont servis à une époque déterminée. La conquête, une longue habitude de vivre ensemble, l’influence d’une religion étrangère, le mélange des races, lors même qu’il aurait eu lieu avec un petit nombre d’immigrants plus forts et plus civilisés, ont produit un phénomène qui se remarque à la fois dans les deux continents, savoir, que deux familles de langues entièrement différentes peuvent se trouver dans une seule et même race ; que, d’un autre côté, chez des peuples très divers d’origine peuvent se rencontrer des idiomes d’une même souche de langues. Ce sont les grands conquérants asiatiques qui, par la puissance de leurs armes, par le déplacement et le bouleversement des populations, ont surtout contribué à créer dans l’histoire ce double et singulier phénomène.

« Le langage est une partie intégrante de l’histoire naturelle de l’esprit ; et bien que l’esprit, dans son heureuse indépendance, se fasse à lui-même des lois qu’il suit sous les influences les plus diverses, bien que la liberté qui lui est propre s’efforce constamment de le soustraire à ces influences, pourtant il ne saurait s’affranchir tout à fait des liens qui le retiennent à la terre. Toujours il reste quelque chose de ce que les dispositions naturelles empruntent au sol, au climat, à la sérénité d’un ciel d’azur, ou au sombre aspect d’une atmosphère chargée de vapeurs. Sans doute la richesse et la grâce dans la structure d’une langue sont l’œuvre de la pensée, dont elles naissent comme de la fleur la plus délicate de l’esprit ; mais les deux sphères de la nature physique et de l’intelligence ou du sentiment n’en sont pas moins étroitement unies l’une à l’autre ; et c’est ce qui fait que nous n’avons pas voulu ôter à notre tableau du monde ce que pouvaient lui communiquer de coloris et de lumière ces considérations, toutes rapides qu’elles sont, sur les rapports des races et des langues.

« En maintenant l’unité de l’espèce humaine, nous rejetons, par une conséquence nécessaire, la distinction désolante de races supérieures et de races inférieures. Sans doute il est des familles de peuples plus susceptibles de culture, plus civilisées, plus éclairées ; mais il n’en est pas de plus nobles que les autres. Toutes sont également faites pour la liberté, pour cette liberté qui, dans un état de société peu avancé, n’appartient qu’à l’individu ; mais qui, chez les nations appelées à la jouissance de véritables institutions politiques, est le droit de la communauté tout entière. Une idée qui se révèle à travers l’histoire en étendant chaque jour son salutaire empire, une idée qui, mieux que toute autre, prouve le fait si souvent contesté, mais plus encore incompris, de la perfectibilité générale de l’espèce, c’est l’idée de l’humanité. C’est elle qui tend à faire tomber les barrières que des préjugés et des vues intéressées de toute sorte ont élevées entre les hommes, et à faire envisager l’humanité dans son ensemble, sans distinction de religion, de nation, de couleur, comme une grande famille de frères, comme un corps unique, marchant vers un seul et même but, le libre développement des forces morales. Ce but est le but final, le but suprême de la sociabilité, et en même temps la direction imposée à l’homme par sa propre nature, pour l’agrandissement indéfini de son existence. Il regarde la terre, aussi loin qu’elle s’étend ; le ciel, aussi loin qu’il le peut découvrir, illuminé d’étoiles, comme son intime propriété, comme un double champ ouvert à son activité physique et intellectuelle. Déjà l’enfant aspire à franchir les montagnes et les mers qui circonscrivent son étroite demeure ; et puis, se repliant sur lui-même comme la plante, il soupire après le retour. C’est là, en effet, ce qu’il y a dans l’homme de touchant et de beau, cette double aspiration vers ce qu’il désire et vers ce qu’il a perdu ; c’est elle qui le préserve du danger de s’attacher d’une manière exclusive au moment présent. Et de la sorte, enracinée dans les profondeurs de la nature humaine, commandée en même temps par ses instincts les plus sublimes, cette union bienveillante et fraternelle de l’espèce entière devient une des grandes idées qui président à l’histoire de l’humanité.

