(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXIXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 129-192
/ 2391
(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXIXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 129-192

CXXIXe entretien.
Fior d’Aliza (suite)

Chapitre VII (suite)

CCXVI

— Oui, j’ai pensé en moi-même : ne disons rien ; qu’il nous suffise de soupçonner qu’elle est là ; que son cousin n’y est probablement pas loin d’elle ; que le bon Dieu, en permettant ce rapprochement, a peut-être un dessein de bonté sur le pauvre prisonnier comme sur vous-mêmes, et attendons que le mystère s’explique avant d’y mêler nos indiscrètes curiosités et nos mains moins adroites que celles de l’amour innocent !

Car je suis vieux, voyez-vous, mes braves gens, il y a longtemps que ma barbe est blanche ; j’ai vu passer et repasser bien des nuages sur de beaux jours et ressortir bien de beaux jours des nuages, et j’ai appris qu’il ne fallait pas trop se presser, même dans ses bons desseins, de peur de les faire avorter en les pressant de donner leur fruit avant l’heure, car il y a des choses que Dieu veut faire tout seul et sans aide ; quand nous voulons y mêler d’avance notre main il frappe sur les doigts, comme on fait aux enfants qui gâtent l’ouvrage de leur père ! Ainsi, faites comme moi : priez, croyez et prenez patience !

CCXVII

Mais, tout en prenant patience, ajouta le sage frère quêteur, je n’ai pas pourtant perdu mon temps et toutes mes peines à Lucques et aux environs pendant la semaine.

Écoutez encore, et remettez-moi ces grimoires de papier, ces sommations et ces actes que Nicolas del Calamayo, le conseil, l’avocat et l’huissier de Lucques, vous a fait signifier l’un après l’autre pour vous déposséder du pré, de la grotte, des champs, des mûriers, de la vieille vigne et du gros châtaignier, au nom de parents que vous ne vous connaissiez pas dans les villages de la plaine du Cerchio ; c’était peut-être une mauvaise pensée qui me tenait l’esprit, ajouta le frère, mais, quand j’ai su la passion bestiale du chef des sbires pour votre belle enfant, sauvage comme une biche de votre forêt ; quand j’ai appris qu’un homme si riche et si puissant dans Lucques vous avait demandé la main d’une fille de rien du tout, nourrie dans une cabane ; quand on m’a dit que la petite l’avait refusé, et qu’à la suite de ce refus obstiné pour l’amour de vous et de son cousin, le sbire s’était présenté tout à coup et coup sur coup, muni de soi-disant actes endormis jusque-là, qui attribuaient, champ par champ, votre petit bien au chef des sbires, acquéreur des titres de vos soi-disant parents d’en bas, je n’ai pu m’empêcher d’entrevoir là-dedans des hasards bien habiles, et qui avaient bien l’air d’avoir été concertés par quelque officier scélérat de plume, comme il y en a tant parmi ces hommes à robe noire qui grignotent les vieux parchemins, comme des rats d’église grignotent la cire de l’autel.

Je suis allé trouver mon vieil ami de Lucques, le fameux docteur Bernabo, qui, quoique retiré de ses fonctions d’avocat du duc, donne encore des consultations gratuites aux pauvres gens de Lucques et des villes voisines. Il me connaît depuis quarante ans pour avoir été quêter toutes les semaines à sa porte, et pour m’avoir toujours donné autant de bonnes grâces pour moi que de bouteilles de vin d’Aleatico pour le monastère.

Je lui ai demandé la faveur de l’entretenir après son audience, en particulier ; quand le monde a été dehors de sa bibliothèque, je lui ai demandé, à voix basse, s’il pouvait me donner des renseignements aussi secrets qu’en confession sur un certain scribe attaché au tribunal de Lucques, nommé Nicolas del Calamayo.

— Eh quoi ! m’a-t-il répondu en riant et en me regardant du capuchon aux sandales, frère Hilario, est-ce que vous avez attendu vos quatre-vingts ans pour déserter la piété et l’honneur, et pour avoir besoin, dans quelque mauvaise affaire, d’un mauvais conseil ou d’un habile complice ?

— Pourquoi me dites-vous cela ? ai-je répondu au docteur Bernabo, qui ne rit pas souvent.

— Mon brave frère Hilario, m’a-t-il répliqué très sérieusement alors, c’est qu’on ne se sert de ce drôle de Nicolas del Calamayo que quand on a un mauvais coup de justice à faire ou une mauvaise cause à justifier par de mauvais moyens.

— Et le chef des sbires de Lucques, son ami ? ai-je poursuivi, en sondant toujours la conscience du docteur Bernabo.

— Le chef des sbires, m’a-t-il répondu, n’est pas un coquin aussi accompli que son ami Nicolas del Calamayo : l’un est le serpent, l’autre est l’oiseau que le serpent fascine et attire dans la gueule du vice.

Le chef des sbires n’est qu’un homme léger, débauché et corrompu, qui ne refuse rien à ses passions quand on lui offre les moyens de les satisfaire, mais qui, de sang-froid, ne ferait pas le mal si on ne lui présentait pas le mal tout fait. Vous savez que ce caractère-là est le plus commun parmi les hommes légers ; leur conscience ne leur pèse pas plus que leur cervelle, et ce qui leur fait plaisir ne leur paraît jamais bien criminel.

Tel est, en réalité, le chef des sbires ; son plus grand vice, c’est son ami Nicolas del Calamayo !

— Eh bien ! seigneur docteur, dis-je alors à Bernabo, je vais vous exposer une affaire grave et compliquée dans laquelle le chef des sbires a un intérêt, et Nicolas del Calamayo, les deux bras jusqu’aux coudes.

— Je vous écoute, dit Bernabo.

Je lui ai raconté alors le hasard qui fit rencontrer la belle Fior d’Aliza par le sbire en société de son ami Nicolas del Calamayo : la demande, le refus, l’entêtement du sbire, l’obstination de la jeune fille, puis la dépossession, pièce à pièce, par les soins du procureur Nicolas del Calamayo, au moyen d’actes présentés par lui à la justice, actes revendiquant pour des parents, au nom d’anciens parents inconnus dont le sbire avait acheté les titres, tout le petit héritage de vos pères et de vos enfants.

En m’écoutant, le vieux docteur en jurisprudence fronçait le sourcil et se pinçait les lèvres avec un sourire d’incrédulité et de mépris qui montrait assez ce qui se passait dans son âme.

— Avez-vous sur vous ces pièces ? me dit Bernabo.

— Non, répondis-je.

— Eh bien ! apportez-les-moi la première fois que vous descendrez du monastère à la ville ; je vous en rendrai bon compte après les avoir examinées, et si elles me paraissent suspectes dans leur texte, comme elles le sont déjà à mes yeux dans leurs circonstances, rapportez-vous-en à moi pour faire une enquête secrète et gratuite chez les prétendus parents ou ayants droits de votre pauvre aveugle. La meilleure charité à faire aux braves gens, c’est de démasquer un coquin comme ce Nicolas del Calamayo avant de mourir, et de lui arracher des ongles ses victimes.

Allez, frère Hilario, et mettez-vous seulement un sceau de silence sur votre barbe ; qui sait si, en sauvant le patrimoine de ces pauvres gens, nous ne parviendrons pas aussi à découvrir quelque embûche tendue à la vie du criminel, peut-être innocent, qu’on va juger sur de si vilaines apparences !

CCXVIII

Le frère termina son récit en prenant les pièces dans l’armoire.

— Ah ! que nous font les biens, la vigne, le pré, le châtaignier ! la maison même, nous écriâmes-nous, ma belle-sœur et moi. Qu’on prenne tout, qu’on nous jette tout nus dans le chemin, mais qu’on nous rende nos deux pauvres innocents !

