(1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIIe entretien. Littérature américaine. Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (1re partie) » pp. 81-159
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(1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIIe entretien. Littérature américaine. Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (1re partie) » pp. 81-159

CXVIIe entretien.
Littérature américaine.
Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (1re partie)

I

Audubon est le Buffon de l’Amérique, mais infiniment plus naïf, plus coloré et plus écrivain que Buffon lui-même.

Nous devons dire à son sujet un mot du caractère et de la littérature de son pays ; un homme n’en est jamais indépendant.

L’Amérique est le germe d’un grand peuple : il faut craindre d’en étouffer le germe en parlant trop rudement de ses actes d’hier et d’aujourd’hui. Nous ne sommes point partisans de sa civilisation, que nous regardons comme trop élémentaire et trop brutale : si nous avions vécu du temps de Louis XVI, nous n’aurions pas conseillé à ce prince infortuné de déclarer la guerre aux Anglais pour favoriser à tout prix une nation anglaise d’insurgés contre leurs frères. C’était une guerre civile intentée à la mère patrie, pour une cause purement vénale ; cela n’était ni juste ni noble ; cela ne pouvait produire que beaucoup de mal aux Anglais et beaucoup d’ingratitude pour la France. L’insurrection comme principe devait revenir sur le pays qui l’avait lancée ; cela ne manqua pas. Qui pourrait dire ce que la Fayette et ses amis rapportèrent en France, et combien il y eut de sophismes américains dans l’Assemblée constituante et dans le sang de Louis XVI ?

II

Il faudrait avoir le regard de Dieu lui-même pour discerner l’Amérique de la France une fois que les causes de ces deux pays furent mêlées pendant et après la guerre d’Amérique ; quoiqu’il en soit, nous n’eûmes pas à nous en féliciter. Aujourd’hui que nous avons à parler à propos d’Audubon de la cause américaine, nous le faisons en tremblant, car nous craindrions également ou d’être injuste envers un grand peuple naissant dans l’Amérique du Nord, ou d’être injuste envers l’autre moitié de ce peuple qui soutient une mauvaise cause dans l’Amérique du Sud.

III

Ils commencèrent par l’ingratitude. Après le triomphe, ils n’eurent rien de plus pressé que de se tourner contre l’honnête Washington ; ils le ruinèrent, le persécutèrent jusqu’à la prison pour dettes ouverte devant lui ; ils le calomnièrent jusqu’à l’accuser de concussions ignominieuses, et, si quelques braves compagnons d’armes ne s’étaient pas cotisés pour lui conserver Mont-Vernon, son misérable patrimoine, il n’aurait pas même eu, comme Scipion, six pieds de terre américaine pour recouvrir ses os ! —  Ne ossa quidem habebis !

Depuis ce temps, auquel nous touchons encore, la jalousie et la défiance populaires, ces seules vertus de la démocratie américaine, qui la rendent stupide quand elles ne la rendent pas féroce, n’ont pas permis à une seule grande nature de citoyen d’arriver à la présidence de la république américaine ; ils ont craint que leur premier magistrat n’eût des pensées plus élevées qu’eux ; ils n’ont pardonné qu’à une certaine médiocrité du parti bourgeoisement probe et intellectuellement incapable de prévaloir dans les élections et d’exercer pour la forme une autorité centrale sans pouvoir, un certain rôle de grand ressort neutre de leur anarchie réelle, ressort qui obéit au doigt de la constitution démagogique, mais qui n’imprime ni halte ni mouvement. Cette horreur du pouvoir capable, cette folie de l’envie, cette médiocrité des présidents, cette vulgarité des élus dans le congrès et dans les chambres, jointes à une ambition de grandir sans morale et à une vanité de supériorité sans fondement, faisaient prévoir depuis longtemps aux esprits sains de l’Europe et même à Jefferson une catastrophe telle que Rome elle-même n’en avait pas présenté au monde dans ses craquements, une leçon aux peuples trop démocratiques, donnée par Dieu lui-même pour leur apprendre qu’il n’y a point d’avenir pour les nations qui croient à la seule force du nombre et à la brutalité de la conquête !

IV

Cependant l’Europe leur envoyait tous les ans d’éminents éléments de travail et de désordre dans ces milliers de Français, d’Allemands, d’Écossais, d’Irlandais surtout, aventuriers d’anarchie, qui submergeaient l’Amérique du Nord de leurs hordes cosmopolites.

Leur population s’élevait jusqu’à 28 millions d’individus, leur agriculture s’étendait, leur industrie sentait s’accroître sa fièvre de richesse à tout prix. Leurs banques sans capitaux et sans probité entassaient fictions sur banqueroutes ; l’honneur, ce gardien du crédit public et privé, disparaissait sous la corruption de la mauvaise foi ; un jubilé américain, plus accepté et plus immoral que le jubilé des Hébreux, cette libération sans remboursement, s’établissait de fait entre le créancier et le débiteur ; nul n’avait rien à reprocher à l’autre, puisque aucun ne payait que quand il était utile de payer. Quant aux lois, on n’en respectait aucune que quand on n’était pas assez nombreux pour les violer toutes. Le meurtre par le revolver, toujours sous la main, était devenu le tribunal individuel, et la loi Lynch, celle qui ameute une multitude et qui tue, était la loi des hordes.

Et ils se vantaient de cette civilisation, et ils affectaient contre l’Europe, en y apportant leurs dollars de papier, la supériorité du mépris. L’Europe en était digne, puisqu’elle le souffrait. N’eurent-ils pas l’audace d’exiger de nous, sous peine de brûler nos côtes, vingt-cinq millions d’indemnité, pour n’avoir pas assez piraté à nos dépens pendant leur neutralité prétendue et intéressée sous l’empire ? On croyait alors à leur marine fantastique, à leur alliance tout anglaise, à leur reconnaissance toute punique ; on les leur accorda par pitié, et moi-même je votai pour qu’on les leur jetât par dédain. Combien ne m’en suis-je pas repenti depuis cette époque ! Nous aurions dû leur jeter des boulets de carton sur leur ombre d’escadre ; mais ils appuyaient alors leur insolence sur l’alliance de l’Angleterre, avec laquelle nous voulions rester en paix. La France fut grande, mais elle fut dupe. La Fayette vivait, parlait et votait alors. Nous crûmes soutenir des républicains honnêtes. Ils nous ont trop appris depuis que nous ne faisions qu’accorder une prime à des usuriers de toutes les opinions.

V

Rassurés sur la toute-puissance du charlatanisme dont ils fascinaient l’Europe, ils se mirent alors à intimider les Espagnols américains du golfe du Mexique, à menacer la Havane de conquérir Mexico, à affecter le militarisme de Napoléon, à imposer des lois à ces nombreux démembrements de la puissance espagnole qui naissaient à la liberté au milieu des orages. Ils proclamèrent la résolution d’entrer en dominateurs dans les affaires de la vieille Europe, qu’ils déclarèrent caduque avec la forfanterie de leur prétendue jeunesse. L’Angleterre, qu’ils osèrent braver, eut la faiblesse qu’on conserve pour ses enfants même rebelles. Elle pouvait les anéantir complètement en une campagne ; elle eut le tort inexplicable de les trop ménager dans un intérêt de coton et de balance de commerce que nous ne comprenons pas bien, et dont nous devons nous défier puisqu’il est britannique ; elle fit la paix. L’orgueil américain ne connut plus de limites. L’Angleterre, la France, la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Espagne, ne leur parurent plus que des comparses laissées par leur outrecuidance, sous condition, au rang des puissances pour applaudir à leurs exploits et pour saluer leur bannière étoilée promenée pendant vingt-cinq ans de port en port sur leur frégate nomade et à peu près unique, la Constitution.

VI

Quant à la question de l’esclavage, noble bannière de leur guerre actuelle, on sait ce que cette cause signifie chez eux par cette phrase du discours de leur président : M. Lincoln déclare au congrès qu’aucun Américain du Nord ne voudrait reconnaître un noir pour son frère ou pour son parent, que lui-même partage ce glorieux préjugé et que si comme président il fait la guerre pour cette race avilie, comme Américain il la méprise et la répudie avec tous ses compatriotes. Ainsi les noirs, qui seraient tenus hors la loi des marchés à New-York, y subissent et y subiront la loi du mépris, l’ostracisme de la misère, l’extinction de leur race par la faim dans la fédération qui prétend faire la guerre au Sud pour la liberté et l’égalité des noirs ! On connaît leur liberté et leur égalité à leurs œuvres ; ils auront la liberté d’être proscrits de l’État comme six millions de vagabonds sans maître, mais sans feu ni lieu, sans qu’aucun maître ait la responsabilité de leur existence ! La liberté de joncher de leurs cadavres les routes et les steppes, la liberté de périr par un de ces grands meurtres en masse dont l’Amérique a donné tant de fois l’exemple à l’histoire, ou d’être chassés et exterminés comme des nègres marrons dans les forêts où ils iraient chercher leur nourriture ! Et quant à l’égalité, interrogez les voyageurs européens qui ont habité les États de la fédération soi-disant libératrice.

Est-ce l’égalité que d’être traités partout en lépreux de l’espèce humaine ? Est-ce l’égalité que d’être réputés infâmes ? Est-ce l’égalité que de ne pouvoir contracter une alliance avec les familles des Américains sans déshonorer la famille ? Est-ce l’égalité que d’être expulsés des théâtres et des lieux publics ? Est-ce l’égalité que d’être relégués, comme en France les animaux impurs, dans des wagons construits exclusivement à leur usage sur les chemins de fer, et d’être jetés inhumainement sur la route, eux, leurs femmes et leurs enfants, si un blanc vient à se récrier sur un reste de couleur mêlée empreint sur l’ongle dénonciateur d’un de ces malheureux, dont l’haleine empoisonne ou dont le contact flétrit ?

Cependant voilà la seule liberté, la seule égalité que les États du Nord préparent à ce peuple condamné à l’option terrible entre la mort et l’indépendance ! N’est-ce pas vous dire assez que la cause des noirs n’est que le prétexte de la guerre au Sud, mais que le vrai motif est la ruine jalouse du Sud dont le capital noir, la culture du coton, la marine entière et le commerce prospère excitent la jalousie meurtrière de ce peuple du nivellement ? Aussi, voyez ! les six millions de noirs du Sud ne s’y trompent pas : ils n’hésitent pas entre leur servitude nourrie, protégée, achetée par la responsabilité de leurs maîtres, entre la providence intéressée de leurs soi-disant patrons, et la féroce irresponsabilité de leurs apôtres insurrecteurs du Nord !

