(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIVe entretien. Madame de Staël. Suite »
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(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIVe entretien. Madame de Staël. Suite »

CLIVe entretien. Madame de Staël. Suite

XLVII

Les citations de la poésie allemande révèlent sa prédilection pour les sujets graves, tendres ou pieux, les seuls véritablement poétiques, parce qu’ils touchent à l’infini par la pensée, par le sentiment ou par la religion, cet infini du cœur. Wilhelm Schlegel, son ami et son compagnon de voyage en Allemagne, lui fournit deux de ses plus belles pages ; la première est un sonnet sur l’attachement à la vie.

« Souvent l’âme, fortifiée par la contemplation des choses divines, voudrait déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu’elle parcourt, son activité lui semble vaine, et sa science du délire ; un désir invincible la presse de s’élancer vers des régions élevées dans des sphères plus libres ; elle croit qu’au terme de sa carrière un rideau va se lever pour lui découvrir des scènes de lumière : mais quand la mort touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière vers les plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleurait pour les fleurs qui s’échappaient de son sein. »

La seconde est une ode dialoguée entre l’aigle et le cygne. « La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le sonnet, dit-elle » ; elle est intitulée : Mélodies de la vie. Le cygne y est mis en opposition avec l’aigle, l’un comme l’emblème de l’existence contemplative, l’autre comme l’image de l’existence active : le rhythme du vers change quand le cygne parle et quand l’aigle lui répond, et les chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance que la rime réunit : les véritables beautés de l’harmonie se trouvent aussi dans cette pièce, non l’harmonie mais la musique intérieure de l’âme. L’émotion la trouve sans réfléchir, et le talent qui réfléchit en fait de la poésie.

« Le cygne : Ma vie tranquille se passe dans les ondes, elle n’y trace que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine agités répètent comme un miroir pur mon image sans l’altérer. »

« L’aigle : Les rochers escarpés sont ma demeure, je plane dans les airs au milieu de l’orage ; à la chasse, dans les combats, dans les dangers, je me fie à mon vol audacieux. »

« Le cygne : L’azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes m’attire doucement vers le rivage, quand, au coucher du soleil, je balance mes ailes blanches sur les vagues pourprées. »

« L’aigle : Je triomphe dans la tempête quand elle déracine les chênes des forêts, et je demande au tonnerre si c’est avec plaisir qu’il anéantit. »

« Le cygne : Invité par le regard d’Apollon, j’ose me baigner dans les flots de l’harmonie ; et reposant à ses pieds, j’écoute les chants qui retentissent dans la vallée de Tempé. »

« L’aigle : Je réside sur le trône même de Jupiter : il me fait signe et je vais lui chercher la foudre ; et pendant mon sommeil, mes ailes appesanties couvrent le sceptre du souverain de l’univers. »

« Le cygne : Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus intime m’appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux. »

« L’aigle : Dès mes jeunes années, c’est avec délices que dans mon vol j’ai fixé le soleil immortel ; je ne puis m’abaisser à la poussière terrestre, je me sens l’allié des dieux. »

« Le cygne : Une douce vie cède volontiers à la mort : quand elle viendra me dégager de mes liens et rendre à ma voix sa mélodie, mes chants jusqu’à mon dernier souffle célébreront l’instant solennel. »

« L’aigle : L’âme, comme un phénix brillant, s’élève du bûcher, libre et dévoilée ; elle salue sa destinée future, le flambeau de la mort la rajeunit en la consumant. »

XLVIII

Mais rien ne surpasse son analyse et sa traduction du drame de Faust, par Gœthe, et cette scène à laquelle ni l’antiquité ni Shakespeare n’ont de scène tragique à opposer. Laissons parler ici madame de Staël :

« Le séducteur Faust, dit-elle, apprend que Marguerite emprisonnée a tué l’enfant qu’elle a mis au jour, espérant ainsi se dérober à la honte. Son crime a été découvert, on l’a mise en prison, et le lendemain elle doit périr sur l’échafaud. Faust maudit Méphistophélès avec fureur ; Méphistophélès accuse Faust avec sang-froid, et lui prouve que c’est lui qui a désiré le mal, et qu’il ne l’a aidé que parce qu’il l’avait appelé. Une sentence de mort est portée contre Faust, parce qu’il a tué le frère de Marguerite. Néanmoins, il s’introduit en secret dans la ville, obtient de Méphistophélès les moyens de délivrer Marguerite, et pénètre de nuit dans son cachot, dont il a dérobé les clefs.

« Il entend de loin murmurer une chanson qui prouve l’égarement de son esprit ; les paroles de cette chanson sont très-vulgaires, et Marguerite était naturellement pure et délicate. On peint d’ordinaire les folles, comme si la folie s’arrangeait avec les convenances et donnait seulement le droit de ne pas finir les phrases commencées, et de briser à propos le fil des idées ; mais cela n’est pas ainsi : le véritable désordre de l’esprit se montre presque toujours sous des formes étrangères à la cause même de la folie, et la gaieté des malheureux est bien plus déchirante que leur douleur.

« Faust entre dans la prison ; Marguerite croit qu’on vient la chercher pour la conduire à la mort. »

MARGUERITE, se soulevant sur lit de paille, s’écrie

Ils viennent ! ils viennent ! oh ! que la mort est amère !

FAUST, bas.

Doucement, doucement, je vais te délivrer.

Il s’approche d’elle pour briser ses fers.

MARGUERITE.

Si tu es un homme, mon désespoir te touchera.

FAUST.

Plus bas, plus bas, tu éveilleras la garde par tes cris.

MARGUERITE se jette à genoux.

Qui t’a donné, barbare, cette puissance sur moi ? Il n’est que minuit : pourquoi viens-tu déjà me chercher ? Aie pitié de mes larmes, laisse moi vivre encore : demain matin, n’est-ce pas assez tôt ? (Marguerite se relève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune ; et dois-je déjà mourir ? J’étais belle aussi, c’est ce qui a fait ma perte ; mon ami était alors près de moi ; il est maintenant bien loin. Les fleurs de ma guirlande sont dispersées. Ne me prends pas la main avec tant de violence. Ménage-moi. Ne me laisse pas pleurer en vain. Jamais, jusqu’à ce jour, je ne t’ai vu.

FAUST.

Comment supporter sa douleur ?

MARGUERITE.

Je suis tout à fait en ton pouvoir. Seulement, laisse-moi allaiter mon enfant ; je l’ai pressé sur mon cœur toute la nuit. Ils me l’ont ôté pour m’affliger. N’ont-ils pas prétendu que je l’avais tué ? Jamais je ne redeviendrai ce que j’étais. N’ont-ils pas chanté des chansons contre moi, ces méchants ! que voulaient-ils donc dire ?

FAUST, se jette à ses pieds.

Ton amant est à tes pieds ; il vient ouvrir les portes de cette horrible prison.

MARGUERITE.

Oui, mettons-nous à genoux ; appelons les saints à notre secours. Les cris de l’enfer se font entendre et les mauvais génies nous attendent sur le seuil de mon cachot.

FAUST.

Marguerite ! Marguerite !

MARGUERITE, attentive.

C’était la voix de mon ami. (Elle se précipite vers Faust, et ses fers tombent.) Où est-il ? Je l’ai entendu m’appeler. Je suis libre. Personne ne pourra plus me retenir en prison. Je m’appuierai sur son bras, je me reposerai sur son sein. Il appelle Marguerite, il est là, devant la porte. Au milieu des hurlements de l’impitoyable mort, j’entends la douce et touchante harmonie de sa voix !

FAUST.

Oui, c’est moi, Marguerite !

MARGUERITE.

C’est toi ; dis-le encore une fois. (Elle le serre contre son cœur.) C’est lui ! c’est lui ! Qu’est devenue l’angoisse des fers et de l’échafaud ? C’est toi ! je suis sauvée ! J’aperçois devant moi la route où je te vis pour la première fois, le jardin si riant où Marthe et moi nous attendions.

FAUST.

Viens, viens.

MARGUERITE.

Il m’est si doux de rester quand tu demeures ! Ah ! ne t’éloigne pas !

FAUST.

Hâte-toi, nous payerions bien cher le moindre retard.

MARGUERITE.

Quoi ! tu ne réponds point à mes embrassements ? Mon ami, il y a si peu de temps que nous nous sommes quittés ! as-tu donc déjà désappris à me serrer contre ton cœur ? Jadis tes paroles, tes regards appelaient sur moi tout le ciel ! Embrasse-moi, de grâce, embrasse-moi ! Ton cœur est donc froid et muet ? Qu’as-tu fait de ton amour ? Qui me l’a ravi ?

FAUST.

Viens, suis-moi, chère amie ; prends courage ; je t’aime avec transport ; mais suis-moi, c’est ma seule prière.

MARGUERITE.

Es-tu bien Faust ? est-ce bien toi ?

FAUST.

Oui, sans doute ; oui, viens.

MARGUERITE.

Tu me délivres de mes chaînes, tu me reprends de nouveau dans tes bras. D’où viens que tu n’as pas horreur de Marguerite ? Sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres ?