— Résignez-vous à la volonté de Dieu, quel que soit le sort d’Hyeronimo, nous dit-il en s’en allant ; je monte au monastère pour instruire le prieur de votre angoisse et du motif de mes absences. Je lui demanderai de séjourner à la ville autant que ma présence pourra être utile au prisonnier pour ce monde ou pour l’autre ; je remonterai jusqu’ici dès que j’aurai une bonne ou une mauvaise nouvelle à vous rapporter d’en bas ; ne cessez pas de prier.

— Ah ! répondîmes-nous tout en larmes ; si nous cessions de prier nous aurions cessé de trembler ou d’espérer pour la vie de nos enfants, nous aurions bien plutôt cessé de vivre !

CCXIX

Il s’en alla, et nous entendîmes, pendant la nuit suivante, son pas lourd, lent et mesuré, qui faisait rouler les cailloux sur le sentier en redescendant du monastère vers la ville.

Nous restâmes douze grands jours sans le voir remonter et sans rien apprendre de ce qui se passait en ville. Hélas ! il craignait sans doute de nous informer trop tôt de la condamnation sans remède de Hyeronimo ; mais chaque heure de silence nous paraissait le coup de la mort pour tous les quatre ! Voilà tout, monsieur.

Chapitre VIII

CCXX

— À toi, maintenant, dit l’aveugle à Fior d’Aliza, raconte à l’étranger ce qui s’était passé dans la prison pendant cette lugubre agonie de nos deux âmes dans la cabane.

— Voilà, monsieur, reprit naïvement la belle sposa, après avoir retiré le sein à son nourrisson qui s’était endormi sur la coupe.

Le lendemain du jugement à mort, comme je vous ai dit, le bourreau vint avec les hommes noirs au cachot. Ils portaient des outils, de grands ciseaux et des charbons rouges, comme s’ils avaient voulu supplicier un saint Sébastien ; mais ce n’était pas cela, au contraire ; le bourreau coupa l’anneau de fer qu’il avait rivé les premiers jours à la chaîne scellée dans le mur ; il fit fondre le plomb qui rivait le clou des menottes aux poignets et les entraves aux pieds ; il laissa le prisonnier libre de tous ses membres ; il ouvrit la deuxième grille de fer qui rétrécissait de la moitié son cachot ; il ouvrit de même une petite porte basse toute en plaque de tôle qui donnait accès par un corridor souterrain, étroit, surbaissé et sombre, dans la petite chapelle des condamnés à mort.

Cette chapelle, pas plus large que notre cabane, faisait partie des cloîtres par le côté de la cour ; par le côté opposé, derrière l’autel, elle recevait le jour par une fenêtre haute qui ouvrait sur des jardins plantés de légumes et sur un petit verger d’oliviers où les blanchisseuses de la ville étalaient le linge après l’avoir lavé dans un canal du Cerchio.

Ces vergers et ces potagers, déserts pendant la nuit, étaient bornés par le rempart de Lucques ; il n’y avait, sous ce rempart, qu’un étroit passage pour laisser le canal des lavandières rejoindre dans la campagne le lit sinueux du Cerchio.

J’avais vu tout cela du haut d’une échelle, en balayant avec une tête de loup le plafond de la chapelle et les vitraux peints qui garnissaient la fenêtre. Ces vitraux représentaient le supplice du bon malfaiteur dans Jérusalem, demandant pardon au Christ sur sa croix, qui lui promet le paradis. La fenêtre était si étroite, qu’une grosse barre de fer scellée en bas et en haut dans la pierre de taille, derrière le vitrail, suffisait pour empêcher un regard même d’y passer. Les murs avaient deux brasses d’épaisseur ; ils étaient construits de blocs de marbre noir aussi lourds que nos rochers, pour que les condamnés à mort qu’on y abandonnait seuls avec Dieu ne pussent pas songer seulement à s’évader. Un confessionnal et un banc de bois noir étaient les seuls meubles de l’oratoire. Un capucin venait tous les matins, à l’aube du jour, dire la messe pour tous les prisonniers ; ils l’entendaient, à travers la porte ouverte, chacun, de sa lucarne ouvrant sous le cloître ; cela les consolait de voir et d’entendre qu’on priait du moins pour eux ; c’était moi qui servais la messe du capucin, armée d’une petite sonnette de cuivre qu’on m’avait appris à sonner à l’élévation ; c’était moi qui lui versais le vin et l’eau des burettes dans le calice. Quand il avait fini, on fermait la porte de l’oratoire en dehors avec de gros verrous et un cadenas ; moi seule, comme porte-clefs, je pouvais y entrer quelques moments avant la messe du lendemain pour allumer les deux petits cierges, remettre de l’huile dans la lampe, et du vin et de l’eau dans les burettes du vieux prêtre à moitié aveugle.

CCXXI

Ah ! ce fut un beau moment, ma tante, que celui où, du haut de ma chambre, dans ma tour, j’entendis le bargello conduire lui-même le forgeron au cachot, et où les coups de marteau qui descellaient les fers du prisonnier retentirent dans le cloître et jusqu’à ma fenêtre. Je tombai sur mes deux genoux devant la lucarne pour remercier Dieu de ce qui était pourtant un signe de mort, et je me dis en moi-même : Voilà qu’on lui rend ses membres, à toi maintenant de lui rendre la liberté et la vie !

CCXXII

Quand tout fut rentré dans le silence ordinaire du cloître, et que le bargello en fut sorti avec le forgeron et les hommes noirs de la justice, j’y entrai sans bruit avec la provende et les cruches d’eau des prisonniers ; je ne fus pas lente, croyez-moi, à distribuer à chacun sa portion, à ouvrir et à refermer leurs grilles ; les pieds me brûlaient de courir au cachot de votre enfant. Il se tenait encore tout au fond, debout sur sa paille, de peur de se trahir en se précipitant trop vite vers moi ; mais, quand j’eus ouvert sa grille d’une main toute tremblante, il bondit comme un bélier du fond de l’ombre, il me prit dans ses bras et m’étouffa contre son cœur, où je me sentais mourir et où je restai longtemps sans que lui ni moi nous pussions proférer une seule parole ; lui baisait mes cheveux, moi ses mains, tels que nous nous serrions, vous et moi, ma tante, quand, après une longue absence dans les bois après mes chèvres, je revenais le soir plus tard que vous ne m’attendiez sous le châtaignier.

Quand nous nous fûmes bien embrassés et bien arrosés de nos pleurs, sans pouvoir parler pour avoir trop à nous dire, je passai mon bras droit autour de son cou, lui son bras autour du mien, et il commença à me dire :

— Que font-ils là-haut ?

— Je m’en fie au bon Dieu et au père Hilario, leur ami, répondis-je.

— Que je t’ai coûté de tourments et à eux, reprit-il, ma pauvre Fior d’Aliza ! hélas ! et que je vous en coûterai bien d’autres quand se lèvera le matin où nous devrons nous séparer pour jamais !

— Qu’est-ce que tu dis donc, répliquai-je, en cachant mon front dans sa veste où pendait encore un reste de sa chaîne, n’est-ce pas moi qui te coûte la prison et la vie ? N’est-ce pas pour l’amour de moi que tu as saisi le tromblon à la muraille et tiré ce mauvais coup pour venger mon sang sur ces brigands ?

Mais non, non, tu ne mourras pas pour moi, continuai-je, ou bien je mourrai avec toi moi-même !

Mais nous ne mourrons ni toi ni moi, si tu veux écouter mes conseils.

CCXXIII

Alors je lui montrai la lime de la sposa du galérien cachée entre ma veste et ma chemise ; je lui indiquai du doigt la petite porte basse encore fermée, qui menait du fond de son cachot dans le couloir de la chapelle.

— C’est par là, lui dis-je, le visage tout rayonnant d’assurance (car l’amour ne doute de rien), c’est par là qu’ils croient te mener à la mort, et c’est par là que je te mènerai à la vie.

