(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

Chapitre V.
Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères

A-t-on à faire agir ou parler des personnages, soit dans une narration, soit dans le cadre d’un discours ou d’un dialogue ? L’essentiel est de les bien caractériser. Quel est l’homme ? Quel est le trait dominant de sa physionomie morale ou de son aspect physique ? Dans quelle situation se trouve-t-il ? Quelle en est la nécessité fatale ? Voyez comment Voltaire, en traitant des questions politiques, sociales, religieuses, enlève vivement, avec un vigoureux relief, les silhouettes de ces Européens, Chinois, Turcs et sauvages, gentilshommes, paysans, moines et bramines, à la bouche desquels il confie les vérités et les sottises. Éludiez Pascal, et la vie intense des acteurs de la comédie théologique qu’il dénonce à l’opinion des mondains : observez le père jésuite de la Quatrième Provinciale, doux et accueillant, ami des gens curieux, expert en logique, à cheval sur les textes et les autorités, n’ouvrant qu’avec révérence la Somme des péchés du père Bauny, « et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c’est un bon livre », et les écrits du P. Annat, et ceux du P. Lemoine ; habile à glisser en douceur à côté des conséquences fâcheuses, et à esquiver sans se fâcher les objections troublantes ; se raccrochant à Aristote quand les casuistes lui manquent, et l’Écriture ; et quand il est à bout, délivré par l’heure qui l’appelle à visiter Mme la maréchale de *** et Mme la marquise de *** soumises à son aimable direction. Qu’il est vrai, vivant, ce bon Père, si profondément candide et jésuite à la fois ! Et pour Pascal, comme pour Voltaire, acteurs et caractères ne sont que des cadres : ce n’est pas l’intérêt dramatique qu’ils cherchent, c’est la démonstration forte d’une vérité théologique ou philosophique. Mais ils marquent le personnage, en passant, d’un trait juste et ineffaçable.

L’invention consiste ici à trouver ce qu’en telle circonstance un homme de tel caractère doit dire ou faire. Il faut donc se représenter : 1º le caractère ; 2º les circonstances ; 3º l’impulsion que les circonstances doivent donner au caractère.

Le premier point est d’avoir une idée du caractère comment imaginer autrement les actes et les paroles du personnage avec un peu de justesse et de précision ? Le physique a son importance comme le moral. D’abord le portrait physique détermine une image qui sert comme de point d’appui à la conception de la nature morale. Un personnage qu’on se figure est plus qu’à demi connu. Puis le physique manifeste le moral. La Bruyère peint les caractères dans leur dernière profondeur par l’indication minutieuse du vêtement, du geste, de la démarche, des mouvements accoutumés. Saint-Simon voit l’âme à travers le visage : mais c’est le visage qui lui révèle l’âme, et il fait tenir un caractère dans un portrait.

S’il s’agit d’un personnage réel, vous l’étudierez dans ce qu’on a écrit sur lui et dans ce qu’il a pu écrire lui-même. Vous tâcherez encore ici que la mémoire ne fasse point l’office de l’intelligence et du sentiment. La moindre impression personnelle, qui nous fait sentir l’Âme d’un homme du passé comme nous sentons celle d’un vivant de notre connaissance, fût-ce de la même imparfaite et faible façon, vaut mieux que la servile répétition des plus complets jugements qu’on a portés sur lui. « Dans les portraits littéraires que j’esquisse, dit un critique contemporain3, je ne cherche qu’à reproduire l’image que je me forme involontairement de chaque écrivain, en négligeant ce qui dans son œuvre ne se rapporte pas à cette vision. » Voilà précisément comme vous devez faire. Le tout n’est pas, surtout pour vous, de pénétrer l’homme à fond, de mesurer sa grandeur ou de démêler sa complexité : c’est d’avoir et de donner la sensation du vivant : c’est d’avoir vraiment pris son contact ; et l’eût-on vu de profil, n’en eût-on vu que l’ombre, cela vaudrait mieux encore que d’avoir calqué une photographie antérieure.

Si les peintres ne s’accordent pas sur un visage, s’il n’y a pas deux portraits de Marie Stuart qui se ressemblent, si deux photographies même du même original diffèrent tant parfois, comment historiens et critiques s’accorderaient-ils sur l’homme moral ? Il y a vingt portraits de Fénelon qui ne se ressemblent point, et l’on peut en faire vingt autres qui ne ressembleront point aux premiers. Chacun prend l’homme d’un côté, d’un certain point, sous un certain jour. Chacun y démêle ce qui provoque sa sympathie et son antipathie. Chaque portrait au fond est une confession du peintre.

