(1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVe entretien. Chateaubriand, (suite) »
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(1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVe entretien. Chateaubriand, (suite) »

CLXVe entretien.
Chateaubriand
(suite)

LX

Après Atala, il publia dans le Génie du Christianisme le court épisode romanesque, poétique et religieux de René.

René est, selon moi, le plus accompli de ses ouvrages, s’il n’en est pas le plus irréprochable. C’est un frère qui aime à son insu sa sœur, et qui en est aimé.

L’ombre de l’inceste était une ombre néfaste à répandre sur cet amour, même vaincu. La religion en triomphe : Amélie se précipite dans un monastère ; René ou Chateaubriand s’embarque et vogue, désespéré, vers l’Amérique.

Il revient et la trouve morte, voilà tout ; mais c’est écrit par Chateaubriand ; le mystère ajoute à l’amour. Jamais ces deux prestiges mêlés ne composèrent un tel breuvage pour des imaginations malades. La France littéraire n’a pas deux pages aussi enivrées. L’homme qui a osé les écrire fut plus et moins qu’un homme en les dictant, il fut le martyr du ciel et de la terre ; il faut chercher son nom et ne pas le prononcer, comme celui de la passion ineffable devant l’ineffable feu du désir et les ineffables larmes de l’expiation.

LXI

Quant au Génie du Christianisme, nous en avons dit notre pensée ; c’était tout, moins la conversion.

Un parti l’adopta, l’autre le répudia. Le style seul fut unanimement admiré, mais l’admiration n’est pas de la foi. La foi y manquait, elle n’était pas remplacée par le luxe des expressions ; c’était de l’admirable dorure, ce n’était pas de l’or. Les chrétiens sincères ne s’y trompèrent pas, la rhétorique seule le regarda et le regarde comme un monument de la langue.

Chateaubriand partit peu de temps après pour son pèlerinage en terre sainte ; c’était une croisade à lui tout seul ; elle ne parut sincère qu’aux adorateurs du Tasse : imitation sans portée de la chevalerie du quatorzième siècle par l’homme qui, trois ans auparavant, avait écrit à Londres l’Essai sur les Révolutions ; mais son style charma ses ennemis même.

Il traversa rapidement la Méditerranée et un coin du Péloponèse pour évoquer dans une phrase magnifique Léonidas sur les ruines de Sparte, Argos et Athènes.

Nous avons été nous-même surpris, quelques années après, à Smyrne, du peu de sérieux que M. Fauvel et les antiquaires européens, qui se souvenaient de son passage, attachaient à ses prétendues recherches dans leur domaine ; il ne cherchait que la renommée de savant en débris de toutes les antiquités, il commentait quelques textes de Spon ou des vieux voyageurs, et il passait à d’autres catacombes, rapportant de Jérusalem quelques bouteilles de l’eau du Jourdain, où les moines du couvent m’assurèrent qu’il n’avait même pas été. Je ne sais que croire à cet égard ; la description qu’il fait du fleuve et de son lit est si peu exacte, qu’elle peut laisser quelques doutes à ceux qui, comme moi, l’ont suivi de l’œil, du pied du Liban jusqu’à la mer Morte. Quoi qu’il en soit, il passa quelques jours enfermé dans le couvent des Pères de terre sainte à Jérusalem, et copia sur les monuments sacrés de cette ville de longs itinéraires qui grossirent le nombre de ses pages et l’autorité de ses volumes ; puis il revint à Carthage, d’où il rentra par l’Espagne en France.

LXII

Son Itinéraire eut un prodigieux succès ; c’était la gloire moissonnée à vol d’oiseau par un homme de génie sur les sites consacrés du monde : les gens de lettres y trouvaient des phrases mémorables ; les chrétiens, des dévotions exemplaires ; les savants, des textes sacrés ; tout le monde, des descriptions pittoresques achevées, et l’intérêt qui s’attachait alors aux navigations d’un homme célèbre embellies par un écrivain supérieur. C’était la grande flatterie de l’antiquité adressée à tous les partis qui veulent être adulés, assez de vérités pour être intéressant, assez de mensonges pour orner le vrai, et surtout assez d’élégance et de perfection de langage pour enchanter tous les lecteurs. Voyager ainsi, c’est cueillir les fleurs de la terre ; mais, pour les offrir au monde, il faut les rassembler en gerbes, où chaque couleur, en contraste avec l’autre, présente un tableau brillant ou touchant aux yeux.

Tout voyageur est un peintre. Le plus parfait des écrivains devait être le plus parfait des voyageurs. Chateaubriand avait été l’un et l’autre. Le monde fut charmé, et l’Itinéraire à Jérusalem fut et demeure son chef-d’œuvre. Sa renommée fut achevée, il ne lui resta qu’à décroître.

LXIII

Mais tout homme dans les arts prétend toujours monter un peu plus haut que son talent. Chateaubriand, malgré l’élévation du sien, ne fut pas exempt de cette illusion : le chef-d’œuvre idéal du temps où il écrivait était le poëme épique ; il en portait le germe et l’ambition dans son sein.

On ne savait pas encore alors que le chef-d’œuvre était un livre original, prose ou vers : pour être original, il faut être vrai, non pas vrai seulement selon les autres, mais vrai selon soi. La vérité selon soi, c’est la sincérité. Quiconque n’est pas sincère n’est pas et ne peut pas être original.

Homère fut sincère dans son temps, car les fables de l’Olympe étaient réputées vraies par tout l’univers grec et même égyptien. Il lui suffisait de les chanter et on les croyait. Du temps de Virgile, on en croyait encore une partie. L’Odyssée et l’Énéide étaient des hymnes populaires ; le Ramayana, dans l’Inde, était un texte de la religion de la contrée. Du temps de Dante, bien que les crédulités populaires du poëte toscan fussent mêlées aux cynismes populaires de Florence et de Pise, le fond était ignoble, mais vrai pour les rues de ces villes. Le Tasse, plus tard, mêlait avec génie les vérités du catholicisme, religion nouvelle du monde, aux fables divines ou infernales de son époque. Enfin, de nos jours, les mystères de la rédemption étaient vrais pour Klopstock, le barde allemand de la Messiade, racontée en vers sublimes par ce poëte mystique de la rédemption.

Ce furent là les derniers chantres de poëmes épiques que le monde moderne pût lire, car leurs lecteurs ou leurs auditeurs y croyaient sincèrement avec eux ; mais l’âge épique passait avec eux. Le raisonnement s’introduisait dans les croyances, et le poëme épique disparaissait de nos habitudes littéraires.