Je n’en dis pas plus ce jour-là sur les moyens que je rêvais pour sa délivrance ; il me pressa en vain de lui tout expliquer :

— Non, non, ne me le demande pas encore, répondis-je, car si tu savais tout d’avance, tu refuserais peut-être encore ton salut de mes mains, ou bien tu pourrais le laisser échapper dans l’oreille des prêtres qui vont venir pour te résigner peu à peu à ton supplice. Il vaut mieux te mettre la clef en main sans savoir comment on la forge ; c’est à toi de te fier à moi, et c’est à moi d’être ton père et ta mère, puisque je les remplace seule ici.

— Oh ! me dit-il en me serrant les mains et en les élevant dans les siennes vers la voûte du cachot, je le veux bien ; tu es mon père et ma mère sous la figure de ma sœur, mais tu es bien plus encore, car tu es moi aussi, et plus que moi, ajouta-t-il, car je me donnerais mille fois moi-même pour te sauver une goutte de tes yeux seulement.

Il me dit alors des choses qu’il ne m’avait jamais dites et que je ne comprenais que par le tremblement de sa voix et par le froid de sa main sur mon épaule, mais des choses si douces à entendre, à voir, à sentir, que je ne pouvais y répondre que par des rougeurs, des pâleurs et des soupirs qui paraissaient lui faire oublier tout à fait sa mort, comme tout cela me faisait oublier la vie ! On eût dit qu’une muraille venait de tomber entre lui et moi et que nous nous parlions en nous reconnaissant pour la première fois. Oh ! que j’oubliais la prison, l’échafaud, le supplice et tout au monde, et que je bénissais à part moi ce malheur qui lui arrachait cette confession forcée de son cœur qu’il n’aurait peut-être jamais ouvert en liberté et au soleil.

CCXXIV

Je ne sais pas combien durèrent tantôt ces entretiens, tantôt ces silences entre nous ; mais nos deux cœurs étaient devenus si légers depuis que nous les avions soulagés involontairement du secret de notre amour, que nous aurions marché au supplice la main dans la main, allègrement et sans sentir seulement la terre sous nos pieds ! Ce que c’est que l’amour cependant, une fois qu’on a compris qu’on s’aime et qu’on découvre tout étonnée dans le cœur d’un autre le même secret qu’on se cachait à soi-même, et que ces deux secrets n’en font plus qu’un entre deux !

Il paraissait aussi enivré du peu que je lui disais par mes mots entrecoupés, par mon front baissé, par mon agitation, que je l’étais moi-même, seulement par le son timide de sa voix.

CCXXV

L’heure, qui sonna midi au cadran de la tour, nous rappela à peine que le temps comptait encore pour nous, car nous nous croyions vraiment dans le temps qui ne compte plus, dans l’éternité.

— Adieu ! lui dis-je en retirant ma main de la sienne ; voici ce qu’il faut faire, vois-tu, Hyeronimo : il faut penser à ta chère âme comme un homme qui va mourir, bien que nous ne mourrons pas, je le crois fermement. Parmi tous ces moines, ces pénitents et ces prêtres qui vont venir tous les jours pour t’exhorter et te préparer à la mort par les sacrements, il faut dire que tu préfères les frères de l’ordre des Camaldules, qui t’ont enseigné la religion dans ton enfance, et que tu serais plus résigné et plus content si l’on pouvait t’accorder pour confesseur le vieux frère Hilario, du couvent de la montagne, dont tu as l’habitude, et qui daignera bien descendre pendant quelques semaines à Lucques pour adoucir tes derniers moments ; le bargello m’a dit qu’on ne refusait rien aux condamnés de ce qui peut leur ouvrir le paradis en sortant de la prison ; la présence de cet ami de la cabane dans ton cachot et dans la ville de Lucques, où il est connu et aimé, qui sait ? pourra peut-être intéresser pour toi les braves gens ; et qui sait encore s’il ne pourra pas arriver jusqu’à monseigneur le duc et t’obtenir la grâce de la vie ? Quand le bargello va venir te visiter ce matin avec les pénitents noirs et les frères de la Miséricorde, dis-leur ton désir d’obtenir ici la présence du frère Hilario, le vieux quêteur des Camaldules de San Stefano. Le bon Dieu fera le reste ; nous saurons par lui des nouvelles de nos pauvres parents ; je me ferai connaître de lui avec confiance, il ne me trahira pas de peur de t’enlever ta dernière consolation jusqu’à l’heure suprême ; nous lui ferons transmettre nos propres messages à la cabane, il empêchera ta mère et mon père de désespérer, et, si nous devons mourir, soit l’un ou l’autre, soit tous les deux, il les soutiendra dans leur misère et dans leurs larmes.

CCXXVI

Tout ainsi convenu, je me retirai de la cour ; les confréries de la Sainte-Mort, introduites par le bargello, ne tardèrent pas à y entrer avec lui. Hyeronimo, après avoir écouté leurs exhortations au repentir et leurs offres de prières, leur répondit avec reconnaissance, que le seul service qu’il eût à implorer d’eux, c’était la visite et les consolations du frère Hilario, qu’à lui il se confesserait, mais à aucun autre, et que s’ils voulaient son salut dans l’autre vie, c’était le seul moyen de le décider au repentir de ses fautes et à l’acceptation de son supplice.

Ils lui promirent d’envoyer un messager au monastère pour demander au supérieur de faire descendre le vieux camaldule et de l’autoriser à demeurer dans un autre couvent de la ville, ou même dans la prison, jusqu’au jour de la mort du meurtrier des sbires.

CCXXVII

Le lendemain, avant le soleil levé, on frappa à la porte de la prison, c’était le frère Hilario ; le bargello l’introduisit dans la cour et dans le cachot d’Hyeronimo, et les laissa seuls ensemble dans la chapelle.

J’avais eu soin de ne pas me montrer, de peur qu’une exclamation du bon frère quêteur ne révélât involontairement ma ruse et ma personne au bargello. Quand je redescendis de ma tour dans le préau pour mon service, Hyeronimo avait eu le temps de prévenir le moine de ma présence.

— Je le savais, lui dit notre saint ami, la zampogne que j’avais entendue au sommet de la tour de la prison m’avait révélé la présence de Fior d’Aliza derrière ces grilles ; seulement j’ignorais par quel artifice la pauvre innocente avait pu s’introduire si près de toi. Rassure-toi, avait-il ajouté, je ne serai pas plus dur que la Providence, je ne séparerai pas avant la mort ceux qu’elle a réunis ; je ne ferai rien connaître au bargello ni à sa femme de votre secret ; il est peut-être dans les desseins de cette Providence.

Après avoir parlé ainsi et prié un moment avec Hyeronimo dans l’oratoire, le saint prêtre en sortit, et, me rencontrant sous le cloître, il me donna son chapelet à baiser, et il me le colla fortement sur les lèvres comme pour me dire : Silence !

Je me gardai bien, à cause des autres prisonniers, d’avoir l’air de connaître le frère quêteur. Je restai longtemps à genoux, pleurant tout bas contre la muraille, après qu’il fut sorti du cloître. Il s’en alla demander asile à un couvent voisin de son ordre, promettant à la femme du bargello de revenir tous les matins dire la messe, et tous les soirs donner la bénédiction au jeune criminel.

CCXXVIII

Quand il fut sorti, j’entrai dans le cachot sous l’apparence de mon service.

Hyeronimo me dit à son aise que le moine ne m’avait pas blâmée de ma ruse, qu’il ne la trahirait pas jusqu’après sa mort ; qu’il avait un faible espoir d’obtenir, non sa liberté, mais sa vie de monseigneur le duc, si ce prince, qui était à Vienne en Autriche, revenait à Lucques avant le jour marqué dans le jugement pour l’exécution ; mais que si, malheureusement, retardait son retour dans ses États, personne autre que le souverain ne possédait le droit de grâce, et qu’il n’y avait qu’à accepter la mort de Dieu, comme il en avait accepté la vie ; que, dans cette éventualité terrible, le père Hilario le confesserait au dernier moment, lui donnerait le sacrement et ne le quitterait pas même sur l’échafaud, jusqu’à ce qu’il l’eût remis pardonné, sanctifié et sans tache entre les mains de Dieu.