Ils préfèrent le travail obligatoire, les soins providentiels de leurs exploitateurs du Sud à l’irresponsabilité meurtrière du Nord ! La liberté, à condition de mourir de faim, ne leur sourit pas ! Ils préfèrent les humiliations de la servitude légale aux abandons de la prétendue philanthropie du Nord, et, supplice pour supplice, ils aiment mieux avec raison le supplice de l’esclavage logé, soldé, nourri dans la famille, que le supplice du mépris et de la mort dans les États de l’Union.

VII

J’ai été longtemps, je le suis encore, un des zélés promoteurs de l’affranchissement avec indemnité des noirs dans nos colonies. J’ai eu le bonheur de signer enfin cet affranchissement, honneur de la République, en 1848 ; mais je ne l’ai signé qu’avec la condition du rachat par l’État de cette nature honteuse de propriété d’une race humaine par une autre race ! Le premier jour, en 1833, où je fus admis dans la Société des amis des noirs, société de vertueux et honnêtes citoyens, je demandai la parole et je démontrai aisément le vice radical de nos réclamations :

« Vous voulez, dis-je le premier à mes collègues, une transformation du travail forcé en travail libre ? Pour que le travail forcé du nègre devienne travail volontaire, il faut d’abord déposséder le blanc de sa propriété ! Quand vous aurez dépossédé sans condition le blanc de sa propriété, que deviendra son revenu, et, le revenu supprimé, que deviendra le salaire du noir ? Tout sera taxé à la fois, et il ne restera qu’à livrer le blanc à la faim du noir ! Le noir égorgera et dévorera le blanc ; c’est la révolution des anthropophages ! Je n’en accepte pas la responsabilité, et, si vous y persévérez, je me retire dès le premier jour.

« Si vous voulez bien comprendre, au contraire, que, l’esclave étant une mauvaise propriété, mais enfin une propriété légale, garantie par l’État comme toutes les autres, vous ne pouvez l’exproprier sans indemnité aux propriétaires, et sans donner en même temps aux propriétaires du sol, par votre indemnité, les moyens de payer un salaire à l’esclave émancipé pour son travail devenu libre, je reste alors et je poursuivrai persévéramment avec vous cette œuvre d’humanité et de civilisation ! »

De ce jour, le principe de l’indemnité aux colons blancs fut admis, et, bien que l’esclavage continuât d’exister jusqu’à la République, la République, grâce à M. Schœlcher et au gouvernement rallié à mes vues, finit par l’abolir ; elle eut seulement le tort de trop économiser sur l’indemnité, mais, malgré cette parcimonie de vertu, elle n’eut qu’à se féliciter de son courage. Pas une goutte de sang, pas un crime contre la propriété, pas une ruine dans nos colonies n’attrista cette belle action de la patrie. La Providence aide une bonne œuvre. Quand l’homme est juste, Dieu est grand !

VIII

Voilà ce que les Américains si opulents du Nord auraient dû dire aux Américains du Sud : « Émancipez vos esclaves, graduellement, prudemment ; nous allons nous cotiser tous pour former l’indemnité nécessaire aux États dépossédés pour payer le travail libre ! »

IX

Quel est le droit des Américains du Nord à cette possession universelle de leur continent qu’ils occupent depuis si peu de jours ? Est-ce la conquête ? Mais elle est à Cortez, Espagnol aussi, et à ce petit nombre d’Argonautes, descendus avec quelques compagnons de fanatisme, d’héroïsme et de férocité, sur l’Amérique du Midi pour la donner au roi d’Espagne et à sa religion alors conquérante.

Est-ce le droit des premiers occupants ? Mais les flibustiers cosmopolites, les Danois, les Bretons, les Français, les Portugais, les Espagnols, y ont mis le pied bien avant eux ; témoin la Louisiane, les deux Canadas, les Français, les Anglais, l’immense colonie britannique, dont ils sont eux-mêmes le résidu.

J’ai vu moi-même le premier Napoléon, dans une imprévoyance fatale aujourd’hui à la France, pour quelques millions qui n’équivalaient pas à six mois de revenu, donner la Louisiane et les rives sans bornes de son Nil américain ! Ils n’ont d’autre titre de possession que leur marche en avant.

Ils conquièrent par des emprunts ce qu’ils ne peuvent conquérir par les armes ; ne les avez-vous pas vus, il y a quelques jours, proposer aux Mexicains d’hypothéquer leurs provinces les plus riches pour abuser, comme des usuriers du globe, de leur droit fiscal au jour d’un remboursement impossible, et s’emparer, au nom de la politique, d’un pays trois fois grand comme la France, conquis par le crédit ? Une fois cette main mise sur cette clef de l’Amérique du Sud, qui ne les voit s’avancer sans obstacle sur les Californies, ces sources de l’or ; sur l’Amérique centrale, sur les États de race latine, sur tous les territoires espagnols, devenus des républiques en fusion, Venezuela, la Nouvelle-Grenade, l’Équateur, le Pérou, plus riche encore en or que le Mexique, le Brésil illimité en étendue et en avenir ; sur ses annexes, le Paraguay, l’Uruguay, la Bolivie, la Confédération de la Plata, Guayaquil, jusqu’au cap Horn plus tempétueux que le cap des Tempêtes, et jusqu’à l’océan Austral, cette route d’un cinquième continent, la mystérieuse Australie ? Aucun de ces États, usés sous la forme monarchique, nouveaux sous la forme républicaine, excepté le Brésil, n’est de force à lutter contre l’envahissement, et l’on peut calculer étape par étape le jour fatal d’un envahissement accompli, l’extinction de toutes ces belles races latines, civilisées, civilisantes, nobles de sentiment comme d’ancêtres, qui ont peuplé ces plus beaux climats de l’univers de capitales aussi monumentales que Rome et Madrid, et qui deviendront des bazars de marchands.

X

Je ne crains pas de le dire hautement, malgré l’opposition naturelle qu’il peut y avoir entre les pensées diplomatiques de la République et les pensées diplomatiques de l’Empire ; contre des intérêts si français, si élevés, si européens, il n’y a pas d’opposition patriotique qui prévale. La pensée de la position à prendre par nous au Mexique est une pensée grandiose, une pensée incomprise (je dirai tout à l’heure pourquoi), une pensée juste comme la nécessité, vaste comme l’Océan, neuve comme l’à-propos, une pensée d’homme d’État, féconde comme l’avenir, une pensée de salut pour l’Amérique et pour le monde.

XI

Ici il faut s’élever très haut pour en concevoir la portée. Le premier Empire, empire uniquement militaire, et qui vendit la Louisiane pour un morceau de pain de munition à ses armées, n’en eut jamais de pareilles.

XII

La pensée d’une position hardie et efficace à prendre au Mexique contre l’usurpation des États-Unis d’Amérique est une pensée neuve, mais juste.

L’Europe en a le droit ; la France en prend l’initiative.

Voyons le droit de ce point de vue élevé d’où l’on distingue la légitimité des choses, et partons de ce fait, vrai quoique non radical.

Le globe est la propriété de l’homme ; le nouveau continent, l’Amérique, est la propriété de l’Europe.

Elle n’a pas été donnée en proie et en abus de force aux Américains du Nord, seuls.

XIII

En partant de ce principe, devenu aujourd’hui un fait, que le continent américain est la propriété collective du genre humain, et non de l’union déchirée d’une seule race sans titre et sans droit, du moins sur l’Amérique espagnole et sur la race latine, mère de toute civilisation, le principe de protection de l’Europe et de son indépendance, du moins dans ses dix-sept États républicains de l’Amérique du Sud, découle évidemment pour nous et pour toutes les puissances de l’ancien monde. Il faut prévoir les événements, il faut protéger la race latine, et, pour protéger, il faut prendre position d’abord sur le point menacé contre les États-Unis. Il le faut, ou bien il faut déclarer que le continent nouveau, possession de l’Europe, appartiendra tout entier, dans vingt-cinq ans peut-être, à ces pionniers armés qui ne reconnaissent pour tout titre de leur usurpation que leur convenance, et qui permettent à leurs citoyens, comme Walker, de lever individuellement des escadres et des armées contre Cuba, pendant que leur général fédéral entre au nom de l’Union dans Mexico, et de là dans toutes les capitales de l’Amérique civilisée du Sud !

XIV

Or pourquoi l’Europe ou le monde ancien reconnaîtraient-ils ces droits de piraterie sur mer et sur terre aux États-Unis, tandis que dans l’ancien monde, nous reconnaissons non seulement le droit de protéger les propriétés utiles à tous, mais encore le droit d’exproprier avec indemnité les États et les individus de toute propriété de choses dont l’usage est nécessaire à tous ?

Ce principe de protection des intérêts utiles à tous qui s’applique à une commune, s’appliquerait-il donc avec moins de droit à un continent tout entier à protéger dans son indépendance ? Évidemment non ; nous ne disons point : Expropriez les États-Unis de l’Amérique espagnole ; leur propre anarchie organique les expropriera assez ! Mais nous disons : L’Europe a le droit, et nous ajoutons le devoir, de ne pas leur livrer la race latine, l’Amérique espagnole, la moitié qui reste encore libre et indépendante de cette magnifique partie du globe, plus de la moitié du ciel, de la terre et des populations du Nouveau-Monde !

XV

Quelles sont les possessions collectives, sacrées, les nécessités du genre humain tout entier que la politique de l’ancien monde ne peut et ne doit pas livrer à la merci des États-Unis de l’Amérique anglaise ?

Ces choses sont le capital du monde entier, exploité par quelques-uns, nécessaire à tous, dans notre état de civilisation et dans notre système d’échange, qui nous rend à tous l’or monnayé aussi nécessaire que le pain. Les mines d’or sont là !

En second lieu, l’alimentation de l’ancien monde, le blé, les farines, le maïs, la pomme de terre, dont le peuple vit, et dont la privation dans les années de disette peut entraîner en Europe des calamités et des dépopulations incalculables.

En troisième lieu, les industries qui sont devenues, depuis quelques années surtout, par le salaire qu’elles assurent à au moins quarante millions d’ouvriers industriels des tissus de coton, le véritable et indispensable stipendium du salaire et de la vie.

