(1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIIe entretien. L’Imitation de Jésus-Christ » pp. 97-176
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(1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIIe entretien. L’Imitation de Jésus-Christ » pp. 97-176

CXXIIe entretien.
L’Imitation de Jésus-Christ

I

Les livres qui sont écrits pour la gloire portent un nom d’homme.

Ceux qui sont écrits pour Dieu restent anonymes. Leur immortalité est dans le bien qu’ils font. Leur récompense est dans la conscience de leur auteur.

Tel est le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, ce résumé de la philosophie chrétienne.

On s’est éternellement disputé sur l’auteur de ce livre unique. C’est le secret du ciel.

On a plus ou moins approché de ce qu’on a présumé devoir être la vérité. Mais ce ne sont que des conjectures plus ou moins vraisemblables ; la vérité vraie est restée cachée. Dieu n’a pas permis qu’on sût par quel organe ce flot de sa sagesse avait passé ; il a voulu que l’ouvrage fût immortel et l’auteur ignoré. Il n’a réservé à la profonde humilité de son écrivain d’autre récompense que l’inconnu.

Voyez cependant ce qu’on a imaginé ; il y a sur tous ces noms assez de vraisemblance pour croire, assez d’invraisemblance pour douter.

II

C’était en 1380, époque du moyen âge ou les moines s’étaient emparés de la littérature sacrée tout entière. Il y avait au mont Sainte-Agnès, dans le diocèse de Cologne, un monastère de l’ordre de Windesheim, un religieux du nom de Jean A Kempis. Jean était prieur du couvent. Il avait pour frère plus jeune que lui Thomas A Kempis. Thomas, à l’âge de douze ans, pauvre et abandonné, fut recueilli par la charité d’une pieuse femme qui le fit élever et instruire : il apprit dans cette maison la grammaire, le latin, le plain-chant, et surtout l’art recherché et précieux alors de transcrire d’une main courante les manuscrits rares que la découverte de l’imprimerie ne vulgarisait pas encore. Les deux frères consacrent au couvent du mont Sainte-Agnès les faibles ressources de l’héritage de leur père et le prix de leurs travaux dans la copie des manuscrits. Ils soutenaient ainsi la pauvreté du couvent par la culture d’un petit champ. Le travail de leur plume était leur délassement. L’église bâtie, Thomas se fit prêtre et vécut de plus en plus saintement. La délicatesse de ses membres, la maigreur et la flexibilité de ses doigts, le rendaient éminemment apte à ses travaux de copiste dans lesquels il excella. Il exécuta son chef-d’œuvre dans la copie d’une Bible entière pour son monastère. Il transcrivit ensuite un recueil de plusieurs traités pieux, parmi lesquels se retrouvent les quatre premiers livres intitulés : de Imitatione Christi, bien qu’il eût signé cette copie de sa formule ordinaire : « Fini et complété par les mains de Thomas A Kempis, 1441. » On put prendre aisément plus tard le copiste pour l’auteur. Mais où l’auteur, pauvre moine inconnu dans un couvent de Brabant et n’en étant jamais sorti, aurait-il pu prendre ces trésors de sagesse humaine qu’on ne trouve que dans le long exercice du monde ? La sainteté est le fruit de la solitude, mais la sagesse consommée est le fruit du monde.

III

Cette méprise involontaire se propagea plus tard dans le monde cénobitique, sans aucune intention de l’humble copiste. À l’âge de près de soixante ans, il rédigea pour les novices une suite de sermons connus de Scott, où rien ne rappelle l’inimitable onction de l’auteur de l’Imitation ; il continua ainsi jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, où la mort le cueillit dans sa sainteté. La chronique des frères et du couvent du mont Sainte-Agnès fut continuée par lui jusqu’à la veille de son décès. Voici en quels termes il y parle de ses œuvres : « J’ai écrit en totalité notre Bible et beaucoup d’autres volumes pour notre maison et pour le salaire, et par-dessus beaucoup de petits traités pour l’édification des jeunes gens. » Ce mot opuscule ne pouvait évidemment s’appliquer à une œuvre aussi immense, aussi achevée, et aussi universellement célèbre que l’Imitation de Jésus-Christ ; fleuve à pleins bords, où coule à grands flots toute la sagesse humaine et divine du christianisme.

IV

Deux autres écrivains, Gerson et Gersen, ont eu l’honneur de ce livre de l’Imitation. La saine critique nie jusqu’à l’existence de Gersen, et la conformité de son nom avec celui de Gerson, chancelier de l’Université de Paris, paraît avoir été seule la cause ou l’occasion d’une attribution erronée.

Mais un homme se présente qui, s’il n’a pas écrit l’Imitation, paraît avoir été seul capable de l’écrire. Cet homme est l’illustre Gerson, chancelier de l’Université de Paris. L’Université en ce temps-là était le royaume des esprits, la règle des croyances et des mœurs, l’Église militante et enseignante, la maison de la foi. Voici l’histoire de Gerson :

Jean-Charles de Gerson, né au commencement du quinzième siècle, était né à Gerson, dont il porte le nom. Gerson était un village du diocèse de Reims, non loin de Réthel. Il est à présumer, par son nom féodal et par l’indépendance de sa vie, qu’il appartenait à une famille noble. Ses parents lui donnèrent cette première éducation qui inocule les sentiments plus que les idées, et qui donne la noblesse des âmes, le courage et la constance de la vie. Les héros sortent tout faits de ces nids de famille. Il est à croire que ses dispositions, à la fois actives et pensives, le signalèrent de bonne heure à l’attention de ses parents ; car, à l’issue de cette éducation première, il fut envoyé à Paris, et suivit pendant dix ans les cours des hautes études littéraires et religieuses. Ces études, noviciat des esprits éminents, menaient en ce temps-là aux grades politiques et théologiques. L’Église était, avec la guerre, le monde universel de l’époque. Il fut l’élève du savant docteur Pierre d’Ailly ; son mérite transcendant le fit élire à sa place chancelier de l’Université, chanoine de Notre-Dame, comme Abeilard, puis doyen de l’église de Bruges par la faveur du duc de Bourgogne. Cette faveur lui mérita la colère du duc d’Orléans, bientôt assassiné par ce prince dans la rue Barbette. Ce crime le délivrait d’un ennemi, mais ne lui parut pas moins un crime. Comme curé d’une des paroisses de Paris, il s’éleva contre cet attentat et fit l’oraison funèbre du prince assassiné. Peu de temps après, la populace bourguignonne de Paris s’ameuta contre ce vengeur du faible, et pilla sa demeure avec des cris de mort. Il lui échappa, non en la bravant, mais en la fuyant, dans les plus sombres souterrains de Notre-Dame. Il passa plusieurs mois enfoui dans cet asile et réfléchissant aux dangers de contredire les multitudes. Cette retraite ne lui conseilla point la lâcheté, mais le courage. Il n’en sortit que pour accuser un docteur favori du peuple, Jacques Petit, qui vantait ce meurtre. Les doubles élections du pape à Rome et à Avignon le firent envoyer souvent dans ces deux capitales ou dans le concile de Constance, pour apaiser ces guerres civiles de l’Église. C’est là que sa fermeté habile mais inflexible, en face de ces différends, lui conquit le nom de ministre très chrétien qui resta le surnom de ce grand homme. Aux conciles de Constance et de Bâle, il représenta le roi, l’Université de Paris, l’opinion publique ; il y combattit les faiblesses ou les exagérations des sectes. Il fut vainqueur et honoré partout, mais ses ennemis en devinrent plus acharnés contre lui. Il ne risqua donc pas de rentrer dans sa patrie en face des Bourguignons ses persécuteurs. Il se cacha et s’exila lui-même, d’abord dans les montagnes de Bavière, puis en Autriche, et, là, il n’eut d’autre maître que son infortune. Ce fut là qu’il se recueillit en lui-même pour écrire ses intimes consolations, appelées depuis l’Imitation de Jésus-Christ. La plus grande preuve que ces consolations intimes furent écrites par lui, c’est qu’il était presque impossible qu’elles fussent écrites par un autre.

V

En effet, il fallait un homme consommé par l’âge avancé, par la science sacrée, par les vicissitudes de la vie humaine, par le bonheur et par le malheur de l’existence orageuse des assemblées et des cours, pour se rendre compte en lui-même de tout ce qu’il avait souffert, pour distinguer parmi la trame mêlée de sa vie le fil conducteur de sa destinée, et pour lui donner ce nom de consolation intime qu’il ne trouvait que dans la philosophie suprême : la résignation en conformité avec la divine volonté. En cherchant plus tard le modèle après la théorie, il le trouva dans la résignation divinisée jusqu’à la mort ; c’est-à-dire dans le grand philosophe chrétien, le Christ : de là le second titre des Consolations internes, l’Imitation de Jésus-Christ ; de là aussi le nom que ses contemporains lui donnent lui-même, le docteur des consolations. Ce serait une preuve de l’authenticité de l’auteur, s’il en fallait d’autre. Personne ne s’y trompe en son temps, et on insère partout les trois premiers livres de l’Imitation parmi les opuscules de Gerson.