On pourrait appliquer la poésie chrétienne aux plus sublimes définitions de Dieu, aux plus hautes vérités morales dont le christianisme est la sanction et la source, parce que tout le monde y croit ; mais on ne pouvait avec bonne foi raconter sur l’enfer ou sur le paradis les histoires imaginaires de Dante ou du Tasse que tout homme doué de quelque imagination pouvait inventer comme eux. Or, comme l’enfer et le paradis sont essentiellement compris, comme les deux pôles du monde extérieur, dans le poëme épique dont l’universalité est le caractère, le poëme épique fut anéanti ; on ne put remplacer les merveilles réelles que par les chimères que l’homme de talent chercha à faire croire aux peuples, c’est-à-dire le merveilleux de Dieu par le merveilleux des hommes, et ce merveilleux de caprice n’était plus que merveilleux de fantaisie ; il n’avait plus de sanction que la poésie de l’imagination et plus de vérité que la vraisemblance.

Les poëmes de chevalerie, tels que ceux d’Arioste en Italie, et de parodie, tels que ceux de Voltaire en France, succédèrent aux poëmes sérieux. Milton seul, avec son poëme du Paradis perdu, exploita l’ancienne poésie religieuse, et encore ce fut le poëme littéraire plus que le poëme religieux. L’époque était passée.

LXIV

Chateaubriand crut, comme un enfant, que le poëme épique pouvait renaître et conquérir un renom impérissable à son auteur, pourvu qu’il eût un grand talent ; il oublia du même coup le fond qui était la foi, et la forme qui était le vers, forme idéale et parfaite du langage humain.

Il trouva un beau sujet : la lutte du christianisme naissant et du paganisme mourant ; l’un persécuteur par habitude, l’autre conquérant par le martyre, au confluent des deux doctrines.

C’était bien le sujet de poëme le plus poétique qu’on pût présenter aux hommes. Mais, pour en faire un poëme épique transcendant, il y fallait la foi préexistante du monde ; et dans l’exécution, il fallait le vers, qui donne au langage plus de prestige et au sens plus d’autorité.

Si Chateaubriand eût été un grand poëte au lieu d’être un grand prosateur, et s’il eût conçu son poëme rationnel sur les vérités les plus acceptées de son siècle, en morale, en politique, en religion ; s’il eût vulgarisé quelque vérité nouvelle, pleine de Dieu, comme elles le sont toutes, et qu’il eût popularisé et divinisé ces vérités par un style en vers digne de Dieu et des hommes, il est à croire que le genre humain posséderait un poëme épique de plus, et la France un véritable et immortel poëte épique.

Mais il n’éleva pas sa pensée si haut et il ne lui imprima pas un vol si saint ; il n’aspira pas à révéler à l’univers une masse de réalités nouvelles et à ramener à Dieu un chaos d’esprits égarés, pour commenter et adorer son nom. Il pouvait être créateur, il ne fut que copiste ; il s’imagina élever par la perfection du style la copie au niveau de l’original, il se sentit capable d’élever le poëme en prose au-dessus du Télémaque, la première des copies de ce genre : en copiant une copie en prose, il crut égaler Homère et consacrer son génie à la postérité. On ne peut concevoir comment un esprit aussi juste et aussi puissant put se faire une telle illusion d’amour-propre ; mais enfin il se la fit et il écrivit à tête reposée le poëme d’Eudore et de Cymodocée. Ce fut son écueil.

LXV

Mais cet écueil fut émaillé par lui de paysages pittoresques, de tableaux enchanteurs et variés, de portraits variés, de scènes pieuses, empruntées aux deux religions, d’invocations aux deux muses de la plus gracieuse et de la plus sublime éloquence, et des morceaux de prose poétique les plus achevés.

Le public ravi y fut un moment trompé ; il crut que la religion chrétienne avait produit son fruit littéraire, et que l’homme du christianisme allait faire oublier l’Homère de l’Olympe, mais cette séduction du talent ne fut pas longue ; on reconnut bientôt que l’enfer sans terreur et le paradis sans espérance n’étaient que des parodies sans réalité des enfers et du paradis païens, mille fois moins intéressants que ceux de Virgile et d’Homère, car ils étaient sans foi ; cela ressemblait à tous ces enfers et à tous ces cieux dont les peintres modernes barbouillaient les dômes des églises en imitant ridiculement Michel Ange, et où la perfection des contours ne produisait pas même l’illusion de la réalité.

Le martyre de la jeune vierge chrétienne et du héros converti amenait la catastrophe et rendait l’univers chrétien. On s’étonnait qu’un si vaste résultat fût produit par une si mince machine poétique, et que le prophète du dix-huitième siècle n’eût pas inventé pour changer le monde quelque chose de plus neuf et de plus grand que la rêverie d’un enfant de chœur, en l’honneur de la croix de son Dieu, au bruit des cantiques sacrés et au parfum de l’encens évaporé du saint sacrifice.

Ce livre tomba comme conception à ce niveau ; il n’en resta qu’un petit nombre de pages merveilleusement écrites çà et là, et recueillies comme des exemples de rhétorique. Tel fut le sort de ce roman d’Eudore et de Cymodocée, épitaphe des prétentions du génie humain à ressusciter le poëme épique dans un siècle où il n’y avait plus de foi que dans le raisonnement des âmes pieuses et dans l’avenir des idées fortes. Le poëme épique avait suivi le convoi des fables mortes ; il n’appartenait à personne de les faire revivre.