Enfin le commerce, qui nous nécessite une marine et des matelots, population flottante, incalculable comme nombre d’hommes nourris sous la voile, plus incalculable encore comme élément de notre puissance nationale. Permettre aux États-Unis de renouveler la folie du premier Empire, de mettre le blocus anti-européen, non plus sur leurs ports seulement, mais sur un monde, comme ils viennent de le proclamer, ce n’est plus une lâcheté seulement, c’est accepter les fourches caudines de New-York, c’est abdiquer la navigation, le commerce, le coton, le libre-échange, la marine du vieux monde, c’est ne plus vivre que de la mort de la vie !

XVI

Or qui ne sait que les blés et les farines de l’Amérique, de la vallée du Mississipi surtout, sont le grenier du monde en cas de disette, comme la Sicile était le grenier des Romains ?

Qui ne sait que le capital monétaire de l’univers est en masses immenses au Mexique, au Pérou, dans la Sonora, et que les mines aujourd’hui enrichies par les eaux et rendues à leur productivité naturelle par un bon système d’épuisement mettront tout le capital or et argent de l’univers entre les mains des États-Unis maîtres des deux Amériques ? Qui ne sait que le maître du capital est le maître de l’intérêt, et que l’Europe, livrée bientôt à ce pays de tous les monopoles, en subirait à jamais la loi ? Qui ne sait que, maîtres des prix de l’argent et de l’or, ils le seraient aussi de nos industries les plus vitales, et que leur coalition déjà ourdie contre l’industrie de la soie, qui fait rivalité à leur industrie du coton, ruinerait Lyon, la capitale des tissus et la seconde capitale de la France ? Qui ne sait qu’en nous privant ou en se privant eux-mêmes par l’extinction du Sud de l’élément de cette industrie en Europe, le coton, ils affameraient, comme ils affament déjà, huit millions d’ouvriers en France, plus en Angleterre, cinq millions en Autriche, et prendraient l’Europe par famine à tout caprice de leur intérêt arbitraire ? Qui ne sait enfin que nos commerces et nos navigations subiraient les mêmes anéantissements que nos produits ?

XVII

Voilà évidemment la pensée secrète qui aura inspiré l’expédition du Mexique, expédition qui a paru une témérité sans compensation, et derrière laquelle j’ai seul en France pressenti une utilité générale.

La France ne l’a pas comprise, pourquoi ? j’oserai le dire : parce qu’elle ne lui a été au premier moment ni explicable ni expliquée. C’est que cette pensée de prendre position contre les États-Unis au Mexique ne devait pas être exclusivement française, mais européenne ; il fallait se consulter, se concerter, s’entendre franchement avant d’agir ; on ne l’a pas fait. La France, accusée d’arrière-pensée personnelle, a été suspecte à l’Espagne et à l’Angleterre. On a cru qu’elle voulait simplement entraîner ses deux alliés dans une guerre d’intervention uniquement française et monarchique, au lieu de combiner avec Londres et Madrid une démarche armée désintéressée, européenne, et a pour cela été redoutée et abandonnée ; or, de deux choses l’une : ou la France était sincère et elle ne voulait agir que dans l’intérêt commun, et alors il fallait s’expliquer nettement d’avance et n’agir qu’après un concert diplomatique et militaire européen à égal emploi de forces, qui ne donnât motif à aucune plainte de réticence et de défaut de franchise contre son intervention ; ou la France, voulant agir seule, devait agir avec des forces françaises dignes d’elle, et ne pas débuter par planter son drapeau protecteur au Mexique avec une poignée d’hommes héroïques, mais abandonnés de leurs auxiliaires, et insuffisants à l’accomplissement de sa pensée.

XVIII

Là est le vice de l’entreprise, là est le motif pour lequel la France ne l’a pas comprise, l’Espagne l’a suspectée, l’Angleterre l’a désertée. La France y ramènera par sa loyauté mieux prouvée l’Angleterre et l’Espagne, ou bien elle agira seule avec des forces prépondérantes ; l’Amérique espagnole sera protégée, les États-Unis seront réprimés, l’Espagne et l’Angleterre seront ramenées, et cette grande entreprise sera l’honneur de ce siècle en Europe et l’honneur de la France dans l’Amérique espagnole.

On conçoit aisément que ce peuple n’a encore presque aucune des conditions d’une littérature américaine. Les Mexicains d’avant la conquête, les prétendus sauvages de Montezuma, les Péruviens avec leurs poèmes de quippos, étaient à cet égard bien plus avancés. Les monuments gigantesques des Aztèques ont laissé sur la terre des traces d’intelligence et de force très supérieures jusqu’ici aux édifices exclusivement utilitaires des Américains du Nord. Les pionniers ne construisent pas pour les siècles, les scieurs de long ne savent qu’abattre pour les dépecer ces grands arbres aristocratiques des forêts, qu’ils jouissent de jeter à terre comme les envieux des supériorités de la nature. Leur éloquence est le débat de leur assemblée publique, où ils portent la rudesse de leurs mœurs violentes et où les brutalités du geste et du poing fermé suppléent à ces belles violences morales que les grands orateurs de l’Europe antique ou moderne exercent à l’aide de la persuasion et de la logique sur les hommes d’élite rassemblés pour chercher, en commun, la raison et le droit des choses. Leurs journaux, innombrables parce qu’ils coûtent peu, ne sont que des recueils d’annonces, des charlatanismes recommandés par les Barnum de la presse, des recueils de calomnies et d’invectives jetées quotidiennement aux divers partis pour leur prêter des appellations odieuses ou des accusations triviales propres à se décréditer mutuellement les uns les autres, et s’arracher les abonnés. Leurs salons se tiennent dans les hôtelleries ; leurs cercles d’hommes, qui ne sont tempérés par aucune bienveillance et par aucune politesse féminine, ne sont que des clubs de trafiquants acharnés utilisant leur repos même pour leur fortune à la fin du jour, fiers de ne connaître que ce qui rapporte, et ne s’entretenant que des entreprises réelles ou illusoires où l’on peut centupler son capital. Leur liberté toute personnelle a toujours quelque chose d’hostile à quelqu’un, l’absence de bienveillance leur donne en général le ton et l’attitude de quelqu’un qui craint qu’on ne l’insulte, ou qui cherche à force d’orgueil dans le maintien à prévenir l’insulte qu’on voudrait lui faire. Ils connaissent eux-mêmes le désagrément habituel de leurs mœurs. Un de leurs rares orateurs politiques, le plus éloquent et le plus honnête, que l’envie nationale a toujours empêché de s’élever à la présidence de la république pour crime de supériorité, me disait un jour : « Notre liberté consiste à faire tout ce qui peut être le plus désagréable à nos voisins. » L’art d’être désagréable est leur seconde nature. Plaire est le symptôme d’aimer. Ils n’aiment personne ; personne ne les aime. C’est l’expiation des égoïstes. L’histoire ne présente pas une physionomie de peuple pareil à celui-là ; fierté, froideur, correction des traits, mécanisme des gestes, tabac mâché dans la bouche, crachoir sous les pieds, jambes étendues contre les jambages de la cheminée ou repliées sur la cuisse sans souci des bienséances que l’homme doit à l’homme, accent bref, monotone, impérieux, personnalité dédaigneuse empreinte dans tous les traits : voilà un de ces autocrates de l’or.

XIX

Sauf les rares exceptions qui tranchent et qui souffrent partout de la pression générale dans une atmosphère inférieure, exceptions d’autant plus respectables qu’elles sont plus nombreuses dans l’individu, voilà l’Américain du Nord, voilà l’air du pays : « l’orgueil de ce qui lui manque ! »

Voilà ce peuple à qui M. Monroë, un de ses flatteurs, disait pour être applaudi : « Le temps est venu où vous ne devez pas souffrir que l’Europe se mêle des affaires de l’Amérique, mais où vous devez désormais affecter votre prépondérance dans les affaires de l’Europe ! »

XX

Nous avons dit qu’il ne pouvait point y avoir encore de littérature dans un tel pays, exclusivement adonné aux intérêts matériels.

Comment y aurait-il une littérature dans un pays où il n’y a ni spiritualisme, ni philosophie, ni histoire, ni poésie, ni éducation nationale ?

Ce serait un phénomène inexplicable. Ce phénomène est apparu cependant ; c’est de quoi nous voulons vous parler aujourd’hui. Il est vrai que cette ébauche de littérature ne s’est rencontrée que dans une partie de la science utile, l’histoire naturelle ; ici même le pays a prévalu sur l’homme.

Audubon, c’est l’écrivain dont il s’agit, aurait été partout ailleurs un grand philosophe, un grand orateur, un grand poète, un grand homme d’État, un J.-J. Rousseau, un Montesquieu, un Chateaubriand ; là il n’a pu être qu’un naturaliste, un peintre et un descripteur d’oiseaux d’Amérique, un Buffon des États du Nord, mais un Buffon de génie passant sa vie dans les forêts vierges, au lieu de la passer au jardin du roi et autour d’une table à écrire dans sa seigneuriale tour du château de Montbard, un Buffon voyant par ses propres yeux ce qu’il décrit et décrivant d’après nature, un Buffon enfin comprenant l’intelligence et la langue des animaux au lieu de les nier stupidement comme Malebranche, entrant dans leurs amours, dans leurs passions, dans leurs mœurs, et écrivant avec l’enthousiasme de la solitude quelques pages de la grande épopée animale de la création.

XXI

Il est bien vrai que la littérature des États-Unis avait eu, avant Audubon, quelques essais d’histoire d’un mérite relatif réel, un germe de poète dans un homme distingué mais non original, enfin deux romanciers dans Washington Irving et dans Cooper, dont les ouvrages, imités heureusement de Walter Scott, l’Homère écossais, ont fait sensation il y a vingt-cinq ans en Europe. Mais Washington Irving est fils d’un Écossais et d’une Anglaise ; mais Cooper lui-même est à peine naturalisé Américain par deux générations. Ce sont des importations britanniques toutes récentes de créoles anglais, qui ont encore l’accent et le génie de la mère patrie. Leur talent très divers et très goûté, mais presque exclusivement en Europe, ne fait point partie de l’intellectualité américaine des États-Unis. L’honneur de ces deux noms appartient tout entier à l’esprit de l’Angleterre et de l’Écosse ; la France elle-même réclame Audubon. Un écrivain d’une grande érudition littéraire, méconnu, un de ces hommes presque universels, qui sont poursuivis pendant toute leur vie par je ne sais quelle malignité de la fortune et de la renommée, M. Chasles, découvrit il y a quelques années cet homme des bois, Audubon, dans un salon de curiosités vivantes de Londres. Cet homme le frappa.