Ne vous préoccupez donc pas de tout dire, d’embrasser tout l’homme : voyez-le, et peignez-le comme vous le voyez, beau ou laid, agrandi ou diminué, comme Doudan a vu Mme de Maintenon.

J’ai lu quelques volumes de la correspondance de Mme de Maintenon, et la vie de cette excellente dame par La Beaumelle ; et j’aime assez celle nature arrangée, compassée, comptant tous ses pas, et gardant toutefois un certain laisser aller gracieux dans le langage et dans les manières. Elle avait trouvé si peu d’aide et de bienveillance dans les autres à son entrée dans la vie qu’elle s’est promis de s’occuper uniquement et le plus honnêtement possible de Mme de Maintenon. Elle a fait son chemin doucement, sans bruit, avec une infatigable douceur et une invincible persévérance. Elle a feint d’abord toute sorte de bons sentiments qu’elle a fini par éprouver. À l’envers de ce qu’on croit d’elle communément, je suis sûr qu’elle valait mieux à soixante ans qu’à trente. Le inonde, en ne voulant pas prendre intérêt à elle, l’avait forcée à se prendre exclusivement sous sa protection. Dès qu’elle a eu fait sa petite fortune royale, elle a vu que cela même n’en valait pas la peine ; et elle est entrée fort sincèrement dans la voie du détachement. Pour se détacher, il est nécessaire d’avoir eu sa part dans le monde. Elle a commencé par se la faire à elle seule, puisqu’on ne l’y aidait pas, et puis elle a vu qu’elle avait fait une œuvre qui trompe, et, comme un bon esprit qu’elle était, elle a cherché sa part ailleurs, d’un air un peu triste et sombre, comme une personne fatiguée qui a beaucoup et inutilement travaillé.

Ce n’est qu’une incomplète esquisse : que de choses on pourrait dire encore ! Mais le peintre est sincère, le portrait est vivant, et cela suffit à faire un morceau exquis.

Si le personnage est imaginaire, vous devrez avant tout l’imaginer, c’est-à-dire vous en former une image individuelle et particulière comme d’un être réel. Un écrivain dramatique de notre temps, qui certes a su donner à ses caractères une rectitude et une consistance merveilleuse à travers les surprises de l’intrigue et les incohérences de la passion, nous a fait quelque part la confidence qu’il se faisait la biographie de chaque personnage qu’il voulait introduire dans une pièce, qu’il le dotait d’une existence antérieure, d’un long passé, où son tempérament et ses habitudes étaient minutieusement décrits. Aussi quand venait le moment pour lui d’entrer en scène, il se présentait à l’auteur avec la netteté d’un personnage réel dont tout un ensemble de faits moraux antérieurs nécessite la conduite et le langage. On ne peut faire mieux que de suivre cet exemple selon ses forces.

Je n’ai pas besoin de dire que votre ambition doit être bornée. Le don de dessiner des caractères, de faire vivre des personnages, est rare, et l’on ne peut l’attendre d’un enfant qui s’exerce à écrire dans des compositions de collège. C’est quelque chose déjà si on parvient à mettre un bonhomme sur ses jambes, à découper légèrement des profils de carton, à faire mouvoir sans trop de confusion des marionnettes.

Vous vous estimerez heureux de commencer par imiter les naïfs imagiers qui, désespérant de rendre par l’attitude des corps les mouvements des âmes, faisaient sortir de la bouche de leurs personnages une bandelette où ils inscrivaient ce qu’ils se sentaient impuissants à exprimer. Vous vous attacherez surtout à caractériser rigoureusement, étroitement, vos personnages. Ils diront leurs noms, selon le précepte de Boileau ; ce qu’ils veulent, ce qu’ils font, où ils vont. Ils noteront eux-mêmes bonnement leur passion, leur idée. Ils n’auront ni nuances, ni complexité, ni sous-entendus. Ils seront raides et tout d’une pièce. Vous viserez seulement à l’unité : que l’assemblage très simple des passions et des idées que vous imaginerez, soit bien joint ; et que tout soit lié à une maîtresse pièce du caractère. Lisez les contes de Perrault, sans dédain, et les légendes populaires, les vies des saints sur lesquelles n’ont pas travaillé des hommes d’esprit ; lisez Homère. Après cela remettez-vous à Corneille et à Molière.