VI

Qu’on lise attentivement aujourd’hui ce livre merveilleux dont Fontenelle disait : « Le plus beau livre écrit par la main des hommes, puisque l’Évangile n’en est pas ! » Que l’on considère où est cachée la source occulte de tant de sagesse, la connaissance de tous les hommes, l’expérience de tant de vicissitudes, l’habileté instinctive qui apprend à traiter avec eux, à les convaincre, à les dominer, à les supporter, à leur pardonner ; où peut-elle être ? Évidemment ce n’est pas dans un jeune homme : l’absence de toute passion ne s’y ferait pas remarquer ; le ressentiment, la rancune contre tant d’injustice, y éclaterait en dépit de l’écrivain ; l’Évangile lui-même se permet l’injure contre les Pharisiens, les sépulcres blanchis ; l’injure sacrée elle-même s’élève jusqu’à la colère et s’arme du fouet de la satire contre les marchands profanateurs du Temple, chassés violemment du sanctuaire. Cet acte raconté sans blâme est en opposition flagrante avec la maxime : « Si on vous frappe à la joue, tendez l’autre joue. » Mais ici c’est l’Évangile impeccable, c’est l’universalité du pardon ! L’Imitation ne se reconnaît pas le droit de s’irriter ; son auteur ne propose à l’imitation que la tête couronnée d’épines et les mains liées du Christ. Fontenelle n’avait pas remarqué cette supériorité de l’homme qui excuse sur le Dieu qui frappe, mystérieuse perfection dont l’énigme reste énigmatique et contredit son axiome. L’Évangile est un récit, l’Imitation est un modèle.

VII

Voyez dans la vie de Gerson comment les hommes lui enseignent les hommes.

Il se jure à lui-même de s’immoler à la justice. Le duc d’Orléans, son adversaire, tombe, mais il tombe sous les coups d’un assassin. Gerson prend la parole devant le peuple assemblé ; il s’indigne de l’assassinat, il brave les partisans du duc de Bourgogne. Le peuple et les Bourguignons s’ameutent contre lui ; il se dérobe à leur fureur sous les souterrains de Notre-Dame. Il y séjourne plusieurs mois caché, la haine du peuple comme l’épée de Damoclès suspendue sur sa tête. Son intrépidité brave tout pour ne pas mentir à Dieu, souveraine justice. Qui peut dire ce qui se passe dans son âme pendant son agonie de tant de jours et de tant de semaines ? Il souffre, mais il ne fléchit pas. Voilà le noviciat de sa douleur.

La fureur du peuple s’éteint comme sa faveur, Gerson rentre dans ses hautes fonctions ; le roi l’emploie dans sa diplomatie pour calmer la discorde au sujet des papes entre Rome et Avignon. Il y soutient le droit de l’Église de pourvoir à sa continuité et à son unité en déposant les doubles pontifes. Il y combat les sectes visionnaires et l’astrologie judiciaire. Jean Huss est condamné par lui. Ses ennemis croissent en nombre à mesure qu’il croît en renommée. Ils se coalisent contre lui. Ils se promettent sa mort, s’il retourne en France. Il s’évade du concile de Constance sous les habits d’un pèlerin, et prend, inconnu, la route d’Allemagne. Il traverse, ainsi déguisé, la forêt Noire, et s’arrête de nouveau en Bavière.

C’est là que, caché dans la montagne, il compose, à l’exemple de Boëce, en prose et en vers, ses Consolations. Le duc d’Autriche, s’apitoyant sur son sort, lui offre et lui assigne un lieu de refuge à l’entrée de la Bavière, dans une île du Danube. La magnifique abbaye de Mœlch le reçoit, séjour des princes dans les cellules de cénobites. Cette magnifique hospitalité du duc d’Autriche fut aussi favorable à son repos qu’à ses méditations. Il avançait dans la vie, et il recueillait son âme. Il avait besoin de consolations, et il ne pouvait les trouver qu’en lui-même. Il se réfugia dans le sein de Dieu, le suprême consolateur, et il écrivit ces monologues et ces dialogues intérieurs qui portèrent d’abord le nom de Consolations. Consolations en effet, descendues du ciel et remontées du cœur du solitaire jusqu’à l’oreille de tous les hommes. Il y a dans toutes les âmes pour les inspirations de cette espèce une prédisposition magnétique qui attend pour ainsi dire leur publication, et qui la suit de si près qu’on dirait qu’elle la précède. C’est la grâce de l’opinion publique, c’est le miracle de la multiplication des pains sur la montagne. On ne voit pas la main qui les partage dans la foule, et tout le monde se sent nourri.

VIII

Telle fut l’apparition des Consolations de Gerson. Sans doute les religieux de Mœlch se transmirent l’émotion qu’ils en ressentaient en les copiant à mesure que Gerson les écrivait, et en firent passer les fragments de couvent en couvent jusqu’aux extrémités de l’Europe ; car, sans qu’ils connussent précisément le nom de cet humble hôte de leur monastère, les Consolations passèrent, grâce à eux, de royaume en royaume aux extrémités du monde. L’ouvrage était déjà célèbre, et l’auteur, inconnu. Mais l’auteur ne visait point à la célébrité : il ne visait qu’au ciel, impérissable célébrité muette qui trouve sa gloire en Dieu et qui jouit de vivre inconnue parmi les hommes ; colombe céleste qui sème çà et là les rameaux rapportés d’en haut sans écrire son nom sur ses plumes. De là vient cette incertitude qui s’attache à son nom, et qui s’accrut au lieu de s’éclaircir à mesure que son œuvre renommée se répandait davantage, chaque monastère donnant à l’Imitation le nom d’un de ses sectaires pour accroître le nom du couvent.

C’est dans cette obscurité de l’île du Danube que Gerson végéta longtemps et qu’il acheva de laisser écouler le flot de la colère des hommes ; il y acheva aussi sa propre sanctification. On n’en a pas d’autres preuves que la sainteté de son livre. Tel livre, tel homme. La philosophie de l’Imitation manifestait le philosophe. Ce philosophe n’était d’aucune école et ne relevait d’aucun maître. On sentait que le maître était l’auteur lui-même, inspiré par ce je ne sais quoi qu’on appelle le génie de la sainteté chrétienne.

On ignore combien d’années Gerson fut confiné dans cette cellule de Mœlch. On le retrouve à Paris en 1429, devenu simple catéchiste d’enfants dans l’église de Saint-Paul de Lyon. Il y remit son âme à Dieu à l’âge de soixante-six ans. Il légua ses manuscrits sous le nom de Testamentum peregrini , « Testament d’un pèlerin ». Charles VIII fit graver sa devise sur son cénotaphe : Sursum corda , « Élevez vos cœurs là-haut ». C’était sa vie en deux mots. Il n’en fut jamais de plus sublime. La sincérité et l’amour furent les deux caractères de son génie.

IX

C’est parmi les opuscules de Gerson, déposés à Avignon après sa mort, qu’on découvre le manuscrit des Consolations internes contenant les trois premiers livres de l’Imitation, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas monacal dans cet ouvrage. On ignore quel est le moine qui écrivit cette partie évidemment détournée du sujet de l’ouvrage, qui était humain et nullement cénobitique. Gerson, appelé dans toutes les éditions du temps auteur de l’Imitation, n’écrivit jamais pour une secte, mais pour le genre humain. Il ne songea pas à faire du pain de vie un aliment privilégié de quelques moines. Il écrivait pour l’homme et non pour une exception de l’homme. Non seulement ses œuvres, mais sa vie entière, l’attestent. C’était un des hommes les plus complets qui eussent jamais existé. Il devint saint en s’exerçant et en vieillissant, mais ses pensées répondaient toutes et toujours à la magnanimité de son âme ; rien de ce qui était petit n’allait à ses proportions. Ses moindres opuscules étaient vastes : la vérité est universelle. La philosophie chrétienne, dont ce livre est le monument, ne pouvait pas se restreindre à la cellule d’un cénobite.

X

Ma mère me nourrissait, dès mon enfance, de l’Imitation de Jésus-Christ, ce résumé en sentiment, en prières et en œuvres, de la philosophie chrétienne. J’en relis souvent quelques chapitres, surtout ceux où le philosophe inconnu, qui a écrit ces pages avec ses larmes, se dépouille du cilice monacal qui isole et qui dessèche sa doctrine, oublie qu’il est moine et redevient humain en redevenant homme. J’en ai lu ce matin avec édification et avec délices certaines pages que la sagesse profane ne dépassera jamais en vérité et n’égalera jamais en onction.