« Qu’il soit permis à un frère de terminer par ces paroles, qui puisent leur charme dans la profondeur des sentiments, la description générale des phénomènes de la nature au sein de l’univers. Depuis les nébuleuses lointaines, et depuis les étoiles doubles circulant dans les cieux, nous sommes descendus jusqu’aux corps organisés les plus petits du règne animal, dans la mer et sur la terre ; jusqu’aux germes délicats de ces plantes qui tapissent la roche nue, sur la pente des monts couronnés de glaces. Des lois connues partiellement nous ont servi à classer tous ces phénomènes ; d’autres lois, d’une nature plus mystérieuse, exercent leur empire dans les régions les plus élevées du monde organique, dans la sphère de l’espèce humaine avec ses conformations diverses, avec l’énergie créatrice de l’esprit dont elle est douée, avec les langues variées qui en sont le produit. Un tableau physique de la nature s’arrête à la limite où commence la sphère de l’intelligence, où le regard plonge dans un monde différent. Cette limite, il la marque et ne la franchit point. »

XV

Après ce savant aperçu sur l’astronomie de l’univers, j’ouvre le deuxième volume du Cosmos de M. de Humboldt, et je le trouve redescendu sans transition de ces mondes incommensurables à une espèce de littérature cosmique qui ne s’enchaîne en rien à ce tableau de l’univers. Je demeure anéanti de la petitesse des considérations littéraires, après ces divagations éthérées et infinies ; c’était une vaste philosophie que j’attendais, je tombe dans des phrases sans fond et sans suite. Jugez-en vous-mêmes. Voici son début :

Moyens propres à répandre l’étude de la nature.

« Nous passons de la sphère des objets extérieurs à la sphère des sentiments. Dans le premier volume nous avons exposé, sous la forme d’un vaste tableau de la nature, ce que la science, fondée sur des observations rigoureuses et dégagée de fausses apparences, nous a appris à connaître des phénomènes et des lois de l’univers. Mais ce spectacle de la nature ne serait pas complet si nous ne considérions comment il se reflète dans la pensée et dans l’imagination disposée aux impressions poétiques. Un monde intérieur se révèle à nous. Nous ne l’explorerons pas, comme le fait la philosophie de l’art, pour distinguer ce qui dans nos émotions appartient à l’action des objets extérieurs sur les sens, et ce qui émane des facultés de l’âme ou tient aux dispositions natives des peuples divers. C’est assez d’indiquer la source de cette contemplation intelligente qui nous élève au pur sentiment de la nature, de rechercher les causes qui, surtout dans les temps modernes, ont contribué si puissamment, en éveillant l’imagination, à propager l’étude des sciences naturelles et le goût des voyages lointains.

« Les moyens propres à répandre l’étude de la nature consistent, comme nous l’avons dit déjà, dans trois formes particulières sous lesquelles se manifestent la pensée et l’imagination créatrice de l’homme : la description animée des scènes et des productions de la nature ; la peinture de paysage, du moment où elle a commencé à saisir la physionomie des végétaux, leur sauvage abondance, et le caractère individuel du sol qui les produit ; la culture plus répandue des plantes tropicales et les collections d’espèces exotiques dans les jardins et dans les serres. Chacun de ces procédés pourrait être l’objet de longs développements, si l’on voulait en faire l’histoire ; mais il convient mieux, d’après l’esprit et le plan de cet ouvrage, de nous attacher à quelques idées essentielles et d’étudier en général comment la nature a diversement agi sur la pensée et l’imagination des hommes, suivant les époques et les races, jusqu’à ce que, par le progrès des esprits, la science et la poésie s’unissent et se pénétrassent de plus en plus. Pour embrasser l’ensemble de la nature, il ne faut pas s’en tenir aux phénomènes du dehors ; il faut faire entrevoir du moins quelques-unes de ces analogies mystérieuses et de ces harmonies morales qui rattachent l’homme au monde extérieur ; montrer comment la nature, en se reflétant dans l’homme, a été tantôt enveloppée d’un voile symbolique qui laissait entrevoir de gracieuses images, tantôt a fait éclore en lui le noble germe des arts.