Vous apprendrez insensiblement à nuancer les teintes, à assouplir les attitudes, à démêler et à rendre la complexité de la vie.

Mais les caractères une fois imaginés, il faudra les placer dans une action historique ou possible. Avant tout il faut éviter le roman : même dans un roman, le roman déplaît. On entend par ce mot tout ce qui est non pas extraordinaire, mais merveilleux, tout ce qui est hors de la possibilité naturelle, tout ce qui n’arrive pas, les combinaisons trop ajustées d’événements, les rencontres trop heureuses du hasard, les coups de vertu ou de passion inexpliqués dans leur grandeur, les perfections et les bonheurs incroyables dans leur continuité. Il est certain que les limites du roman et de la vérité sont bien subtiles, et qu’elles changent selon la noblesse ou la vulgarité, selon la finesse ou la grossièreté des esprits. Il y a des gens qui traitent de roman tout ce qui n’est ni laid ni dégoûtant, ou pour le moins insignifiant. Cependant, avec quelque goût naturel, on comprendra ce qu’il faut rejeter ou accepter, et où l’on doit diriger son invention. Les événements ordinaires de la vie, les situations sans nombre que créent les devoirs multiples, parfois contraires, de la famille, de la société, de la conscience, voilà le pays où il faut situer les caractères qu’on veut faire vivre. Nos meilleurs romanciers et auteurs dramatiques n’ont pas de plus grand souci que d’établir en pleine réalité leurs personnages : ils craignent les inventions romanesques et les effets de mélodrame. Mais c’est là le procédé même de nos grands classiques. Dans la tragédie comme dans la comédie, sous la mythologie, sous l’histoire, sous les fictions convenues, n’est-ce pas vraiment la vie ordinaire qu’ils peignent, et ne sont-ce pas au fond des incidents communs, dans le raccourci vigoureux ou l’agrandissement idéal que les règles imposent ?

Les sujets historiques, que la tradition offre généralement à traiter dans les compositions de collège, poussent forcément à l’invention romanesque : on ignore trop le détail particulier des événements réels, les ressorts cachés, les causes secrètes, les passions individuelles, les accidents insignifiants, mais gros de conséquences ; et dans la brume vague, dans le recul majestueux, où les hommes de l’histoire apparaissent comme de grands fantômes sans consistance, on n’ose rien soupçonner de médiocre ou d’ordinaire : on ne veut rien que de grand, de surprenant : du sublime et de l’horreur. Dans l’exécution, cela devient l’enflure, le vague, le faux, tout le contraire de la vie. Il faut voir dans Corneille comment, dans les âmes des héros, pour produire les révolutions soudaines des nations, parmi les grands intérêts des États et les raisons de la plus sublime philosophie, peuvent trouver place et prendre rang de causes efficaces les incidents familiers de la vie réelle, les relations sociales, les affections de famille, les situations communes que créent à tous les hommes les croyances et les institutions communes de l’humanité.

Le plus délicat, c’est de bien ajuster le caractère avec l’action choisie, de l’y faire vivre et mouvoir, d’en suivre le développement et les manifestations. C’est là qu’il faut avoir observé la vie, et accumulé les expériences. Les crises sont rares dans le domaine moral : les révolutions qui déplacent l’axe d’une vie ou transforment une âme, sont des exceptions, qui ne sont guère vraisemblables que par la réalité même. Corneille, Racine avaient donc raison, quand ils ne mettaient dans une tragédie qu’une seule crise, préparée par une série de faits moraux, par une fermentation lente, qui éclatait enfin dans la péripétie finale. Pour savoir mettre ainsi aux prises un tempérament avec une situation, il faut avoir observé comment notre caractère se manifeste dans les petits faits de la vie journalière, se modifie à leur contact, se décompose et se recompose sans cesse insensiblement, et se trouve parfois renouvelé alors qu’il ne s’est rien passé, comme il reste le même d’autres fois à travers les plus grandes catastrophes. Le fond de l’invention ne peut donc être ici que les observations qu’on a pu faire sur soi-même et sur ceux qui nous entourent. C’est peu de chose, direz-vous ; c’est beaucoup, si vous avez regardé, si vous avez vu. Une année de la vie la moins accidentée, si on la suivait comme des naturalistes ont étudié une espèce de chenille ou une variété de fourmi, jour par jour et comme minute par minute, nous en dirait long sur l’homme. Tous les grands principes de la psychologie, toutes les lois et tous les faits de la vie morale, apparaîtraient ; le jeu mystérieux des causes infiniment petites et mêlées serait découvert.