Ce beau livre m’a toujours été si présent à l’esprit, le pasteur de campagne en a parlé deux fois dans mon poème pastoral de Jocelyn :

Livre obscur et sans nom, humble vase d’argile,
Mais rempli jusqu’au bord des sucs de l’Évangile,
Où la sagesse humaine et divine, à longs flots,
Dans le cœur attiré coulent en peu de mots ;
Où chaque âme, à sa soif, vient, se penche et s’abreuve
Des gouttes de sueur du Christ à son épreuve ;
Trouve, selon le temps, ou la peine ou l’effort,
Le lait de la mamelle ou le pain fort du fort,
Et, sous la croix où l’homme ingrat le crucifie,
Dans les larmes du Christ boit sa philosophie !
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Et ailleurs le pasteur philosophe écrit sur les marges de l’Imitation de Jésus-Christ ces deux strophes retrouvées après sa mort :

Quand celui qui voulut tout souffrir pour ses frères
Dans sa coupe sanglante eut vidé nos misères,
Il laissa dans le vase une âpre volupté :
Et cette mort du cœur qui jouit d’elle-même,
Cet avant-goût du ciel dans la douleur suprême,
            Ô mon Dieu, c’est ta volonté !
J’ai trouvé comme lui dans l’entier sacrifice
Cette perle cachée au fond de mon calice,
Cette voix qui bénit à tout prix, en tout lieu.
Quand l’homme n’a plus rien en soit qui s’appartienne,
Quand de ta volonté ta grâce a fait la sienne,
            Le corps est mort, et l’âme est Dieu !

Je ne me repens pas et je ne me dédis pas du sentiment d’admiration exprimé dans ces faibles vers.

Toute argutie d’école, toute controverse religieuse écartée, il n’y a au fond que deux philosophies dans le monde : la philosophie du plaisir, ou la philosophie de la douleur ; la philosophie des rêves, ou la philosophie réelle. Le monde actuel penche vers la première de ces philosophies. Le christianisme, à l’exemple du brahmanisme, du bouddhisme, du stoïcisme, professe l’autre. Quelle que soit notre pensée sur les dogmes, si diversement interprétés, du christianisme, il nous est impossible de ne pas reconnaître que, comme corps de philosophie pratique et de philosophie morale, le christianisme a franchement, énergiquement et saintement promulgué ou adopté la philosophie réelle, c’est-à-dire la philosophie de la douleur méritoire ou expiatoire ; et ajoutons ici la plus belle, car le sacrifice est plus beau que la jouissance, excepté aux yeux d’un épicurien.

Cette philosophie a un accent de familiarité à la fois confidentielle et sublime qui semble rapprocher la voix de l’homme de l’oreille de Dieu, et la voix de Dieu de l’oreille de l’homme. On dirait qu’on écoute aux portes du ciel et qu’on entend les chuchotements de l’esprit à travers le grand murmure des sphères. Quand on ferme le livre, on croit fermer la porte sur le mystère un moment entrevu du ciel ; mais on se souvient de ce qu’on vient de voir, on emporte un rayon, un espoir, une joie, une paix. À l’exception de ses théories monacales, suicide de l’homme, qui furent aussi l’exagération et le suicide de l’Inde, jamais philosophe ne serra plus tendrement le cœur humain sur son propre cœur. Jamais l’huile du Samaritain de l’Évangile ne coula plus charitablement et avec plus d’onction sur les blessures.

Laissez là ce qui se passe et cherchez ce qui est permanent, fermez toutes les portes de vos sens pour écouter ce que Dieu vous dit en vous-même. Les hommes font résonner les paroles, mais vous seul, mon Dieu, vous donnez l’intelligence ! J’ai tout donné, je veux qu’on me rende tout, dit le Seigneur, joie et douleur ! La preuve la plus évidente que vous m’ayez donnée de votre amour, dit l’homme, c’est de m’avoir créé lorsque je n’existais pas, de m’avoir choisi pour vous servir, de m’avoir commandé de vous aimer. — Rendez-vous si petit et si humble, dit l’inspirateur divin, que tous puissent vous fouler aux pieds. Qu’est-ce que toute chair avant vous ? dit l’homme. L’argile s’élèvera-t-elle contre la main qui l’a façonnée ? Ô poids immense de la sagesse incréée ! ô mer sans bornes ! où je ne trouve rien de moi en résumé que néant !

Parlez ainsi en toute occurrence, dit le maître : Seigneur, si c’est votre bon plaisir, que cela soit ainsi ! Seigneur, si c’est pour votre gloire, que la chose se fasse en votre nom ! Seigneur, si vous voyez que cela me convienne, et si vous jugez qu’il me soit utile, faites-moi la grâce d’en user pour votre gloire ! mais si vous prévoyez qu’il me sera nuisible, et qu’il ne servira point au salut de mon âme, ôtez-m’en le désir ! car tout désir ne vient pas de l’Esprit-Saint, quelque bon et juste qu’il paraisse à l’homme. Il est difficile de juger au vrai si c’est le bon ou le mauvais esprit qui vous pousse à désirer ceci ou cela, ou si c’est un mouvement de votre esprit ; plusieurs ont été trompés à la fin, qui semblaient d’abord conduits par le bon esprit.

C’est donc toujours avec la crainte de Dieu et l’humilité du cœur que vous devez désirer et demander tout ce qui se présente de souhaitable à votre esprit ; et vous devez surtout vous en rapporter à moi avec une résignation parfaite et me dire : Seigneur, vous savez ce qui est le mieux ; que ceci ou cela se fasse comme vous l’ordonnerez. Donnez-moi ce qu’il vous plaît, et selon la mesure qu’il vous plaît, et dans le temps qu’il vous plaît. Agissez avec moi selon vos vues, selon votre bon plaisir et pour votre plus grande gloire. Placez-moi où il vous plaira, et disposez de moi librement en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez et retournez-moi de toutes manières. Voici votre serviteur, je suis prêt à tout : car je désire de vivre, non pour moi, mais pour vous ; faites que ce soit d’une manière parfaite et digne de vous. — Mon âme, dit l’homme, tu ne pourras trouver une pleine consolation ni une joie parfaite qu’en Dieu, qui est le consolateur des pauvres et le protecteur des humbles. — Attends un peu, mon âme, attends l’accomplissement des promesses de Dieu, et tu auras dans le ciel l’abondance de tous les biens. Si tu désires avec trop d’empressement les biens présents, tu perdras les biens éternels et célestes. Use des biens temporels, et désire ceux qui sont éternels. Aucun bien temporel ne peut te rassasier, parce que tu as été créée pour des biens supérieurs.

Quand tu posséderais tous les biens créés, tu ne pourrais être heureuse ni satisfaite ; mais c’est dans la possession seule de Dieu, le créateur de toute chose, que consiste ton bonheur et ta félicité. Toute consolation qui vient des hommes est vaine et de peu de durée : que ton entretien soit d’avance dans le ciel !

Je souffrirai avec une joie intérieure tout ce qui me sera départi de souffrance par l’ordre de Dieu ; je veux recevoir indifféremment de sa main ce qu’on appelle bien et ce qu’on appelle mal, douceur ou amertume, joie ou tristesse, et rendre grâce également de tout, pourvu que vous ne me rejetiez pas pour toujours et que vous ne m’effaciez pas du livre de vie ! Je ne puis sans combat obtenir la couronne de la patience. On n’arrive au repos que par le travail, et sans combat point de victoire.

Rien donc ne doit donner tant de joie à celui qui vous aime et qui connaît la valeur de vos bienfaits, que l’accomplissement de votre volonté sur lui, et l’exécution de vos desseins éternels ; il doit en être content et consolé au point de consentir aussi volontiers d’être le plus petit qu’un autre désirerait d’être le plus grand ; d’être aussi paisible et aussi satisfait au dernier rang qu’un autre au premier ; et d’être aussi disposé à vivre dans le mépris et dans l’abjection, et à n’avoir ni nom ni réputation, que les autres souhaitent de se voir les plus grands et les plus honorés dans le monde. Car votre volonté et l’amour de votre gloire doivent prévaloir dans mon cœur sur tout autre sentiment, et me causer plus de consolation et de plaisir que tous les bienfaits que j’ai reçus et que je recevrai.

XI

L’humilité, qui prévient toutes les douleurs de l’orgueil blessé, est la vertu la plus directement inventée par la philosophie chrétienne. Elle est en même temps une consolation, comme toute vertu. Les Indes la connaissaient, l’antiquité grecque et romaine l’avaient perdue. Leur vertu se roidissait dans la satisfaction d’elle-même ; la vertu de l’humilité chrétienne s’anéantit devant l’homme pour n’être relevée que par Dieu.

Ce que j’ai donné est à moi, dit le Maître. Quand je le reprends, je ne vous ôte rien du vôtre, parce que c’est de moi que vient toute grâce excellente et tout don parfait. Si je vous envoie quelque peine ou quelque contradiction, n’en murmurez point, et que votre cœur n’en soit point abattu ; je peux en un moment vous soulager et changer votre chagrin en joie. Cependant je suis juste et très digne de louanges, lorsque j’agis ainsi avec vous.

Si vous jugez des choses sainement et selon la vérité, vous ne devez jamais, dans les adversités, vous laisser si fort abattre par la tristesse, mais plutôt vous devez vous en réjouir, m’en remercier, et regarder même comme un sujet unique de joie, quand je vous afflige sans vous épargner. J’ai envoyé les miens dans le monde, non pour jouir des plaisirs passagers, mais pour soutenir de rudes combats ; non pour y être honorés, mais pour y être méprisés ; non pour vivre dans l’oisiveté, mais pour travailler ; non pour se reposer, mais pour porter beaucoup de fruits par la patience. Souvenez-vous, mon fils, de ces paroles !