Le poëme épique littéraire pouvait peut-être prolonger un moment l’illusion de son existence par quelque chef-d’œuvre de langue, que les hommes, comme les Romains du temps d’Auguste, liraient comme ils lurent Virgile, sans croire à ses miracles, mais en croyant à son génie ; mais, pour cela, il fallait que l’ouvrage fût écrit en vers, et en vers tellement inimitables que la perfection de la forme fît oublier l’imperfection du sujet. Or Chateaubriand, qui avait reçu de la nature tant de dons du talent, n’avait pas reçu ce complément de ces qualités qu’on appelle le don des vers. C’est l’inspiration, l’inspiration qui est à la langue ce que l’explosion est à la pensée, c’est-à-dire la force et la soudaineté intérieure du sentiment qui le fait jaillir en feu et en flamme dans une harmonie divine qui subjugue à la fois du même coup l’auditeur et le poëte. Ce don, comme tous les dons parfaits, est un mystère que les hommes n’ont jamais pu se donner, parce qu’ils n’ont jamais su le définir. Ni Démosthène, ni Cicéron, ni Machiavel, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Mirabeau, ni les premiers des écrivains ou des orateurs dans toutes les langues antiques ou modernes, qui ont essayé d’atteindre à cette perfection du langage humain, n’ont jamais pu y parvenir ; ils n’ont laissé après eux dans leurs œuvres que des débris de leurs tentatives, témoignage aussi de leur impuissance ; cela est plus remarquable encore dans les orateurs qui semblent se rapprocher davantage encore des poëtes par la force et par la soudaineté de la sensation ; aucun d’eux n’a pu dérober une strophe à Pindare ou dix vers à Homère, à Virgile, à Pétrarque, à Racine, à Hugo ; il semble qu’ils vont y atteindre ; mais, au dernier effort, la force leur manque, ils échouent, ils restent en arrière, ils ne peuvent pas, le pied leur glisse, ils se rejettent dans la prose, ils se sentent vaincus. Moi-même, très-indigne que mon nom soit prononcé après de pareils noms, moi qui n’oserais pas me comparer comme écrivain en prose à M. de Chateaubriand, je lisais, il y a peu de jours, dans un critique célèbre de mon temps, quelques lignes où mes vers avaient l’avantage sur sa prose, et j’en étais non pas convaincu, mais frappé. Voici ce que dit M. Sainte-Beuve dans sa belle étude littéraire intitulée Chateaubriand :

LXVI

Il commence par comparer la belle image du cygne dans Chateaubriand à l’image du même oiseau qu’il trouve dans les premières Méditations poétiques. L’image en prose de Chateaubriand est admirable ; nous regrettons de ne l’avoir pas en ce moment sous les yeux pour la citer. Puis, voilà la même en vers.

« L’image du cygne, dit M. Sainte-Beuve, est dominante, elle y est comme perpétuelle.

Ah ! qu’il pleure, celui dont les mains acharnées,
S’attachant comme un lierre aux débris des années,
Voit avec l’avenir s’écrouler son espoir !
Pour moi, qui n’ai point pris racine sur la terre,
Je m’en vais, sans effort, comme l’herbe légère
Qu’enlève le souffle du soir.

Le poëte est semblable aux oiseaux de passage
Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage,
Qui ne se posent pas sur les rameaux des bois ;
Nonchalamment bercés sur le courant de l’onde,
Ils passent en chantant loin des bords ; et le monde
Ne connaît rien d’eux que leur voix.

« Ce n’est pas là de l’imitation, c’est de l’émulation. Nobles poëtes, pourquoi tous deux n’avez-vous pas justifié jusqu’au bout votre emblème, sans jamais ternir votre blancheur ?

« Plus on a aimé les poëtes sous cette forme idéale qu’ils nous ont donnée d’eux-mêmes, plus on regrette qu’ils ne l’aient pas réalisée en tout dans leur vie, et qu’ils se soient tant mêlés ensuite à la poussière et aux bruits de la terre. Mais l’homme ne veut pas mourir ; et quand le chant sublime l’abandonne avec la jeunesse, il essaye de changer la clef, et il recommence sur un mode inférieur une cantate, encore harmonieuse, s’il se peut, dans tous les cas moins aimable. »

Cette dernière phrase fait allusion, dans M. Sainte-Beuve, à l’ambition politique qu’il suppose et qu’il déplore dans M. de Chateaubriand et dans moi. J’ai clairement montré que l’ambition n’était pas mon mobile en 1848, que le salut de mon pays était mon unique pensée. Si j’avais voulu être nommé dictateur par soixante départements ou par la France entière, je n’avais qu’à laisser partir cinq ou six amis dévoués, chargés de dire : « Nommez Lamartine, il accepte. » Je fis le contraire et je fus nommé dans treize départements à la presque unanimité. J’avais le sentiment vrai que mon nom trop nouveau ne pouvait pas rallier assez puissamment la France, et que, pour lui donner de l’autorité, il aurait fallu le fortifier par quelques victoires politiques qui n’étaient pas dans mon programme, à moins qu’elles ne fussent dans la nécessité, non de mon ambition, mais de la république des honnêtes gens en France. Je ne briguai donc pas un titre au pouvoir ; je le rejetai avec peine, en n’étant pas compris et en me faisant une multitude d’ennemis que mon désintéressement mécontentait et qui ne me l’ont point encore pardonné. Nous connaissons quelqu’un qui m’accuse aujourd’hui et qui ne se souvient pas de l’enthousiasme qui le soulevait alors pour moi au-delà des limites. Quant à moi, je n’ai pas partagé envers moi-même l’enthousiasme qu’il avait alors. J’ai tâché d’être juste ; était-ce modestie, était-ce justice ? Je crois que c’était l’une et l’autre ; dans tous les cas, ce n’était pas ambition. Le présent le prouve.

LXVII

« À propos de la mort de son père, Chateaubriand exprime la même idée que j’ai exprimée sur l’immortalité que la mort grave sur nos traits comme l’empreinte d’une grande vision.

« Un autre phénomène, dit-il, me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l’indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ? »

« Lamartine a repassé sur cette grande idée dans le Crucifix. Elvire meurt :

De son pieux espoir son front gardait la trace,
Et sur ses traits frappés d’une auguste beauté
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,
La mort sa majesté.

…………
Et moi, debout, saisi d’une terreur secrète,
Je n’osais m’approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L’eût déjà consacré !

« Ailleurs Chateaubriand dit en prose :

« L’antique et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d’œuvre. Avec quelle sainte et poétique horreur j’errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la Religion ! Quel labyrinthe de colonnes ! quelle succession d’arches et de voûtes !… »

« René ne fait autre chose que tracer ici (et c’est sa gloire d’avoir été le premier à le concevoir et à le remplir) l’itinéraire poétique que tous les talents de notre âge suivront ; car tous, à commencer par Chateaubriand lui-même, qui n’exécuta que plus tard ce qu’il avait supposé dans René, ils parcourront avec des variantes d’impressions le même cercle, et recommenceront le même pèlerinage : l’Italie, la Grèce, l’Orient. Lamartine, dans cette belle pièce de l’Homme où il faisait la leçon morale à lord Byron, a dit :

Hélas ! tel fut ton sort, telle est ma destinée.
J’ai vidé comme toi la coupe empoisonnée ;
Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sont ouverts ;
J’ai cherché vainement le mot de l’univers ;
J’ai demandé sa cause à toute la nature…
…………
Des empires détruits je méditai la cendre ;
Dans ses sacrés tombeaux Rome m’a vu descendre ;
Des mânes les plus saints troublant le froid repos,
J’ai pesé dans mes mains la cendre des héros ;
J’allais redemander à leur vaine poussière
Cette immortalité que tout mortel espère.
Que dis-je ? suspendu sur le lit des mourants,
Mes regards la cherchaient dans des yeux expirants ;
Sur ces sommets noircis par d’éternels nuages,
Sur ces flots sillonnés par d’éternels orages,
J’appelais, je bravais le choc des éléments.
Semblable à la Sibylle en ses emportements,
J’ai cru que la nature, en ces rares spectacles,
Laissait tomber pour nous quelqu’un de ses oracles.
J’aimais à m’enfoncer dans ses sombres horreurs.
…………
Mais un jour que, plongé dans ma propre infortune,
J’avais lassé le ciel d’une plainte importune,
Une clarté d’en haut dans mon sein descendit,
Me tenta de bénir ce que j’avais maudit, etc.