Voici le portrait qu’il en fait :

Le costume mesquin et ridicule de l’Europe ne pouvait déguiser entièrement cette dignité simple et presque sauvage, dont le génie prend le caractère au sein de la solitude qui le nourrit. Pendant que les gens de lettres, race vaniteuse et parlière, entraient dans cette arène de la conversation où ils se disputaient le prix de l’épigramme et le laurier du pédantisme, l’homme dont je veux parler restait debout, le front haut, l’œil libre et fier, silencieux, modeste, écoutant d’un air quelquefois dédaigneux, et non caustique, les prouesses esthétiques dont le tumulte semblait l’étonner. S’il prenait quelquefois la parole, c’était dans un intervalle de repos ; il relevait d’un mot une erreur ; il ramenait la discussion à son principe et à son but. Je ne sais quel bon sens sauvage et naïf animait ses discours rares et pleins de justesse, de modération et de feu. De longs cheveux noirs et ondés se partageaient naturellement sur des tempes lisses et blanches, sur un os frontal disposé pour contenir et protéger la flamme de la pensée. Il y avait dans toute sa parure une propreté singulière ; vous auriez dit que l’eau du ruisseau, traversant la forêt vierge et baignant les racines séculaires des chênes vieux comme le monde, lui avait servi de miroir. À sa longue chevelure, à son col découvert, à l’indépendance de ses manières, à la mâle élégance qui le caractérisait, vous n’eussiez pas manqué de dire : Cet homme n’a pas vécu longtemps dans la vieille Europe ; notre civilisation, mère de la politesse affectée qui s’est répandue des cours dans les villes et des villes dans les villages, substituant de vains symboles à des sentiments réels, ne l’a pas marqué de son empreinte vulgaire. Il ne s’est pas effacé sous le poids de l’usage ; il a encore sa valeur et son poids. L’alliage, le mensonge de la société n’entrent pour rien dans son caractère et ses mœurs.

C’est plaisir de rencontrer un tel homme dans ces assemblées loquaces et scientifiques, où tous les talents et toutes les prétentions coalisés aboutissent à un ennui mortel ! Ajoutez aux traits que nous venons d’indiquer une physionomie franche et calme, une coupe de visage hardie, un œil vif, ardent, pénétrant et fixe comme l’œil du faucon, un accent étranger, des expressions insolites, brièvement pittoresques, fortement colorées, spirituelles sans le paraître : vous aurez le portrait à peu près exact de l’historien des oiseaux, de l’Américain Audubon.

Il a quitté son nom et se nomme lui-même « l’homme des bois d’Amérique1 » ; c’est le seul titre qui lui convienne. Ces solitudes ont été son cabinet de travail. Ces grands déserts peuplés d’animaux sauvages, il les a parcourus dans tous les sens. Il y a respiré, avec l’air chargé des émanations de la végétation primitive, ce respect de la dignité, cette conscience de l’énergie humaine qui ne l’ont jamais quitté.

L’amour de la nature a bercé Audubon dès le premier âge. Il a passé les nuits à la belle étoile, au pied de l’arbre qui logeait dans ses rameaux le peuple dont il venait étudier les mœurs et que jamais il n’a perdu de vue. Le sentier où l’oiseau voltigeait est celui qu’il a choisi. Le nid de l’aigle, dont le trône était la cime du rocher le plus inaccessible, ne l’a pas effrayé. La patience d’un bénédictin, la passion d’un artiste, ont été consacrées par lui à cette étude : il a poursuivi son œuvre à travers tous les dangers et l’a recommencée avec une persévérance sans égale. Ses nuits n’avaient que rêves ailés et gazouillements mélodieux ; les images de ses favoris hantaient sa pensée.

N’allez pas vous méprendre ni accuser de singularité cette vocation qu’Audubon avait reçue de Dieu même. Il était ornithologiste à son berceau. Il lui fallait des races ailées à peindre, à observer, à détailler, à aimer ; des concerts à écouter dans les bocages ; des plumes brillantes à reproduire ; des ailes vagabondes à suivre dans leurs courbes et dans leurs spirales. Voici comment il analyse cet instinct d’observation solitaire, ce dévouement à une innocente étude, cette abnégation de tous les soins matériels, cette force intellectuelle d’un homme qui, sans maître, fait toute son éducation d’histoire naturelle au fond des bois, et complète seul une branche de la science, branche importante que l’on désespérait de compléter jamais.

« J’ai reçu, dit-il, la vie et la lumière dans le Nouveau-Monde. Mes aïeux étaient Français et protestants. Avant d’avoir des amis, les objets de la nature matérielle frappèrent mon attention et émurent mon cœur. Avant de connaître et de sentir les rapports de l’homme, je connus et je sentis les rapports de l’homme avec le monde. On me montrait la fleur, l’arbre, le gazon ; et non seulement je m’en amusais comme font les autres enfants, mais je m’attachais à eux. Ce n’étaient pas mes jouets, c’étaient mes camarades. Dans mon ignorance, je leur prêtais une vie supérieure à la mienne ; mon respect, mon amour pour ces choses inanimées datent d’une époque que je puis à peine me rappeler. C’est une singularité trop curieuse pour être tue ; elle a influé sur toutes mes idées, sur tous mes sentiments. Je répétais à peine les premiers mots qu’un enfant bégaye, et qui causent tant de joie à une mère ; je pouvais à peine me soutenir, quand le plaisir que me donnèrent les teintes diverses du feuillage et la nuance profonde du ciel azuré me pénétraient d’une joie enfantine. Mon intimité commençait à se former avec cette nature que j’ai tant aimée, et qui m’a payé mon culte par tant de vives jouissances : intimité qui ne s’est jamais interrompue ni affaiblie, et qui ne cessera que dans mon tombeau. Un observateur clairvoyant l’eût prédit dès cette époque ; et je suis persuadé que ces premières impressions ont ébauché ma carrière et préparé mes travaux.

« Je grandis, et ce besoin de converser pour ainsi dire avec la nature physique ne cessa pas de se développer en moi. Quand je ne voyais ni forêt, ni lac, ni mer aux vastes rivages, j’étais triste et ne jouissais de rien. Je cherchais à me rappeler mes promenades favorites en peuplant ma chambre d’oiseaux ; puis, dès qu’un moment de liberté me rendait à moi-même, je me hâtais d’aller chercher les roches creuses, les grottes couvertes de mousse, bizarres retraites des mouettes et des cormorans aux ailes noires. Je préférais ces abris solitaires aux plafonds dorés et aux alcôves élégantes. Mon père, dont j’étais le seul enfant, servait complaisamment mes goûts ; il aimait à me procurer des œufs, des fleurs, des oiseaux. C’était un homme doué du sentiment religieux et poétique, et qui par ses récits éveillait en moi l’instinct qui l’animait lui-même. Cette perfection des formes, cette délicatesse des détails, cette variété des teintes, me charmaient. Il me présentait la science sous un point de vue coloré et plein d’intérêt, au lieu de la réduire à je ne sais quelle analyse anatomique et morte, qui fait de la nature un squelette.

« Mon père ébauchait aussi l’histoire des oiseaux, de leurs migrations et de leurs amours. Il me faisait remarquer les manifestations extérieures de leurs espérances ou de leurs craintes. Rien ne m’étonnait plus que leur changement de costume ; et dans cet ensemble de faits à peine indiqués je trouvais un roman infiniment varié, toujours nouveau, dont mon esprit suivait attentivement les détails.

« Aussi une joie pure et vive, une sorte de volupté paisible, embellirent-elles les années de ma jeunesse, remplies de ces observations qui préludaient à de plus pénibles travaux, et qui me ravissaient. Pendant des heures entières mon attention charmée se fixait sur les œufs brillants et lustrés des oiseaux, sur le lit de mousse molle qui renfermait et protégeait leurs perles chatoyantes, sur les rameaux qui les soutenaient balancés et suspendus, sur les roches nues et battues des vents qui les préservaient des ardeurs du soleil. Je veillais avec une sorte d’extase secrète sur le développement qui suivait le moment de leur naissance : les uns étaient éclos les yeux ouverts ; les autres ne les ouvraient que plusieurs jours après avoir brisé leur enveloppe. J’attachais mon esprit et mon âme à ces phénomènes dont la variété me surprenait. J’aimais à observer le progrès lent de quelques oiseaux vers la perfection de leur être, et à voir certaines espèces à peine écloses fuir à tire d’aile et secouer en volant les débris de leur coque transparente.

« J’avais dix ans ; cette passion d’histoire naturelle augmentait à mesure que je grandissais. Tout ce que je voyais, j’aurais voulu me l’approprier. Plus ambitieux que les conquérants, je désirais le monde et mes vœux n’avaient pas de bornes. Je me révoltais contre la mort, qui dépouillait de ses formes les plus belles et de ses plus aimables couleurs l’animal ou l’oiseau que j’étais parvenu à saisir. J’inventais mille moyens pour combattre ce monstre, la mort, qui venait rendre tous mes travaux inutiles et détruire les objets de mes affections. J’essayais de lutter contre elle ; et les constantes réparations qu’exigeaient mes oiseaux empaillés, la teinte fauve et terne qui décolorait leur beau plumage prouvaient que la mort était plus forte que moi. Je communiquai à mon excellent père le sujet de mon chagrin : ces essais qui disparaissaient entre mes mains, ces animaux si agiles et si frais pendant leur vie, et livrés après leur mort à une si triste métamorphose. Mon père voulut me consoler et m’apporta un volume de planches coloriées représentant, avec assez d’exactitude, les mêmes oiseaux qui faisaient mes délices, et dont les momies décoraient mon petit appartement.

« Ce fut pour moi une vive et ardente joie. Je retrouvais donc enfin, non il est vrai les êtres que j’aimais, et dont j’avais fait les compagnons de ma première enfance, mais leur image ressemblante. Je pensai que le moyen de m’approprier la nature, c’était de la copier. Me voilà donc, dessinateur imberbe et inexpérimenté, copiant tout ce qui se présentait à mes yeux, et le copiant mal.