Si vous cherchez du repos en cette vie, comment arriverez-vous un jour au repos éternel ? Préparez-vous, non à beaucoup de repos, mais à une longue patience. Cherchez la vraie paix, non sur la terre, mais dans le ciel ; non parmi les hommes et les autres créatures, mais en Dieu seul. Vous devez tout souffrir avec joie pour l’amour de Dieu ; travaux, douleurs tentations, vexations, chagrins, nécessités, maladies, injures, contradictions, réprimandes, humiliations, affronts, corrections et mépris, voilà ce qui aide la vertu, ce qui caractérise un disciple de Jésus-Christ, ce qui lui forme une couronne dans le ciel. Je lui donnerai une récompense éternelle pour un travail de peu de durée, et une gloire qui ne finira point pour une humiliation passagère.

Que les afflictions ne vous découragent jamais, mais que dans tout événement ma promesse vous fortifie et vous console. Je suis assez puissant pour vous récompenser au-delà de toutes bornes et de toute mesure. Vous ne travaillerez pas longtemps ici-bas, et vous ne serez pas toujours dans les douleurs ; attendez un peu et vous verrez bientôt la fin de vos maux ; un moment viendra où toutes les peines et les agitations cesseront ; tout ce qui passe avec le temps est court et peu considérable.

Faites bien ce que vous faites ; travaillez fidèlement à mon œuvre, et je serai votre récompense. Écrivez, lisez, chantez, gémissez, gardez le silence, priez, souffrez courageusement les adversités ; la vie éternelle mérite bien tout cela et des combats encore plus grands. La paix viendra un jour qui est connu du Seigneur, et ce ne sera point un jour suivi de la nuit, comme les jours du temps présent ; mais la lumière y sera perpétuelle, la clarté infinie, la paix solide et le repos assuré. Vous ne direz pas alors : Qui me délivrera de ce corps de mort ? Vous ne vous écrierez plus : Hélas ! que mon exil est long !

Il faut que vous soyez encore éprouvé sur la terre et exercé en diverses manières. Il vous sera donné de temps en temps quelque consolation, mais il ne vous sera pas accordé une pleine satiété. Prenez donc des forces, et armez-vous de courage, tant pour agir que pour souffrir ce qui est contraire à la nature. Il faut vous revêtir de l’homme nouveau et devenir un autre homme. Il faut que vous fassiez souvent ce que vous ne voudriez pas faire et que vous abandonniez ce que vous voudriez faire. Ce qui plaît aux autres réussira, et ce qui vous plaît n’aura point de succès ; on écoutera les discours des autres, et les vôtres seront comptés pour rien ; les autres demanderont, et ils recevront ; vous demanderez, et vous n’obtiendrez pas.

On parlera des autres avec de grands éloges, et l’on ne parlera pas de vous ; on confiera aux autres telle ou telle affaire, et l’on vous jugera propre à rien. La nature s’en attristera quelquefois, et ce sera beaucoup si vous le supportez sans vous plaindre. C’est par ces choses et par une infinité d’autres semblables que le Seigneur a coutume d’éprouver jusqu’à quel point son fidèle serviteur fait abnégation de lui-même et rompt en tout avec sa propre volonté.

Puis vient la magnifique opposition entre ce que le philosophe appelle la nature et ce que Dieu appelle la grâce, c’est-à-dire le don intellectuel conquis par l’humble, accordé par Dieu. Nous donnons le passage presque entier, comme la plus complète et la plus pieuse définition de la philosophie de la lutte, de l’abnégation, de la douleur divinisée :

Mon fils, dit le Maître, observez bien les mouvements opposés de la nature et de la grâce. À peine peuvent-ils être discernés, si ce n’est par un homme spirituel, intérieur et éclairé d’en haut. Tous, à la vérité, désirent le bien et se le proposent dans leurs paroles ou dans leurs actions ; c’est ce qui fait que plusieurs sont trompés dans l’apparence du bien.

La nature est artificieuse : elle en attire plusieurs, les engage dans ses filets et les séduit ; elle n’a jamais d’autre fin qu’elle-même. La grâce, au contraire, marche avec simplicité, et fuit jusqu’à la moindre apparence du mal : elle ne tend point de pièges, et fait toutes choses purement pour Dieu, en qui elle se repose comme en sa dernière fin.

La nature meurt à regret, et ne veut être ni gênée, ni domptée, ni abaissée, ni soumise volontairement au joug : la grâce, au contraire, porte à la mortification, à résister à la sensualité, à chercher à être dans la dépendance, à désirer de se vaincre, et à ne vouloir faire aucun usage de sa liberté ; elle aime à être retenue sous la discipline, et ne désire de dominer sur personne ; mais elle est disposée à vivre, à demeurer, à être toujours sous la dépendance de Dieu, et à se soumettre humblement pour l’amour de Dieu à toutes sortes de personnes.

La nature travaille pour son propre intérêt et considère quel avantage elle peut tirer d’autrui : la grâce, au contraire, examine, non ce qui lui est utile et avantageux, mais plutôt ce qui peut servir à plusieurs.

La nature aime à recevoir des honneurs et des respects ; mais la grâce est fidèle à renvoyer à Dieu tout honneur et toute gloire.

La nature craint la confusion et le mépris ; mais la grâce se réjouit de souffrir des opprobres pour le nom de Dieu.

La nature aime l’oisiveté et le repos du corps ; mais la grâce ne peut être oisive, et elle embrasse le travail avec plaisir.

La nature cherche à se procurer ce qu’il y a de précieux et de beau, et elle a horreur de ce qui est vil et grossier ; mais la grâce se plaît aux choses simples et abjectes, ne dédaigne point ce qu’il y a de plus dur, et ne refuse pas de porter les habits les plus usés.

La nature envisage les biens temporels, se réjouit de ses gains sur la terre, s’attriste d’une perte, s’irrite de la moindre parole injurieuse ; mais la grâce envisage les biens éternels, ne s’attache point aux choses temporelles, ne se trouble point des plus grandes pertes, et ne s’irrite point des paroles les plus dures, parce qu’elle met son trésor et sa joie dans le ciel, où rien ne périt.

La nature est avide et reçoit plus volontiers qu’elle ne donne ; elle aime les choses en propre et pour son usage particulier : la grâce, au contraire, est charitable et communique ce qu’elle a, ne veut rien en propre, se contente de peu, et juge qu’il est plus heureux de donner que de recevoir.

La nature a du penchant pour les créatures, pour sa propre chair, pour les vanités et pour les courses oiseuses ; mais la grâce porte à Dieu et à l’exercice des vertus, renonce aux créatures, fuit le monde, hait les désirs de la chair, retranche les allées et venues, rougit de paraître en public.

La nature est bien aise d’avoir quelque consolation extérieure pour contenter ses sens ; mais la grâce cherche à se consoler en Dieu seul, et à mettre tout son plaisir dans le souverain bien, de préférence à tous les biens visibles.

La nature fait tout pour son profit et son utilité propre ; elle ne peut rien faire gratuitement, mais elle espère obtenir pour ses bienfaits quelque chose d’équivalent ou de meilleur, ou des louanges ou de la faveur, et elle désire qu’on fasse grand cas de ce qu’elle fait et de ce qu’elle donne : la grâce, au contraire, ne recherche aucun avantage temporel ; elle ne demande d’autre récompense que Dieu seul, et elle ne souhaite, des biens temporels les plus nécessaires, que ce qui peut lui servir à l’acquisition des biens éternels.

La nature se fait un plaisir d’avoir beaucoup d’amis et de parents, elle se glorifie d’un rang et d’une naissance illustres, elle est complaisante envers les grands, elle flatte les riches, elle applaudit à ses semblables : mais la grâce aime jusqu’à ses ennemis, et ne s’enfle point du grand nombre de ses amis ; elle ne fait cas ni du rang, ni de la naissance, si une plus grande vertu ne les accompagne ; elle favorise le pauvre plutôt que le riche ; elle s’intéresse plus à l’homme innocent qu’à l’homme puissant ; elle partage la joie de l’homme sincère, et non celle du trompeur, et elle exhorte toujours les bons à rechercher avec ardeur les qualités les plus parfaites, et à se rendre semblables au Fils de Dieu par leurs vertus.

La nature se plaint bientôt de ce qui lui manque et de ce qui lui fait de la peine : la grâce supporte constamment la pauvreté.

La nature rapporte tout à elle-même, elle ne combat et ne dispute que pour ses intérêts : mais la grâce rapporte toute chose à Dieu, qui en est la source ; elle ne s’attribue aucun bien et ne s’arroge rien avec présomption ; elle ne conteste point, et ne préfère point son avis à celui des autres ; mais elle soumet tous ses sentiments et toutes ses lumières à la sagesse éternelle et au jugement de Dieu.