« Le ton de la pièce change à partir de ce moment, et le poëte entre dans la sphère qui lui est propre. Il y a de la sérénité chez Lamartine, même dans ses moins beaux jours, jamais chez René. Lamartine engendre la sérénité, il la crée même là où il n’y a pas lieu ; René engendre l’orage !

« Prenez le René réel, ôtez-lui ce léger masque chrétien que M. de Chateaubriand lui a mis tout à la fin pour avoir droit de le faire entrer dans le Génie du Christianisme, revenez au pur René des Natchez, et la pièce de Lamartine pourra s’adresser à lui non moins justement qu’à lord Byron. »

M. Sainte-Beuve nous compare de nouveau dans notre peinture de l’Isolement.

« Voici Chateaubriand en prose :

« La solitude absolue, le spectacle de la nature me plongèrent dans un état impossible à décrire ; sans parents, sans amis, pour ainsi dire, seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme un ruisseau d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l’univers. »

« C’est juste l’Isolement de Lamartine, toujours avec la différence des complexions et des natures :

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être, au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux.

Là je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir se lève et l’arrache aux vallons ;
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

« Ce dernier cri est presque un écho fidèlement répété : « Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie… » Mais René a plus d’énergie que Lamartine et que tous les Jocelyns du monde quand il continue en ces immortels accents :

« La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. Ah ! si j’avais pu faire partager à une autre les transports que j’éprouvais ! Ô Dieu ! si tu m’avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu m’eusses amené par la main une Ève tirée de moi-même… Beauté céleste ! je me serais prosterné devant toi, puis, te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Éternel de te donner le reste de ma vie. »

« On retrouve là, adouci à peine, le cri de Chactas dans la forêt, le cri d’Eudore tenant Velléda sur le rocher.

« René, dégoûté de tout, est décidé à en finir avec la vie, à mourir. C’est alors qu’Amélie reparaît. Je n’insisterai pas sur cette dernière moitié du récit. Je remarquerai seulement qu’ici René obtient un peu ce qu’il désire : il voulait un beau malheur, en voilà un. Sa vie jusque-là, son état moral se composait d’une suite de désenchantements sans cause précise : désormais il a son accident singulier entre tous, son fatal mystère. Il a quelque raison de se dire : « Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand c’est un malheur. » Et plus loin : « Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s’il a voulu m’avertir que les orages accompagneraient partout mes pas. »

Plus loin encore, M. Sainte-Beuve compare la magique description de Naples, dans les Martyrs, à des vers de moi sur le même paysage :

« Tous ceux qui ont vu Naples et qui se sont bercés au golfe de la Sirène salueront ici la divine peinture. J’ai dit que M. de Chateaubriand, dans le partage de l’Italie, occupait plutôt Rome, et qu’il laissait Naples à Lamartine ; mais ici les voilà rivaux, et Lamartine a eu besoin encore de toute la mélodie de son vers pour n’être point effacé par le prosateur qui le devance. Dans cette belle pièce du Passé à M. de Virieu (je ne veux pas tout citer, je ne veux donner que la note) :

Combien de fois près du rivage
Où Nisida dort sur les mers,
La beauté crédule ou volage
Accourut à nos doux concerts !
Combien de fois la barque errante
Berça sur l’onde transparente
Deux couples par l’Amour conduits,
Tandis qu’une déesse amie
Jetait sur la vague endormie
Le voile parfumé des nuits !

« N’est-ce pas juste le même motif que dans ce couplet de Chateaubriand-Eudore : « Attendre ou chercher une beauté coupable… ? » Et encore, toutes ces stances célestes sur Ischia :

Maintenant sous le ciel tout repose ou tout aime :
La vague, en ondulant, vient dormir sur le bord ;
La fleur dort sur sa tige, et la nature même,
Sous le dais de la nuit, se recueille et s’endort.

Vois : la mousse a pour nous tapissé la vallée ;
Le pampre s’y recourbe en replis tortueux,
Et l’haleine de l’onde à l’oranger mêlée,
De ses fleurs qu’elle effeuille embaume mes cheveux.

À la molle clarté de la voûte sereine
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin,
Jusqu’à l’heure où la lune, en glissant vers Misène,
Se perd en pâlissant dans les feux du matin…

« C’est divin de mélodie, mais c’est plus vague de contour et plus amolli de ton que Chateaubriand dans la même peinture. Le paysage de Naples n’est pas si noyé, l’horizon n’est pas si vaporeux que le font paraître à la longue les vers de Lamartine. Il y a la netteté dans la suavité. »

On sent que M. Sainte-Beuve préfère ici la force de la prose de Chateaubriand à la mollesse de la poésie de Lamartine ; mais c’était de mollesse qu’il s’agissait dans ces deux peintures. S’il s’était agi de force, nous l’aurions renvoyé à la dernière des Méditations, le Suprême Verbe.

La dernière comparaison entre cette prose accomplie et cette poésie imparfaite, mais naturelle, donne un caractère à part à l’égarement de Velléda :

« Jamais, seigneurs, je n’ai éprouvé une douleur pareille. Rien n’est affreux comme de troubler l’innocence… » Ces paroles d’Eudore font sourire : c’est plutôt douceur que douleur qu’il veut dire ; il n’en est pas de comparable, pour ces grandes âmes de héros ou d’archange déchu, au plaisir de troubler un jeune cœur, et, mieux qu’une Ève encore, une Marguerite innocente. Qu’on se rappelle la mort de la jeune Napolitaine dans les Harmonies (le Premier Regret) :