« Pendant des années, je fis et je refis des oiseaux. Ces oiseaux ressemblaient tour à tour à des quadrupèdes ou à des poissons. Moi qui avais obstinément blâmé les planches du livre que mon père m’avait donné ; moi dont la critique avait relevé mille défauts dans ces portraits, combien je fus honteux quand mes patients efforts n’aboutirent qu’à des résultats si misérables, qu’à peine pouvais-je reconnaître moi-même l’oiseau que je venais de dessiner ! Mon pinceau, père et créateur d’une race inouïe et disproportionnée, me faisait pitié à moi-même. Loin de me décourager, ce désappointement irrita ma passion. Plus mes oiseaux étaient mal dessinés et mal peints, plus les originaux me semblaient admirables. En copiant et recopiant leurs formes, leur plumage et leurs diverses particularités, je continuais sans le savoir l’étude la plus profonde et la plus minutieuse de l’ornithologie comparée. Tous les détails de l’organisation des oiseaux, je les connaissais d’autant mieux que je cherchais avec une plus laborieuse patience à les reproduire exactement. Telle était l’intensité de cette passion puérile qui n’a pas diminué avec l’âge, que, si l’on m’eût enlevé mes dessins, je crois que l’on m’eût donné la mort. Ce travail occupait mes nuits et mes jours. Chaque année produisait une immense quantité de détestables dessins, que je condamnais au feu, le jour de leur naissance ; et Dieu sait quel incendie ces monceaux de papier barbouillé allumaient dans le foyer paternel !

« Mon père crut découvrir dans ce penchant si vif une aptitude naturelle pour les arts du dessin. À quinze ans, il m’envoya à Paris, où j’étudiai les principes de l’art dans l’atelier de David. Des nez gigantesques, des bouches colossales, des têtes de chevaux antiques sortirent de mon crayon. Je m’ennuyais ; toute cette sculpture que l’on me faisait copier me semblait froide et dénuée d’intérêt. Je revins à mes forêts natales.

« À peine de retour en Amérique, je recommençai à me livrer avec ardeur, mais avec plus de succès, aux études qui avaient tant de charme pour moi.

« Je reçus de mon père un don qui me fut doublement agréable, et par la valeur même du cadeau, et par le charme d’une attention qui flattait mes goûts les plus prononcés. Il me fit présent d’une plantation magnifique située en Pennsylvanie, arrosée par la rivière Schuylkill, et traversée par le ruisseau de Perkyoming. Je me mariai dans ce délicieux séjour, dont les hautes futaies, les champs onduleux, les collines boisées offrent au paysagiste de si pittoresques modèles. Dieu bénit mon union ; les soins du ménage, la tendresse que je ressentais pour ma femme et la naissance de deux enfants ne diminuèrent pas ma passion ornithologique. Mes amis la désapprouvaient.

« Mes recherches et mes études occasionnaient des dépenses assez considérables que rien ne compensait. Des revers de fortune survinrent. Mon enthousiasme me soutenait toujours ; et vingt années d’investigations et d’observations accrurent encore cette flamme secrète qui m’animait. C’était vers les bois antiques du continent américain qu’un invincible attrait me précipitait, malgré les conseils de tous ceux qui me connaissaient. Ils ne pouvaient s’associer à mes pensées, jouir de mon bonheur, ni savoir quelle volupté c’est pour moi d’observer de mes propres yeux les scènes vivantes de la nature. Pour eux j’étais un monomane, inaccessible à toute autre idée qu’à une idée dominante, un fou négligeant ses devoirs et sacrifiant ses intérêts à la folie qui le possède. J’entreprenais seul de longs et périlleux voyages ; je battais les bois, je m’égarais dans les solitudes séculaires ; les rives de nos lacs immenses, nos vastes prairies et les plages de l’Atlantique me voyaient sans cesse errant dans leurs plus secrets asiles. Des années s’écoulèrent ainsi loin de ma famille.

« Lecteur ! ce n’était pas un désir de gloire qui me conduisait dans cet exil. Je voulais seulement jouir de la nature. Enfant, j’avais voulu la posséder tout entière ; homme fait, le même désir, la même ivresse vivaient dans mon cœur. Jamais alors je ne conçus l’espérance de devenir utile à mes semblables. Je ne cherchais que mon amusement et mon plaisir. Le prince de Musignano (Lucien Bonaparte), que je rencontrai à Philadelphie, m’engagea vivement à publier mes essais, et changea le cours de mes idées : c’était le premier encouragement que l’on me donnait. D’ailleurs Philadelphie et New-York, où je reçus un excellent accueil, ne m’offrirent aucun moyen pécuniaire de continuer mon entreprise. Je remontai le large courant de l’Hudson ; ma barque glissa de nouveau sur ces lacs qui semblent des océans, je m’enfonçai de nouveau dans mes solitudes chéries.

« Le nombre de mes dessins augmentait ; ma collection se complétait ; je commençai à rêver la gloire ; le burin d’un graveur européen ne pourrait-il pas éterniser l’œuvre de ma jeunesse, le résultat de ce labeur continu et de ce zèle persévérant ? Ces chimères caressèrent mon imagination, et je sentis mon courage redoubler, mon avenir s’agrandir.

« Après avoir habité pendant plusieurs années le village d’Henderson, dans le Kentucky, sur les rives de l’Ohio, je partis pour Philadelphie. Mes dessins, mon trésor, mon espoir, étaient soigneusement emballés dans une malle que je fermai et que je confiai à l’un de mes parents, non sans le prier de veiller avec le plus grand soin sur ce dépôt si précieux pour moi. Mon absence dura six semaines. Aussitôt après mon retour, je demandai ce qu’était devenue ma malle. On me l’apporta ; je l’ouvris. Jugez de mon désespoir. Il n’y avait plus là que des lambeaux de papier déchiré, morcelé, presque en poussière ; lit commode et doux, sur lequel reposait toute une couvée de rats de Norwége. Un couple de ces animaux avait rongé le bois, s’était introduit dans la boîte et y avait installé sa famille : voilà tout ce qui me restait de mes travaux ; près de deux mille habitants de l’air, dessinés et coloriés de ma main, étaient anéantis. Une flamme poignante traversa mon cerveau comme une flèche de feu ; tous mes nerfs ébranlés frémirent ; j’eus la fièvre pendant plusieurs semaines. Enfin la force physique et la force morale se réveillèrent en moi. Je repris mon fusil, mon album, ma gibecière, mes crayons, et je me replongeai dans mes forêts comme si rien ne fût arrivé. Me voilà recommençant mes dessins, et charmé de voir qu’ils réussissaient mieux qu’auparavant. Il me fallut trois années pour réparer le dommage causé par les rats de Norwége : ce furent trois années de bonheur.

« Plus mon catalogue grossissait, plus les lacunes qui s’y trouvaient encore me causaient de regret et de chagrin : je désirais vivement être en état de le compléter. Seul et sans secours, comment mettre à fin une si vaste entreprise ! Je me promis de ne rien négliger de ce que ma bourse, mon temps et mes peines pourraient accomplir. De jour en jour je m’éloignai davantage des lieux habités par les hommes ; dix-huit mois s’écoulèrent ; ma tâche était remplie ; j’avais exploré toutes les retraites de nos forêts. J’allai visiter ma famille qui habitait alors la Louisiane ; et, emportant avec moi tous les oiseaux du nouveau continent, je fis voile pour le vieux monde.

« Une traversée heureuse me conduisit en Angleterre. À l’aspect de ces côtes blanchissantes, en face de cette ville opulente dont le patronage pouvait me payer de tant de peines, dont l’indifférence pouvait aussi me laisser languir dans l’indigence et l’oubli, je ne pus m’empêcher de ressentir une terreur et une anxiété profondes. Je songeai à ma situation précaire, à mon isolement dans un pays où je n’avais pas un seul ami, à ce désert peuplé d’hommes inconnus, peut-être hostiles. Je regrettai mes bois, la dépense de ce long voyage ; et mon entreprise, qui m’avait paru aventureuse jusqu’à l’héroïsme, me sembla téméraire jusqu’à la démence ; mais Dieu soit loué ! »

XXII

Il repartit encouragé, et le monument fut achevé ; il poursuivit, accompagné de sa femme et de son enfant, ses pèlerinages grandioses à travers ces régions inexplorées. Son récit les fait revivre de temps en temps comme quand le pèlerin fatigué s’asseoit sur la fin du jour pour contempler plus à loisir l’horizon du soir et du lendemain. Écoutez :

C’était vers la fin d’octobre. L’Ohio, le roi des fleuves, reflétait dans ses eaux paisibles ces belles teintes automnales qui dorent et bronzent les feuillages, à l’approche de l’hiver. Des festons de vignes, étincelantes comme de l’acier bruni, ou rouges comme l’airain frappé du soleil, suspendaient leurs guirlandes aux grands arbres de la rive. Les clartés du jour, frappant les ondes limpides, se réverbéraient sur le feuillage, mi-parti d’une verdure tenace et de cette couleur ardente et safranée, plus prestigieuse peut-être que les couleurs vives et pures du printemps. L’atmosphère était tiède ; le disque du soleil était couleur de feu. Rien ne ridait la surface de l’eau, que notre rame seule agitait. Paisibles et silencieux, nous avancions, contemplant la beauté des scènes qui nous environnaient de leur magnificence sauvage. Quelquefois une foule de petits poissons, poursuivis par le chat aquatique, s’élançaient hors du fleuve, comme des flèches, et retombaient en pluie d’argent ; la perche blanche battait de ses nageoires la quille de notre bateau et nous suivait par troupes bruyantes. J’ai rarement éprouvé une sensation plus délicieusement, plus innocemment profonde. J’avais là tous les objets de mes affections, et cette belle nature nous souriait.

D’un côté de l’Ohio s’élèvent de hautes collines aux croupes élégantes et aux pentes mollement inclinées : sur la gauche, de vastes plaines fertiles et boisées se prolongent jusqu’à l’horizon. Du sein du fleuve des îles de toutes les dimensions surgissent verdoyantes comme des corbeilles. Le fleuve serpente doucement autour de ces îles, dont les sinuosités et les courbes sont si bizarrement onduleuses que souvent vous croiriez voguer sur un grand lac et non sur une rivière. Quelques défrichements commencés sur les rivages s’offrirent à nos regards ; ils menaçaient d’un envahissement prochain la beauté primitive de ces solitudes, et je ne pus les voir sans regret.