« En énumérant les causes qui peuvent nous porter vers l’étude scientifique de la nature, nous devons rappeler aussi que des impressions fortuites et en apparence passagères ont souvent, dans la jeunesse, décidé de toute l’existence. Le plaisir naïf que fait éprouver la forme articulée de certains continents ou des mers intérieures sur les cartes géographiques, l’espoir de contempler ces belles constellations australes que n’offre jamais à nos yeux la voûte de notre ciel, les images des palmiers de la Palestine ou des cèdres du Liban que renferment les livres saints, peuvent faire germer au fond d’une âme d’enfant l’amour des expéditions lointaines. S’il m’était permis d’interroger ici mes plus anciens souvenirs de jeunesse, de signaler l’attrait qui m’inspira de bonne heure l’invincible désir de visiter les régions tropicales, je citerais : les descriptions pittoresques des îles de la mer du Sud, par George Forster ; les tableaux de Hodges représentant les rives du Gange, dans la maison de Warren Hastings, à Londres ; un dragonnier colossal dans une vieille tour du jardin botanique à Berlin. Ces exemples se rattachent aux trois classes signalées plus haut, au genre descriptif inspiré par une contemplation intelligente de la nature, à la peinture de paysage, enfin à l’observation directe des grandes formes du règne végétal. Il ne faut pas oublier que l’efficacité de ces moyens dépend en grande partie de l’état de la culture chez les modernes, et des dispositions de l’âme, qui, selon les races et les temps, est plus ou moins sensible aux impressions de la nature. »

XVI

Humboldt passe à la poésie descriptive, à Hésiode ; il cite Homère et Pindare. On descend du millième ciel pour assister à un cours de littérature. Puis vient Lucrèce qui chante la nature, son dieu. Puis Cicéron, l’homme d’État malheureux, se réfugiant dans la nature, conserve dans son cœur, en proie aux passions politiques, un goût vif pour la nature et l’amour de la solitude. Il faut chercher la source de ces sentiments dans les profondeurs d’un grand et noble caractère. Les écrits de Cicéron prouvent la vérité de cette observation. On sait, il est vrai, qu’il a fait de nombreux emprunts au Phèdre de Platon, dans le traité des Lois et dans celui de l’Orateur ; mais l’imitation n’a rien fait perdre de son individualité propre à la peinture du sol italique. Platon dépeint en quelques traits généraux « l’ombrage épais du haut platane, les parfums qui s’exhalent de l’Agnus-castus en fleur, la brise qui sent l’été et dont le murmure accompagne les chœurs des cigales ». Pour la description de Cicéron, elle est tellement fidèle, comme l’a remarqué récemment un observateur ingénieux, qu’aujourd’hui encore on en peut retrouver sur les lieux mêmes tous les traits…

À travers les terribles orages de l’an 708, Cicéron trouva quelques adoucissements dans ses villas, se rendant tour à tour de Tusculum à Arpinum, des environs d’Antium à ceux de Cumes.

« Rien de plus agréable, écrit-il à Atticus, que cette solitude, rien de plus gracieux que cette villa, le rivage qui est auprès et la vue de la mer. » Il écrit encore de l’île d’Astura, à l’embouchure du fleuve du même nom, sur la côte de la mer Tyrrhénienne. « Personne ici ne me dérange, et quand je vais dès le matin me cacher dans un bois épais et sauvage, je n’en sors plus avant le soir. Après mon bien-aimé Atticus, rien ne m’est plus cher que la solitude ; là je n’ai de commerce qu’avec les lettres, et pourtant mes études sont souvent interrompues par mes larmes. Je combats contre la douleur autant que je le puis, mais la lutte est encore au-dessus de mes forces. » Plusieurs critiques ont cru retrouver par avance dans ces lettres, ainsi que dans celles de Pline, l’accent de la sentimentalité moderne ; je n’y vois, pour moi, que l’accent d’une sensibilité profonde, qui, dans tous les temps et chez tous les peuples, s’échappe des cœurs douloureusement émus.