Mon image en son cœur se grava la première,
Comme dans l’œil qui s’ouvre au matin la lumière ;
Elle ne regarda plus rien après ce jour ;
De l’heure qu’elle aima, l’univers fut amour !
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme ; et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l’espoir des cieux.
…………
Ainsi, quand je partis tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s’éteignit et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n’en plus revenir ;
Elle n’attendit pas un second avenir,
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance :
Elle but d’un seul trait le vase de douleur,
Dans sa première larme elle noya son cœur,
Et, semblable à l’oiseau, moins pur et moins beau qu’elle
Qui le soir, pour dormir, met son cou sous son aile,
Elle s’enveloppa d’un muet désespoir,
Et s’endormit aussi, mais, hélas ! loin du soir…

« Elle est morte pour lui, dit Sainte-Beuve, c’est dommage. En attendant, poëte, cela lui fait plaisir ; il y rêve avec complaisance, et, s’il laisse tomber une larme, c’est pour la faire éclore en une adorable élégie, — ce qui serait pourtant plus adorable encore, si un accent très-sensible de fatuité ne la gâtait pas. »

LXVIII

Je n’accuse pas l’intention du critique, dont la bienveillance est évidente dans toutes ces comparaisons du poëte en prose avec le poëte en vers ; mais il se trompe bien en voyant dans cette élégie involontaire du Premier Regret l’ombre de fatuité. Voici comment elle fut écrite quinze ans après la mort de la pauvre Graziella.

J’étais à Paris en 1827 ; c’était un dimanche d’été. Le jour était long : ma femme entra dans ma chambre et me pria de l’accompagner aux vêpres de Saint-Roch. J’entrai avec elle dans l’église pleine de musique et d’encens. Pendant qu’elle s’avançait près du chœur, je m’assis contre un large pilier du temple, et je laissai errer mes regards au bruit d’une psalmodie plaintive ; sur les murs de l’édifice, un tableau, signé de Lécluse, était suspendu au-dessus de ma tête contre le pilier qui était à ma gauche. Ce tableau d’assez poétique intention, mais d’exécution médiocre, représentait une vierge en tunique blanche qu’on vient chercher dans son sépulcre ; mais, à la place de la morte, on ne trouve qu’un lit de fleurs dont les gerbes fraîchement nées semblent répandre dans le cercueil merveilleux des parfums et des ivresses du ciel.

Ce tableau me rappela la fille d’Ischia que j’avais tant aimée et qui était morte de son amour, quelque temps après mon départ de Naples. Je ne m’étais jamais pardonné cette dureté de cœur tant déplorée et tant punie. Combien, en effet, n’aurais-je pas été plus heureux dans la suite de mes jours agités, si j’avais cédé à ses larmes et aux miennes, repris mes vêtements de jeune pêcheur à la margellina, épousé celle que j’aimais, et continué avec elle, dans cette simple famille de camilleurs, l’existence où j’avais trouvé le bonheur ? Cette pensée me revint et me plongea pendant une heure dans des regrets qui ressemblaient à des rêves. Je m’y livrai bientôt sans résister, et j’écrivis sans plume dans mon cœur les strophes de cette élégie que M. Sainte-Beuve appelle céleste, et qui n’était que le retentissement harmonieux et déjà lointain d’une douleur vraie. L’office fini, je rentrai, muet et mélancolique, à la maison, et je m’enfermai dans une chambre pour écrire ces vers tout faits dans ma tête.

LXIX

Comme je finissais de les écrire, on m’amena des visiteurs que je connaissais à peine, mais que j’aimais déjà sans tenir compte des opinions politiques qui devaient bientôt après nous réunir, puis nous séparer, pour nous réunir encore. C’était M. Thiers et son ami M. Mignet, beau jeune homme, qui devait suivre fidèlement son ami dans la vie, mais sans affronter les mêmes orages ; ils s’assirent, et, voyant sur ma table des lignes inégales annonçant des vers, ils me demandèrent de leur en lire quelques-uns. Je les leur lus sans difficulté, mais non sans que ma voix entrecoupée leur révélât l’émotion très-vive dont j’étais encore agité. Ils me parurent très-émus eux-mêmes, et ils se retirèrent en silence comme des hommes dont le cœur avait été trop vivement touché pour qu’ils pussent continuer l’entretien sur le ton léger et futile qu’ils avaient en le commençant. Quant à moi, je restai attendri et mélancolique le reste du jour.

Voilà le récit vrai de l’espèce de fatuité un peu barbare que Sainte-Beuve m’attribue en composant ces vers. Et toi, allée solitaire du jardin du Luxembourg, séparé alors du jardin fruitier des Capucins par un mur à hauteur d’appui du jardin de Catherine de Médicis, ne te souviens-tu pas des larmes amères et contenues dont j’arrosai tes dalles un jour où je lisais seul le dernier Adieu de Graziella, et où Sainte-Beuve, que je rencontrai par hasard, fut étonné de mes larmes mal essuyées et me demanda vainement la cause de ma tristesse. Je ne la lui dis pas et nous nous séparâmes. Voilà encore une fois cette fatuité ostentatoire qu’il m’attribue ! Voilà comme le critique se trompe, surtout quand il veut avoir plus d’esprit que la nature. Défions-nous des hommes d’esprit qui entendent malice à la nature ! Nous risquerions de calomnier même les larmes ; l’homme sensible en cache plus qu’il n’en montre.

LXX

Quant à la faculté d’écrire les vers, Chateaubriand ne l’avait pas reçue plus que Voltaire ; la poésie, dans sa vraie forme sérieuse (le vers), excepté la poésie badine, ne leur était pas naturelle. Le drame de Moïse, par Chateaubriand, ne fut qu’une imitation impuissante de Racine ; il fit admirer, comme le paon, les découpures et les couleurs savantes de ses ailes, mais il ne s’en servit pas. La beauté du vers, comme toutes les autres beautés, est un mystère. On ne sait pas pourquoi ils sont nécessaires à la vraie poésie : moi-même qui ai plaidé contre eux, je ne le sais pas, mais je le sens. Ce n’est pas parce qu’ils disent plus de choses que la poésie en prose, ils en disent moins, les belles pages de Chateaubriand contiennent autant et plus de sens que les plus belles pages de vers ; ils n’en disent pas plus, mais ils le disent mieux.

Je me suis souvent figuré que les plus belles pages de la langue, prose ou vers, étaient celles qui possédaient en elles le plus d’éléments de durée ou d’immortalité, et que ces éléments de durée étaient, on ne sait pourquoi, plus réunis dans les vers que dans la prose ; en un mot, que le vers était plus immortel que la prose : pourquoi cela encore ? Je ne le sais pas ; mais, de même que certains éléments matériels possèdent, à formes égales, plus de vie et de durée que d’autres, et sont mieux faits par le Créateur pour résister au temps ; de même, entre le vers et la prose, il y a la même différence qu’entre le marbre statuaire ou le bronze et la terre dont l’artiste construit sa statue. La forme est la même, mais la durée ou l’immortalité sont différentes.

