(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre II. Utilité de l’ordre. — Rapport de l’ordre et de l’originalité »
/ 3767
(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre II. Utilité de l’ordre. — Rapport de l’ordre et de l’originalité »

Chapitre II.
Utilité de l’ordre. — Rapport de l’ordre et de l’originalité

On affecte souvent de mépriser cette partie du travail qui consiste à disposer ses idées et à marquer d’avance tous les points de la route où l’on doit passer. Métier de manœuvre, dit-on : cette patiente régularité est l’œuvre d’un génie médiocre. Les grands esprits, qui prennent les choses de haut, n’ont qu’à se lancer, portés au but par le droit jet de l’inspiration. C’est là le langage de la paressa, qui fuit la peine, ou de l’orgueil, qui la dissimule. Tout ce qu’on prétend laisser à l’inspiration, on le livre au hasard. Il n’y a pas de maçon bâtissant une grange qui ne s’abandonne plus à l’instinct du génie que Michel-Ange construisant Saint-Pierre de Rome : il n’y mit point une pierre, pour ainsi dire, sans savoir d’avance pourquoi, sans en avoir médité l’utilité, les rapports avec tout l’édifice, ce qu’elle ajoutait à lu solidité de la masse, ce qu’elle devait porter de poids et fournir de résistance. Les génies supérieurs sont ceux qui prévoient tout.

Qu’il y ait eu des esprits privilégiés dont l’improvisation avait tous les caractères de la méditation, et qui dans le développement spontané de leur pensée gardaient l’ordre exact, la marche régulière, le mouvement égal et continu, qui n’appartiennent ordinairement qu’aux œuvres de patience et de réflexion : je ne le nie pas. Mais ces exceptions mêmes prouvent ce que je dis : si ces rares natures se dispensent de l’ennui de la composition, c’est que, par un don singulier, elles conquièrent d’une seule vue, par une rapide intuition, ce que le vulgaire n’obtient que par la longue patience et l’attention laborieuse : c’est que leur plan s’est fait en un moment, et leur œuvre se développe selon un modèle idéal que leur imagination contemple. S’ils vont au but avec cette sûreté, c’est qu’ils savent bien leur route. Il ne faut pas se croire trop aisément leur parent et leur pareil ; il faut aller avec le vulgaire et penser qu’on en est, tant qu’on n’a pas de fortes preuves du contraire. Si l’on n’imagine pas dans la dernière précision, avec tout le détail et les moindres parties, aussi nettement que s’il était sur le papier et sous nos yeux, le dessin complet de l’œuvre qu’on doit exécuter, on se résignera à n’être pas un génie supérieur ; et l’on suppléera à l’intuition par la réflexion qui combine et note un plan mûrement, patiemment, longuement.

Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra acquérir, après un long exercice, la dextérité et la souplesse, qui permettent ensuite d’abréger le travail, d’ordonner promptement ses matériaux, et de classer presque en acquérant. Alors d’idée naîtra pour ainsi dire toute placée, logée en un coin le l’œuvre, sans pouvoir être mise ailleurs, et comme aillée à la mesure et en la manière qu’il faut pour adhérer à ses voisines. La disposition en arrive ainsi à s’absorber presque dans l’invention et dans l’exécution : elle ne se fait pas moins, elle se fait plus vite. Mais quel patient apprentissage, que de pratique il faut pour acquérir cette promptitude ! Qu’il faut avoir tâtonné, redressé, corrigé, pour acquérir cette justesse de coup d’œil et cette sûreté de main !

On refuse souvent de se livrer à ce travail, parce qu’on croit gagner du temps et avoir plus tôt fait. Il est très vrai qu’il y a des esprits d’une malheureuse fécondité, qui savent parler avant d’avoir pensé, échauffés de je ne sais quelle chaleur, qui emporte leur langue ou leur plume d’une folle et infatigable allure : n’ayant pas toujours le temps de se rendre compte de ce qu’ils disent, confiants en leur démon et dans la bonne foi du public, qui saura bien y trouver un beau sens. Mais, en général, on ne fait point par-là économie de son temps ni de sa peine. Ce qu’on a gagné en gros, on le reperd en détail. Car on se trouve arrêté, empêché à chaque moment : cette idée qu’on rencontre, est-ce bien là qu’il faut la mettre ? Est-elle assez développée, trop, ou trop peu ? Le sentiment des proportions fait défaut : à peine sait-on si la pensée que l’on tient est essentielle ou incidente, s’il faut glisser ou appuyer. Je ne sais quelle gêne, quelle incertitude vous envahit, vous empêche de vous livrer tout entier à votre œuvre : je ne sais quelle appréhension de ne faire que du provisoire, vous poursuit dans la moindre de vos phrases, vous glace, et vous empêche de rien écrire d’une main ferme et hardie.