La nature cherche à savoir les secrets et à entendre des nouvelles ; elle aime à se produire au dehors et à s’assurer de beaucoup de choses par le témoignage des sens ; elle désire d’être connue et de faire des choses qui puissent lui attirer des louanges et de l’admiration : mais la grâce ne se soucie point d’apprendre des choses nouvelles ou curieuses, parce que tout cela vient de la corruption du vieil homme ; n’y ayant rien de nouveau ni de durable sur la terre ; elle enseigne donc à réprimer les sens, à éviter la vaine complaisance et l’ostentation, à cacher avec humilité tout ce qui pourrait être loué et admiré, et à rechercher en toutes choses et dans toutes les sciences l’utilité qui en peut revenir, ainsi que l’honneur et la gloire de Dieu ; elle ne veut point qu’on parle avantageusement d’elle ni de ce qui la touche ; mais elle souhaite que Dieu soit béni dans tous ses dons, comme celui qui les répand tous par pure charité.

Cette grâce est une lumière surnaturelle et un don spécial de Dieu, et proprement le sceau des élus et le gage du salut éternel, puisqu’elle élève l’homme des choses de la terre à l’amour des choses du ciel, et, de charnel qu’il était, le rend vraiment spirituel. Plus donc la nature est assujettie et vaincue, plus la grâce se répand avec abondance ; et chaque jour, par ces nouvelles influences, l’homme intérieur se reforme pour devenir une plus parfaite image de Dieu.

Qu’est-ce que reposer en Dieu comme en sa dernière fin ? C’est ne désirer, ne chercher et n’aimer que lui, c’est tout faire et tout souffrir pour lui ; c’est acquiescer en tout à sa volonté ; c’est ne vouloir que ce qu’il veut ; c’est ne s’égarer et ne se détourner jamais de la voie de sa volonté ; c’est enfin mettre son bonheur et son repos à le contenter, sans chercher à être content soi-même : mais cette conduite est contraire à la nature, et la grâce seule peut y parvenir.

La nature a toujours pour fin de se satisfaire elle-même, et la grâce nous porte toujours à nous faire violence.

La nature ne veut ni mourir, ni se captiver, ni être assujettie ; la grâce, au contraire, fait que l’âme se captive, se retient et s’assujetti à ce qui lui est le plus dur et le plus contraire.

La nature veut toujours dominer sur les autres ; la grâce fait qu’une âme s’humilie sous la main toute-puissante de Dieu.

La nature travaille toujours pour son propre intérêt, pour se contenter et pour s’établir ; mais la grâce ne travaille que pour l’intérêt de Dieu, et veille incessamment sur les mouvements du cœur, pour le préserver du péché.

La nature se plaît à l’estime et aux louanges des hommes, qu’elle croit mériter : la grâce fait qu’on s’en croit toujours indigne, et qu’on rapporte à Dieu l’honneur de toutes choses ; et elle est si délicate sur ce point, qu’elle ne permet pas à une âme humble et fidèle le moindre retour volontaire de vanité sur elle-même, de peur qu’elle n’ait quelque complaisance du bien qu’elle fait.

C’est quelque chose de grand que d’être même le plus petit dans le royaume de Dieu, où tous sont grands parce que tous y sont les enfants de Dieu !… Oh ! que les humbles possèdent la véritable joie !… Gloire aux derniers ! heureux ceux qui pleurent !

Voilà les principales maximes de ce petit livre. Il condense en quelques pages la philosophie pratique des hommes de tous les climats et de tous les pays, qui ont cherché, souffert, conclu et prié dans leurs larmes depuis que la chair souffre et que la pensée réfléchit. Voilà la philosophie de la réalité, en opposition avec la philosophie des rêves.

La philosophie de la jouissance porte un défi impuissant à la douleur, et rit entre deux sanglots ; la philosophie du progrès indéfini, pour se venger du monde présent, transforme le monde futur en une vallée de délices.

La philosophie réelle ne défie pas la douleur, elle ne la nie pas : elle s’y plonge comme dans un feu d’expiation, de régénération ou d’épreuve. Elle s’enveloppe de sa douleur même, en la sentant avec la chair, mais en la surmontant avec l’esprit, et en y voyant le titre de sa félicité future. Elle s’associe, sans le connaître, au mystère de la volonté divine sur l’homme, et, par cette association surnaturelle, elle participe pour ainsi dire à l’impassibilité, à la sainteté et à la divinité de la volonté de la Providence. Ce gouvernement occulte, mais sacré, de la créature, voilà le seul progrès et la seule transformation assurés de la destinée humaine ici-bas, car l’homme n’a qu’un moyen de transformer sa condition mortelle : c’est de la sanctifier ; l’homme n’a qu’un moyen de transformer sa nature : c’est de la diviniser ; l’homme n’a qu’un moyen de diviniser sa volonté : c’est de l’unir par l’humilité résignée et laborieuse à la volonté divine, et, d’homme qu’il est par la chair, de vouloir avec Dieu par l’esprit ce que Dieu lui-même veut en lui !

XII

Le livre qui contient cette philosophie dans les temps modernes nous semble une des plus hautes expressions de l’esprit humain par la parole écrite. Nous ne savons pas si le Verbe du ciel aura de plus sublimes révélations et de plus pénétrantes consolations pour l’âme. Nous ne le croyons pas.

On lui reproche un excès de mysticisme. Nous ne le lui reprocherons pas. L’homme est une créature mystique, et, si c’est quelquefois son délire, c’est souvent aussi sa grandeur. Le mysticisme n’est que le crépuscule des vérités surnaturelles qui ne sont pas encore levées sur l’horizon de notre âme, mais qui répandent déjà une lueur entre la lumière divine et les ténèbres d’ici-bas. L’homme de désir et d’espérance élève involontairement ses regards vers cette lueur crépusculaire, pendant que le vulgaire regarde en bas. Les astronomes, qui veillent la nuit au sommet des tours, découvrent les astres ; les mystiques entrevoient les vérités de l’autre monde à travers leurs larmes d’extase et du haut de leur exaltation ! Il faut les plaindre quelquefois et les envier souvent ; plus ils sont loin de la terre, plus ils sont près de Dieu.

XIII

On sent la portée idéale, philosophique et sainte de Gerson dans cette opposition entre la nature et la grâce. Mais il y a deux choses qu’on ne sent pas avec la même évidence : c’est la vérité et l’onction ; la vérité, qui est la force ; l’onction, qui est la grâce des paroles. Donnons-en quelques exemples :

La multitude des paroles ne rassasie point l’âme.

Ne vous élevez point en vous-même ; avouez plutôt votre ignorance.

Aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien.

La science la plus haute, c’est la connaissance exacte du mystère de vous-même.

XIV

De la doctrine de vérité

Heureux celui que la vérité instruit elle-même, non par des figures et des paroles qui passent, mais en se montrant telle qu’elle est.

Notre raison et nos sens voient peu et nous trompent souvent.

À quoi servent ces disputes subtiles sur des choses cachées et obscures, qu’au jugement de Dieu on ne nous reprochera point d’avoir ignorées ?

C’est une grande folie de négliger ce qui est utile et nécessaire, pour s’appliquer curieusement à ce qui nuit. Nous avons des yeux, et nous ne voyons point.

Que nous importe tout ce qu’on dit sur les genres et sur les espèces ?

Celui à qui parle le Verbe éternel est délivré de bien des opinions.

Tout vient de ce Verbe unique : de lui procède toute parole, il en est le principe, et c’est lui qui parle au-dedans de nous.

Sans lui nulle intelligence ; sans lui nul jugement n’est droit.

Celui pour qui une seule chose est tout, qui rappelle tout à cette unique chose, et voit tout en elle, ne sera point ébranlé, et son cœur demeurera dans la paix de Dieu.

Ô vérité, qui êtes Dieu ! faites que je sois avec vous, dans un amour éternel.

Souvent j’éprouve un grand ennui à force de lire et d’entendre ; en vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux.

Que tous les docteurs se taisent, que toutes les créatures soient dans le silence devant vous : parlez-moi vous seul.

Plus un homme est recueilli en lui-même et dégagé des choses extérieures, plus son esprit s’étend et s’élève sans aucun travail, parce qu’il reçoit d’en haut la lumière de l’intelligence.

Une âme pure, simple, ferme dans le bien, n’est jamais dissipée au milieu même des plus nombreuses occupations, parce qu’elle fait tout pour honorer Dieu, et que, tranquille en elle-même, elle tâche de ne se rechercher en rien.

Qu’est-ce qui vous fatigue et vous trouble, si ce n’est les affections immortifiées de votre cœur ?

L’homme bon et vraiment pieux dispose d’abord au-dedans de lui tout ce qu’il doit faire au dehors ; il ne se laisse point entraîner, dans ses actions, aux désirs d’une inclination vicieuse ; mais il les soumet à la règle d’une droite raison.

Qui a un plus rude combat à soutenir que celui qui travaille à se vaincre ?

C’est là ce qui devrait nous occuper uniquement : combattre contre nous-mêmes, devenir chaque jour plus forts contre nous, chaque jour faire quelques progrès dans le bien.

Toute perfection, dans cette vie, est mêlée de quelque imperfection ; et nous ne voyons rien qu’à travers une certaine obscurité.

L’humble connaissance de vous-même est une voie plus sûre pour aller à Dieu, que les recherches profondes de la science.