La boue est destinée à vivre quelques jours, le marbre dure à jamais. Le sentiment que le sculpteur a de cette vérité influe à son insu sur la perfection de son travail.

Ainsi que je l’ai dit une fois en poésie moi-même :

Mais le vers est de bronze et la prose est d’argile.

Je présume que c’est là le secret de cette supériorité. Si ce n’est pas cela, je ne puis le découvrir.

Voltaire, lui aussi, le sentait. Je me souviens d’un passage de lui, moitié plaisant, moitié sérieux, dans une de ses lettres à Condorcet, à propos du drame en prose qu’il avait en mépris, et dont Diderot le menaçait :

« Quant aux barbares qui veulent des tragédies en prose, dit-il à Condorcet, ils en méritent : qu’on leur en donne, à ces pauvres Welches, comme on donne des chardons aux ânes ! Cela passera, etc., etc., etc. »

LXXI

Revenons au rôle religieux de Chateaubriand.

La France, qui suait le sang sur l’échafaud de la Terreur depuis trois ans, et qui avait horreur et peur d’elle-même, cherchait à retrouver son équilibre et son ordre matériel dans la force de ses armes et dans la pacification de ses doctrines. Un véritable grand homme qui eût paru alors, le glaive dans une main, la modération dans l’autre, pouvait lui apporter la raison, la force et la paix ; c’était une de ces époques où la dictature des soldats et la dictature des législateurs peuvent s’unir pour reconstituer un grand peuple ; mais, il faut le reconnaître, la France, qui est le pays des armes, du génie et de la gloire, n’est pas le pays de la raison. Ses excès sont tous des passions ou des repentirs.

Les excès en tout sont la nature de la France, les réactions sont sa loi ; Bonaparte, son héros, fut un despote ; Chateaubriand, son écrivain, fut un apôtre peu convaincu du passé ; l’opinion publique, leur pondérateur naturel, au lieu de les contenir l’un et l’autre, les encouragea ; elle poussa l’un à l’empire, l’autre au treizième siècle : la conquête pour diplomatie, le concordat pour liberté religieuse, furent les deux pôles du gouvernement des soldats et du gouvernement des consciences. On eut des victoires au lieu de droit, et des cérémonies au lieu de culte : le Génie du Christianisme y joignit le prestige de l’imagination et entraîna tout. Chateaubriand fut l’éloquent corrupteur du bien même ; il ne se borna pas à assurer la liberté des âmes, il voulut leur asservissement. Les mœurs le secondèrent, et il alla, comme ambassadeur, porter lui-même à Rome le funeste présent qu’il avait obtenu du gouvernement de son pays. Voilà son début politique. Les temples furent remplis, les consciences, les unes favorisées, les autres opprimées, beaucoup vides ; la révolution raisonnable avait été poussée jusqu’à la persécution, on la ramena jusqu’à la vengeance.

LXXII

Après l’insuccès des Martyrs, Chateaubriand dit adieu à la littérature et à la polémique religieuse. 1814 vit paraître la diatribe envenimée de Buonaparte et des Bourbons. Chateaubriand fut, dans cette brochure, le précurseur de la vengeance du monde contre l’oppression de l’Europe. Il prit le premier rang parmi les ingrats ; il le prit aussi parmi les calomniateurs de l’infortune méritée, en calomniant même Bonaparte dans le récit mensonger de ses violences manuelles de Fontainebleau vis-à-vis du pape Pie VII.

Il fit une seule bonne brochure après 1815, la Monarchie selon la Charte. C’était la raison ramenée au service d’une monarchie nécessaire. Tout le reste de ses écrits politiques, d’ambition ou de circonstance, est mort avant lui, et ne méritait pas de vivre. C’était le style affecté du vieux français mal ressuscité pour donner au français une apparence de naïveté par le cynisme. Sa fortune ayant été compromise par son ambition inquiète en 1821, il mit en loterie son domaine de la Vallée-aux-Loups, à mille francs le billet. On ignorait alors la loi économique par laquelle la réduction du prix des billets augmente le nombre des souscripteurs. Il comptait sur le nombre de ses partisans dans l’aristocratie. Les ministres, ses ennemis, n’osèrent pas lui refuser l’autorisation ; mais il fut trompé, il n’eut que trois souscripteurs, parmi lesquels M. Lainé, comme hommage, non aux opinions, mais au génie. M. Lainé refusa de reprendre l’argent de son billet. Mathieu de Montmorency acheta généreusement la dépouille de son ami. Chateaubriand n’avait rien fait encore pour le salut de son pays, mais il avait immensément fait pour sa gloire ; la France fut ingrate : c’est son habitude ; il ne s’adressait pas à un parti, comme les amis de Foy en 1829, ou de Laffitte en 1830. Tout hommage à un homme, qui n’est pas une insulte à un autre, ne réussit pas parmi nous. Nous n’aimons que la générosité haineuse qui, sous prétexte d’honorer un homme illustre, en déshonore un autre plus justement illustre que lui. Chateaubriand se tut, mais il ressentit l’injure au fond de son âme. On peut croire que la démocratie, qu’il servit de mauvaise grâce depuis ce jour-là, profita plus tard de cette faute capitale de l’ingrate aristocratie. L’homme est homme, il pardonne, mais il n’oublie pas. C’est sa faiblesse, mais c’est son droit.

LXXIII

Les Bourbons, qui durent en grande partie à Chateaubriand leur chute fatale, en 1830, ne lui durent qu’un grand service : la guerre d’Espagne. Malgré ce qu’en dirent les libéraux parlementaires du temps, cette guerre fut une grande et heureuse audace, digne d’un homme d’État. Les Bourbons, chefs de cette maison, ne pouvaient, sans déshonneur, voir la monarchie d’Espagne s’avilir et tomber, sans lui tendre la main. L’honneur, pour la monarchie consanguine, n’est pas seulement une décoration, c’est un devoir. Chateaubriand le sentit et osa faire de cette convenance, un dogme politique. Il rallia par là l’armée française à la maison des Bourbons, et fit rentrer la gloire sous ses drapeaux. C’était une grande idée toute simple ; les peuples la comprirent. Ils comprirent peu les idées mixtes qui se refusent aux imprudences héroïques : le salut des circonstances douteuses où les Bourbons délibéraient. M. de Villèle penchait visiblement du côté de l’inaction, M. de Chateaubriand entraîna tout vers la guerre, et le dieu des projets généreux lui donna raison ; la dernière grande action de la race de Louis XIV fut son ouvrage. On ne peut l’oublier, il perdit les Bourbons, mais il les illustra.