Hyeronimo, en me racontant cela sans pleurer, me dit qu’une seule chose lui coûtait trop pour qu’il pût jamais se résigner à mourir sans désespoir et sans soif de vengeance contre le chef des sbires, son véritable assassin, et que cette chose (ici il hésita et il fallut pour ainsi dire l’arracher parole par parole de ses lèvres), c’était de mourir sans que nous eussions été, lui et moi, mariés ou tout au moins, ne fût-ce qu’un jour, fiancés sur la terre, puisque, selon la croyance de notre religion et selon la parole des moines de la montagne, les âmes qui avaient été unies indissolublement ici-bas par la bénédiction des fiançailles ou du mariage, étaient à jamais unies et inséparables dans le ciel comme sur la terre, dans l’éternité comme dans le temps !

En disant cela, il se cachait le visage entre ses deux mains, et on voyait de grosses larmes glisser entre ses doigts et tomber sur la paille comme des gouttes de pluie.

Je ne pus pas y tenir, ma tante, et je collai mes lèvres sur ses doigts qui me cachaient son visage.

— Je ne savais pas cela, mon cousin, lui dis-je, enfin, en lui desserrant ses doigts mouillés du visage pour voir ses yeux ; je ne croyais pas que, quand on s’aimait dans ce monde, on pouvait jamais cesser de s’aimer dans l’autre, lui dis-je en pleurant à mon tour ; est-ce qu’on a donc deux âmes ? une pour la terre, une pour le ciel ? une pour le temps, une pour l’éternité ? Quant à moi, je ne m’en sens qu’une, et elle a toujours été autant dans ta poitrine que dans la mienne : l’idée de voir, de penser, de respirer seulement sans toi, ici ou là ne m’est jamais venue.

Il me serra encore plus étroitement contre lui-même.

— Mais, puisque c’est ainsi et que tu le crois, toi qui es plus savant que moi, je le veux autant que toi, repris-je, plus que toi encore, car toi tu pourrais bien peut-être vivre ici ou dans le paradis sans moi, mais moi je ne pourrais ni respirer seulement dans ce monde, ni sentir le paradis dans l’autre, si j’étais séparée de toi ! Ainsi, ne vivons pas, ô mon frère ! ne mourons pas sans avoir échangé deux anneaux de fiançailles ou de mariage que nous nous rendrons après la mort pour nous reconnaître entre toutes ces âmes qui habitent là-haut, dans le bleu, au-dessus des montagnes. Oh ! Dieu, que deviendrions-nous si nous venions à nous perdre dans cet infini où tu me chercherais éternellement, comme dit l’histoire de Francesca de Rimini.

CCXXIX

— Mais quel moyen ? me dit-il en se désespérant et en ouvrant ses deux bras étendus en croix derrière lui, tel qu’un homme qui tombe à la renverse.

Je songeai un peu, puis je lui dis :

— Je crois que j’en sais un !

— Et lequel ? s’écria-t-il en se rapprochant de moi comme pour mieux entendre.

— Rien que la vérité, répondis-je. Dis au père Hilario, ton confesseur, et qui donnerait son sang pour ton salut, ce que tu viens de me dire, dis-lui que tu mourras dans l’impénitence finale et dans le désespoir sans pardon, si, avant de mourir, tu n’emportes pas la certitude de mourir inséparable de moi après cette vie, et de vivre sposo e sposa dans le paradis, puisque nous n’avons pu vivre ainsi dans ce monde, et que, pour t’assurer que le paradis ne sera pour nous deux qu’une absence et qu’une attente de quelques années d’un monde à l’autre, il faut que nous ayons été époux, ne fût-ce qu’un jour dans notre malheur. Jure-lui, par ton salut éternel, que, sans cette charité de sa part, il sera responsable à Dieu de la perdition de nos deux âmes, de la tienne par la vengeance que tu emporteras dans l’éternité contre nos ennemis les sbires ; de la mienne, par le désespoir qui me fera maudire à jamais la Providence à laquelle je ne croirais plus après toi ! Il est bon, il est saint, il nous aime, il risquera sa vie même pour nous sauver. Il consentira, par vertu, à nous fiancer secrètement pour le paradis avant le jour de ton supplice (si ce jour fatal doit jamais luire !), ou à nous fiancer pour ce monde, si tu parviens à t’enlever par la fuite à tes bourreaux !…

CCXXX

Cette idée parut l’enlever d’avance à la nuit du cachot et le transporter tout éblouissant d’espérance au ciel ; je crus voir dans sa figure rayonnante un de ces anges Raphaël du cloître de Pise, qui éclairent, de la lumière de leur visage et de leurs habits, la nuit de la Nativité à Bethléem.

— Je n’aurai pas de peine à suivre ton idée, me dit-il en nous séparant, car ce ne sera que la vérité que je dirai au père Hilario, en parlant comme tu viens de dire. Voici l’heure à laquelle il vient m’entretenir de Dieu, après la bénédiction de l’Ave Maria (sept heures du soir), je vais lui révéler notre amour et lui arracher son consentement, si Dieu l’inspire de nous l’accorder. Tiens la fenêtre de ta lucarne ouverte, et prie Dieu pour notre salut, contre les vitres ; si tu ne vois rien venir avant la nuit sur le bord de la tour, c’est qu’il n’y aura point d’espoir pour nous, et que je n’aurai point pu fléchir le frère ; mais, si je suis parvenu à le fléchir ou à l’incliner seulement à notre union avant la mort, je lâcherai la colombe, et elle ira, comme celle de l’arche, te porter la bonne nouvelle avant la nuit : une paille de ma couche, attachée à sa patte, sera le signe auquel tu reconnaîtras qu’il y a une terre ou un paradis devant nous.

CCXXXI

Je montai précipitamment à la tour, avant le moment où le bargello allait ouvrir l’oratoire au camaldule et la grille intérieure au prisonnier, et je priai avec tant de ferveur la Madone et les saints, à genoux devant la lucarne, que je ne sentis plus couler le temps, et que la sueur de mon front avait mouillé la pierre comme une gouttière, avant que le bruit des ailes de la colombe contre la vitre me fît tressaillir et relever le front.

Quel bonheur ! L’oiseau apportait à sa patte un long brin de paille reluisant comme l’or d’une feuille de maïs au soleil ! Je dénouai le brin de paille, je le baisai cent fois convulsivement, je le cachai dans ma poitrine, je baisai les ailes de l’oiseau, je lui donnai à becqueter tant qu’il voulut dans ma main et sur ma bouche remplie de graines fines, puis je détachai de mon corsage un fil bleu, couleur du paradis, j’en fis un collier à l’oiseau, et je le laissai s’envoler vers la lucarne du cloître, où l’attendait son ami le meurtrier !

CCXXXII

Mais quand ce message muet eut été ainsi échangé entre nous, je ne pus contenir toute ma joie en moi-même, je saisis toute joyeuse la zampogne suspendue au dossier de mon lit ; sans y chercher aucun air de suite, je lui fis rendre en désordre toutes les notes éparses et bondissantes qui répondaient, comme un écho ivre, à l’ivresse désordonnée de ma propre joie : cela ressemblait à ces hymnes éclatantes que l’orgue de San Stefano jette, parfois, les jours de grande fête, à travers l’encens du chœur, et qui sont comme le Te Deum de l’amour ! Ce fut si fort et si long, monsieur, que le bargello me dit le lendemain :

— Tu as donc bien peu de cœur, Antonio (c’est ainsi qu’il m’appelait), tu as donc bien peu de cœur de jouer des airs si gais aux oreilles de ces pauvres gens des loges qui pleurent leurs larmes devant Dieu, et surtout aux oreilles de l’homicide qui compte ses dernières heures sur la paille de son cachot !