Ce n’est pas qu’il faille blâmer la science, ni la simple connaissance d’aucune chose ; car elle est bonne en soi et dans l’ordre de Dieu ; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et une vie sainte.

Mais, parce que plusieurs s’occupent davantage de savoir que de bien vivre, ils s’égarent souvent, et ne retirent que peu ou point de fruit de leur travail.

Oh ! s’ils avaient autant d’ardeur pour extirper leurs vices et pour cultiver la vertu que pour remuer de vaines questions, on ne verrait pas tant de maux et de scandales dans le peuple, ni tant de relâchement dans les monastères.

Certes au jour du jugement on ne nous demandera point ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait ; ni si nous avons bien parlé, mais si nous avons bien vécu.

Dites-moi où sont maintenant ces maîtres et ces docteurs que vous avez connus lorsqu’ils vivaient encore, et qu’ils fleurissaient dans leur science ?

D’autres occupent à présent leurs places, et je ne sais s’ils pensent seulement à eux.

Ils semblaient, pendant leur vie, être quelque chose, et maintenant on n’en parle plus.

Oh ! que la gloire du monde passe vite ! Plût à Dieu que leur vie eût répondu à leur science ! Ils auraient lu alors et étudié avec fruit.

Qu’il y en a qui se perdent dans le siècle par une vaine science et par l’oubli du service de Dieu !

Et, parce qu’ils aiment mieux être grands que d’être humbles, ils s’évanouissent dans leurs pensées.

Celui-là est vraiment grand, qui a une grande charité.

Celui-là est vraiment grand, qui est petit à ses propres yeux, et pour qui les hommes du monde ne sont qu’un pur néant.

Celui-là est vraiment sage, qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde comme de la boue toutes les choses de la terre.

Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et renonce à la sienne.

XV

De l’avantage de l’adversité

Il nous est bon d’avoir quelquefois des peines et des traverses, parce que souvent elles rappellent l’homme à son cœur, et lui font sentir qu’il est en exil, et qu’il ne doit mettre son espérance en aucune chose du monde.

Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions, et qu’on pense mal ou peu favorablement de nous, quelque bonnes que soient nos actions et nos intentions. Souvent cela sert à nous rendre humble et à nous prémunir contre la vaine gloire.

Car nous avons plus d’empressement à chercher Dieu, qui voit le fond du cœur, quand les hommes au dehors nous rabaissent et pensent mal de nous.

C’est pourquoi l’homme devrait s’affermir tellement en Dieu, qu’il n’eût pas besoin de chercher tant de consolations humaines.

Lorsque, avec une volonté droite, l’homme est troublé, tenté, affligé de mauvaises pensées, il reconnaît alors combien Dieu lui est nécessaire, et qu’il n’est capable d’aucun bien sans lui.

Alors il s’attriste, il gémit, il prie, à cause des maux qu’il souffre.

Alors il s’ennuie de vivre plus longtemps et il souhaite que la mort arrive, afin que, délivré de ses liens, il soit avec Dieu.

Alors aussi il comprend bien qu’une sécurité parfaite, une pleine paix, ne sont point de ce monde.

Voyez comme il développe cette maxime dans les chapitres suivants :

XVI

Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être assujetti à toutes les nécessités de la nature, c’est vraiment une grande misère et une grande affliction pour l’homme pieux, qui voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout péché.

Car l’homme intérieur est, en ce monde, étrangement appesanti par les nécessités du corps.

Et c’est pourquoi le prophète demandait avec d’ardentes prières d’en être affranchi, disant : Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités.

Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère ! et malheur encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable !

Car il y en a qui l’embrassent si avidement, qu’ayant à peine le nécessaire en travaillant, ou en mendiant, ils n’éprouveraient aucun souci du royaume de Dieu s’ils pouvaient toujours vivre ici-bas.

Ô cœurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les choses de la terre qu’ils ne goûtent rien que ce qui est charnel !

Les malheureux ! ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé !

Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ, ont méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps ; toute leur espérance, tous leurs désirs, aspiraient aux biens éternels.

Tout leur cœur s’élevait vers les biens invisibles et impérissables, de peur que l’amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre.

Ne perdez pas, mon frère, l’espérance d’avancer dans la vie spirituelle ; vous en avez encore le temps.

Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l’accomplissement de vos résolutions ? Levez-vous et commencez à l’instant, et dites : Voici le temps d’agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me corriger.

Quand la vie vous est pesante et amère, c’est alors le temps de méditer.

Il faut passer par le feu et par l’eau avant d’entrer dans le lieu de rafraîchissement.

Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice.

Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans péché, ni sans ennui, ni sans douleur.

Il nous serait doux de jouir d’un repos exempt de toute misère ; mais, en perdant l’innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie félicité.

Il faut donc persévérer dans la patience et attendre la miséricorde de Dieu, jusqu’à ce que l’iniquité passe, et que ce qui est mortel en vous soit absorbé par la vie.

Oh ! qu’elle est grande, la fragilité qui toujours incline l’homme au mal.

Vous confessez aujourd’hui vos péchés, et vous y retombez le lendemain.

Vous vous proposez d’être sur vos gardes, et une heure après vous agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé.

Nous avons donc grand sujet de nous humilier, et de ne nous jamais élever en nous-mêmes, étant si fragiles et si inconstants.

Nous pouvons perdre en un moment, par notre négligence, ce qu’à peine avons-nous acquis par la grâce, avec un long travail.

Que sera-ce donc de nous à la fin du jour, si nous sommes si lâches dès le matin ?

Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous étions en paix et en assurance, tandis qu’on ne découvre pas dans notre vie une seule trace de vraie sainteté !

Nous aurions bien besoin d’être instruits encore, et formés à de nouvelles mœurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s’il y aurait en nous quelque espérance de changement et d’un plus grand progrès dans la vertu.

Il passe de là à la contemplation de la fin de tout homme vivant : la mort !

XVII

De la méditation de la mort

 

C’en sera fait de vous bien vite ici-bas : voyez donc en quel état vous êtes.

L’homme est aujourd’hui, et demain il a disparu ; et quand il n’est plus sous les yeux, il passe bien vite de l’esprit.

Ô stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu’au présent et ne prévoit pas l’avenir !

Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s’il vous fallait mourir aujourd’hui.

Si vous aviez une bonne conscience, vous craindriez peu la mort.

Il vaudrait mieux éviter le péché que fuir la mort.

Si aujourd’hui vous n’êtes pas prêt, comment le serez-vous demain ?

Demain est un jour incertain : et que savez-vous si vous aurez un lendemain ?

Que sert de vivre longtemps, puisque nous nous corrigeons si peu ?

Ah ! une longue vie ne corrige pas toujours ; souvent plutôt elle augmente nos fautes.

Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour !

Plusieurs comptent les années de leur conversion ; mais souvent qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles !

S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps.

Heureux celui à qui l’heure de sa mort est toujours présente, et qui se prépare chaque jour à mourir !

Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que, vous aussi, vous passerez par cette voie.

Le matin, pensez que vous n’atteindrez pas le soir ; le soir, n’osez pas vous promettre de voir le matin.

Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous surprenne jamais.

Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine et imprévue : car le Fils de l’homme viendra à l’heure qu’on n’y pense pas.

Quand viendra cette dernière heure, vous commencerez à juger tout autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d’avoir été si négligent et si lâche.

Qu’heureux et sage est celui qui s’efforce d’être tel dans la vie, qu’il souhaite d’être trouvé à la mort !

Que cela est grave, et que le fond de la sagesse divine est supérieur à notre vaine sagesse ! Lisez encore :

XVIII

Celui qui estime les choses suivant ce qu’elles sont, et non d’après les discours et l’opinion des hommes, est vraiment sage, et c’est Dieu qui l’instruit plus que les hommes.

Celui qui vit au-dedans de lui-même et qui s’inquiète peu des choses du dehors, tous les lieux lui sont bons et tous les temps, pour remplir ses pieux exercices.

Un homme intérieur se recueille bien vite, parce qu’il ne se répand jamais tout entier au dehors.

Les travaux extérieurs, les occupations nécessaires en certains temps, ne le troublent point ; mais il se prête aux choses selon qu’elles arrivent.

Celui qui a établi l’ordre au-dedans de soi, ne se tourmente guère de ce qu’il y a de bien ou de mal dans les autres.

L’on a de distractions et d’obstacles qu’autant que l’on s’en crée soi-même.

Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché, tout contribuerait à votre bien et à votre avancement.

Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent, parce que vous n’êtes pas encore tout à fait mort à vous-même, et séparé des choses de la terre.

Rien n’embarrasse et ne souille le cœur de l’homme, que l’impur amour des créatures.

Si vous rejetez les consolations du dehors, vous pourrez contempler les choses du ciel, et goûter souvent les joies intérieures.

L’âme se console de n’être pas consolée. C’est le chef-d’œuvre de l’abnégation !

XIX

De la pureté d’esprit et de la droiture d’intention

 

L’homme s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté.

La simplicité doit être dans l’intention, et la pureté dans l’affection.

La simplicité cherche Dieu : la pureté le trouve et le goûte.

Nulle bonne œuvre ne vous sera difficile, si vous êtes libre au dedans de toute affection déréglée.