FAUST.

Viens, viens ; déjà la nuit est moins profonde.

MARGUERITE.

Ma mère ! c’est moi qui l’ai tuée ! Mon enfant ! c’est moi qui l’ai noyé ! N’appartenait-il pas à toi comme à moi ? Est-il donc vrai, Faust, que je te vois ? N’est-ce pas un rêve ? Donne-moi ta main, ta main chérie. Oh ! ciel ! elle est humide. Essuie-la. Je crois qu’il y a du sang ! Cache-moi ton épée ; où est mon frère ? je t’en prie, cache-la moi.

FAUST.

Laisse donc dans l’oubli l’irréparable passé ; tu me fais mourir.

MARGUERITE.

Non, il faut que tu restes. Je veux te décrire les tombeaux que tu feras préparer dès demain. Il faut donner la meilleure place à ma mère ; mon frère doit être près d’elle. Moi, tu me mettras un peu plus loin ; mais cependant pas trop loin, et mon enfant à droite sur mon sein : mais personne ne doit reposer à mes côtés. J’aurais voulu que tu fusses près de moi ; mais c’était un bonheur doux et pur. Il ne m’appartient plus. Je me sens entraînée vers toi, et il me semble que tu me repousses avec violence ; cependant tes regards sont pleins de tendresse et de bonté.

FAUST.

Ah ! si tu me reconnais, viens.

MARGUERITE.

Où donc irais-je ?

FAUST.

Tu seras libre.

MARGUERITE.

La tombe est là dehors. La mort épie mes pas. Viens ; mais conduis-moi dans la demeure éternelle : je ne puis aller que là. Tu veux partir ? Oh ! mon ami, si je pouvais....

FAUST.

Tu le peux, si tu le veux ; les portes sont ouvertes.

MARGUERITE.

Je n’ose pas sortir ; il n’est plus pour moi d’espérance. Que me sert-il de fuir ? Mes persécuteurs m’attendent. Mendier est si misérable ; et surtout avec une mauvaise conscience ! Il est triste aussi d’errer dans l’étranger ; et d’ailleurs partout ils me saisiront.

FAUST.

Je resterai près de toi.

MARGUERITE.

Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars, suis le chemin qui borde le ruisseau ; traverse le sentier qui conduit à la forêt ; à gauche, près de l’écluse, dans l’étang, saisis-le tout de suite, il tendra ses mains vers le ciel ; des convulsions les agitent. Sauve-le ! Sauve-le !

FAUST.

Reprends tes sens ; encore un pas, et tu n’as plus rien à craindre.

MARGUERITE.

Si seulement nous avions déjà passé la montagne… L’air est si froid près de la fontaine. Là, ma mère est assise sur un rocher, et sa vieille tête est branlante. Elle ne m’appelle pas ; elle ne me fait pas signe de venir ; seulement ses yeux sont appesantis ; elle ne s’éveillera plus. Autrefois nous nous réjouissions quand elle dormait… Ah ! quel souvenir.

FAUST.

Puisque tu n’écoutes pas mes prières, je veux t’entraîner malgré toi.

MARGUERITE.

Laisse-moi. Non, je ne souffrirai point la violence ; ne me saisis pas ainsi avec ta force meurtrière. Ah ! je n’ai que trop fait ce que tu as voulu.

FAUST.

Le jour paraît, chère amie ! chère amie !

MARGUERITE.

Oui, bientôt il fera jour ; mon dernier jour pénètre dans ce cachot ; il vient pour célébrer mes noces éternelles ; ne dis à personne que tu as vu Marguerite cette nuit. Malheur à ma couronne, elle est flétrie : nous nous reverrons, mais non pas dans les fêtes. La foule va se presser, le bruit sera confus ; la place, les rues suffiront à peine à la multitude. La cloche sonne, le signal est donné. Ils vont lier mes mains, bander mes yeux ; je monterai sur l’échafaud sanglant, et le tranchant du fer tombera sur ma tête… Ah ! le monde est déjà silencieux comme le tombeau.

FAUST.

Ciel ! pourquoi donc suis-je né ?

MÉPHISTOPHÉLÈS paraît à la porte.

Hâtez-vous, ou vous êtes perdus ; vos délais, vos incertitudes sont funestes ; mes cheveux frissonnent ; le froid du matin se fait sentir.

MARGUERITE.

Qui sort ainsi de la terre ? C’est lui, c’est lui ; renvoyez-le. Que ferait-il dans le saint lieu ? C’est moi qu’il veut enlever.

FAUST.

Il faut que tu vives.

MARGUERITE.

Tribunal de Dieu, je m’abandonne à toi !

MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust.

Viens, viens, ou je te livre à la mort avec elle.

MARGUERITE.

Père céleste, je suis à toi ; et vous, anges, sauvez-moi : troupes sacrées, entourez-moi, défendez-moi. Faust, c’est ton sort qui m’afflige....

MÉPHISTOPHÉLÈS

Elle est jugée.

Des voix du ciel s’écrient

Elle est sauvée.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.

Suis-moi.

Méphistophélès disparaît avec Faust ; on entend encore dans le fond du cachot la voix de Marguerite qui rappelle vainement son ami.

Faust ! Faust !

La pièce est interrompue après ces mots. L’intention de l’auteur est sans doute que Marguerite périsse, et que Dieu lui pardonne ; que la vie de Faust soit sauvée, mais que son âme soit perdue.

XLIX

Mais le génie de madame de Staël s’élève encore avec le sujet dans le troisième volume de l’Allemagne, qui traite de la philosophie, de la conscience, de la liberté, de la politique. Elle plane en philosophe, en moraliste, en citoyen, en homme d’État, sur tous les ouvrages qu’elle analyse ; et comme un créateur, elle complète tout ce qu’elle touche. Les mépris du matérialisme sont sublimes.

« Les preuves de la spiritualité de l’âme ne peuvent se trouver dans l’empire des sens, le monde visible est abandonné à cet empire ; mais le monde invisible ne saurait y être soumis ; et si l’on n’admet pas des idées spontanées, si la pensée et le sentiment dépendent en entier des sensations, comment l’âme, dans une telle servitude, serait-elle immatérielle ? Et si, comme personne ne le nie, la plupart des faits transmis, les sens sont sujets à l’erreur, qu’est-ce qu’un être normal qui n’agit que lorsqu’il est excité par des objets extérieurs et par des objets même dont les apparences sont souvent fausses ?

« Un philosophe français a dit, en se servant de l’expression la plus rebutante, que la pensée n’était autre chose qu’un produit matériel du cerveau. Cette déplorable définition est le résultat le plus naturel de la métaphysique qui attribue à nos sensations l’origine de toutes nos idées. On a raison, si c’est ainsi, de se moquer de ce qui est intellectuel, et de trouver incompréhensible tout ce qui n’est pas palpable.

« Si notre âme n’est qu’une matière subtile, mise en mouvement par d’autres éléments plus ou moins grossiers, auprès desquels même elle a le désavantage d’être passive ; si nos impressions et nos souvenirs ne sont que les vibrations prolongées d’un instrument dont le hasard a joué, il n’y a que des fibres dans notre cerveau, que des forces physiques dans le monde, et tout peut s’expliquer d’après les lois qui les régissent. Il reste bien encore quelques petites difficultés sur l’origine des choses et le but de notre existence, mais on a bien simplifié la question, et la raison conseille de supprimer en nous-mêmes tous les désirs et toutes les espérances que le génie, l’amour et la religion font concevoir ; car l’homme ne serait alors qu’une mécanique de plus dans le grand mécanisme de l’univers : ses facultés ne seraient que des rouages, sa morale un calcul, et son culte le succès.

« Tout ce qui est visible parle à l’homme de commencement et de fin, de décadence et de destruction. Une étincelle divine est seule en nous l’indice de l’immortalité. De quelle sensation vient-elle ? Toutes les sensations la combattent, et cependant elle triomphe de toutes. Quoi, dira-t-on, les causes finales, les merveilles de l’univers, la splendeur des cieux qui frappe nos regards, ne nous attestent-elles pas la magnificence et la bonté du Créateur ? Le livre de la nature est contradictoire, l’on y voit les emblèmes du bien et du mal presque en égale proportion ; et il en est ainsi pour que l’homme puisse exercer sa liberté entre des probabilités opposées, entre des craintes et des espérances à peu près de même force. Le ciel étoilé nous apparaît comme les parois de la divinité ; mais tous les maux et tous les vices des hommes obscurcissent ces feux célestes. Une seule voix sans parole, non pas sans harmonie, sans force, mais irrésistible, proclame un Dieu au fond de notre cœur : tout ce qui est vraiment beau dans l’homme naît de ce qu’il éprouve intérieurement et spontanément : toute action héroïque est inspirée par la liberté morale ; l’acte de se dévouer à la volonté divine, cet acte que toutes les sensations combattent et que l’enthousiasme seul inspire, est si noble et si pur, que les anges eux-mêmes, vertueux par nature et sans obstacle, pourraient l’envier à l’homme.