CCXXXIII

Je rougis, comme si, en effet, j’avais commis une malséance de bon cœur, je baissai les yeux et je me tus.

Dans la journée, je ne voyais que l’heure de visiter Hyeronimo pour savoir de lui les résultats de sa confidence au père Hilario. Je ne pus approcher de son cachot qu’à la nuit tombante, après l’office du soir, que le vieux prêtre était venu réciter dans l’oratoire des prisonniers. Le bargello et sa femme étaient venus y assister par dévotion et par charité d’âme avant de remonter dans leur chambre, en me laissant le soin d’éteindre les cierges et de tout ranger dans le cloître avant de me coucher. Le piccinino dormait déjà d’un sommeil d’enfant, dans le petit lit qu’on lui avait fait dans sa niche, à côté des gros chiens, sous les premières marches de l’escalier.

CCXXXIV

Hyeronimo, cette fois, me parut plus fou de joie mal contenue que je ne l’étais moi-même ; il courait et ressautait autour de son cachot, comme un bélier quand il voit entrer dans l’étable la bergère qui va lui ouvrir la porte des champs ; il voulut m’embrasser sur le front comme les autres jours, je me dérobai.

— Non, non, dis-je, raconte-moi d’abord tout ce qui s’est passé entre le père et toi ! Nous aurons bien le temps de nous aimer après ! Qu’est-ce que tu as dit ? qu’est-ce qu’il a répondu ?

— Eh bien ! reprit Hyeronimo, je n’ai pas eu de peine à amener l’entretien où tu m’avais conseillé de le conduire ; car de lui-même, en me revoyant si pâle et si morne, il m’a demandé de lui ouvrir mon cœur comme je lui avais ouvert ma conscience, et de bien lui dire s’il ne me restait devant le Seigneur aucun mauvais levain de vengeance contre ceux qui avaient causé par malice ma faute et ma mort, si funeste et si prématurée ?

Alors je lui ai tout dit, juste comme tu m’avais dit toi-même, et je me suis montré incapable de pardonner jamais dans le fond du cœur, ni dans ce monde, ni dans l’autre, à ceux qui m’avaient séparé de toi et toi de moi, à moins d’avoir la certitude en mourant que tu ne serais jamais à un autre sur la terre et que je serais éternellement ton fiancé dans le paradis.

Il m’a bien grondé de ces sentiments, qui lui ôtaient tout droit de m’absoudre avant la dernière heure, puisqu’il ne pouvait, au nom du Christ, pardonner à ceux qui n’avaient pas pardonné ; il m’a bien prêché, bien tourné et retourné de toutes les façons pour me faire désavouer ma haine et ma vengeance ; mais c’était comme s’il avait parlé à la pierre du mur ou au fer de la grille : j’ai été inexorable dans ma résolution d’emporter mon ressentiment dans mon âme, à moins d’emporter dans l’autre monde l’anneau du mariage qui nous unirait au moins dans l’éternité.

Il a paru réfléchir en lui-même longtemps, comme un homme qui doute sans rien dire ; puis, en se levant pour s’en aller :

— Me promettez-vous, m’a-t-il dit, si cette grâce du mariage in extremis avec celle que vous aimez plus que le ciel et qui vous aime plus que sa vie vous est accordée, me promettez-vous d’embrasser le chef des sbires de bon cœur, et de bénir vos bourreaux, au lieu de maudire en mourant vos ennemis ?

— Oui, mille fois oui, me suis-je écrié, ô mon père ! et je le ferai de bon cœur encore, car ne devrai-je pas plus de bonheur que de malheur à ceux qui m’auront donné ainsi une éternité avec Fior d’Aliza pour quelques misérables années sur la terre !

CCXXXV

— Eh bien ! m’a-t-il dit alors, tranquillisez votre pauvre âme malade, mon cher fils, ce que vous me demandez est bien difficile, impossible à obtenir des hommes peut-être, mais Dieu est plus miséricordieux que les hommes, et celui qui a emporté la brebis égarée sur ses épaules ramène au bercail l’âme blessée par tous les chemins. Je n’oserais prendre sur moi seul, sans l’aveu de mes supérieurs, sans le consentement de vos parents et sans la permission de l’évêque, d’unir secrètement deux enfants qui s’aiment dans un cachot, au pied d’un échafaud, et de mêler l’amour à la mort, dans une union toute sacrilège, si elle n’était toute sainte.

Mais si Dieu permet, pour votre salut éternel, ce que les hommes réprouveraient sans souci de votre âme ; si le Christ dit oui par l’organe de ses ministres, qui sont mes oracles, soyez certain que je ne dirai pas non, et que j’affronterai le blâme des hommes pour porter deux âmes pures à Dieu !

Je vais d’abord consulter l’évêque aussi rempli de charité que de lumière, je monterai ensuite à San Stefano pour obtenir les dispenses de mes supérieurs ; je confierai ensuite à votre mère et au père de Fior d’Aliza la mission sacrée dont je suis chargé auprès d’eux ; j’obtiendrai facilement pour eux l’autorisation d’entrer avec moi dans votre prison, pour recevoir les derniers adieux du condamné, et pour ramener leur fille et leur nièce, veuve avant d’être épouse, dans leur demeure ; préparez-vous par la pureté de vos pensées, par la vertu de votre pardon à l’union toute sainte que vous désirez comme un gage du ciel, et surtout ne laissez rien soupçonner ni au bargello ni à ceux qui vous visiteront par charité, du mystère qui s’accomplira entre l’évêque, vous, votre cousine, vos parents et moi ; les hommes de Dieu peuvent seuls comprendre ce que les hommes de loi ne sauraient souscrire ! Vous nous perdriez tous, et vous, hélas ! le premier.

À ces mots, il m’a béni et j’ai baisé ses sandales.

Voilà, mot à mot, les paroles du père Hilario ; mais j’ai bien vu à son accent et à son visage qu’il avait plus de confiance que de doute sur le succès de sa confidence à l’évêque et à ses supérieurs, et que mon désir était déjà ratifié dans sa pensée.

CCXXXVI

Nous passâmes ainsi ensemble ce soir-là, et tous les autres, de longs moments qui ne nous duraient qu’une minute, parlant de ceci, de cela, de ce que faisaient ma tante et mon père sous le châtaignier, de ce que nous y ferions nous-mêmes si jamais nos angoisses venaient à finir, soit par la grâce de monseigneur le duc, soit par la fuite que nous imaginions ensemble dans quelque pays lointain, comme Pise, les Maremmes, Sienne, Radicofani ou les Apennins de Toscane ; il se livrait avec délices à cette idée de fuite lointaine, où je serais tout un monde pour lui, lui tout un monde pour moi ; où nous gagnerions notre vie, lui avec ses bras, moi avec la zampogne, et où, après avoir amassé ainsi un petit pécule, nous bâtirions, sous quelque autre châtaignier, une autre cabane que viendraient habiter avec nous sa vieille mère et mon pauvre père aveugle, sans compter le chien, notre ami Zampogna, que nous nous gardions bien d’oublier ; mais, cependant, tout en ayant l’air de partager ces beaux rêves, pour encourager Hyeronimo à les faire, je me gardais bien de dire toute ma pensée à mon amant, car je savais bien que je ne pourrais assurer son évasion sans me livrer à sa place, à moins de perdre le bargello et sa brave femme, qui avaient été si bons pour moi, et que je ne voulais à aucun prix sacrifier à mon contentement, car les pauvres gens répondaient de leurs prisonniers âme pour âme, et le moins qu’il pouvait leur arriver, si je me sauvais avec Hyeronimo, c’était d’être expulsés, sans pain, de leur emploi qui les faisait vivre, ou de passer pour mes complices et de prendre dans le cachot la place du meurtrier et de leur porte-clefs.