À supposer que l’esprit soit assez décidé ou assez alerte pour ne pas s’inquiéter de l’absence de plan et n’en pas ralentir sa marche, il s’exemptera de la crainte de l’erreur, mais non de l’erreur même. Il se jettera dans les défauts qu’il n’aura pas redoutés. Que de livres on voit, où il y a plus de matière et plus de talent qu’il n’en fallait pour être bons, et qui sont mauvais ! Il n’y manque qu’une chose : l’ordre, et faute de ce mérite, presque négatif, semble-t-il, tout ce qu’ils ont d’excellent et de rare manque son effet et périt en pure perte. Je ne sais pas si la confusion et la mauvaise distribution n’ont pas fait tomber plus d’ouvrages que la pauvreté d’invention, le manque d’esprit, le mauvais style, et tous les défauts ensemble qu’on peut imaginer. Qu’on prenne le genre qu’on voudra, discours, histoires, romans, comédies, on verra qu’il y a peu d’œuvres qui réussissent, encore moins qui durent à travers les siècles, sans une bonne économie : et pour peu qu’on ait de curiosité, on découvrira dans la multitude innombrable des écrits oubliés, pour peu qu’on ait d’attention, on notera dans le passage incessant des écrits qui ne naissent que pour mourir, plus d’une œuvre que les plus hautes qualités, que des morceaux admirables, des beautés singulières, semblaient adresser à l’immortalité. Théophile était plus poète que Malherbe, mais Malherbe composait : Théophile jetait sur le papier tout ce que sa fantaisie créait, et, sous prétexte de libre inspiration, noyait son talent dans la facilité et ses beaux vers dans le fatras. Un moindre génie, qui sait ordonner ses inventions, touche plus sûrement le but, fait une œuvre plus forte et plus belle qu’un grand esprit qui dédaigne ce soin asservissant.

Si l’on n’a pas dressé avec exactitude le plan de son ouvrage, l’exécution aura presque à coup sûr des inégalités et des disproportions choquantes. Ceci sera trop court, cela trop long. Ici l’auteur se laissera aller sans nécessité, et même à contretemps, à développer quelque idée favorite ; il s’épanchera sur ce qui lui tient au cœur, sans trop regarder si c’est de son sujet. Il abondera dans son sens, et, suivant le fil de son idée, il s’éloignera insensiblement du droit chemin, et se retrouvera soudain fort loin du but. Saisi à chaque moment de la vérité de ce qu’il exprime, il poussera devant lui ; il s’enfoncera dans les affirmations de plus en plus absolues, et il ne s’apercevra pas que ce  qu’il dit maintenant contredit ce qu’il a dit tout à l’heure, que ce sont des vérités partielles et relatives, qui doivent se tempérer et se limiter mutuellement L’humeur du moment donnera le ton à son œuvre, et l’on y lira toutes les lassitudes, tous les caprices, toutes les faiblesses de son esprit pendant l’exécution. Ne pouvant se corriger, il se répétera, ou il se démentira. N’ayant pas rapporté chaque partie au tout et aux autres parties, il ne taillera point chacune de ses pensées à la convenance du sujet, il leur laissera trop de largeur ou trop peu : il n’y touchera pas avec précision le point par lequel elles tiennent à sa matière ; elles garderont du vague et de l’incertitude : elles resteront plus ou moins à l’état de simulacres flottants et sans consistance, de silhouettes lumineuses parfois et vives, mais où l’on ne sentira point le solide soutien des muscles et des os. Enfin, ne calculant pas la distance à parcourir ni l’effort à donner, il écrira pour lui, non pour le lecteur : il estimera intéressant ce qui l’intéresse, clair ce qu’il comprend, vrai ce qu’il croira, et ainsi il ne saura éviter ni l’ennuyeux, ni l’obscur, ni le faux. Il prodiguera les vues originales, les pensées profondes, les mots d’esprit, les traits touchants : il sèmera dans son œuvre de quoi faire un chef-d’œuvre : et le lecteur, ne sachant pas où on le mène, égaré, rebuté, étourdi, aveuglé, n’y comprendra rien, bâillera, et jettera le volume : car tous les hommes ne sont pas d’humeur à refaire le livre qu’ils lisent. Quelques lecteurs d’élite goûteront ce qu’il y a d’exquis, trouveront que c’est dommage, qu’il y avait là quelque chose, que le public a jugé bien rigoureusement, et deux cents ans après la mort de l’auteur on le réhabilitera, c’est-à-dire qu’on l’éditera une fois, qu’on en parlera quelques jours et qu’on ne le lira guère plus.

Je ne sais que deux écrivains qui aient pu se passer d’être méthodiques sans y perdre. L’un est Montaigne : son désordre est une partie de son génie : le décousu rend sa fantaisie plus charmante et convient à son propos. Pour peindre ce sujet ondoyant et divers, qui est l’homme, il ne faut pas être régulier et correct : aligner, tailler, disposer symétriquement tous ces propos sceptiques, comme a fait ce lourd scolastique de Charron, c’est un contresens et une trahison.