« On ne saurait nier, dira-t-on peut-être, que cette doctrine ne soit avilissante ; mais néanmoins, si elle est vraie, faut-il la repousser et s’aveugler à dessein ? Certes, ils auraient fait une déplorable découverte ceux qui auraient détrôné notre âme, condamné l’esprit à s’immoler lui-même, en employant ses facultés à démontrer que les lois communes à tout ce qui est physique lui conviennent ; mais, grâce à Dieu, et cette expression est ici bien placée, grâce à Dieu, dis-je, ce système est tout à fait faux dans son principe, et le parti qu’en ont tiré ceux qui soutenaient la cause de l’immortalité est une preuve de plus des erreurs qu’il renferme.

« Si la plupart des hommes corrompus se sont appuyés sur la philosophie matérialiste, lorsqu’ils ont voulu s’avilir méthodiquement et mettre leurs actions en théorie, c’est qu’ils croyaient, en soumettant l’âme aux sensations, se délivrer ainsi de la responsabilité de leur conduite. Un être vertueux, convaincu de ce système, en serait profondément affligé, car il craindrait sans cesse que l’influence toute-puissante des objets extérieurs n’altérât la pureté de son âme et la force de ses résolutions. Mais, quand on voit des hommes se réjouir en proclamant qu’ils sont en tout l’œuvre des circonstances, et que ces circonstances sont combinées par le hasard, on frémit au fond du cœur de leur satisfaction perverse.

« Lorsque les sauvages mettent le feu à des cabanes, l’on dit qu’ils se chauffent avec plaisir à l’incendie qu’ils ont allumé : ils exercent alors du moins une sorte de supériorité sur le désordre dont ils sont coupables, ils font servir la destruction à leur usage ; mais, quand l’homme se plaît à dégrader la nature humaine, qui donc en profitera ? »

L

« C’est de la poésie, s’écrie-t-elle ailleurs, que toute cette manière de considérer le monde physique ; mais on ne parvient à le connaître d’une manière certaine que par l’expérience ; et tout ce qui n’est pas susceptible de preuves peut être un amusement de l’esprit, mais ne conduit jamais à des progrès solides. — Sans doute les Français ont raison de recommander aux Allemands le respect pour l’expérience ; mais ils ont tort de tourner en ridicule les pressentiments de la réflexion, qui seront peut-être un jour confirmés par la connaissance des faits. La plupart des grandes découvertes ont commencé par paraître absurdes, et l’homme de génie ne fera jamais rien s’il a peur des plaisanteries ; elles sont sans force quand on les dédaigne, et prennent toujours plus d’ascendant quand on les redoute. On voit dans les contes des fées des fantômes qui s’opposent aux entreprises des chevaliers et les tourmentent jusqu’à ce que ces chevaliers aient passé outre. Alors tous les sortiléges s’évanouissent, et la campagne féconde s’offre à leurs regards. L’envie et la médiocrité ont bien aussi leurs sortiléges ; mais il faut marcher vers la vérité, sans s’inquiéter des obstacles apparents qui se présentent.

« Lorsque Keppler eut découvert les lois harmoniques du mouvement des corps célestes, c’est ainsi qu’il exprima sa joie : « Enfin, après dix-huit mois, une première lueur m’a éclairé, et, dans ce jour remarquable, j’ai senti les purs rayons des vérités sublimes. Rien à présent ne me retient : j’ose me livrer à ma sainte ardeur, j’ose insulter aux mortels, en leur avouant que je me suis servi de la science mondaine, que j’ai dérobé les vases d’Égypte pour en construire un temple à mon Dieu. Si l’on me pardonne, je m’en réjouirai ; si l’on me blâme, je le supporterai. Le sort en est jeté, j’écris ce livre : qu’il soit lu par mes contemporains ou par la postérité, n’importe ; il peut bien attendre un lecteur pendant un siècle, puisque Dieu lui-même a manqué, durant six mille années, d’un contemplateur tel que moi. » Cette expression hardie d’un orgueilleux enthousiasme prouve la force intérieure du génie.

« Gœthe a dit, sur la perfectibilité de l’esprit humain, un mot plein de sagacité : Il avance toujours en ligne spirale. Cette comparaison est d’autant plus juste qu’à beaucoup d’époques il semble reculer, et revient ensuite sur ses pas, en ayant gagné quelques degrés de plus. Il y a des moments où le scepticisme est nécessaire au progrès des sciences ; il en est d’autres où, selon Hemsterhuis, l’esprit merveilleux doit l’emporter sur l’esprit géométrique. Quand l’homme est dévoré, ou plutôt réduit en poussière par l’incrédulité, cet esprit merveilleux est le seul qui rende à l’âme une puissance d’admiration, sans laquelle on ne peut comprendre la nature.

« La théorie des sciences en Allemagne a donné aux esprits un élan semblable à celui que la métaphysique avait imprimé dans l’étude de l’âme. La vie tient dans les phénomènes physiques le même rang que la volonté dans l’ordre moral. Si les rapports de ces deux systèmes les font bannir tous deux par de certaines gens, il y en a qui verraient dans ces rapports la double garantie de la même vérité. Ce qui est certain au moins, c’est que l’intérêt des sciences est singulièrement augmenté par cette manière de les rattacher toutes à quelques idées principales. Les poëtes pourraient trouver dans les sciences une foule de pensées à leur usage, si elles communiquaient entre elles par la philosophie de l’univers, et si cette philosophie de l’univers, au lieu d’être abstraite, était animée par l’inépuisable source du sentiment. L’univers ressemble plus à un poëme qu’à une machine ; et s’il fallait choisir, pour le concevoir, de l’imagination ou de l’esprit mathématique, l’imagination approcherait davantage de la vérité. »

LI

Ses dédains contre la doctrine de la soi-disant vertu, fondée sur l’intérêt personnel, et sa flétrissure de l’égoïsme, s’élèvent jusqu’à la sublimité de l’invective.

« Non, certes, la vie n’est pas si aride que l’égoïsme nous l’a faite : tout n’y est pas prudence, tout n’y est pas calcul, et quand une action sublime ébranle toutes les puissances de notre être, nous ne pensons pas que l’homme généreux qui se sacrifie a bien connu, bien combiné son intérêt personnel ; nous pensons qu’il immole tous les plaisirs, tous les avantages de ce monde, mais qu’un rayon divin descend dans son cœur pour lui causer un genre de félicité qui ne ressemble pas plus à tout ce que nous revêtons de ce nom, que l’immortalité à la vie.

« Ce n’est pas sans motif cependant qu’on met tant d’importance à fonder la morale sur l’intérêt personnel : on a l’air de ne soutenir qu’une théorie, et c’est en résultat une combinaison très-ingénieuse pour établir le joug de tous les genres d’autorité. Nul homme, quelque dépravé qu’il soit, ne dira qu’il ne faut pas de morale ; car, celui même qui serait le plus décidé à en manquer, voudrait encore avoir à faire à des dupes qui la conservassent. Mais quelle adresse d’avoir donné pour base à la morale la prudence ! Quel accès ouvert à l’ascendant du pouvoir, aux transactions de la conscience, à tous les mobiles conseils des événements !

« Si le calcul doit présider à tout, les actions des hommes seront jugées d’après le succès : l’homme dont les bons sentiments ont causé le malheur, sera justement blâmé ; l’homme pervers mais habile sera justement applaudi. Enfin, les individus ne se considérant entre eux que comme des obstacles ou des instruments, ils se haïront comme obstacles, et ne s’estimeront pas plus que comme moyens. Le crime même a plus de grandeur, quand il tient au désordre des passions enflammées, que lorsqu’il a pour objet l’intérêt personnel : comment donc pourrait-on donner pour principe à la vertu ce qui déshonorerait même le crime ? »

LII

L’enthousiasme lui révèle la beauté suprême du sacrifice, cette foi en action dans l’immortalité.

« C’est manquer, dit-elle, tout à fait de respect à la Providence, que de nous supposer en proie à ces fantômes qu’on appelle les événements : leur réalité consiste dans ce qu’ils produisent sur l’âme, et il y a une égalité parfaite entre toutes les situations et toutes les destinées, non pas vues extérieurement, mais jugées d’après leur influence sur le perfectionnement religieux. Si chacun de nous veut examiner attentivement la trame de sa propre vie, il y verra deux tissus parfaitement distincts : l’un, qui semble en entier soumis aux causes et aux effets surnaturels ; l’autre, dont la tendance tout à fait mystérieuse, ne se comprend qu’avec le temps. C’est comme les tapisseries de haute lice, dont on travaille les peintures à l’envers, jusqu’à ce que, mises en place, on en puisse juger l’effet. On finit par apercevoir, même dans cette vie, pourquoi l’on a souffert, pourquoi l’on n’a pas obtenu ce qu’on désirait. L’amélioration de notre propre cour nous révèle l’intention bienfaisante qui nous a soumis à la peine ; car les prospérités de la terre auraient même quelque chose de redoutable, si elles tombaient sur nous après que nous serions coupables de grandes fautes : on se croirait alors abandonné par la main de celui qui nous livrait au bonheur ici-bas comme à notre seul avenir.