À l’approche de la nuit, à mesure que l’ombre s’épandait sur le fleuve, une plus profonde émotion nous saisissait. La clochette des troupeaux tintait au loin : le cornet du batelier, suivant les détours de la rivière, arrivait jusqu’à nous ; le long cri de guerre du grand hibou, le bruit sourd de ses ailes, fendant l’air silencieux ; tous ces bruits devenant plus distincts à mesure que le jour baissait, nous les écoutions avec un intérêt puissant et une curiosité indicible. Le soleil reparaissait enfin ; quelques notes éparses, échappées aux habitants des bois, nous annonçaient l’éveil de la nature ; le daim traversait le courant et nous apprenait que bientôt la neige couvrirait les champs ; çà et là le toit bas et l’habitation isolée du colon révélaient une civilisation naissante. Nous rencontrions de temps à autre quelques bateaux plats, chargés de bois ou de marchandises, et que nous ne tardions pas à dépasser ; d’autres nacelles plus petites étaient chargées d’émigrés de toutes les parties du monde, qui allaient chercher au loin un asile et planter leur tente dans ces solitudes.

Les outardes et les pintades qui abondaient sur ces beaux rivages, et qui venaient sans défiance voltiger autour de nous, servaient à nos repas. D’un coup de fusil nous nous procurions un festin splendide. Nous choisissions pour salle à manger quelque buisson ombreux, tapissé d’une mousse verte et douce ; nous allumions du feu avec des branches sèches ; et je doute en vérité que jamais gastronome ait trouvé dans le luxe de sa table de plus exquises voluptés.

Ces heureux jours s’écoulaient, et chaque moment nous rapprochait du foyer natal. Nous nous trouvions près du ruisseau des Pigeons qui se perd dans l’Ohio, quand un bruit étrange vint nous surprendre. C’étaient les dissonances les plus épouvantables ; des hurlements semblables au whoup ! des Indiens, terrible cri de guerre que nous connaissions trop bien pour ne pas le redouter. Je ramai vigoureusement, pour échapper au péril qui nous menaçait. Il n’y avait pas huit jours que des Peaux-rouges s’étaient répandus dans la campagne, avaient détruit les habitations des colons, massacré les enfants et les femmes, et couvert de sang leurs défrichements commencés. Pendant quelques minutes, une terreur profonde nous saisit. Les cris redoublaient. Enfin nous aperçûmes sous d’épais halliers une troupe d’hommes et de femmes qui, les mains levées au ciel et la tête haute, poussaient en chœur et d’un air frénétique ces gémissements, ces hurlements, ces hourras barbares. C’étaient des méthodistes qui venaient accomplir dans cette solitude, loin des profanes et des sceptiques, leurs rites pieux : le tumulte discordant de leurs voix criardes était l’expression de leur enthousiasme. Nous arrivâmes à Henderson.

Ce voyage de deux cents milles m’a laissé de délicieux souvenirs. Depuis vingt années ces rives désertes et charmantes ont changé de face. Leur grandeur native, leur primitive beauté, se sont effacées. Plus de rameaux épais qui dessinent leur arcade verdoyante au-dessus du fleuve ; les vieux arbres ont disparu, la hache éclaircit tous les jours ces belles forêts, qui décoraient d’un long feston mobile le sommet de tous les coteaux ; le sang des indigènes et des nouveaux habitants s’est mêlé aux ondes du fleuve dont ils se disputaient la possession exclusive. Vous n’y rencontrerez plus ni l’Indien couronné de son diadème de plumes, ni ces troupeaux de buffles et de daims qui se frayaient passage en caravanes bruyantes, à travers les clairières des bois. Des villages, des hameaux et des villes ont envahi ces domaines (en 1825). Le marteau y retentit ; la scie y prépare en criant de nouvelles habitations. Quand les instruments du charpentier et du maçon se reposent et se taisent, l’incendie dévore des forêts tout entières ; et la civilisation s’annonce par des ravages. Le sein calme de l’Ohio est sillonné par une foule de bateaux à vapeur, qui troublent ses ondes et obscurcissent l’air de leur trace de fumée. Le commerce vient s’asseoir sous ces rochers antiques ; et l’Europe nous jette tous les ans le surplus de sa population, comme pour nous aider dans cet envahissement progressif, conquête inévitable.

Les philosophes décideront la question de savoir si ce progrès de la civilisation doit être un objet de joie ou de mélancolie pour le penseur. Je l’ignore ; mais, à force de vivre sous ces ombrages et de diriger mon bateau sur ces rivières, un sentiment de tendresse presque passionné et dont plus d’un lecteur blâmera peut-être l’audace, m’avait incorporé cette nature.

Oh non ! on ne le blâmera pas quand on lira l’histoire des États du Nord pendant cette période de 1825 à 1862. Est-ce qu’une solitude innocente peuplée des œuvres neuves de Dieu n’était pas supérieure en réalité à ces carnages d’hommes altérés du sang de leurs frères et se disputant la prééminence du dollar du Nord sur le dollar du Sud ? Est-ce que le sang, cette séve de la terre, n’y pleut pas des feuilles et des brins d’herbe dont il est la rosée actuelle, plus abondamment en un jour de leurs sanguinaires conflits, que sous le soleil dans les combats du cygne et du vautour dont Audubon nous trace quelques pas plus loin la ravissante et tragique histoire.

Je vais vous la donner :

XXIII

Lisons d’abord la description du site américain dans Audubon ; il en fut le témoin solitaire près de la crique du Canot :

Je voyageais à cheval, dit-il. Je me trouvais entre Shawancy et la crique du Canot ; le temps était beau ; l’air était doux ; je chevauchais lentement. À peine fus-je entré dans la gorge ou vallée qui sépare la crique du Canot de celle d’Highland, le ciel s’obscurcit ; un brouillard dense simula la nuit la plus obscure. Je m’arrêtai plein d’étonnement, je ressentais une ardente soif que j’étanchai dans le ruisseau voisin. Bientôt un long murmure se fit entendre. Une tache ovale et livide se dessina sur le fond ténébreux du ciel. Les branches supérieures des arbres tressaillirent ; puis ce mouvement se communiqua aux branches inférieures. Je vis bientôt les troncs voler en éclats, se déraciner, s’enlever, fuir devant le souffle du vent et toute la forêt passer devant moi comme un torrent de gigantesques et effrayants fantômes. Ces troncs se heurtaient, se broyaient dans leur route. Au centre du courant tempétueux, les têtes des plus gros arbres se trouvaient forcées de prendre une direction oblique et de fléchir : au-dessous et au-dessus d’eux, une masse épaisse de branchages, de rameaux brisés et de poussière soulevée fuyait sous la même impulsion. L’espace occupé naguère par tous ces arbres n’était plus qu’une arène vide, semée de racines et de débris ; vous eussiez dit le lit du Meschacebé mis à nu. Les cataractes du Niagara ne hurlent pas avec plus de violence ; l’impétuosité de leur chute n’est pas plus terrible.

Quand la première fureur de l’ouragan fut épuisée et comme assouvie, des millions de rameaux fracassés volaient encore dans l’air, et la marche de la colonne dense qui signalait le passage de la tempête dura encore quelques heures, comme déterminée par une force d’attraction. Le ciel s’était couvert d’un voile verdâtre et lugubre ; une odeur de soufre très désagréable imprégnait l’atmosphère. J’attendis en silence et dans la stupeur, que la nature bouleversée eût repris, sinon sa forme première, du moins son aspect accoutumé. Mes affaires m’appelaient à Morgantown. J’osai traverser le lit du torrent aérien, conduisant par la bride mon cheval qu’effrayaient tous ces cadavres d’arbres dépouillés et renversés. Les ruines de la forêt détruite étaient entassées sur le sol, où elles formaient un si épais rempart, que, souvent obligé de me frayer un sentier dans ce labyrinthe, et tantôt de me glisser sous les branches enlacées, tantôt de les franchir d’un élan, j’éprouvai, pendant le temps que je consacrai à ce travail, une mortelle fatigue.

Cette bouffée de vent dont la colonne occupait environ un quart de mille emporta des maisons, souleva des toitures, força des troupeaux entiers d’émigrer violemment à travers les airs. On trouva une pauvre vache morte sur la cime d’un sapin où l’avait portée l’aile de l’ouragan. La vallée est encore aujourd’hui un lieu désolé, couvert de mousse et de ronces, inaccessible aux hommes ; les bêtes de proie l’ont choisie pour asile.

Pendant les longues excursions de notre naturaliste, des dangers d’une autre espèce vinrent aussi le menacer ; le récit suivant ne serait pas déplacé dans un des romans de Cooper :

Après avoir parcouru le haut Mississipi, dit-il, je fus obligé de traverser une de ces immenses prairies, steppes de verdure qui ressemblent à des océans de fleurs et de gazon. Le temps était magnifique. Tout était frais, verdoyant, étincelant de rosée autour de moi. Chaussé de bons mocassins2, suivi d’un chien fidèle, armé de mon fusil et chargé de mon havre-sac, je cheminais lentement, ravi de l’éclat des fleurs, admirant les jeux des daims et des faons qui venaient danser devant moi. Je suivais un vieux sentier indien ; le soleil s’abaissa sous l’horizon, sans que j’aperçusse un toit, un abri, un asile que ma lassitude cherchait. Les oiseaux de nuit, attirés par le bourdonnement des insectes dont ils se nourrissent, battaient des ailes au-dessus de ma tête, et me couronnaient de leurs cercles concentriques ; le gémissement des renards, qui parvenait jusqu’à moi, semblait m’annoncer le voisinage des habitations autour desquelles ils rôdent la nuit.

En effet j’entrevis une lumière vers laquelle je me dirigeai. Elle sortait d’une hutte isolée, dont la porte entrouverte laissait pénétrer mon regard jusqu’au foyer allumé ; une figure d’homme ou de femme passait et repassait entre la flamme et moi. C’était une femme. Arrivé à la hutte, je demandai à cette femme si je pourrais trouver sous son toit une retraite pour la nuit.

« Oui », répondit-elle sans me regarder.