LXXIV

Voilà sa carrière d’homme d’État ; quant à sa carrière d’homme de lettres, elle est beaucoup plus difficile à analyser ; elle tient à son génie. La première question à résoudre est celle-ci :

Eut-il du génie ?

Ce génie fut-il honnête dans l’usage qu’il en fit ? Non.

Ce génie fut-il vrai ? Non.

Ce génie fut-il juste ? Non.

Ce génie fut-il grand ? Oui. Moins grand cependant que s’il eût été toujours honnête, vrai, juste, et que sa grandeur eût été aussi honnête, aussi vraie, aussi juste dans le sens qu’il fut magnifique dans l’expression ; mais il eut du génie ; il en eut même plus qu’aucun écrivain de son pays et de son temps.

Nous avons répondu que le génie ne fut pas toujours honnête. Était-il parfaitement honnête d’écrire l’Essai sur les Révolutions en 1799 et d’écrire le Génie du Christianisme en 1800 ?

Était-il vrai de vanter la révolution dans ses opinions et dans ses tendances aujourd’hui et de brûler ensuite ce livre pour qu’il ne se levât pas contre lui dans une carrière nouvelle, pour que ses amis ne pussent pas lui reprocher l’ombre d’une apostasie ?

Était-il juste enfin, en politique, d’imaginer des lois inhumaines (immanis lex) contre la liberté de la presse, en 1819, et de professer ensuite la liberté illimitée de la presse, c’est-à-dire l’anarchie et la démagogie de la pensée la plus téméraire, dont Chateaubriand affecta le dogme, quand la versatilité de ses intérêts le poussait à se déclarer chef de l’opposition aux Bourbons ?

Non, il ne fut ni honnête, ni vrai, ni juste, ni moral dans l’usage de son génie. Benjamin Constant, le plus inconsistant des hommes, eût-il eu ce génie, n’en aurait pas fait un autre usage. Mais il lui fallait un pont, fût-il aussi mince et aussi tranchant que le pont de Mahomet, pour passer avec bienséance de M. de Bonald à Carrel, et de M. de Marcellus à Béranger, de la monarchie à la république. La liberté illimitée de la presse fut ce pont. Il le franchit sans s’inquiéter de ce qui était au-delà ! Était-ce d’un esprit juste et d’un sens droit ? Fabriquer et vendre de la poudre dans tous les carrefours d’une capitale, est-ce une condition de la sécurité publique ? Nous l’avons éprouvé en 1848, par nécessité temporaire d’une révolution où toutes les lois anciennes étaient abolies ; mais une émeute violente en sortait exactement tous les quinze jours, et la sagesse du peuple tenait lieu de loi pour réprimer la démence du peuple. Était-ce à cette lutte armée d’un dictateur contre un autre que M. de Chateaubriand voulait conduire son pays ? C’était un homme de magnanime témérité, armé d’une assez puissante imagination pour se faire illusion à soi-même. Voilà la vérité.

LXXV

Mais son génie était grand, quoiqu’il fût loin d’être irréprochable. À ses premières publications, les hommes s’aperçurent qu’il n’était pas comme les autres hommes. L’instinct leur révéla que le grand style perdu depuis Bossuet, qui l’avait trouvé dans la Bible, était retrouvé dans les forêts du nouveau monde. Il n’y était pas pour les Américains, peuple qui n’a que la grandeur de l’espace et la philosophie du lucre ; peuple sans ancêtres, pour lequel le passé n’existe pas, peuple brutal qui ne croit qu’à ce qu’il touche ; mais il y était en germe dans l’immensité des œuvres de sa nature, non encore épousée par les hommes nouveaux. C’est de cette union des hommes nouveaux usés par la civilisation avec la nature sauvage que devait naître la nouvelle Bible de l’humanité. Chateaubriand était le prophète gigantesque et mystérieux. Il ne savait pas lui-même quel vent l’y poussait ; c’était le souffle du vieux monde ; c’était l’instinct mâle de la génération des choses cherchant comme la virginité des mers, des forêts, des solitudes pour y déposer la semence fécondante des langues mûres et rajeunies. Il respira un moment cette atmosphère amoureuse des terres virginales, il y déposa son génie, et Atala, René, le Génie du Christianisme naquirent. Un nouveau prophète revint en Europe, apportant ces prodiges de parole. Chateaubriand paraît avec eux comme un météore ; il ne sort d’aucune école, il est lui. Ne lui cherchez ni père ni mère, il est le fils du désert, l’enfant trouvé dans les forêts. Il ne sait d’où il vient, et tout le monde le regarde ; il ignore quelle langue il parle, et toute la terre l’écoute. On fait silence à ses premiers balbutiements. Le vieux siècle expirant dans les convulsions s’étonne et se sent rajeuni.

Les lignes ébauchées dans Atala et dans René sont, dès le premier jour, une révolution littéraire. Elles éteignent seules le bruit d’une turbulente révolution en Europe. Aussi, voyez comme ce nom remplace tous les autres, même celui de Voltaire, le dictateur de l’intelligence universelle ; à peine s’en souvient-on encore, et il vient seulement de mourir au seuil des temps qu’il a créés. Ce jeune homme, cependant, ne faisait que de naître, personne ne lui avait rien appris, il n’était d’aucune école ; à peine, avant de quitter Paris, avait-il causé avec quelques hommes médiocres du dernier siècle pour lesquels il affectait un culte : Ginguené, Esménard, Chênedollé, un peu Fontanes, Parny et à peine Chénier. Il regardait comme une rare fortune quelques vers plus que médiocres de lui pour lesquels il s’enorgueillissait d’avoir obtenu, par les complaisances de l’amitié, une place au Mercure, le recueil des naissances et des sépultures du temps. Il les emportait dans sa valise comme des certificats de gloire et des augures d’immortalité.

Il débarque, il voit, avec le regard du génie qui embrasse tout d’un coup d’œil, l’ébauche des États-Unis ; il méprise tout et passe ; il prétend, mais rien n’est plus douteux, qu’il a vu Washington, leur seul grand homme, pauvre, accusé, abandonné par ces démocrates rois de l’ingratitude, et qu’une servante lui a ouvert son parloir. Il va de là avec un guide d’aventure visiter une troupe de sauvages et de sauvagesses, bohémiens du désert, qui dansent aux sons de la pochette d’un musicien français.