« Ou tout est hasard, ou il n’y en a pas un seul dans ce monde, et s’il n’y en a pas, le sentiment religieux consiste à se mettre en harmonie avec l’ordre universel (qu’il soit pour nous ou contre nous), parce qu’il est la volonté divine.

LIII

Son dernier chapitre qui est la réhabilitation lyrique de l’enthousiasme, cette divination de la nature, de la vie, de la mort, de l’amour, de l’immortalité, est une des plus belles odes raisonnées qui ait jamais jailli de l’âme d’un homme ou d’une femme.

« Les écrivains sans enthousiasme ne connaissent, de la carrière littéraire, que les critiques, les jalousies, tout ce qui doit menacer la tranquillité, quand on se mêle aux passions des hommes ; ces attaques et ces injustices font quelquefois du mal ; mais la vraie, l’intime jouissance du talent, peut-elle en être altérée ? Quand un livre paraît, que de moments heureux n’a-t-il pas déjà valu à celui qui l’écrivit selon son cœur et comme un acte de son culte ! Que de larmes pleines de douceur n’a-t-il pas répandues dans sa solitude sur les merveilles de la vie, l’amour, la gloire, la religion ? Enfin, dans ses rêveries, n’a-t-il pas joui de l’air comme l’oiseau, des ondes comme un chasseur altéré, des fleurs comme un amant qui croit respirer encore les parfums dont sa maîtresse est environnée ? Dans le monde on se sent oppressé par ses facultés, et l’on souffre souvent d’être seul de sa nature au milieu de tant d’êtres qui vivent à si peu de frais ; mais le talent-créateur suffit, pour quelques instants du moins, à tous nos vœux ; il a ses richesses et ses couronnes, il offre à nos regards les images lumineuses et pures d’un monde idéal, et son pouvoir s’étend quelquefois jusqu’à nous faire entendre dans notre cœur la voix d’un objet chéri.

« Croient-ils connaître la terre, croient-ils avoir voyagé, ceux qui ne sont doués d’une imagination enthousiaste ? Leur cœur bat-il pour l’écho des montagnes ? L’air du Midi les a-t-il enivrés de sa suave langueur ? Comprennent-ils la diversité des pays, l’accent et le caractère des idiomes étrangers ? Les chants populaires et les danses nationales leur découvrent-ils les mœurs et le génie d’une contrée ? Suffit-il d’une seule sensation pour réveiller en eux une foule de souvenirs ?

« La nature peut-elle être sentie par des hommes sans enthousiasme ? Ont-ils pu lui parler de leurs froids intérêts, de leurs misérables désirs ? Que répondraient la mer et les étoiles aux vanités étroites de chaque homme pour chaque jour ? Mais, si notre âme est émue, si elle cherche un Dieu dans l’univers, si même elle veut encore de la gloire et de l’amour, il y a des nuages qui lui parlent, des torrents qui se laissent interroger, et le vent dans la bruyère semble daigner nous dire quelque chose de ce qu’on aime.

« Enfin, quand elle arrive, la grande lutte, quand il faut à son tour se présenter au combat de la mort, sans doute l’affaiblissement de nos facultés, la perte de nos espérances, cette vie si forte qui s’obscurcit, cette foule de sentiments et d’idées qui habitaient dans notre sein, et que les ténèbres de la tombe enveloppent, ces intérêts, ces affections, cette existence qui se change en fantôme avant de s’évanouir, tout cela fait mal, et l’homme vulgaire paraît, quand il expire, avoir moins à mourir ! Dieu soit béni, cependant, pour le secours qu’il nous prépare encore dans cet instant ; nos paroles seront incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions qui s’enchaînaient avec clarté, erreront, isolées, sur de confuses traces ; mais l’enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes brillantes planeront sur notre lit funèbre, il soulèvera les voiles de la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d’énergie, nous avions senti que notre cœur était impérissable, et nos derniers soupirs seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel. »

Tel est ce livre, le résumé vivant de la pensée d’un grand esprit, que l’étude approche de la sainteté, l’explosion éclatante d’une âme chargée par une longue vie et prête à s’évanouir dans sa lumière. Il eut peu de lecteurs comme ce qui dépasse le vulgaire, mais il forma entre ceux qui le lurent et qui le comprirent, la famille intellectuelle de madame de Staël, la secte du beau, la religion de l’esprit.

Elle se reposait cependant en écrivant, pour le vulgaire cette fois, un dernier livre bien plus populaire, parce qu’il condescendait à bien plus de faiblesses d’esprit et à bien plus de banalités de son temps. Nous voulons parler de ses Considérations sur la Révolution française. Ce livre, publié après sa mort, eut sa récompense dans l’engouement du jour, cette contrefaçon courte et fausse de la vraie gloire.

Une femme peut être un grand philosophe, un grand poëte, un grand écrivain, nous venons de le voir. Elle peut être difficilement un grand homme d’État et un grand historien politique. L’impartialité est la condition essentielle de l’histoire et de l’homme d’État. Quelle femme, et c’est là sa vertu, peut être souverainement impartiale ? La femme est l’être passionné ou elle cesse d’être femme : la passion et l’impartialité s’excluent. Le sentiment élève souvent la femme jusqu’à l’héroïsme, jamais jusqu’à l’impassibilité, cette sérénité supérieure de l’esprit, condition de la politique et de l’industrie. Juger, c’est n’incliner pour aucun parti ; la femme incline toujours du côté du cœur, madame de Staël inclinait nécessairement du côté de son père. Ce n’était pas la vérité qui était pour elle la vérité, c’était M. Necker ; or M. Necker n’était qu’un homme de bien, un sophiste consciencieux. Madame de Staël, élevée à cette école d’où sortit plus tard la secte politique de 1830, qu’on appela doctrinaire, non à cause de ses doctrines, mais à cause de son dogmatisme, ne comprenait pas assez la révolution française pour en écrire.

La révolution française, ou plutôt la révolution européenne, couvant et éclatant dans le foyer de la France, avait deux buts : un but humain, l’émancipation de la classe la plus nombreuse, ou du peuple, de toute servitude et de toute inégalité aristocratique ; un but surhumain, l’émancipation de la raison et de la conscience de toute religion imposée et de toute servitude religieuse ; le détrônement des castes privilégiées par la loi, et le détrônement des églises d’État ; la loi égale et la foi libre, voilà la révolution. La question monarchique n’y était que secondaire et presque indifférente. L’égalité devant la loi, et la liberté devant la foi solidement constituée, il importait peu à cette révolution que le pouvoir exécutif ou le ressort actif du gouvernement politique s’appelât roi ou président, monarque ou dictateur, qu’il fût héréditaire, ou qu’il fût électif ; mais il importait infiniment que ce grand ressort actif du gouvernement fût affranchi de toute aristocratie privilégiée et de toute théocratie prédominante. Les citoyens égaux, les prêtres libres, les religions volontaires, les cultes salariés par eux-mêmes et dans la mesure de la foi qu’ils admettront, les concordats abolis, Dieu hors la loi parce qu’il est au-dessus de toute loi, tels étaient et tels sont les dogmes que la révolution française s’est donné mission d’établir en faits. Elle a pu être entravée comme toute entreprise humaine, tantôt par les anarchies, tantôt par les despotismes militaires, ces phases habituelles et courtes de toutes les révolutions ; mais elle se continuera jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à ses deux fins. Elle n’est pour cela ni antisociale, ni antireligieuse, puisqu’elle a pour objet de faire triompher la justice des priviléges, cette tyrannie des castes, et de faire triompher la foi des superstitions, cette tyrannie de l’esprit. C’est un second accès, mais plus radical, de la réforme du seizième siècle, mais au lieu de la réforme ou le protestantisme qui ne fut qu’un schisme dans la politique et dans la foi, c’est une réforme par la raison, c’est-à-dire une rénovation progressive du corps et de l’âme de la société européenne. Quiconque ne discerne pas cette double philosophie de la révolution française ne peut ni la comprendre, ni la juger, ni l’aimer, ni la raconter. Il en verra, tour à tour, avec fanatisme ou avec horreur, tantôt une phase, tantôt une autre : ici une vertu, là un crime ; ici une sédition, là une réaction ; aujourd’hui 1789, demain 1793 ; ici la gloire, là la terreur ; un flux et reflux, un échafaud, un trône, une anarchie, un despotisme ; mais il n’en saisira jamais d’un seul coup d’œil l’ensemble, la tendance, les fausses routes, les progrès, les chutes, les repos, les recrudescences, les colères, les découragements, le vrai courant.