Cela, monsieur, vous ne l’auriez pas voulu faire, n’est-ce pas ? car cela n’aurait été ni juste, ni reconnaissant ; le mal pour le bien, est-ce que cela se doit penser seulement ? Et puis, faut-il tout vous dire ? j’avais encore une autre raison de tromper un peu Hyeronimo sur ma fuite avec lui hors de la ville : c’est que je ne pouvais lui donner le temps d’assurer sa fuite qu’en amusant quelques heures ses ennemis et en leur livrant une vie pour une autre ; or, peu m’importait de mourir, pourvu que lui il vécût pour nourrir et consoler mon père et ma tante.

Qu’est-ce donc que j’étais en comparaison de lui, moi ? deux yeux pour pleurer ? Cela en valait-il la peine ? Non, j’avais mon plan dans mon cœur et il ne m’en coûtait rien de me sacrifier pour mon amant, puisque j’étais sûre qu’il viendrait me rejoindre dans le paradis.

CCXXXVII

Les heures que nous passions ainsi deux fois par jour, seul à seul, à nous reconsoler et à rêver à deux dans notre cachot (car c’était vraiment autant le mien que le sien), étaient les plus délicieuses que j’eusse passées de ma vie ; en vérité, j’aurais voulu que toutes les heures de notre vie fussent les mêmes, et que les portes de ce paradis de prison ne se rouvrissent jamais pour nous deux ; quand on a ce que l’on aime, qu’est-ce donc que le reste ? qu’un ennui.

J’aurais voulu que ces heures ne coulassent pas, ou bien que toutes nos heures passées et futures fussent contenues dans une de ces heures.

CCXXXVIII

Mais, hélas ! l’ombre du cloître n’en descendait que plus vite sur la cour, et les étoiles ne s’en levaient pas moins dans le coin du ciel qu’on apercevait du fond du cachot ; il fallait nous séparer, coûte que coûte, de peur que ma veille dans la cour ne parût trop longue au bargello ; sa femme et lui étaient bien contents de mon service ; ils ne cessaient pas, les braves gens, de se féliciter de ma fidélité, de mon assiduité à mon devoir, et des soins que je prenais des prisonniers, des chiens et des colombes. Quel crime c’eût été de les livrer à la ruine et à la prison, en récompense de leur confiance ? Ce n’était pas là ce que ma tante m’avait appris en me faisant répéter mon catéchisme.

CCXXXIX

Au bout d’une demi-semaine, d’une attente si douce et cependant si inquiète, le frère Hilario revint de son couvent : il raconta à Hyeronimo que l’évêque et le prieur n’avaient pas balancé à lui accorder le consentement, l’autorisation, les dispenses ecclésiastiques, motivées sur le salut du meurtrier repentant, à qui le pardon et la résignation ne coûteraient rien s’il mourait avec le droit et la certitude de retrouver, dans le paradis des repentants, l’éternelle union avec celle qu’il aimait, union dans le temps, symbole de l’union de l’éternité bienheureuse.

— Je sais, lui avait dit l’évêque, que cette superstition pieuse est dans le pays de Lucques une opinion populaire que rien ne peut extirper dans les campagnes ; mais c’est la superstition de la vertu et de l’amour conjugal, utile aux mœurs ; il n’y a aucun mal à y condescendre pour la fidélité des époux et surtout pour le salut des condamnés.

Le supérieur de San Stefano avait dit de même.

Quant à la mère d’Hyeronimo et à mon père, comment auraient-ils hésité à donner un consentement à une union sainte de tout ce qu’ils aimaient sur la terre, surtout quand ils espéraient que cette union serait peut-être le gage de la grâce accordée à Hyeronimo et tout au moins de mon retour auprès d’eux, si l’iniquité des hommes le retenait en captivité après sa commutation de peine.

Muni de toutes ces autorisations, le père Hilario avait amené avec lui, à la ville, le père aveugle avec le chien qui le conduisait, et ma tante qui les précédait de quelques pas, pour éclairer de la voix les mauvais pas de la descente à son beau-frère.

Le père Hilario les avait conduits tous les deux, comme des mendiants sans asile qu’il avait rencontrés sur les chemins ; il avait obtenu pour eux un coin obscur sous le porche du couvent de Lucques qu’il habitait lui-même ; ils y recevaient la soupe qu’on distribuait deux fois par jour aux habitués de la communauté ; sur leurs deux parts, ils en avaient prélevé une pour le petit chien à trois pattes de l’aveugle, le pauvre Zampogna. La petite bête semblait comprendre qu’il y avait un mystère dans tout cela, et, couché sur les pieds de son maître ou sur le tablier de ma tante, il les regardait avec étonnement et il avait cessé d’aboyer, comme il avait l’habitude de faire à notre porte, au passage des pèlerins.

CCXL

— Prenez bien garde, avait dit à nos parents le père Hilario, de rien révéler ni au bargello, ni à sa femme, ni à personne du secret qui se passe entre Hyeronimo, Fior d’Aliza, vous et moi ; un seul mot, un seul geste perdrait, non seulement la vie, mais le salut même de votre cher enfant, s’il doit mourir.

Ma tante et mon père l’avaient bien promis ; mais j’aime mieux laisser ma tante, à son tour, vous raconter ce qui s’était dit et ce qui se dit ensuite entre eux et Hyeronimo, quand ils se revirent, car je n’y étais pas, monsieur, le jour de la reconnaissance.

Chapitre IX

CCXLI

La tante alors, au lieu de parler, se prit à pleurer à chaudes larmes, le visage caché dans son tablier.

— Pardonnez-moi, monsieur, me dit-elle enfin, rien qu’en y pensant je pleure toujours les yeux de ma tête.

Mettez-vous à notre place, pauvres vieux que nous étions, l’un privé de la lumière, l’autre de son mari, tous les deux de leurs chers enfants, leur unique soutien, lui allant chercher sa fille qui ne voudrait peut-être pas revenir tant elle aimait son cousin, moi allant recevoir mon fils pour lui faire le dernier adieu au pied d’un échafaud ou tout au plus à la porte d’un bagne perpétuel, la plus grande grâce qu’il pût espérer, si monseigneur le duc revenait avant le jour fatal, et tous n’ayant pour appui dans une ville inconnue qu’un vieillard chancelant avec sa besace et son bâton, demandant pour eux l’aumône aux portes.

C’est pourtant comme cela que nous entrâmes à Lucques, monsieur, moi disant mon chapelet derrière le frère quêteur ; et lui, en montrant mon beau-frère, marchant à tâtons derrière nous, guidé par son pauvre chien estropié.

Hélas ! qu’aurait pensé mon pauvre défunt mari, s’il nous avait vus ainsi du haut de son paradis, lui qui m’avait laissée en mourant si jeune et si nippée, avec une si belle enfant au sein ; son frère, avec ses deux yeux, riche d’un si beau domaine autour du gros châtaignier ; son fils, riant dans son berceau auprès du foyer pétillant des sarments de la vigne, honorés dans toute la montagne et faisant envie à tous les pèlerins qui montaient ou descendaient par le sentier de San Stefano ?

Et maintenant, son fils condamné pour homicide, au fond d’un cachot, sur la paille, attendant le jour du supplice ; son frère ayant perdu la lumière du firmament ; moi, flétrie et pâlie par les soucis, loin de ma fille que j’allais retrouver sans qu’il me fût permis de l’embrasser seulement quand je la reverrais !

Tous nos biens passés dans les mains des hommes de loi, ruinés, mendiants, et, qui plus est, déshonorés à jamais dans la montagne par un homicide commis à notre porte, comme dans un repaire de brigands, bien que nous fussions honnêtes ! Mais qui le savait, excepté Dieu et le moine ? Voilà pourtant, monsieur, ce que nous étions devenus en si peu de temps, et comment nous entrions dans la ville de Lucques. Pourrais-je ne pas pleurer, quand j’y pense ?