On voit qu’il s’amuse à faire à loisir la caricature de deux peuples dans une scène de cabaret. De là il va jusqu’à la cataracte du Niagara, ce qui est plus douteux encore, car il ne tente pas même, lui si parfait descripteur, de décrire ce miracle des eaux, mais ce qu’il imagine est mieux que ce qu’il décrit ; il rêve des amours sauvages et des mélancolies de solitude. Il revient avec ces ébauches dans l’esprit. C’est lui-même qui rapporte ses notes à son pays.

LXXVI

Aussi voyez comme, à ses premières lignes, tout se bouleverse dans la littérature de la France et de l’empire ! On dirait qu’un nouvel instrument musical fait résonner ses sons dans les concerts de l’esprit ; on croit entendre les soupirs du vent dans les roseaux, les secousses du vent d’orage dans les vastes cimes des forêts, les chutes des cataractes dans les abîmes, les éclats de la foudre entre les rochers, et quelque chose de plus pathétique encore, les battements intimes du cœur, les frissons de l’âme, le suintement des larmes à travers la peau, et les cris muets de la tristesse humaine cherchant en vain des mots pour dire ses angoisses. Alors tout se tait dans la vieille langue ; nul ne cherche à imiter l’inimitable ; les uns ricanent par envie, les autres pleurent par sympathie, tous s’émerveillent en écoutant ; la note grave est retrouvée dans les langues modernes, et ce jeune inconnu a sonné sans le savoir le sursaut du monde. Voilà l’effet universel et inspiré d’en haut de Chateaubriand.

C’est la Bible des derniers temps ; il n’y a plus qu’une voix dans la nature, un homme grand nous a parlé.

LXXVII

Il était grand en effet, la grandeur était son nom : grand, parce qu’il s’était soustrait aux efféminations féroces d’une révolution qui ne savait que vociférer et tuer ; grand, parce qu’il cherchait Dieu dans les ruines, comme le prophète soufflant sur le charbon mal éteint pour y rallumer l’étincelle à la lueur de laquelle il devait découvrir et lire le nom de l’Incréé ; grand, parce qu’il était triste comme Job après la visite de ses amis. Il avait découvert que le fond de la vie est la tristesse, que le génie vrai est la mélancolie, fille et sœur de la résignation. Il était né triste, parce qu’il était né profond, comme les autres naissent gais, parce qu’ils sont légers. La raison des choses est la tristesse, parce que la souffrance et la mort sont le chemin et le but final de tout dans ce monde. Cette vérité d’instinct chez lui, d’expérience chez nous, est la seule démontrée. Quiconque ne comprend pas la tristesse ne comprend pas ce monde des larmes. La définition de l’univers, c’est la douleur d’être né, qui contient la douleur de mourir. Ajoutez-y la douleur de vivre sur cet océan d’ignorance et d’incertitude, sur cet infini du doute, qui est le supplice de la vie.

Il s’était réfugié de bonne heure dans la seule pensée, triste aussi par sa grandeur, inexplicable, à laquelle tout aboutit, mais qui est, elle-même, un mystère, pour en expliquer un autre, Dieu ; il était religieux par mélancolie ; par là, il était grand comme sa pensée.

Mais il était grand aussi par le mépris qu’il portait à la terre, et par la noblesse et l’aristocratie de sa nature. C’était un aristocrate de tempérament ; ce qui était petit lui faisait horreur, il dédaignait le démocrate. Ses bassesses, ses œuvres, ses vulgarités, ses colères, ses férocités, ses supplices même, dont il avait été témoin et victime par sa famille, et par son père, et par sa mère, morte innocente en prison, en punition d’être née noble, lui avaient donné un dégoût haineux contre les mœurs de cette race, qui ne sentait alors sa grandeur qu’en faisant sentir sa terreur. Cette haine du vulgaire faisait partie de sa grandeur ; sa physionomie même et son goût pour la solitude le trahissaient aux regards intelligents. Les démocrates l’adoraient de loin ; ils devinaient en lui, car il avait trop d’orgueil pour l’avouer, un contempteur de leur nature. Sa grandeur dédaignait de se faire accepter par eux, elle s’imposait. Quand il voulut se venger ou se faire craindre, il prit lui-même les vices de la démocratie. C’est alors qu’il écrivit contre Bonaparte ces calomnies auxquelles il ne croyait pas ; c’est alors qu’il écrivit contre M. Decazes, le plus doux des hommes, cette phrase suspecte et terrible à propos de l’assassinat du duc de Berri : Les pieds lui ont glissé dans le sang. Être démocrate alors pour lui, ce n’était que descendre. Mais l’aristocratie était son sang ; il était né grand. Volontairement ou involontairement, on sentait sa race ; on put le haïr, on ne put le mépriser. L’aristocratie du style confessait en lui l’aristocratie de la nature. Il n’était pas né pour être un tribun de la multitude, mais pour être le roi des lettrés d’une époque.

LXXVIII

On pourra lui contester beaucoup des qualités qui concourent à former un génie accompli et à laisser de lui une idée digne de la mission d’un de ces hommes que la postérité relève après leur malheur ou leur mort.

Il ne fut point assez honnête pour être offert en exemple à l’avenir.

Il chercha à briller plus qu’à servir.

Il eut l’idée juste et la conduite fausse.

Il affecta des passions, des affections et des haines qu’il n’avait pas.

Il eut un rôle dans sa vie politique, au lieu d’une conviction, et il en changea souvent.

Il fut à lui-même sa première pensée : toutes les fois qu’il y eut à choisir entre sa patrie et lui, il ne songea qu’à lui-même ; il prit le décorum pour l’honneur, et l’honneur pour la vertu.

Tel fut l’homme, plus acteur que citoyen.

Malgré le nombre et l’éclat de ses images, il ne fut pas poëte. Le mystère qui donne à l’écrivain le droit de dire : Je chante, lui manqua ; il ne fit jamais que parler et écrire, le chant inspiré faillit sur ses lèvres.

Mais, à cela près, il eut tous les talents qu’on peut emprunter à la terre, et que le ciel ne donne pas directement et mystérieusement à l’espèce humaine.

Et il eut même ces talents divers à un degré qui se fait reconnaître de lui-même, qui devient sa conscience dans l’âme d’autrui, qui réfute toutes les critiques, qui renverse toutes les jalousies et qui fait dire à tout un siècle : Il est grand !

Cette exclamation d’un siècle est le sceau du génie.

Il fut et il restera le plus grand écrivain de la France dans un siècle où tout était muet, mais où tout allait renaître.

Il fut à lui seul notre renaissance.

L’avenir portera son nom.

Soyez grand, et moquez-vous du reste ; vous êtes immortel.

Lamartine.