Or madame de Staël ne comprenait de cette révolution que ce qui en était compris, en 1789, dans le salon aristocratique et courtisanesque, et dans l’esprit étroit de M. Necker. La révolution ne fut jamais pour elle, comme pour M. Necker, que la dépossession de la noblesse de cour par une bourgeoisie aristocratique, une meilleure répartition de l’impôt en faveur des plébéiens propriétaires, une administration des finances contrôlées par des États-Généraux composés de trois ordres, et tout au plus une représentation nationale divisée en deux assemblées, l’une héréditaire, l’autre élective, partageant le pouvoir législatif avec un roi limité. Tout ce qui dépassait dans l’âme de la révolution ce cadre étroit et arbitraire n’existait pas pour ces familiers de M. Necker. C’était là leur horizon, ils ne voyaient rien au-delà et encore avait-il fallu l’insurrection nationale des États-Généraux et le grand geste de Mirabeau à la tribune, le 14 juillet, pour lui faire accepter cette fusion des ordres de l’État et cette limitation de la royauté et de l’aristocratie. Toute la politique de madame de Staël se résumait donc, en 1814 comme en 1790, dans un plagiat de la constitution anglaise, constitution antipapale et antiplébéienne, faite par la révolution tout aristocratique et tout ecclésiastique de 1688, et qui s’était arrêté selon sa nature à une aristocratie parlementaire et à une église d’État. Tel était le modèle de la révolution et le type de constitution que M. Necker et ses amis rêvaient pour la France. Tel était le texte que madame de Staël commentait avec une vaine éloquence dans ses considérations sur la révolution française. Un texte si faux ne pouvait découler qu’en sophismes plus ou moins spécieux et en applications plus sophistiques encore. C’était le lit de Procuste sur lequel une femme plébéienne de naissance, aristocrate de société, protestante de religion, couchait le géant révolutionnaire du dix-huitième siècle pour l’y rapetisser à la mesure de la féodalité et du puritanisme anglais du seizième siècle. Il ne pouvait sortir d’un tel effort qu’une constitution imitée et caduque, une royauté enchaînée, une chambre des pairs héréditaire, une chambre des communes ombrageuse, une anarchie à trois pouvoirs, placées en face les unes des autres, pour se condamner à la lutte ou à l’immobilité. Mais il y a des mensonges de circonstance qui ont pour un moment le succès d’une vérité. On voit souvent ce phénomène dans les révolutions au moment où les partis fatigués ou impuissants ont besoin de se mentir à eux-mêmes et aux autres, pour feindre une transaction nécessaire à tous, et pour attendre une occasion de rompre la trêve. Tel fut le prétexte du succès du livre de madame de Staël sur la révolution française. La royauté restaurée jouissait des respects qu’une fille de M. Necker affectait pour elle ; ces respects lui paraissent une grande sanction donnée par une femme révolutionnaire elle-même, de sa nécessité ; l’aristocratie, relevée de ses chutes dans une chambre des pairs souveraine, se félicitait d’une institution qui l’élevait politiquement plus haut qu’avant la révolution ; enfin les révolutionnaires de toute date et de toute nature, abrités dans une constitution quelconque, ne tarissaient pas en feinte admiration pour un livre qui accordait dans une chambre plébéienne la réalité du pouvoir aux plébéiens ambitieux et éloquents.

Une secte qui naissait alors dans le salon de madame de Staël, et qui a possédé le pouvoir sous deux règnes depuis, la secte jeune, lettrée et publiciste des doctrinaires, ces habiles exploitateurs des demi-révolutions, fit de ce livre son évangile ; la France devint anglaise avec eux. Ils préconisèrent jusqu’au fanatisme du plagiat cette monarchie parlementaire importée de Londres à Paris, qui les éleva et qui les précipita deux fois avec elle. Ils crurent avoir arrêté la révolution à leur formule, mesurant sa dose de royauté au roi, sa dose de privilége à l’aristocratie, sa dose d’influence à l’église, sa dose de liberté à la nation. Madame de Staël le crut avec eux ; elle enfanta cette génération d’hommes d’État. Ce fut le fruit de son livre et l’éblouissement de ses dernières années. Quel homme d’État véritable pourrait relire aujourd’hui ce livre sans être arrêté à chaque ligne par un contre-sens, par un sophisme, par une illusion ? Le style seul est viril, la politique est chimérique, l’histoire est une histoire de famille, un piédestal à M. Necker, de la philosophie de coterie, de la littérature sur la révolution ! Mais il y a une heure pour tout dans la vie des peuples, c’était en France l’heure de l’Angleterre. L’engouement britannique possédait Paris. Madame de Staël en le caressant devint l’oracle du jour. Elle écrivait avec génie le non-sens du vulgaire. Une seule vertu émane de son livre, une haine romaine contre la tyrannie.

LIV

Le retour de Napoléon au 20 mars 1815 la surprit dans ce travail de Pénélope que quelques baïonnettes allaient déchirer. L’état de son âme est trop fidèlement et trop admirablement retracé par un écrivain de génie, M. Villemain, dans ses souvenirs de cette époque, pour que nous laissions peindre à un autre qu’à ce grand peintre les angoisses d’une femme qui furent en ce moment les angoisses de toute une nation.

« Souvent depuis quelques mois, dit M. Villemain, j’avais vu madame de Staël dans cette maison et ailleurs éclairer d’une vive lumière quelques entretiens accidentels sur la politique, les lettres, les arts, parcourir le passé et le présent comme deux régions ouvertes partout à ses yeux, deviner ce qu’elle ne savait pas, aviser par le mouvement de l’âme ou l’éclair de la pensée ce qui n’était qu’un souvenir enseveli dans l’histoire, peindre les hommes en les rappelant, juger, par exemple, le cardinal de Richelieu avec une sagacité profonde, et il faut ajouter une noble colère de femme, puis l’empereur Napoléon qui résumait pour elle tous les despotismes, et que sa parole éloquente retrouvait à tous les points de l’horizon comme une ombre gigantesque qui les obscurcissait. Elle ne lui gardait pas de haine dans sa chute ; mais elle haïssait l’autorité de ses exemples, la corruption funeste qu’ils avaient répandue, et cette doctrine de la fatalité, du mensonge et de la force qu’elle sentait et qu’elle prévoyait survivante après lui ; avec quelle admiration curieuse nous l’avions encore entendue remuer tant de questions naguère interdites et comme inconnues en France, les principes de l’ancien droit public de l’Europe, les causes populaires de la victoire actuelle des droits coalisés, le travail tardif et la solidarité pour longtemps indissoluble de la coalition, les instincts différents et pourtant compatibles des monarques héréditaires et des parvenus au trône, d’Alexandre et de Bernadotte ; enfin le génie collectif et pourtant inépuisable de l’Angleterre pouvant au besoin se passer du hasard d’un grand homme pour faire de grandes choses, et, forte d’une institution qui lui fournit toujours à temps des hommes résolus et capables, achevant, par la ténacité de lord Liverpool et de lord Castelreagh, ce qui avait consumé le génie et l’espérance de Pitt !

« Puis de ces hauteurs et de ces mille points de vue spéculatifs et anecdotiques où se plaisait madame de Staël, nous l’avions entendue revenant sans cesse à la France, insistant avec une joie naïve d’amour-propre sur l’ascendant que la paix et la liberté légale allaient rendre à cette terre natale de l’intelligence, disait-elle, à cette métropole des esprits dont la civilisation de l’Europe était une colonie. Et que de fois encore du milieu de toutes ces thèses si animées, de tout ce déplacement soudain de raison virile et d’éloquence, je l’avais vue passer vivement à des intérêts privés, les faire valoir avec le même feu, donner à quelque mérite modeste ou disgracié un appui décisif, par ces paroles d’une séduction impérative ou d’une bonté touchante, comme elle en savait dire aux hommes politiques le plus à l’abri de l’émotion !

« Que de fois, par cette ardeur conciliante qui lui était un lien avec les meilleurs représentants de tous les partis, et par ce droit légitime de son esprit qui ne lui donnait guère moins de pouvoir sur M. de Blacas ou sur M. de Montmorency, que sur M. de Lafayette ou sur le baron Louis, je l’ai vue dans la même soirée, faire admettre dans la maison du roi un homme de mérite aussi indépendant que malheureux, réintégrer dans leurs emplois quelques agents impériaux et dévoués, mais avec honneur, au pouvoir qu’elle avait combattu, et servir de son crédit des hommes de lettres qui, pendant son exil, avaient eu le malheur de nier son talent.

« Mais ce soir-là toute sa vivacité de libres pensées et de verve originale, toute cette chaleur de sympathie et de bienfaisance était comme éteinte par un seul et absorbant intérêt. Sous la parure qu’elle portait d’ordinaire à la fois brillante et négligée, sous ce turban de couleur écarlate qui renfermait à demi ses épais cheveux noirs et s’alliait à l’éclat expressif de ses yeux, madame de Staël ne semblait plus la même personne : son visage était abattu et comme malade de tristesse. Le feu d’esprit, qui habituellement le traversait et ranimait de mille nuances rapides, ne s’y marquait plus que par une expression singulière de mobile et pénétrante inquiétude, une sorte de divination dans le chagrin : on se sentait affligé en la voyant. On avait devant les yeux non pas l’historien, mais la victime de dix années d’exil, la personne qui avait soutenu au prix de tant de douleurs, un long défi contre le pouvoir absolu, avait compté en désespérant chacun de ses victorieux progrès, avait souffert ses rigueurs croissantes, les avait pressenties plus dures encore, et s’était enfin délivrée du mal par une fuite hardie, semant sur sa route de Genève à Londres, en passant par la Russie et la Suisse, la protestation contre la conquête universelle et le serment d’une résistance à vie.