Horace, Virgile, Ovide, sont ensuite présentés en exemple.

« La connaissance des œuvres de Virgile et d’Horace est si généralement répandue parmi toutes les personnes un peu initiées à la littérature latine, qu’il serait superflu d’en extraire des passages pour rappeler le vif et tendre sentiment de la nature qui anime quelques-unes de leurs compositions. Dans l’épopée nationale de Virgile, la description du paysage, d’après la nature même de ce genre de poème, devait être un simple accessoire, et ne pouvait occuper que peu de place. Nulle part on ne remarque que l’auteur se soit attaché à décrire des lieux déterminés ; mais les couleurs harmonieuses de ses tableaux révèlent une profonde intelligence de la nature. Où le calme de la mer et le repos de la nuit ont-ils été plus heureusement retracés ? Quel contraste entre ces images sereines et les énergiques peintures de l’orage, dans le premier livre des Géorgiques, de la tempête qui assaille les Troyens au milieu des Strophades, de l’écroulement des rochers et de l’éruption de l’Etna, dans l’Énéide ! De la part d’Ovide, on eût pu attendre, comme fruit de son long séjour à Tomes, dans les plaines de la Mœsie inférieure, une description poétique de ces déserts sur lesquels l’antiquité est restée muette. L’exilé ne vit pas, il est vrai, cette partie des steppes qui, recouvertes dans l’été de plantes vigoureuses hautes de quatre à six pieds, offre, à chaque souffle du vent, la gracieuse image d’une mer de fleurs agitée. Le lieu où fut relégué Ovide était une lande marécageuse ; accablé par une disgrâce au-dessus de ses forces, il était plus disposé à se reporter en souvenir aux jouissances du monde et aux événements politiques de Rome, qu’à contempler les vastes déserts qui l’entouraient. Comme compensation, et sans compter les descriptions, peut-être même un peu trop fréquentes, de grottes, de sources et de clairs de lune, ce poète, qui possédait à un si haut degré le talent de peindre, nous a laissé un récit singulièrement exact et intéressant, même pour la géologie, d’une éruption volcanique près de Méthone, entre Épidaure et Trézène. Dans ce tableau que nous avons eu déjà l’occasion de signaler ailleurs, Ovide montre le sol se soulevant en forme de colline par la force des vapeurs intérieurement comprimées, comme une vessie gonflée, ou comme une outre formée de la peau d’un chevreau. »

XVII

Pline l’Ancien décrit en prose la nature ; les Indes orientales et la Perse offrent des modèles de belles descriptions. La poésie biblique est un lyrisme pieux.