CCXLII

Le lendemain du jour où le père Hilario nous avait déposés dans la niche obscure, sous l’escalier du couvent de Lucques, près de la prison où l’on servait la soupe des pauvres, il vint nous reprendre avec une permission du juge pour aller revoir tant que nous voudrions le condamné à mort dans sa prison parce que nous étions sa seule famille ; le bargello avait l’ordre de nous ouvrir la porte à toute heure du jour, pourvu que le confesseur de l’homicide, frère Hilario, fût avec nous.

C’est ainsi que nous entrâmes, tout tremblants de peur et de désir à la fois, dans la grande cour vide de la prison, où roucoulaient les colombes, qui semblaient pleurer comme nous et se parler d’amour comme nos deux enfants.

Le bargello et sa femme avaient eu l’égard de ne pas entrer avec nous et de refermer la porte derrière nous pour ne pas assister indiscrètement au désespoir d’un oncle et d’une mère qui venaient compter les dernières heures de leur enfant et de leur neveu.

Fior d’Aliza, avertie par le moine, avait eu le soin de ne pas s’approcher non plus trop près pour que nous ne nous jetassions pas follement, en nous revoyant, dans les bras les uns des autres ; mais j’aperçus sa tête si belle et tout éplorée qui s’avançait, malgré elle, pour nous entrevoir de derrière un noir pilier du cloître, où elle se cachait bien loin de nous ! Ah ! que sa vue me fit peine et plaisir à la fois, monsieur ! Je sentis fléchir mes jambes sous moi, et, sans l’épaule de mon frère, à laquelle je me retins, je serais tombée à terre ; le petit chien Zampogna, qui l’avait reconnue avant nous, jappa de joie en voulant s’élancer vers elle, mais je le retins par sa chaîne, et nous fûmes bientôt devant la grille ouverte du cachot d’Hyeronimo.

CCXLIII

Il nous attendait, le pauvre enfant ; il se jeta, quand il nous vit, aux genoux de son oncle et de moi comme pour nous demander pardon de toutes les tribulations involontaires que l’ardeur de défendre sa cousine et nous avait fait fondre sur la maison. Son oncle pressait sa tête contre ses genoux chancelants d’émotion ; moi, je pleurais sans rien lui dire que son nom dans mes sanglots, en tenant sa main toute mouillée dans la mienne.

Le petit chien, qui avait reconnu son ami, secouait sa chaîne pour s’élancer sur Hyeronimo, jappait de toute sa joie, et, ne pouvant s’appuyer, pour le lécher, sur ses deux pattes, roulait sur nos jambes en recommençant toujours à s’élancer vainement, jusqu’à ce que Hyeronimo l’eût embrassé aussi, à son tour, en pleurant. Enfin, monsieur, c’était une désolation dans le cachot, où l’on entendait plus de sanglots et de jappements que de paroles.

À la fin, le père Hilario, n’y pouvant plus tenir lui-même, nous dit en pleurant aussi :

— Asseyez-vous sur cette paille et causez en paix, je vais m’écarter pendant tout le temps que vous voudrez, avant l’heure où l’on apporte la soupe aux prisonniers et pour que vous puissiez voir du moins celle à laquelle la prudence vous interdit de parler ici, je vais me promener avec le porte-clefs sous le cloître : chaque fois que nous passerons, elle et moi, devant le cachot, vous pourrez la contempler, pauvre tante ! et elle pourra entrevoir d’un coup d’œil, sans détourner trop la tête, tout ce qu’elle chérit ici bas ; ne lui parlez que des yeux et du geste du fond de la loge, elle ne vous parlera que par son silence ; vous aurez assez le temps de lui parler tous de la langue, si je parviens jamais à vous la rendre par la grâce de Dieu, et surtout empêchez bien le chien de japper et de s’élancer vers elle contre la grille, quand nous passerons et repasserons devant le cachot.

CCXLIV

Ainsi fut fait, monsieur, et nous ne pûmes rien nous dire tant que nous n’entendîmes pas s’approcher sous le cloître le bruit des sandales du moine et des pas légers de Fior d’Aliza.

À ce moment, je me collai seule contre la grille, et je bus des yeux le visage de ma chère enfant. Mon Dieu ! qu’elle était belle ! mais qu’elle était pâle dans son costume sombre de gardien d’une prison. Ses yeux, en me regardant à la dérobée, pendant qu’elle pouvait être entrevue de nous en passant et repassant, étaient tellement voilés de larmes mal contenues, qu’on ne pouvait les voir que comme on voit une pervenche mouillée à travers les gouttes d’eau au bord de la source. Comme le cloître était bien long et que le frère Hilario marchait pesamment, à cause de son âge, nous causions, Hyeronimo, mon frère et moi, pendant la distance d’un bout du cloître à l’autre bout ; le chien même semblait s’en mêler, monsieur, et ses yeux semblaient véritablement pleurer autant que les miens, quand je regardais Fior d’Aliza ou Hyeronimo. Il n’y avait que le père qui ne pleurait pas, hélas ! parce que ses yeux aveugles ne donnaient plus de larmes ; mais son cœur n’en était que plus noyé !

CCXLV

Ce que nous dîmes tous les trois, pendant ces deux heures que le père Hilario fit durer, à sa grande fatigue, le plaisir et la peine, comment pourrais-je vous le redire ? Un jour n’y suffirait pas. Jugez donc ce que quatre personnes qui ne font qu’une, et qui sentent le cachot sous leurs pieds et la mort sur leur tête par le supplice prochain d’un seul d’entre eux, prêt à les tuer tous d’un seul coup, peuvent se dire !

Hyeronimo nous confessa que son bonheur, s’il devait vivre, et son salut éternel, s’il devait mourir, tenait au refus ou au consentement que nous lui donnerions de laisser consacrer avant son dernier jour son union avec sa cousine (sorella, comme nous disons, nous) ; sachant combien sa sorella le chérissait de tous les amours et n’ayant pas nous-mêmes de plus cher désir que ce mariage, comment aurions-nous pu refuser au pauvre mourant ?

C’était nous qui lui avions donné son idée que les époux sur la terre se retrouvaient dans le paradis ! Nous lui aurions donc refusé son paradis à lui-même, si nous avions dit non, l’aveugle et moi ?

Il nous bénit mille et mille fois de notre condescendance à son amour, et il nous répéta tout ce que le père Hilario lui avait appris de la condescendance de l’évêque ; outre le souci qu’il avait de nous, en nous laissant dans la misère par son supplice, dans ce supplice il ne semblait redouter qu’une chose, c’est que sa mort ne fût avancée par quelque événement avant que le prêtre eût accompli sa promesse, en bénissant cette union secrète et en consacrant sa passion devant l’autel.

CCXLVI

— Oh ! pressez-le, nous disait-il les mains jointes, pressez-le de faire ce qu’il a promis pour que je vive en paix mes derniers jours, et que je n’emporte pas mon désespoir dans l’autre vie !

Nous ne répondîmes que par des larmes, et quand Fior d’Aliza revenait à passer, elles redoublaient tellement dans le cachot que nous en étions comme étouffés pendant sa promenade au fond du cloître.

La dernière fois qu’elle passa devant les barreaux, je ne pus pas me retenir, et je dis à demi-voix, de manière qu’elle m’entendît sans que les autres puissent m’entendre :

— Fior d’Aliza, que veux-tu de nous ?

Elle répondit sans se retourner, comme quelqu’un qui regarde le bout de ses pieds en parlant.

— Lui, ou mourir avec lui !

Cela fut dit et, cela dit, monsieur, quand nous ressortîmes à l’heure que nous avait indiquée le père Hilario, nous la vîmes qui s’éloignait de lui en courant, pour remonter dans sa chambre avant notre sortie de la geôle. Le bargello et sa femme ne s’étonnèrent pas de voir nos yeux rouges, eux qui sont habitués à entendre des sanglots du cœur dans leur puits, comme nous autres à entendre le sanglottement de l’eau dans les sources.