« Seulement à l’affliction grave et agitée de ses traits, il semblait que toute cette série d’épreuves épuisées successivement par elle lui réapparaissait en masse dans l’avenir, à elle plus avancée dans la vie et d’une santé déjà languissante, et on eût dit en même temps, à l’effort de courage qui dominait sa tristesse, qu’elle se résignait à être frappée à mort par le triomphe de ce qu’elle avait le plus haï, le plus redouté, mais qu’elle en attendait, avec plus d’indignation encore que d’effroi personnel, bien d’autres maux pour le monde, pour la France et pour la grande cause qu’elle avait tant aimée. Un intérêt intime se mêlait alors en elle à l’anxiété publique ; quelques jours auparavant son âme était tout entière à des soins de famille, à l’union la plus digne préparée pour sa fille, à la pensée du jeune homme de si noble nom et de si grandes espérances que sa fille et elle avaient choisi, et maintenant c’était des apprêts d’une fuite nouvelle, l’attente d’un nouvel ébranlement de l’Europe, d’une ruine publique où pouvait s’abîmer tout bonheur privé, qui de toutes parts obsédaient cette âme active, que les incertitudes ordinaires de la vie suffisaient à troubler parfois jusqu’à la souffrance.

« En ce moment le tourment d’angoisse et de douleur de madame de Staël paraissait extrême, mais sans incertitude, et sa résolution était invariablement prise pour être exécutée sur l’heure, soit qu’elle sût déjà l’événement de Lons-le-Saulnier et toutes ses conséquences, soit quelle eût conclu de l’état intérieur des Tuileries, d’où elle venait, la perte absolue de toute espérance. Elle n’eut pas de conversation générale, mais seulement quelques paroles expressives échangées avec les personnes les plus considérables de la réunion.

« À quelques nouvelles plus ou moins faussement favorables, à l’annonce d’une noble lettre de M. Octave de Ségur, parti pour rejoindre, comme aide de camp, le maréchal, à Lons-le-Saulnier, sa réponse était un sourire d’une tristesse inexprimable, elle serra longtemps la main de M. de Lafayette, et lui dit devant deux amis qui mêlaient leurs vœux aux siens. « Dans ce cahot prochain, vous devez demeurer, vous devez paraître, pour résister au nom du droit et représenter 1789. Moi, je n’ai plus que la force de fuir. Cela est affreux. » D’autres paroles, plus abandonnées, exprimaient, dit-on, avec une lucidité étonnante dans un pareil trouble public et privé, toutes les conditions de mécontentement intraitables, de secrètes hostilités, de défections cachées sous l’alliance dont Napoléon allait être entraîné de toutes parts à l’intérieur avec les périls et les démonstrations implacables du dehors.

« Madame de Staël fit encore quelques adieux plus marqués ou plus intimes que les autres à madame de Rumfort, qui, malgré son calme ordinaire et sa philosophie de personne riche et invulnérable, commençait à s’agiter un peu de l’inquiétude universelle ; elle dit : « Restez tranquille ici, vous, chère madame, vos noms vous protégent, votre maison sera parfois comme a été la mienne, l’hospice des blessés politiques de tous les partis. Vous aurez encore au profit des persécutés quelque accès dans la cour de cet homme qui est parti despote vaincu, et qui revient tyran déguisé. Il sera obligé, cette fois, de ménager un peu d’abord même ceux qu’il appelait des Idéologues, vos amis Tracy, Sieyès, Volney, Garat ; mais, moi, il me hait, il hait en moi mon père, mes amis, nos opinions à tous, l’esprit de 1789, la charte, la liberté de la France et l’indépendance de l’Europe. Il sera ici demain, quelle comédie jouera-t-il au début ? Je l’ignore, mais vous savez ce qu’il a dit à Lyon, ses promesses générales d’oubli et ses affiches de proscriptions individuelles. Ses griffes ont déjà reparu tout entières avant qu’il ait bondi jusqu’à nous. Je n’ai pas d’armée entre lui et moi, et je ne veux pas qu’il me tienne prisonnière, car il ne m’aura jamais pour suppliante. Adieu, chère madame. » Et peu de minutes après, madame de Staël et quelques amis plus affidés de sa personne et de sa famille étaient sortis du salon pour partir cette nuit même.

LV

Coppet fut comme toujours son asile, mais cet asile cette fois était à l’abri de la violence de son persécuteur ; il n’était pas autant à l’abri de ses séductions : tout semble indiquer que les plus chers et les plus habiles intermédiaires entre madame de Staël et Napoléon furent employés pour assurer une réconciliation dont les deux millions toujours en suspens dans la main du gouvernement français seraient le gage. Le retour à main armée de l’île d’Elbe était incontestablement le plus grand attentat de Napoléon contre la conscience publique, contre la paix du monde, et contre la fortune de la France. Après avoir animé par un reflux fatal mais naturel l’invasion étrangère dans les murs de Paris, après avoir traité libre encore de sa personne à Fontainebleau, après avoir abdiqué et résigné le trône aux Bourbons, se servir dès armes d’honneur qu’on lui avait laissées dans son asile pour violer la foi jurée, les traités, la paix du monde, descendre avec des troupes et du canon sur le rivage de la patrie, embaucher l’armée, corrompre les généraux, déchirer la constitution, chasser du trône le roi nécessaire et réconciliateur, pour ramener par un nouveau défi l’Europe entière au cœur de la France, et pour lui faire perdre à Waterloo les dernières gouttes de son sang, certes il n’y avait d’excuse à un pareil acte que l’ennui personnel de l’empire perdu, et l’impatience d’une ambition qui comptait le monde pour rien devant un caprice de domination ou de gloire. Napoléon le sentait lui-même et cherchait à colorer son attentat d’un prétexte de patriotisme. Il se présentait avec une impudeur que dénote assez son mépris pour la conscience humaine, comme le restaurateur de cette liberté qu’il avait détrônée. Ses paroles, ses proclamations étaient d’un despote repentant et presque d’un républicain. Ce n’était plus l’empire, c’était la dictature qu’il demandait l’épée à la main. Il faisait entreluire à travers les fusils de ses vétérans des lueurs de constitution populaire et de vieux républicanisme qui fascinaient la multitude et qui prêtaient un prétexte aux tergiversateurs. L’accession de madame de Staël à son nouveau règne aurait été une bonne fortune pour sa politique ; sa réputation de libéralisme, son talent, son nom, son influence sur l’opinion de l’Europe, auraient donné à sa conversion à l’empire la valeur d’un manifeste européen. Qui pouvait hésiter à se rallier à un dictateur que sa plus implacable ennemie déclarait nécessaire à la patrie et à la liberté ? Rien ne fut négligé pour ébranler l’opposition de madame de Staël. Un républicain sincère, Carnot, venait de consentir à s’allier au despotisme, par fanatisme pour des frontières. Un terroriste assoupli, Fouché, venait d’accepter le ministère de la police, s’approchant du cœur pour étudier de plus près l’heure de le frapper. Enfin un exemple plus sophistique et plus monstrueux de défection aux principes et aux sentiments venait d’être donné de plus près à madame de Staël par un homme dont l’ascendant avait été autrefois tout-puissant sur son cœur. Les versatilités effrontées de Rome sous le Bas-Empire n’ont rien dans Tacite qui égale l’apostasie de soi-même en quelques heures par Benjamin Constant. Ce publiciste de la liberté et de la restauration venait d’appeler aux armes tous les cœurs et tous les bras contre le tyran qui s’approchait de la capitale ; son manifeste, devenu le dernier cri de la liberté, frémissait encore dans toutes les voix de l’Europe libre, quand on apprit que ce Caton, appelé d’un signe aux Tuileries et vêtu en courtisan de César, était devenu en vingt-quatre heures le conseiller intime et salarié du tyran, sur la tête duquel il venait de conjurer le poignard du monde. Mépris de soi-même, ou mépris du genre humain, Benjamin Constant laissa cette énigme à deviner à la postérité. Le cynisme fut avéré, le motif inconnu ; mais ce qu’il y a de plus inexplicable pour les hommes qui n’ont pas sondé jusqu’au scandale les impudeurs de l’esprit de parti, c’est que ce même Benjamin Constant devint, trois mois après, un des bienvenus de la seconde restauration des Bourbons ; puis quelques années plus tard, la voix, l’oracle et le modèle des puritains de la liberté ; puis le complice rémunéré de la révolution de 1830 ; puis une renommée de secte ; puis une mémoire apprenant à tout mépriser dans les temps de partis, même l’estime des hommes.