Si vous ne voulez que ce que Dieu veut, et ce qui est utile au prochain, vous jouirez de la liberté intérieure.

Si votre cœur était droit, alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions.

Il n’est point de créature si petite et si vile, qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu.

Si vous aviez en vous assez d’innocence et de pureté, vous verriez tout sans obstacle. Un cœur pur pénètre le ciel et l’enfer.

Chacun juge des choses du dedans, selon ce qu’il est au-dedans de lui-même.

S’il est quelque joie dans le monde, le cœur pur la possède.

Et s’il y a des angoisses et des tribulations, avant tout elles sont connues de la mauvaise conscience.

Comme le fer mis au feu perd sa rouille et devient tout étincelant, ainsi celui qui se donne sans réserve à Dieu se dépouille de sa langueur et se change en un homme nouveau.

Donnez à Dieu ce qui est à Dieu ; et ce qui est de vous, ne l’imputez qu’à vous. Rendez gloire à Dieu de ses grâces, et reconnaissez que n’ayant rien à vous que le péché, rien ne vous est dû que la peine du péché.

Mettez-vous toujours à la dernière place, et la première vous sera donnée, car ce qui est le plus élevé s’appuie sur ce qui est le plus bas.

Les plus grands saints, aux yeux de Dieu, sont les plus petits à leurs propres yeux ; et plus leur vocation est sublime, plus ils sont humbles dans leur cœur.

Pleins de la vérité et de la gloire céleste, ils ne sont pas avides d’une gloire vaine.

Fondés et affermis en Dieu, ils ne sauraient s’élever en eux-mêmes.

Rapportant à Dieu tout ce qu’ils ont reçu de bien, ils ne recherchent point la gloire que donnent les hommes, et ne veulent que celle qui vient de Dieu seul. Leur unique but, leur désir unique, est qu’il soit glorifié en lui-même et dans tous les saints, par-dessus toutes choses.

XX

Ses conseils redescendent vers l’homme :

Soyez donc reconnaissant des moindres grâces, et vous mériterez d’en recevoir de plus grandes.

Que le plus léger don, la plus petite faveur, aient pour vous autant de prix que le don le plus excellent et la faveur la plus singulière.

Si vous considérez la grandeur de celui qui donne, rien de ce qu’il donne ne vous paraîtra petit ni périssable : car peut-il être quelque chose de tel dans ce qui vient d’un Dieu infini ?

Vous envoie-t-il des peines et des châtiments, recevez-les encore avec joie : car c’est toujours pour notre salut qu’il fait ou qu’il permet tout ce qui nous arrive.

Voulez-vous conserver la grâce de Dieu, soyez reconnaissant lorsqu’il vous la donne, patient lorsqu’il vous l’ôte. Priez pour qu’elle vous soit rendue, et soyez humble et vigilant pour ne pas la perdre.

XXI

Des entretiens intérieurs de Jésus-Christ avec l’âme fidèle

 

J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi.

Heureuse l’âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation !

Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes aux bruits du monde !

Heureuses encore une fois les oreilles qui écoutent, non la voix qui retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au dedans !

Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent que les intérieures !

Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le cœur recèle, et qui, par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en plus à comprendre les secrets du ciel !

Heureux ceux dont la joie est de s’occuper de Dieu, et qui se dégagent de tous les embarras du siècle !

Considère ces choses, ô mon âme ! et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi.

Voici ce que dit ton bien-aimé : Je suis votre salut, votre paix et votre vie.

Demeurez près de moi, et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce qui passe ; ne cherchez que ce qui est éternel……

XXII

La vérité parle au-dedans de nous sans aucun bruit de parole

 

Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.

Je suis votre serviteur : donnez-moi l’intelligence, afin que je sache votre témoignage.

Inclinez mon cœur aux paroles de votre bouche ; qu’elles tombent sur lui comme une douce rosée.

Les enfants d’Israël disaient autrefois à Moïse : Parlez-nous, et nous vous écouterons ; mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourrions.

Ce n’est pas là, Seigneur, ce n’est pas là ma prière ; mais au contraire je vous implore, comme le prophète Samuel, avec un humble désir, disant : Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.

Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes ; mais vous plutôt parlez, Seigneur mon Dieu, vous la lumière de tous les prophètes et l’esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité ; et sans vous ils ne pourraient rien.

Ils peuvent prononcer les paroles, mais non les rendre efficaces.

Leur langage est sublime ; mais, si vous vous taisez, il n’échauffe point le cœur.

Ils exposent la lettre, mais vous en découvrez le sens.

Ils proposent les mystères, mais vous en rompez le sceau qui en dérobait l’intelligence.

Ils publient vos commandements, mais vous aidez à les accomplir.

Ils montrent la voie ; mais vous donnez des forces pour marcher.

Ils n’agissent qu’au dehors ; mais vous éclairez et instruisez les cœurs.

Ils arrosent intérieurement ; mais vous donnez la fécondité.

Leurs paroles frappent l’oreille ; mais vous ouvrez l’intelligence.

Que Moïse donc ne me parle point : mais vous, Seigneur mon Dieu, éternelle vérité ! parlez-moi, de peur que je ne meure, et que je n’écoute sans fruit, si, averti seulement au dehors, je ne suis point intérieurement embrasé ; de peur que je ne trouve ma condamnation dans votre parole entendue sans être accomplie, comme sans être aimée, crue sans être observée.

Parlez-moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute : vous avez les paroles de la vie éternelle.

Parlez-moi pour consoler un peu mon âme, pour m’apprendre à réformer ma vie ; parlez-moi pour la louange, la gloire, l’honneur éternel de votre nom.

XXIII

Qu’il faut marcher en présence de Dieu dans la vérité et l’humilité

 

Jésus-Christ. Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et cherchez-moi toujours dans la simplicité de votre cœur.

Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque ; la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants.

Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous importeront les vains discours des hommes.

Le fils. Seigneur, il est vrai. Qu’il me soit fait, de grâce, selon votre parole. Que votre vérité m’instruise, qu’elle me défende, qu’elle me conserve jusqu’à la fin dans la voie du salut.

Qu’elle me délivre de tout désir mauvais, de toute affection déréglée ; et je marcherai devant vous dans une grande liberté de cœur.

Jésus-Christ. La vérité, c’est moi : je vous enseignerai ce qui est bon, ce qui m’est agréable.

Rappelez-vous vos péchés avec une grande douleur et un profond regret ; et ne pensez jamais être quelque chose, à cause du bien que vous faites.

Car dans la vérité vous n’êtes qu’un pécheur, sujet à beaucoup de passions et engagé dans leurs liens.

De vous-même vous tendez toujours au néant ; un rien vous ébranle, un rien vous abat, un rien vous trouble et vous décourage.

Qu’avez-vous dont vous puissiez vous glorifier ? Et que de motifs, au contraire, pour vous mépriser vous-même ! car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre.

Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de grand.

Mais plutôt qu’à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable, élevé, digne d’être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel.

Aimez, par-dessus toutes choses, l’éternelle vérité, et n’ayez jamais que du mépris pour votre extrême bassesse.

N’appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos péchés et vos vices : ils doivent vous affliger plus que toutes les pertes du monde.

Il y en a qui ne marchent pas devant moi avec un cœur sincère ; mais, guidés par une certaine curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir mes secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu’ils négligent de s’occuper d’eux-mêmes et de leur salut.

Ceux-là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur curiosité, en de grandes tentations et de grandes fautes, parce que je me sépare d’eux.

Craignez les jugements de Dieu, redoutez la colère du Tout-Puissant ; ne scrutez pas les œuvres du Très-Haut, mais sondez vos iniquités, le mal que tant de fois vous avez commis, le bien que vous avez négligé.

Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d’autres en des images, d’autres en des signes et des marques extérieures.

Quelques-uns m’ont souvent dans la bouche, mais peu dans le cœur.

Il en est d’autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne cessent d’aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de la terre et ne s’assujettissent qu’à regret aux nécessités de la nature. Ceux-là entendent ce que l’esprit de vérité dit en eux.

Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure éternellement, à oublier le monde et à désirer le ciel, le jour et la nuit.

XXIV

Et plus loin il remonte au ciel avec le divin amour.

Des merveilleux effets de l’amour divin

 

Le fils. Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature.

Ô Père des miséricordes et Dieu de toute consolation ! je vous rends grâces de ce que, tout indigne que j’en suis, vous voulez bien cependant me consoler !

Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et votre Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.

Ô Seigneur, mon Dieu, saint objet de mon amour ! quand vous descendrez dans mon cœur, toutes mes entrailles tressailliront de joie.

Vous êtes ma gloire et la joie de mon cœur.

Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.

Mais, parce que mon amour est encore faible et ma vertu chancelante, j’ai besoin d’être fortifié et consolé par vous : visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.

Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon cœur toutes ses affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer.

C’est quelque chose de grand que l’amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul, il rend léger ce qui est pesant, et fait qu’on supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie.

Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu’il y a de plus amer.

L’amour de Jésus est généreux ; il fait entreprendre de grandes choses, et il excite toujours à ce qu’il y a de plus parfait.