CCXLVII

La tante se tut.

— À toi maintenant, dit-elle à Fior d’Aliza ; il n’y a que toi qui saches ce que tu pensais pendant que nous nous reconsolions en causant ainsi, peut-être pour la dernière fois, avec notre pauvre Hyeronimo.

Voyons, parle au monsieur avec confiance ; c’est ton tour maintenant d’ouvrir ton cœur, maintenant que le jour du bonheur est proche, et de le vider de tout ce qu’il contenait de rêves et de larmes, pour n’y laisser place qu’au bonheur et à la reconnaissance que tu vas goûter pendant le reste de ta vie.

— Oh ! oui, raconte-nous cela toi-même, dit l’aveugle en joignant ses deux mains sur la table ; je me le ferais bien raconter tous les soirs de ma vie sans me rassasier jamais des miséricordes du bon Dieu pour nous.

— Eh bien ! dit Fior d’Aliza, je vais obéir à mon père et à ma tante, mais cela me rend toute honteuse. Comment une fille si innocente et si simple que j’étais a-t-elle bien pu avoir tant de ruse. Ah ! c’est l’ange de la parenté et de l’amour ; ce n’est pas moi ; mais enfin voilà.

CCXLVIII

Je ne me couchai pas, vous pensez bien, n’est-ce pas ? Je me jetai tout habillée sur mon lit ; je fermai les yeux et je recueillis en moi toutes mes forces dans ma tête pour inventer le moyen de nous sauver ensemble ou de le faire sauver au dernier moment, en le trompant innocemment lui-même et en mourant pour lui toute seule. Et voici ce que mon ange me dicta dans l’oreille, comme si une voix claire et divine m’eût parlé tout bas ; car, encore une fois, ce n’était pas moi qui discutais avec moi-même ; mes lèvres étaient fermées et la parole d’en haut me parlait sans me laisser répondre et comme si quelqu’un m’avait commandée. Je le crus du moins, et voilà pourquoi je n’essayai même pas de contredire cette voix qui portait avec elle la conviction.

Le sauver tout seul en te laissant mourir ou captive à sa place, cela ne se peut pas, disait en moi la voix céleste ; tu sens bien qu’il n’y consentirait jamais, lui qui t’aime plus que sa vie et qui a risqué sa liberté et sa vie pour te venger des sbires qui t’avaient blessée et avaient cassé la patte de ton chien ! Non, il n’y faut pas penser ; alors comment donc faire, car tu ne peux le faire évader qu’en le trompant lui-même ?

Ici la voix s’interrompit longtemps comme quelqu’un qui cherche ; puis elle reprit :

— Oui, une fois que vous serez mariés, il faut le tromper lui-même et lui faire croire qu’il doit partir le premier, t’attendre ensuite au rendez-vous sous l’arche du pont, au pied de la montagne où tu as rencontré la noce de la fille du bargello, jusqu’à ce que tu viennes le rejoindre par un autre chemin un peu avant la nuit, et que vous partiez ensemble par des chemins détournés au bas de la montagne pour sortir des États de Lucques et pour atteindre avant le jour les frontières des États de Toscane, dans les Maremmes de Pise. Alors on ne vous pourra rien, et vous vous louerez tous les deux aux propriétaires d’un podere pour faire les moissons, lui comme coupeur, et toi comme lieuse de gerbes ; ou bien lui comme bûcheron, et toi comme ramasseuse de fagots dans les sapinières du bord de la mer. Pour cela, qu’as-tu à faire ? Dès demain, il faut achever de scier un barreau de fer de la lucarne derrière l’autel de la chapelle des prisonniers, de manière à ce qu’il ne tienne plus en place que par un fil, et laisser la lime à côté, pour qu’un coup ou deux de lime lui permette de le faire tomber en dehors dans le verger de la prison, et qu’à l’aide de l’égout qui ouvre dans ce verger, au pied de la lucarne, et qui traverse les fortifications de la ville, Hyeronimo se trouve hors des murs, libre dans la campagne…

Et toi, pourquoi ne le suivrais-tu pas ? me dit la voix, et pourquoi préfères-tu mourir à sa place, plutôt que de risquer la liberté en le suivant dans sa fuite ?…

— Ah ! me répondit la voix dans ma conscience, c’est que si je me sauvais derrière lui, le bargello et sa femme, si bons et si hospitaliers pour moi, seraient perdus, et qu’on les soupçonnerait certainement d’avoir été corrompus par nous, à prix d’argent, pour tromper la justice, et le moins qui pourrait leur arriver serait le déshonneur, la prison, et qui sait, peut-être la peine perpétuelle pour prix de leur charité pour moi, le mal pour le bien ! la ruine et la prison pour un bon mouvement de leur cœur ! Non ! plutôt mourir que de me sauver la vie par un tel crime ! Et comment jouiras-tu en paix de la liberté et de ton bonheur avec Hyeronimo, en pensant que d’autres versent autant de larmes de douleur éternelle que tu en verses de bonheur dans les bras d’Hyeronimo ? Et lui-même, si juste et si bon, est-ce qu’il pourrait vivre de la mort d’autrui ? Non, non, non, il aimerait mieux mourir ! Ce n’est pas là ce que notre tante et notre père nous ont enseigné le soir dans la cabane, à la clarté de la lampe, dans le catéchisme ; d’ailleurs sans le catéchisme, le cœur, ce catéchisme intérieur, ne nous le dit-il pas ?

CCXLIX

Donc il faut le tromper pour le sauver ; je lui dirai : Fuis, je t’en ai préparé les moyens pour la nuit où tu seras mis seul en chapelle et je vais te rejoindre ; ce n’est pas même un mensonge, car, morte ou vivante, je le rejoindrai bientôt. Puis-je vivre sans lui ? puis-je même mourir sans que mon âme vole sur ses pas et le rejoigne comme la colombe rejoint le ramier quand il meurt ou quand il émigre de la branche avant elle ?

Il fut donc décidé que je le tromperais pour ne pas tromper le bargello et sa femme.

— Quand il sera libre, continua la voix, tu revêtiras le froc et le capuchon des pénitents noirs qu’il aura laissés tomber de la fenêtre en s’enfuyant, et tu reviendras dans son cachot, avant le jour, prendre sa place, pour que les sbires te mènent au supplice, en croyant que c’est lui qu’ils vont fusiller pour venger le capitaine ; tu marcheras en silence devant eux, suivie des pénitents noirs ou blancs de toute la ville qui prieront pour toi ; et quand tu seras arrivée au lieu du supplice, tu mourras en prononçant son nom, heureuse de mourir pour qu’il vive !

Voilà, monsieur, voilà exactement ce que l’ange me dit. Je ne l’aurais pas inventé, en toute ma vie, de moi-même. J’étais trop simple et trop timide, mais l’ange de l’amour conjugal en invente bien d’autres, allez ! Je l’ai bien compris quand je fus sa femme !

CCL

Après ce miracle, je m’endormis comme si une main divine avait touché ma paupière et calmé mon pauvre cœur.

Ma résolution était prise d’obéir, sans lui rien dire qu’au moment où le prince qu’on attendait dans Lucques serait arrivé, et qu’il aurait ou ratifié ou ajourné l’exécution. C’était notre dernier espoir.

Hélas ! il fut trompé encore ; le lendemain à mon réveil, le bargello me dit négligemment, comme je passais pour mon service dans le préau, que le prince venait d’écrire à son ministre qu’il ne fallait pas l’attendre et qu’il était retenu en Bohême par les chasses.

Tout fut perdu ; mes jambes me manquèrent sous moi ; mais le bargello ne s’aperçut pas de ma pâleur, parce qu’il ne faisait pas jour encore dans le vestibule grillé du préau. Il crut que je dormais encore à moitié, ou que le retour du prince m’était indifférent comme l’ajournement du supplice du meurtrier.

 

Lamartine.