S’il vous est arrivé jamais de concevoir l’idée d’un enfantillage, d’une équipée, d’une folie, pure fantaisie de l’esprit inquiet et désœuvré, et de passer à l’exécution sans autre raison que l’idée conçue, sans entraînement, sans plaisir, mais fatalement, sans pouvoir résister ; — si vous avez repoussé parfois de toutes les forces de votre volonté une tentation vive, si vous en avez triomphé, et si vous avez succombé à l’instant précis où la tentation semblait s’évanouir de l’âme, où l’apaisement des désirs tumultueux se faisait, où la volonté, sans ennemi, désarmait ; — si vous avez cru, après une émotion vive, ou un acte important, être transformé, régénéré, naître à une vie nouvelle, et si vous vous êtes attristé bientôt de vous sentir le même et de continuer l’ancienne vie ; — si par un mouvement de générosité spontanée ou d’affection vous avez pardonné une offense, et si vous avez par orgueil persisté dans le pardon en vous efforçant de l’exercer comme une vengeance ; — si vous avez pu remarquer que les bonnes actions dont on vous louait n’avaient pas toujours de très louables motifs, que la médiocrité continue dans le bien est moins aisée que la perfection d’un moment, et qu’un grand sacrifice s’accomplit mieux par orgueil qu’un petit devoir par conscience, qu’il coûte moins de donner que de rendre, qu’on aime mieux ses obligés que ses bienfaiteurs, et ses protégés que ses protecteurs ; — si vous avez trouvé que dans toute amitié il y a celle qui aime et celle qui est aimée, et que la réciprocité parfaite est rare, que beaucoup d’amitiés ont de tout autres causes que l’amitié, et sont des ligues d’intérêts, de vanité, d’antipathie, de coquetterie ; que les ressemblances d’humeur facilitent la camaraderie, et les différences l’intimité ; — si vous avez senti qu’un grand désir n’est guère satisfait sans désenchantement, et que le plaisir possédé n’atteint jamais le plaisir rêvé ; — si vous avez parfois, dans les plus vives émotions, au milieu des plus sincères douleurs, senti le plaisir d’être un personnage et de soutenir tous les regards du public ; — si vous avez parfois brouillé votre existence pour la conformer à un rêve, si vous avez souffert d’avoir voulu jouer dans la réalité le personnage que vous désiriez être, si vous avez voulu dramatiser vos affections, et mettre dans la paisible égalité de votre cœur les agitations des livres, si vous avez agrandi votre geste, mouillé votre voix, concerté vos attitudes, débité des phrases livresques, faussé votre sentiment, votre volonté, vos actes par l’imitation d’un idéal étranger et déraisonnable ; — si enfin vous avez pu noter que vous étiez parfois content de vous, indulgent aux autres, affectueux, gai, ou rude, sévère, jaloux, colère, mélancolique, sans savoir pourquoi, sans autre cause que l’état du temps et la hauteur du baromètre ; — si tout cela, et que d’autres choses encore ! a pu tenir dans une courte existence d’enfant entre la première communion et le premier examen ; alors votre expérience est riche, et il ne vous manquera que de l’appliquer.

Mais, pour l’appliquer, il faut savoir quels changements dans les effets répondent à tels changements dans les causes, mesurer la valeur de chaque donnée, afin de faire varier le produit selon que varieront les facteurs. Ce que vous avez senti, vous, avec telle nature, dans telles circonstances, comment un autre, différent d’humeur, dans une situation différente, le sentirait-il ? Comment les mêmes événements affectent-ils des tempéraments différents ? Comment les mêmes caractères seront-ils modifiés par des influences inégales ? Vous ne devez pas perdre de vue que la nature et l’intensité des causes étant altérées, les effets ne devront pas rester les mêmes en nature et en intensité : c’est affaire d’observation, de tact et de temps, pour apprendre à y maintenir une exacte correspondance.