« Grâce à l’uniformité qui s’est conservée dans les mœurs et dans les habitudes de la vie nomade, les voyageurs modernes ont pu confirmer la vérité de ces tableaux. La poésie lyrique est plus ornée et déploie la vie de la nature dans toute sa plénitude. On peut dire que le 103e psaume est à lui seul une esquisse du monde. “Le Seigneur, revêtu de lumière, a étendu le ciel comme un tapis. Il a fondé la terre sur sa propre solidité, en sorte qu’elle ne vacillât pas dans toute la durée des siècles. Les eaux coulent du haut des montagnes dans les vallons, aux lieux qui leur ont été assignés, afin que jamais elles ne passent les bornes prescrites, mais qu’elles abreuvent tous les animaux des champs. Les oiseaux du ciel chantent sous le feuillage. Les arbres de l’Éternel, les cèdres que Dieu lui-même a plantés, se dressent pleins de sève ; les oiseaux y font leur nid, et l’autour bâtit son habitation sur les sapins.” Dans le même psaume est décrite la mer “où s’agite la vie d’êtres sans nombre. Là passent les vaisseaux et se meuvent les monstres que tu as créés, ô Dieu, pour qu’ils s’y jouassent librement”. L’ensemencement des champs, la culture de la vigne, qui réjouit le cœur de l’homme, celle de l’olivier, y ont aussi trouvé place. Les corps célestes complètent ce tableau de la nature. “Le Seigneur a créé la lune pour mesurer le temps, et le soleil connaît le terme de sa course. Il fait nuit, les animaux se répandent sur la terre, les lionceaux rugissent après leur proie et demandent leur nourriture à Dieu. Le soleil paraît, ils se rassemblent et se réfugient dans leurs cavernes, tandis que l’homme se rend à son travail et fait sa journée jusqu’au soir.” On est surpris, dans un poème lyrique aussi court, de voir le monde entier, la terre et le ciel, peints en quelques traits. À la vie confuse des éléments est opposée l’existence calme et laborieuse de l’homme, depuis le lever du soleil jusqu’au moment où le soir met fin à ses travaux. Ce contraste, ces vues générales sur l’action réciproque des phénomènes, ce retour à la puissance invisible et présente qui peut rajeunir la terre ou la réduire en poudre, tout est empreint d’un caractère sublime plus propre, il faut le dire, à étonner qu’à émouvoir.

« De semblables aperçus sur le monde sont souvent exposés dans les psaumes, mais nulle part d’une manière plus complète que dans le trente-septième chapitre du livre de Job, assurément fort ancien, bien qu’il ne remonte pas au-delà de Moïse. On sent que les accidents météorologiques qui se produisent dans la région des nuages, les vapeurs qui se condensent ou se dissipent, suivant la direction des vents, les jeux bizarres de la lumière, la formation de la grêle et du tonnerre, avaient été observés avant d’être décrits. Plusieurs questions aussi sont posées, que la physique moderne peut ramener sans doute à des formules plus scientifiques, mais pour lesquelles elle n’a pas trouvé encore de solution satisfaisante. On tient généralement le livre de Job pour l’œuvre la plus achevée de la poésie hébraïque. Il y a autant de charme pittoresque dans la peinture de chaque phénomène que d’art dans la composition didactique de l’ensemble. Chez tous les peuples qui possèdent une traduction du livre de Job, ces tableaux de la nature orientale ont produit une impression profonde. “Le Seigneur marche sur les sommets de la mer, sur le dos des vagues soulevées par la tempête. — L’aurore embrasse les contours de la terre et façonne diversement les nuages, comme la main de l’homme pétrit l’argile docile.” On trouve aussi décrites dans le livre de Job les mœurs des animaux, de l’âne sauvage et du cheval, du buffle, de l’hippopotame et du crocodile, de l’aigle et de l’autruche. Nous y voyons “l’air pur, quand viennent à souffler les vents dévorants du Sud, étendu comme un miroir poli sur les déserts altérés.” Là où la nature est plus avare de ses dons, elle aiguise les sens de l’homme, afin qu’attentif à tous les symptômes qui se manifestent dans l’atmosphère et dans la région des nuages, il puisse, au milieu de la solitude des déserts ou sur l’immensité de l’Océan, prévoir toutes les révolutions qui se préparent. C’est surtout dans la partie aride et montagneuse de la Palestine que le climat est de nature à provoquer ces observations. La variété ne manque pas non plus à la poésie des Hébreux. Tandis que, depuis Josué jusqu’à Samuel, elle respire l’ardeur des combats, le petit livre de Ruth la glaneuse offre un tableau de la simplicité la plus naïve et d’un charme inexprimable. Goethe, à l’époque de son enthousiasme pour l’Orient, l’appelait le poème le plus délicieux que nous eût transmis la muse de l’épopée et de l’idylle. »