L’amour aspire à s’élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre.

L’amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu’à Dieu sans obstacle, afin qu’il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.

Rien n’est plus doux que l’amour, rien n’est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux ; il n’est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut se reposer qu’en Dieu au-dessus de toutes les créatures.

Celui qui aime court, vole ; il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête.

Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu’au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.

Il ne regarde pas aux dons, mais il s’élève au-dessus de tous les biens jusqu’à celui qui donne.

L’amour souvent ne connaît point de mesure ; mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.

Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; il tente plus qu’il ne peut ; jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis.

Après ce magnifique tableau de l’amour divin, il revient à la patience, qui est le sceau de cette vertu.

XXV

Qui n’est pas prêt à souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté de son Bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer.

Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu’il y a de plus dur et de plus amer, pour son Bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le détache de lui.

Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois est l’effet de la présence de la grâce, et une sorte d’avant-goût de la patrie céleste ; il n’y faut pas chercher trop d’appui, parce qu’il passe comme il est venu.

Mais combattre les mouvements déréglés de l’âme, et mépriser les sollicitations du démon, c’est un grand sujet de mérite, et la marque d’une solide vertu.

XXVI

Puis il se retourne vers la faiblesse humaine, et lui dit avec une douce colère :

Tais-toi donc, ne me parle plus ; je ne t’écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m’inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon salut : que craindrai-je ?

Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon cœur ne craindrait pas. Le Seigneur est mon aide et mon rédempteur.

Combattez comme un généreux soldat : et, si quelquefois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand dans l’espérance d’être soutenu par une grâce plus forte ; et gardez-vous surtout de la vaine complaisance et de l’orgueil.

Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez-vous de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre cœur demande.

Si vous voulez goûter une véritable joie et des consolations abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toujours les joies terrestres ; et je vous bénirai, je verserai sur vous mes inépuisables consolations.

Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les miennes seront douces et puissantes.

Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti quelque tristesse, sans avoir travaillé, combattu.

Une mauvaise habitude vous arrêtera, mais vous la vaincrez par une meilleure.

La chair murmurera ; mais elle sera contenue par la ferveur de l’esprit.

L’antique serpent vous sollicitera, vous exercera ; mais vous le mettrez en fuite par la prière, et, en vous occupant surtout d’un travail utile, vous lui fermerez l’entrée de votre âme.

Enfin il atteint la paix, et il lui chante ce Te Deum suprême :

XXVII

Ô mon Dieu ! vous êtes seul infiniment bon, seul très haut, très puissant ; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et vous donnez tout ; vous seul nous consolez par vos douceurs inexprimables ; seul, vous êtes toute beauté, tout amour ; votre gloire s’élève au-dessus de toute gloire, votre grandeur au-dessus de toute grandeur ; la perfection de tous les biens ensemble est en vous, Seigneur mon Dieu, y a toujours été, y sera toujours.

Ainsi tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même, tout ce que vous m’en promettez, est trop peu et ne suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement.

Car mon cœur ne peut avoir de vrai repos, ni être entièrement rassasié, jusqu’à ce que, s’élevant au-dessus de tous vos dons et de toute créature, il se repose uniquement en vous.

J’ai été délaissé, pauvre exilé, en une terre ennemie, où il y a guerre continuelle et de grandes infortunes.

Consolez mon exil, adoucissez l’angoisse de mon cœur : car il soupire après vous de toute l’ardeur de ses désirs.

XXVIII

Voilà cette nouvelle philosophie du christianisme ; j’en ai goûté la saveur, je l’ai jugée par ses œuvres. Elle avait sur mes lèvres d’enfant la douceur du lait de ma nourrice. C’était une femme de l’école de Gerson, ou plutôt de l’école de Dieu. Elle avait trouvé dans ce petit livre toutes ses doctrines, toute son intelligence, tout son cœur ; aussi était-il partout dans la maison. C’était l’ubiquité de la parole de Dieu dans l’humble famille. Voyant le caractère grave et pieux que contractait le doux et ravissant visage de notre jeune mère, quand, après nous avoir embrassés, elle prenait ce livre dans sa main pour en lire quelques versets, comme pour l’avant-goût de la journée dans la nourriture de son âme, nous appelions avec respect l’Imitation la gravité de notre mère, et nous nous mettions le doigt sur les lèvres pour nous commander à nous-mêmes le silence sans savoir pourquoi, jusqu’à ce que sa courte lecture fût achevée.

Quand elle était levée, elle y mettait en guise de signet une petite branche de buis bénit le jour des Rameaux, comme si ce buis jauni par l’année avait poussé entre ses pages, puis elle nous faisait balbutier nos prières, et nous courions après au jardin.

Nous ne sûmes que plus tard que cette miniature de volume contenait plus de philosophie sainte que tous les gros volumes de la bibliothèque de la maison.

Qu’est-ce en effet qu’une philosophie, me disais-je ? Il y en a de deux espèces, me répondis-je bientôt : l’une morte et l’autre vivante ; l’une qui disserte et ne conclut pas, l’autre qui conclut sans disserter ; l’une qui dit oui et non, l’autre qui dit : Je n’en sais rien, mais je consulte mon cœur ignorant, et j’affirme sur la parole muette de ma conscience. Et je me sens convaincu, tranquillisé et heureux, car le silence est une conviction, la tranquillité est une preuve, le bonheur est une paix. Tenons-nous-en à ces trois dons que nous trouvons dans ce petit livre, et vivons : nous en saurons plus loin et plus haut quand nous serons dans la vraie vie.

Voilà la philosophie de Gerson ; elle ne dit pas vérité, mais elle dit charité selon ses propres paroles, charité envers tous nos frères, et d’abord envers nous-mêmes. Qui ne s’aime mieux après avoir lu cette onction divine qui découle de toutes ces lignes ? Quelle est la philosophie qui communique à l’âme des émanations aussi tendres et des consolations aussi sensibles ?

XXIX

Est-ce la philosophie antique (j’excepte celle de l’Inde, qui semble découler de l’arbre de vie planté dans l’Éden de l’Himalaya) ? Est-ce la philosophie de Socrate, qui n’est que sécheresse, froideur et raisonnement ? Est-ce la philosophie de Platon, qui rêve inutilement pour la vertu des idéalités à deux faces, l’une faite pour les anges, l’autre pour les démons ? Est-ce la philosophie des Romains, ces bâtards du vieux monde, que Cicéron élève jusqu’aux sublimités du Songe de Scipion, et que Marc-Aurèle ravale jusqu’aux mystères de l’ascétisme ? Est-ce la philosophie française du dix-huitième siècle, qui pour expliquer l’œuvre divine commence par nier le Créateur, et qui révèle à la place des fins dernières, avec Condorcet, la stupide théorie du progrès continu et indéfini ? Le progrès indéfini n’est qu’une qualité de l’Être des êtres ; toute créature est assujettie aux lois de sa création. Imperfection et vicissitude sont les deux termes qui définissent l’humanité ; changement est sa nature ; cette vicissitude humaine, que la raison proclame, l’expérience et l’histoire ne la proclament pas moins. La mort de tout est la condition de la vie universelle. Naître et ne pas mourir est l’utopie contradictoire. Des myriades d’hommes qui ont traversé la terre depuis qu’elle tourne, montrez-m’en un seul qui ait indéfiniment progressé, un seul dont un cheveu n’ait pas blanchi, un seul qui ait ajouté à son être un organe nouveau, un poil, une plume, un atome de raison ou de matière ! La raison et la matière sont à Dieu, et non à l’homme. Aucun homme n’échappe à la loi générale ou particulière ; l’argile se brise, mais ne fléchit pas. La poésie a-t-elle fait un pas en avant depuis Homère ? la philosophie pratique, à l’exception de celle de l’Imitation, depuis Gerson ? la mécanique, depuis Archimède ? la géographie, depuis Colomb ? Nous allons un peu plus vite à la mort par la route du chemin de fer qui nivelle le sol, et par l’art du télégraphe électrique ; nos boulets frappent un peu plus fort la poitrine de nos ennemis, mais c’est tout. La matière seule a progressé, mais elle est toujours matière, c’est-à-dire obstacle et non moyen. Éteignez son foyer courant, et elle s’arrête ; coupez son fil, et son âme s’évanouit. Point de changement, par conséquent point de progrès. Mais donnez à l’homme la conviction que se résigner humblement à la volonté de Dieu est plus beau que vouloir soi-même, et que la suprême sagesse est d’accepter ce que Dieu veut : voilà une sagesse, voilà une force nouvelle, voilà un progrès ! L’homme devient Dieu et s’élève à la divinité par la conformité volontaire de sa nature infime avec la nature céleste ; à celui-là Dieu dira lui-même : Assieds-toi à ma droite, car tu m’as adoré dans mon esprit……

Encore une fois, voilà la philosophie de ce petit livre ; il a été dicté par les anges à un homme plus ange qu’eux. Cet homme était Gerson, qui fit faire un pas à ses frères, et qui, en disant à l’homme : « Tu n’es qu’un homme », lui fit accomplir l’évolution morale qui en fait presque un Dieu !

 

Lamartine.