« Sa voix était dure et son accent désagréable. Elle était à demi nue. J’entrai, je m’assis sans cérémonie sur un vieil escabeau, près du foyer. Vis-à-vis de moi se trouvait un jeune Indien dont les coudes s’appuyaient sur ses genoux, et dont les mains soutenaient la tête. Selon l’usage des indigènes de l’Amérique, il ne bougea pas à l’approche d’un homme civilisé. Les voyageurs n’ont pas manqué d’interpréter comme indice de paresse, de stupidité, d’apathie, ce silence né de l’orgueil le plus hautain. Un grand arc indien était appuyé contre la muraille ; beaucoup de flèches et des oiseaux morts étaient semés par terre. L’Indien ne remuait pas ; il ne paraissait pas respirer. Je lui adressai la parole en français, idiome dont la plupart des Indiens de ces contrées savent au moins quelques mots. Il leva la tête, me montra du doigt un de ses yeux sorti de son orbite, et le sang ruisselant sur son visage ; puis, de l’œil qui lui restait, il lança sur moi un regard singulièrement significatif. Je sus depuis que, la flèche de son arc s’étant cassée au moment où la corde était tendue, un des morceaux de l’arme brisée était revenu frapper l’œil de l’Indien et l’avait crevé. Il souffrait en silence ; ses traits, malgré la vive douleur qu’il éprouvait, conservaient leur dignité fière ; il était bien fait, agile, dispos ; sa physionomie, intelligente et candide. J’admirais ce courage du sauvage, stoïque du désert et stoïque sans vanité.

Point de lit dans la hutte. Quelques peaux d’ours et de buffles non tannées étaient empilées dans un coin. Je tirai de ma poche une belle montre à répétition, et je dis à cette femme :

— Il est tard, je suis las : j’ai faim, pourriez-vous me donner à manger ? »

Elle jeta sur la montre un regard ardent, avide, et se rapprocha de moi.

— Oui, me dit-elle d’un ton singulier, si vous remuez un peu les cendres, vous y trouverez un gâteau qui doit être cuit ; j’ai aussi de la chair de buffle salée et d’excellente venaison. Je vais vous apporter cela… Mais que votre montre est belle et brillante ! Prêtez-la-moi, je vous prie. »

Je détachai la chaîne d’or qui suspendait la montre à mon col ; elle prit la montre, la tourna, la retourna, l’examina dans tous les sens, et finit par passer la chaîne d’or à son col.

— Je serais bien heureuse, s’écria-t-elle d’un air d’extase, si je possédais une montre pareille ! »

Je fis peu d’attention à ses paroles ; je lui laissai sans défiance le bijou qu’elle semblait admirer si naïvement, et, pressé d’un grand appétit, je me mis à souper ; mon chien me tenait compagnie et partageait mon repas. J’avais souvent parcouru les solitudes américaines sans rencontrer de voleurs, et la vieille femme, malgré sa physionomie dure et sa voix rauque, ne m’inspirait aucun soupçon.

Tout-à-coup l’Indien se lève, passe devant moi, se promène dans la hutte : je crois que sa douleur devenue insupportable cause cette agitation qu’il laisse paraître. Mais il saisit l’instant où la vieille femme nous tourne le dos, s’approche, s’abaisse, fixe sur moi un regard si ardent, si sombre, si profond, que je ne puis m’empêcher de tressaillir. Étonné de ces mouvements et de ces signes, je le suis des yeux. Il me semble qu’il s’irrite de n’être pas compris. Après s’être assis de nouveau, il se lève encore, et, passant tout à côté de moi, il me pince la côte assez vivement pour m’arracher un cri. La femme se retourne : il court reprendre sa place sur l’escabeau, examine son tomahawk3, aiguise sur une pierre son couteau de chasse, en examine la pointe, puis se met à fumer tranquillement, toujours me jetant à la dérobée ses œillades singulières dont l’éclat eût fait baisser le regard le plus hardi.

Enfin j’avais deviné l’avertissement mystérieux que me donnait le sauvage : j’étais en danger. J’échangeai alors des regards d’intelligence avec mon protecteur et redemandai ma montre à l’hôtesse. Elle me la rendit ; je sortis de la cabane sous je ne sais quel prétexte, emportant mon fusil à deux coups. Je le chargeai de quatre balles, j’en examinai la détente, je le mis en état, j’en renouvelai les pierres et je rentrai. L’Indien me suivait de l’œil. Je m’étendis sur une peau de buffle, j’appelai mon chien, plaçai mon fusil près de moi, et, fermant les yeux, je parus me livrer au sommeil le plus profond. L’Indien, appuyé sur son tomahawk, n’avait pas quitté sa place.

Un bruit se fit entendre ; mes paupières s’ouvrirent ; je vis deux jeunes gens, d’une haute taille et d’une grande vigueur, entrer dans la hutte ; ils apportaient un cerf qu’ils venaient de tuer. La vieille femme, leur mère, leur donna de l’eau-de-vie ; ils en burent largement. Puis, jetant les yeux tour à tour sur l’Indien blessé et sur le coin où je reposais, ils demandèrent qui j’étais, et pourquoi ce chien de sauvage était entré dans la hutte. Ils parlaient anglais ; l’Indien ne comprenait pas un mot de cette langue. La mère les attira vers l’extrémité opposée de la hutte, me montra du doigt, et dans une longue conférence discuta sans doute avec ses dignes fils les moyens de se défaire de moi et de s’approprier la montre fatale qui avait tenté sa cupidité. Les jeunes gens recommencèrent à boire ; l’ivresse les gagna ; la vieille buvait avec eux ; j’espérais que ces libations fréquentes ne tarderaient pas à les mettre tous hors de combat. Je frappai doucement du plat de la main le dos de mon chien, et j’armai mon fusil. L’admirable sagacité de cet animal l’avertit du péril que je courais. Il agita sa queue, s’assit l’œil fixé sur mes ennemis, et prêt à s’élancer sur eux. L’Indien immobile avait une main appuyée sur le manche de son couteau de chasse et l’autre sur son tomahawk. C’était une scène fort dramatique, et dont le silence augmentait l’intérêt.

La vieille détacha de la paroi de la hutte un long couteau de cuisine, dont la lame devait m’envoyer dans l’autre monde. Une meule à repasser se trouvait dans un des coins ; elle la fit tourner lentement, aiguisa soigneusement son arme ; je vis l’eau tomber goutte à goutte sur la meule, et ne perdis pas un des mouvements de l’infernale créature ; le foyer à demi éteint éclairait ses traits décharnés, les jeunes gens ses complices chancelaient sur leurs jambes avinées ; le sauvage, toujours calme, restait debout ; sa main qui serrait le tomahawk fatal était prête à abattre le premier assaillant. Le canon de mon fusil était disposé à frapper de mort celui qui s’approcherait de moi ; mon chien regardait alternativement son maître et ses agresseurs. Cette attente dura longtemps ; une sueur froide couvrait mes membres.

— Allons, dit tout bas la meurtrière à ses enfants. Il dort ; je me charge de lui. Dépêchez cet Indien. »

Elle s’avança doucement, d’un pas assuré mais prudent ; son pied touchait à peine la terre. L’Indien s’était levé ; le tomahawk que sa main brandissait allait tomber sur l’un des assassins, et j’allais presser la double détente de mon fusil, quand on entendit frapper à la porte.

Je me levai, j’ouvris. C’était deux voyageurs canadiens, vrais Hercules, dont je bénis l’arrivée. L’Indien, d’un geste éloquent, désigna les deux fils de la mégère, et s’écria en mauvais français à peine intelligible :

— Eux vouloir tuer celui-là, l’homme blanc, et moi, l’homme rouge. Grand-Esprit ! lui !… vous envoyer, hommes blancs ! »

Je confirmai l’accusation du sauvage, et je racontai aux voyageurs, tous deux armés de longues carabines, la scène qui venait de se passer. La vieille femme, stupéfaite, tenait encore en sa main son couteau. Les deux jeunes gens ivres ne nièrent pas leurs intentions d’assassinat ; la vieille s’emporta en imprécations et en vociférations qui ne la sauvèrent pas. Nous garrottâmes les pieds et les mains de ces trois misérables ; l’Indien se mit à exécuter une de ces danses burlesques et triomphales en usage parmi les tribus du désert. Nous passâmes la nuit dans la hutte, et l’aurore reparut vermeille et riante.

Il s’agissait de châtier les assassins. Nous déliâmes leurs pieds, mais nous laissâmes leurs mains garrottées, et nous les forçâmes de nous suivre. Il y a dans ces contrées éloignées une singulière législation établie par les colons, et qui consiste à brûler l’habitation du meurtrier, à l’attacher à un arbre et à le faire passer par les verges ; nous nous conformâmes à ce code, en vigueur aujourd’hui depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux chutes du Niagara. La hutte fut réduite en cendres. Le sauvage reçut pour sa récompense les ustensiles de ménage et le mobilier des coupables ; la vieille et ses enfants furent soumis à cet ignominieux supplice, et, après les avoir détachés, nous continuâmes notre voyage, accompagnés du jeune guerrier indien qui fumait gravement sur la route.

Ce fut le seul danger de ce genre que je courus pendant mes longues tournées. Cependant les solitudes de l’Amérique se peuplent du rebut du monde : vous trouvez, épars dans ces prairies sans limites, des assassins de Vienne et de Leipzick, des escrocs de Paris et de Londres, des aventuriers italiens, des mendiants écossais. Réduits à vivre du travail de leurs mains, leurs vices, qui n’ont plus d’aliments, s’amortissent et leurs mœurs s’améliorent. Quand ils reviennent à leurs penchants criminels, on les chasse, on les refoule dans des solitudes plus éloignées ; on les rejette comme des bêtes fauves, dans d’impénétrables tanières. Des magistrats nommés régulateurs sont chargés de cet office ; voici comment ils procèdent :

Lorsqu’un des membres des nouvelles colonies a violé les lois, commis un meurtre ou un larcin, outragé ouvertement la décence et la probité, les notables de l’endroit choisissent dans leur sein plusieurs personnes chargées d’examiner et de punir le coupable ; ce sont les régulateurs. Un premier délit est puni d’exil. Le criminel doit quitter, dans un laps de temps déterminé, le pays où le crime a eu lieu. S’il ose reparaître dans les environs et y commettre de nouvelles violences, malheur à lui ! Les régulateurs le déclarent hors la loi. On brûle son habitation ; le délinquant, attaché à un arbre, est fouetté sans pitié ; meurtrier avec préméditation, on le fusille, on plante sur un pieu sa tête sanglante détachée du tronc. Cette sévérité, que l’on regardera peut-être comme barbare, est nécessaire à la sécurité de ces établissements naissants. »

XXIV

Voici la traduction de quelques scènes sauvages de l’Amérique :

À la branche de saule qui pend de sa ceinture, l’amateur de poissons en a déjà accroché une centaine, lorsque, tout à coup, le ciel s’assombrit, et l’orage menace. Il sait très bien qu’en changeant seulement d’amorce et d’hameçon, il pourrait avoir sous peu une ou deux belles anguilles ; mais, en homme prudent, il aime mieux regagner le bord et emporter tranquillement son butin à la maison.