XVIII

Dans des temps plus rapprochés de nous, les premiers monuments de la littérature des Arabes conservent encore un reflet affaibli de cette grande manière de contempler la nature, qui fut, à une époque si reculée, un trait distinctif de la race sémitique. Je rappellerai à ce sujet la description pittoresque de la vie des Bédouins au désert par le grammairien Asmai, qui a rattaché ce tableau au nom célèbre d’Antar, et l’a réuni dans un grand ouvrage avec d’autres légendes chevaleresques antérieures au mahométisme. Le héros de cette nouvelle romantique est le même Antar, de la tribu d’Abs, fils du favori Scheddad et d’une esclave noire, dont les vers sont au nombre des poèmes couronnés, suspendus dans la Kaaba (Moallakât). Le savant traducteur anglais, M. Terrick Hamilton, a déjà appelé l’attention sur les accents bibliques qui résonnent comme un écho dans les vers d’Antar. Asmai fait voyager le fils du désert à Constantinople ; c’est pour lui une occasion d’opposer d’une manière pittoresque la civilisation grecque et la rudesse de la vie nomade. Que d’ailleurs, dans les plus anciennes poésies des Arabes, la description du sol n’ait tenu que peu de place, il n’y a pas là de quoi s’étonner, si l’on songe, ainsi que l’a remarqué un orientaliste très versé dans cette littérature, M. Freitag, de Bonn, que l’objet principal des poètes arabes est le récit des faits d’armes, l’éloge de l’hospitalité et la fidélité dans l’amour. On peut citer en outre chez les Anglais Milton, dans sa description d’Éden ; chez les Français, Rousseau, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre ; enfin Chateaubriand, que M. de Humboldt appelle son ami. M. de Humboldt est, comme moi, fanatique de Paul et Virginie.

Voici comment il en parle :

« Puisque nous sommes revenu aux prosateurs, nous nous arrêterons avec plaisir sur la création qui a valu à Bernardin de Saint-Pierre la meilleure partie de sa gloire. Le livre de Paul et Virginie, dont on aurait peine à trouver le pendant dans une autre littérature, est simplement le tableau d’une île située dans la mer des tropiques, où, tantôt à couvert sous un ciel clément, tantôt menacées par la lutte des éléments en fureur, deux figures gracieuses se détachent du milieu des plantes qui couvrent le sol de la forêt, comme d’un riche tapis de fleurs. Dans ce livre, ainsi que dans la Chaumière indienne, et même dans les Études de la nature, déparées malheureusement par des théories aventureuses et par de graves erreurs de physique, l’aspect de la mer, les nuages qui s’amoncellent, le vent qui murmure à travers les buissons de bambous, les hauts palmiers qui courbent leurs têtes, sont décrits avec une vérité inimitable. Paul et Virginie m’a accompagné dans les contrées dont s’inspira Bernardin de Saint-Pierre ; je l’ai relu pendant bien des années avec mon compagnon et mon ami M. Bonpland. Que l’on veuille bien me pardonner ce rappel d’impressions toutes personnelles. Là, tandis que le ciel du Midi brillait de son pur éclat, ou que par un temps de pluie, sur les rives de l’Orénoque, la foudre en grondant illuminait la forêt, nous avons été pénétrés tous deux de l’admirable vérité avec laquelle se trouve représentée, en si peu de pages, la puissante nature des tropiques, dans tous ses traits originaux. Le même soin des détails, sans que l’impression de l’ensemble en soit jamais troublée, sans que jamais la libre imagination du poète se lasse d’animer la matière qu’il met en œuvre, caractérise l’auteur d’Atala, de René, des Martyrs et des Voyages en Grèce et en Palestine. Dans ces créations, sont rassemblés et reproduits avec d’admirables couleurs tous les contrastes que le paysage peut offrir sous les latitudes les plus opposées. »

Lamartine.