LVI

On croit que madame de Staël, tout en gémissant sur la versatilité de son ancien ami, eut, sinon quelque faiblesse, au moins quelques ménagements pour Napoléon pendant les cent jours, soit qu’elle eût une généreuse pitié pour le tyran luttant avec l’adversité qu’il supportait moins bien que les victoires ; soit qu’elle espérât mieux de la liberté sous un second règne obligé de mendier du républicanisme le pardon du premier ; soit qu’elle se défiât de la fortune et que, dans l’intérêt de ses enfants, elle crût devoir laisser une porte entr’ouverte à la restitution des deux millions dont le gouvernement marchandait son silence. Cet exil, volontaire cette fois, dans la délicieuse demeure de Coppet, loin du bruit des armes, qui décidaient du sort du monde sans altérer sa félicité domestique, ressemblait au recueillement de Cicéron dans son Tusculum pendant que César l’invitait à venir à Rome pour y partager l’amitié du maître du monde.

C’est dans ces beaux lieux, époque troublée mais culminante de sa vie, que nous entrevîmes une seule fois la figure de la femme historique, dont nous retraçons aujourd’hui l’image. Nous retrouvons en ce moment l’impression fugitive de cette apparition, dans une lettre à un de nos amis d’enfance qui nous a été restituée après la mort de cet ami ; nous demandons pardon au lecteur d’en détacher cette page. Mais elle atteste, par le fanatisme de la curiosité dont elle est pleine, l’enthousiasme et l’éblouissement que le nom de l’auteur de Corinne inspirait à la jeunesse de son temps.

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« Tu me demandes si j’ai vu madame de Staël, pendant mon séjour sur les bords du lac de Genève ? Tu me rappelles les journées que nous avons passées ensemble, il y a quelques mois dans la vallée d***, à circuler vainement autour des murs du parc d’un autre grand poëte pour apercevoir seulement de loin son ombre se glissant à travers les arbres sur les allées de son jardin. Hélas ! je n’ai guère été plus heureux à Coppet qu’à ***. Notre timidité nous porte toujours malheur. À quel titre et sous quel prétexte me présenter aux portes de son château, et dans quel costume ? Tu sais que je voyage à pied et en veste de toile, portant tout mon bagage dans un mouchoir de soie, au bout de la branche de houx que tu m’as donnée à Chambéry, quand nous allâmes visiter les Charmettes, ce pauvre Coppet de l’autre grand homme de Genève. D’ailleurs, cette visite n’aurait pas été convenable dans ma situation, lors même que j’aurais eu le courage de la risquer. Les habitants du château de V***, près de Coppet, chez lesquels j’ai reçu par aventure une hospitalité si imprévue et si maternelle, sont aussi ennemis de Bonaparte et de la tyrannie que tes oncles et les miens. Ils sont pleins d’admiration pour madame de Staël, leur voisine, mais ils ne la voient pas. Les opinions révolutionnaires de Coppet, leur antipathie contre M. Necker, et la situation réservée de madame de Staël, depuis le retour de Bonaparte à l’île d’Elbe, les éloignent de tout rapprochement avec elle. Ils s’occupent de ses opinions comme nous de ses œuvres. Je les aurais blessés dans leurs sentiments en allant à Coppet ; ils n’auraient pas compris que je fusse à la fois royaliste et admirateur passionné de madame de Staël. Madame de*** m’a bien dit : Allez-y si vous voulez, je comprends qu’un jeune homme de votre âge et qui fait des vers se prive avec peine de l’occasion de voir cette femme de génie ; mais je ne puis vous y conduire moi-même, on croirait ici et à Genève que je change de religion. Mais si vous ne tenez qu’à la voir sans lui parler, vous en aurez très-souvent l’occasion en vous promenant sur la route de Coppet à Morges. Elle y passe presque tous les jours en se promenant en voiture avec ses enfants et ses amis. La voir était assez pour moi ; je me hâtai de profiter du renseignement. Hier, en sortant, comme à l’ordinaire, du château comme pour aller au lac, je pris la grande route de Coppet, et je me postai à l’ombre d’un saule, sur le revers du fossé, au bord du chemin. J’avais emporté avec moi un volume de Corinne, comme pour me porter bonheur ; le livre ou le jour me portèrent en effet bonheur. Après avoir attendu une grande partie de la journée sans apercevoir autre chose sur la route que les petits nuages de poussière soulevés par le vent d’été, qui soufflait du lac vers les montagnes, le soleil baissait, j’allais reprendre tristement mon chemin pour rentrer à V***, quand un grand nuage de poussière et un bruit de roues attira mes regards du côté de Coppet. Le cœur me battit, le livre me tomba des mains ; j’avais à peine eu le temps de me rasseoir au pied de mon saule, quand deux calèches découvertes, courant au grand trot des chevaux, vers Morges, défilèrent à demi voilées par la poussière devant moi. La première ne contenait que des jeunes gens sur le siége et de jeunes personnes dans la voiture ; elles étaient charmantes, mais ce n’était pas de la beauté que je cherchais ; dans la seconde, deux femmes d’un âge plus mûr étaient assises seules et causaient ensemble avec animation. L’une, on m’a dit le soir que c’était madame Récamier, m’éblouit comme le plus céleste visage qui ait jamais éclairé les yeux d’un poëte, trop beau comme un éclair pour être autre chose qu’une apparition ! La seconde, un peu massive, un peu colorée, un peu virile pour une apparition, mais avec de grands yeux noirs et humides qui ruisselaient de flamme et de beauté, parlait avec une vivacité et avec des gestes qui semblaient accompagner de fortes pensées ; elle se soulevait en parlant comme si elle eût voulu s’élancer de la calèche ; ses cheveux, mal bouclés, s’épandaient au vent ; elle tenait dans sa main une branche de saule qui lui servait d’éventail contre le soleil de juin ; je ne vis plus qu’elle. Elle m’aperçut, et me montra du regard à son amie, qui se pencha à son tour pour regarder de mon côté.

« Est-ce mon costume ? est-ce mon livre ? est-ce l’enthousiasme involontaire exprimé par la rougeur ou par la pâleur sur mon visage ? Me prirent-elles pour un étudiant allemand qui cherchait des fleurs dans la poussière des grands chemins, ou pour un poëte italien qui rêvait un sonnet à la liberté, à l’amour ou à la gloire de Corinne ? Je ne sais ; mais elles se retournèrent plusieurs fois pour regarder en arrière, et j’entendis, à travers le bruit des roues, quelques exclamations enjouées, qui me firent croire qu’elles avaient reconnu en moi un admirateur timide, et qu’elles riaient de mon embuscade d’enthousiasme sur un revers de fossé. Je tremblai même un instant qu’elle ne fît arrêter la voiture pour me demander ce que j’avais à lui dire. Je serais resté confondu et muet, car, pétrifié doublement par la beauté de l’une et par la gloire de l’autre, je ressemblais à un dieu terme qui voit passer sans parole le bruit et l’éclat du temps. Voilà mon cher V***, tout ce qu’il m’a été donné de voir de cette femme dont l’âme s’est si souvent répandue à la nôtre dans ses pages. Hélas ! comme tout le monde, je n’ai saisi ma vision qu’au vol, et je n’ai vu l’amour et la gloire qu’à travers la poudre d’un grand chemin. Je t’envoie quelques vers que j’écrivis tristement le soir, en remontant à travers une forêt de châtaigniers, au château de V***, où l’on se moqua un peu de ma ferveur et de ma déception ; mais je me suis bien gardé de les envoyer à madame de Staël, etc., etc. »

LVII

La rencontre que je racontais ainsi à mon ami avait lieu précisément le jour et à l’heure où le canon de Waterloo foudroyait du dernier coup la fortune de Napoléon et rendait l’air libre à madame de Staël. Les rayons du soleil couchant que j’avais vu briller sur son front étaient, à son insu les rayons du même soleil qui éclairait au même instant la chute et la fuite de son ennemi. Tout semblait conspirer alors au triomphe de sa politique, à la gloire de son nom, à la félicité de sa vie. La seconde restauration lui rendait Paris, le gouvernement représentatif, la liberté de la pensée, l’influence de la parole, la faveur de Louis XVIII, la fortune de M. Necker. Un de ses fils avait été tué en duel en Suède, mais il lui restait l’aîné, parfaite image de M. Necker, son grand-père. Ce jeune homme que nous avons connu après la mort de sa mère, aspirait à un rôle politique en France. Il avait la gravité précoce, la vertu froide, l’opinion faite, le caractère infaillible des hommes élevés dans le foyer domestique d’une grande gloire. Il était religieux envers Dieu, envers la liberté comme envers sa famille. Il promettait à madame de Staël un nom dignement continué dans l’avenir. Le mariage de sa fille était prémédité de loin avec M. le duc de Broglie, jeune orateur, à qui sa naissance, ses opinions, ses études politiques promettent la faveur que les principes libéraux assurent d’avance aux noms aristocratiques prêtés aux opinions populaires. Cette fille unique de madame de Staël, douée par la nature d’une beauté pour ainsi immatérielle, du génie de l’âme, supérieur au génie de l’imagination, et d’une vertu mûre au printemps, que la religion devait accomplir et couronner par une mort jeune, aurait fait l’orgueil de toutes les mères. Le génie, dans cette famille, semblait se perpétuer et se sanctifier par les femmes. Les hommes, depuis M. Necker, n’en avaient que l’effort, les femmes en avaient le don.