Voilà comment s’y prend le pêcheur à la ligne qui veut procéder méthodiquement et dans les règles ; et certes, il y a du plaisir à le voir, lorsqu’avec aisance et grâce il tend l’appât à l’objet de ses désirs, soit au milieu même des flots turbulents, soit à l’abri sous les basses branches du rivage, partout enfin où s’ébat une multitude de ces petits êtres jouissant en paix de leur trompeuse sécurité. Rarement, entre ses mains, son instrument s’embrouille et se mêle, tandis qu’avec une incomparable dextérité il les tire de l’eau l’un après l’autre.

Cependant il y a bon nombre de pêcheurs qui, par un procédé beaucoup plus simple, savent prendre tout autant de poissons, sans leur laisser même un instant pour se reconnaître. Voyez-moi ces joyeux petits garnements, dont l’un est planté debout sur la rive, pendant que les autres ont bravement enfourché les arbres qui sont tombés en travers de la rivière. Leurs gaules sont tout bonnement des baguettes de noisetier ou de noyer ; une corde leur sert de ligne, et leurs hameçons ne paraissent pas des plus fins. Le premier est porteur d’une calebasse remplie de vers qu’il garde en vie dans de la terre humide ; le second a renfermé dans une bouteille une cinquantaine de sauterelles, également en vie ; le troisième n’a rien du tout pour amorcer, mais il empruntera à son voisin. Et les voilà, mes trois gaillards, qui font tournoyer leurs baguettes en l’air, afin de dérouler les lignes, à l’une desquelles est attachée une plaque de liège, tandis que l’autre n’a qu’un petit morceau de bois léger, et la dernière deux ou trois gros grains de plomb pour la faire couler. Maintenant, les hameçons ont reçu l’appât, et tout est prêt. Chacun jette sa ligne là où il croit qu’il fait le meilleur, ayant eu soin, avant tout, de sonder avec sa baguette la profondeur de l’eau pour s’assurer que la petite bouée pourra se maintenir en place. Toc, toc… le liège file et s’enfonce, le morceau de bois disparaît, le plomb donne des secousses, et au même instant volent en l’air trois de ces pauvres poissons, qui, chemin faisant, se décrochent et vont tomber bien loin parmi les herbes, où ils sautillent et se débattent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais déjà les hameçons, amorcés de nouveau, sont retournés en chercher d’autres. Le fretin abonde, le temps est propice, la saison délicieuse (on est au mois d’octobre), et les poissons sont devenus si gourmands de vers et de sauterelles qu’une douzaine à la fois sautent après le même appât. Nos jeunes novices, je vous l’assure, s’amusent joliment : en une heure, ils ont presque vidé le trou, et peuvent emporter une fameuse friture à leurs parents et à leurs petites sœurs. Dites-moi, est-ce que ce plaisir-là ne vaut pas celui du premier pêcheur, avec toute son expérience et sa méthode ?

Parfois, après qu’on avait lâché l’écluse d’un moulin, pour des raisons mieux connues du meunier que de moi, je voyais tous ces petits poissons se retirer ensemble dans un ou deux bas-fonds, comme s’ils n’eussent voulu, à aucun prix, abandonner leur retraite favorite. Il y en avait alors tant et tant, qu’on pouvait en prendre à volonté avec la première ligne venue, pourvu qu’il y eût au bout une épingle amorcée de quelque sorte de ver ou d’insecte que ce fût, et même d’un morceau de poisson frais. Puis tout à coup, je ne sais pourquoi, sans aucune cause apparente, ils cessaient de mordre, et il n’y avait ni précaution ni appât qui pût les engager, non plus qu’aucun autre du même trou, à reprendre à l’hameçon.

Pendant les grandes inondations, ce poisson ne veut d’aucune espèce d’amorce ; mais alors on peut le prendre à l’épervier ou à la seine, à condition que le pêcheur ait une parfaite connaissance des lieux. Au contraire, quand l’eau se trouve basse, il n’est pas de trou écarté, pas de remous à l’abri de quelque pierre, pas de place recouverte de bois flotté, où l’on ne puisse se promettre ample capture. Les nègres de quelques contrées du Sud en font d’abondantes pêches à la fin de l’automne. Pour cela, ils choisissent les parties peu profondes des étangs, entrent doucement dans l’eau et placent, de distance en distance, un engin d’osier assez semblable à un petit baril et ouvert aux deux bouts. Du moment que les poissons se sentent retenus dans la partie inférieure qui pose au fond, leur frétillement avertit le pêcheur qui n’a pas alors grand mal à s’en emparer.

Ces poissons, qui excèdent rarement cinq ou six pouces en longueur, n’en ont d’ordinaire que de quatre à cinq, sur un ou deux de large. Leur chair, qui renferme peu d’arêtes, fournit en toute saison un manger excellent. Ayant remarqué que leur couleur changeait suivant les différentes contrées et les rivières, lacs ou étangs qu’ils fréquentent, j’ai été conduit à penser que ce curieux résultat pourrait bien provenir de la différence de coloration des eaux. Ainsi, ceux que j’ai pris dans les eaux profondes de la rivière Verte, au Kentucky, présentaient une teinte olive brun foncé tout autre que la couleur générale de ceux qu’on pêche dans les ondes si claires de l’Ohio ou du Schuylkill ; ceux des eaux rougeâtres des marais, dans la Louisiane, sont d’un cuivre terne, et ceux enfin qui vivent dans les courants qu’ombragent des cèdres ou des pins, se distinguent par une nuance pâle, jaunâtre et blême.

En quelque lieu qu’on la rencontre, cette petite Perche témoigne une préférence décidée pour les lits rocailleux, les bancs de sable et de gravier, et toujours elle évite les fonds bourbeux. Quand vient le moment du frai, cette préférence est encore plus marquée ; on la voit alors passer et repasser sur les endroits où l’eau est basse, cherchant le gravier le plus fin ; un instant elle se balance, puis se laisse aller lentement jusqu’au fond, où, à l’aide de ses nageoires, elle creuse dans le sable une sorte de nid de forme circulaire, et qui peut avoir une étendue de huit à dix pouces. En quelques jours, un petit rebord s’élève à l’entour, et, la place ainsi préparée et rendue bien propre, elle y dépose ses œufs. Si vous regardez attentivement, vous compterez cinquante, soixante ou plus de ces nids, les uns séparés par un intervalle de quelques pieds seulement, d’autres à l’écart, à plusieurs pas. Au lieu d’abandonner son produit, comme ceux de sa famille ont coutume de le faire, ce charmant petit poisson veille dessus avec toute la sollicitude d’un oiseau qui couve ; il se tient immobile au-dessus du nid, observant ce qui se passe aux environs. Qu’une feuille tombée de l’arbre, un morceau de bois ou quelque autre corps étranger vienne à rouler dedans, il le prend avec sa gueule et le rejette très soigneusement de l’autre côté de sa fragile muraille. C’est un fait dont j’ai été plusieurs fois témoin ; et, frappé de la prudence et de la propreté de cet être si mignon, ayant remarqué d’ailleurs qu’à cette même époque il ne voulait mordre à aucune espèce d’appât, je me mis en tête, un beau matin, de tenter plusieurs expériences, afin de voir ce que l’instinct ou la raison le rendraient capable de faire, si on le poussait à bout de patience.

M’étant muni d’une belle ligne et des insectes que je savais le plus de son goût, je gagnai un banc de sable recouvert par un pied d’eau environ, et où j’avais préalablement reconnu plusieurs de ces dépôts d’œufs. Je m’approchai tout près de la rive sans faire de bruit, mis à mon hameçon un ver de terre dont la plus grande partie était laissée libre pour qu’il pût se tortiller tout à son aise, et jetai ma ligne dans l’eau, de façon qu’en passant par-dessus le bord, l’appât vînt se placer au fond. Le poisson m’avait aperçu, et, quand le ver eut envahi son enceinte, il nagea jusqu’au bord opposé, où il resta quelque temps à se balancer ; enfin, se hasardant, il se rapprocha du ver, le prit dans sa gueule et le repoussa de mon côté si gentiment et avec tant de précaution, qu’en vérité c’était à en demeurer confondu. Je répétai l’expérience six ou sept fois, et toujours avec le même résultat. Je changeai d’amorce et mis une jeune sauterelle que je fis flotter dans l’intérieur du nid : l’insecte fut rejeté comme le ver ; et vainement, à deux ou trois reprises, j’essayai de piquer le poisson. Alors je lui présentai l’hameçon nu, en employant la même manœuvre. Il parut d’abord grandement alarmé : il nageait d’un côté, puis de l’autre, sans s’arrêter, et semblait comprendre tout le danger de s’attaquer, cette fois, à un objet aussi suspect. Pourtant il finit encore par s’en approcher, mais petit à petit, le prit délicatement, l’enleva, et l’hameçon, à son tour, fut rejeté hors du nid !

Lecteur, si comme moi vous étudiez la nature pour vous élever l’esprit par la contemplation des phénomènes étonnants qu’elle offre à chaque pas dans son immense domaine, ne resterez-vous pas frappé d’une admiration profonde en voyant ce petit poisson, objet si chétif et si humble, auquel le Créateur a donné des instincts si merveilleux ? Pour moi, je ne cessais de le regarder avec ravissement, et je me demandais comment la Nature avait pu le douer d’un sens aussi réfléchi et d’une telle puissance. Un désir irrésistible d’en apprendre davantage me poussa à continuer mon expérience. Certes, je savais alors manœuvrer un hameçon tout comme un autre ; mais, quelque effort que je fisse, je ne pus jamais parvenir à prendre ce petit poisson, et ce fut de même inutilement que je dressai mes batteries contre plusieurs de ses camarades.

Ainsi j’avais trouvé mon maître ! Je repliai ma ligne, et donnai un grand coup de baguette dans l’eau, de manière à atteindre presque le poisson. D’un élan, il se lança comme un trait à la distance de plusieurs mètres, resta quelque temps à se balancer d’un air tranquille ; puis, dès que ma baguette eut quitté l’eau, revint prendre son poste. Alors, je pus connaître tout le dommage que je lui avais causé, car je l’aperçus qui s’employait de son mieux à nettoyer et lisser son nid ; mais, pour le moment, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin mes expériences.

Lamartine.