Pour comble de félicité domestique, le vide que l’échafaud, la mort naturelle, les années, les affections trompées avaient creusé dans le cœur de madame de Staël venait d’être, à l’insu du monde, comblé par un mariage secret et heureux. L’amour, qui débordait de son cœur comme de son esprit, avait trouvé tard, semblable à un repentir des jours perdus, son aliment dans un homme épris lui-même d’une sérieuse passion pour elle. Cet homme, plus jeune que madame de Staël de quelques années, était M. Rocca, d’une famille italienne transplantée à Genève. Officier de cavalerie dans l’armée française, blessé presque mortellement dans les guerres d’Espagne, il était revenu languir et mourir dans sa patrie. Sa rare beauté, la mélancolie de ses traits, la sombre et courte perspective de sa destinée avaient attendri sur lui le cœur de madame de Staël. L’enthousiasme et la reconnaissance avaient rajeuni et embelli de l’éternelle beauté madame de Staël aux yeux de son amant. Le mystère d’une passion que la vulgaire sagesse aurait désavouée avait ajouté à cet attachement mutuel les obstacles, les pudeurs, les charmes d’une secrète intelligence. L’amour avait triomphé des convenances. Madame de Staël avait donné sa main, mais sans perdre le nom sous lequel elle avait illustré son génie. Semblable à Mirabeau, elle n’avait pas voulu, en changeant de nom, désorienter la gloire. Ce fut une faiblesse de vanité que la femme n’aurait pas dû s’avouer, que l’amant n’aurait pas dû consentir. Rougir du nom, c’est rougir d’une partie de l’homme qu’on adore ; quand une femme se donne, elle doit donner, sans retenue, ce qui est mille fois moins que son cœur, son nom et sa célébrité. Malgré cette réserve, cette union qui donna un fils à madame de Staël, fit le charme de ses dernières années. Elle aima comme une mère et fut aimée comme une amante. Ce second époux, qu’elle avait rendu heureux, ne put survivre à sa perte. Sa mort atteste la force et le désintéressement de son amour. Une faute, selon le monde, fut le tardif, mais suprême bonheur de sa vie.

LVIII

Cette vie, épuisée par tant d’agitation, tant de génie et tant d’amour, commençait à languir. Son amie, madame Necker de Saussure, raconte qu’à ses derniers moments elle songeait encore, comme Mirabeau mourant, à combattre le despotisme, qu’on tentait de réhabiliter sous le nom redevenu populaire de Napoléon.

« Elle était déjà dangereusement malade, dit madame Necker, lorsque le manuscrit venu de Sainte-Hélène causa en France une si vive sensation. Malgré l’état de faiblesse auquel madame de Staël était réduite, elle voulut que ses enfants lui fissent la lecture de cet ouvrage, et elle le jugea avec toute la force de son esprit. Les Chaldéens adoraient le serpent, dit-elle, les bonapartistes en font de même pour ce manuscrit de Sainte-Hélène ; mais je sais loin de partager leur admiration. Ce n’est que le style des notes du Moniteur ; et si jamais je me rétablis, je crois pouvoir réfuter cet écrit de bien haut. »

Ses derniers moments furent illuminés comme un soir de fête ; ils resplendirent pour elle de la gloire de la vie terrestre qui allait s’éteindre sur sa couche, et des espérances de sa vie immortelle qui allait éclore. Son dernier soupir fut encore éloquent : « Quand je n’aurais pas la certitude d’une vie future, dit-elle à ses amis, je rendrais encore grâce à Dieu d’avoir vécu. Toutes les fois que je suis seule, je prie, disait-elle à sa fille, il n’y a point de solitude pour ceux qui vivent en présence de Dieu, il n’y a point d’absence, pour ceux que la mort ou la distance séparent, quand ils se rencontrent dans la prière. » Elle mourut ainsi dans les bras de sa fille. Dieu n’aurait pas pu lui envoyer la foi et la piété sous la forme d’un ange consolateur, plus fait pour sanctifier le dernier adieu. Le siècle entier porta ce deuil de famille ; elle n’eut ni les funérailles populaires de Mirabeau, ni les funérailles littéraires de Voltaire, mais elle eut les pieuses funérailles de fille, d’épouse, de mère, sous les chênes de Coppet, au pied du cercueil de son père, sur les bords de ce lac, en face de ces Alpes, où sa mémoire se confond à jamais avec celle de J.-J. Rousseau, son maître, de Voltaire, son voisin, de Byron, son hôte et son ami. Heureuse dans son berceau, heureuse dans sa vie, heureuse dans sa tombe.

Fille d’un ministre dont elle respira en naissant la popularité, favorite d’une nation qui flattait en elle son père, élevée sur les genoux des grands, des philosophes, des poëtes, habituée à entendre les premiers balbutiements de sa pensée applaudis comme des oracles de talent ; mêlée, sans en être trop rudoyée, au commencement d’une révolution qui grandit tout ce qu’elle touche, ses apôtres comme ses victimes ; abritée de la hache pendant les proscriptions par le toit paternel, au sein d’une nature poétique, écrivant dans le silence de cette opulente retraite des ouvrages politiques ou littéraires égaux aux plus beaux monuments de son siècle ; ne subissant qu’un peu les inconvénients de trop de gloire, en butte à une de ces persécutions modérées qui méritent à peine le nom de disgrâce, et qui donnent à celle qui les subit la grâce de la victoire sans les rigueurs de l’adversité ; vengée par l’Europe, de son ennemi, qu’elle a la consolation de voir tomber et de plaindre, remplissant le monde de son bruit, et mourant encore aimée dans son triomphe et dans son amour.

Il n’a manqué à cette femme, pour être la première des femmes d’action et des femmes de gloire, que l’échafaud de Marie-Antoinette ou de madame Roland. Et cependant, pour en revenir aux considérations qui ouvrent ce récit et qui doivent le clore : quelle est la plus grande de cette femme de bruit ou d’une femme de silence, voilant jusqu’à son âme de la chaste pudeur de son sexe, renfermée dans l’ombre de son pauvre foyer conjugal, entre un époux qu’elle aime, des enfants qu’elle élève, des vieillards qu’elle honore, des infirmes qu’elle soulage, des misères qu’elle nourrit, des talents même qu’elle sacrifie à d’humbles devoirs ? Si la vanité littéraire hésite à prononcer, le bon sens et la vertu n’hésitent pas : la plus grande des deux, c’est celle qui est le plus femme, c’est-à-dire la plus obscure ; car selon la juste expression d’un ancien, la gloire déplacée n’est que la plus grande des petitesses. Le grand jour, sur la femme, est contre nature ; tout ce qui la dévoile la flétrit, la célébrité n’est pour elle qu’une illustre exposition. Que serait-ce qu’une femme sur la tombe de laquelle on ne pourrait écrire, pour toute épitaphe, que ce vain mot : Elle a brillé !

LIX

Cependant il faut reconnaître, pour être juste, que la vie, les œuvres et le génie de madame de Staël ont eu un autre résultat pour sa patrie et pour l’Europe, que ce bruit de son nom et cet éclat de son génie. Elle a fait home aux hommes de leur servitude ; elle a protesté contre la tyrannie ; elle a entretenu ou rallumé dans les âmes le feu presque éteint de la liberté monarchique, représentative ou républicaine ; elle a détesté à haute voix, quand tout se taisait ou applaudissait, le joug soldatesque, le pire de tous, parce qu’il est de fer, et qu’il ne se brise pas même, comme le joug populaire, par ses propres excès ; elle a donné du moins de la dignité au gémissement de l’Europe ; elle a été vaincue, mais elle n’a pas consenti à sa défaite, elle n’a pas loué l’oppression, elle n’a pas chanté l’esclavage, elle n’a pas vendu ou donné un seul mot de ses lèvres, une seule ligne de sa main à celui qui possédait l’univers pour doter ses adulateurs ou pour exiler ses incrédules ; elle a édifié et consolé l’esprit humain ; elle a relevé le diapason trop bas des âmes ; elle a trouvé dans la sienne, elle a communiqué à ceux qui étaient dignes de la lire, un certain accent antique peu entendu jusqu’à elle, dans notre littérature monarchique et efféminée, accent qui ne se définit pas avec précision, mais qui se compose de la sourde indignation de Tacite, de l’angoisse des lettres de Cicéron, du murmure anonyme du Cirque quand Antoine présente la pourpre à César, du reproche de Brutus aux dieux quand il doute de leur providence après la défaite de la cause juste, du gémissement de Caton quand il se perce de son épée pour ne pas voir l’avilissement du genre humain ! Cet accent n’est pas la liberté, mais il en est comme l’âpre arrière-goût, le regret amer, la vague espérance. C’est le remords de l’esprit humain. Il rappelle qu’il y a eu une vertu publique, et que si le peuple en a perdu la formule, la langue du moins en a conservé le retentissement.

C’est là la vraie gloire de madame de Staël. Ses ouvrages peuvent périr, mais son accent reste à la langue et aux caractères. On pense à elle toutes les fois qu’on se sent dans le cœur quelque chose de libre, de fort et de grand. C’est moins et plus que de la gloire littéraire, c’est de l’écho, mais c’est un écho romain.

Lamartine.