L’autre est Fénelon : tous ses écrits ne sont guère que de charmantes improvisations. Et qui veut voir ce que l’absence d’un plan réfléchi peut introduire dans un ouvrage de contradictions, de digressions, de répétitions, d’exagérations, n’a qu’à relire la spirituelle, originale, délicieuse causerie de la Lettre à l’Académie.

Fénelon savait pourtant ce que vaut l’ordre, et dans cette même Lettre à l’Académie il en fait la plus rare et presque la plus essentielle des qualités de l’orateur.

« Il remonte d’abord au premier principe, dit-il, sur la matière qu’il veut débrouiller ; il met ce principe dans son premier point de vue ; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses auditeurs les moins pénétrants ; il descend jusqu’aux dernières conséquences par un enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise à sa place par rapport au but : elle prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité qui a besoin de son secours…..

« Tout le discours est un : il se réduit à une seule proposition mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes les portes, quand toutes les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée, la proposition est le discours en abrégé.

« Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n’a encore rien vu au grand jour : il n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon. Que dirait-on d’un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais dont tous les bâtiments seraient proportionnés pour former un tout dans le même dessein, et un amas confus de petits édifices, qui ne feraient point un vrai but, quoiqu’ils fussent les uns auprès des autres ?…

« Il n’y a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout……

« Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière ; il n’a qu’un goût imparfait et qu’un demi-génie. L’ordre est ce qu’il y a de plus rare dans les opérations de l’esprit : quand l’ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. »

Ceux qui penseraient que le mérite de bien placer chaque pensée est un mérite purement négatif, se tromperaient. Cela, du reste, n’en diminuerait guère l’importance, et c’est par un injuste mépris que nous appelons négatives les qualités sans lesquelles toutes les autres, plus éclatantes, plus enviées, sont inutiles. Mais celle-ci n’aide point seulement les autres à produire leur plein effet : elle ajoute réellement quelque chose, elle ajoute beaucoup à l’ouvrage. Selon la disposition qui leur est assignée, les idées sont faibles ou fortes, fécondes ou stériles, non point en apparence, mais en effet. Les idées sont susceptibles d’une infinité de valeurs, comme les mots d’une infinité de sens : la place qu’on leur donne exclut toutes les valeurs possibles, sauf une seule qu’elle réalise ; elles n’existent vraiment que quand elles sont ainsi localisées. Ce ne sont point des pièces d’un métal précieux, qui circulent de main en main sans se déprécier ni acquérir de plus-value : ce sont des papiers qui sont aujourd’hui en baisse, demain en hausse, chiffons aux mains du malhabile, qui valent une fortune aux mains de l’homme avisé. Ce qui, mal placé, est une niaiserie ou une platitude, peut-être, dans un autre lieu, une vue profonde et fertile en conséquences.

Comme les pensées absolument et essentiellement neuves sont rares, on peut dire que, dans la plupart des cas, la disposition est la vraie mesure de l’invention : la richesse et la fécondité de l’esprit créateur se manifestent par l’ordonnance de l’œuvre. En effet, comme l’invention consiste alors à découvrir des rapports inaperçus, à créer des liaisons nouvelles d’idées et de sentiments, elle est inséparable de l’ordre, et ne pourra se réaliser et s’exprimer que par lui. Invention, création, originalité, nouveauté, tout cela, en dernière analyse, se réduira à la conception d’une forme, c’est-à-dire d’un enchaînement, d’une subordination, d’une proportion, qui mettent en lumière des rapports nouveaux entre des pensées anciennes, et leur attribuent des valeurs nouvelles.

« Qu’on ne dise pas, écrivait Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux.

« J’aimerais autant qu’on me dît que je me suis servi de mots anciens ; et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition. »

Ainsi pensait Pascal, et tout son siècle avec lui. Dans ce siècle, le plus vraiment riche et fécond de notre littérature, nul ne semble se soucier d’inventer sa matière. Descartes part d’un mot de saint Augustin : Je pense, donc je suis, et ne prouve que de vieilles vérités, l’existence de Dieu, celle du monde extérieur, l’immortalité de l’âme. Bossuet évite comme une dangereuse tentation du mauvais esprit l’ombre d’une idée nouvelle, et ne veut rien dire qui ne soit dans l’Écriture ou dans les Pères. La Fontaine refait les fables d’Ésope et de Pilpay, Corneille met en français le Cid de Guilhem de Castro, et Racine prend à Euripide sa Phèdre et son Iphigénie. Molière prend dans Plaute, dans Térence, dans les Italiens, aux vivants comme aux morts : tout ce qui a été dit de comique est son bien. Et les plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays ont-ils fait autrement ? Shakespeare prend ses sujets dans des chroniques anglaises ou danoises, dans les auteurs italiens ou dans Plutarque. Virgile met à contribution Ennius et Lucrèce, Homère et les Alexandrins. Plaute et Térence adaptent les pièces de Ménandre, de Diphile, d’Apollodore. Sophocle reprend les sujets d’Eschyle, et Euripide y revient après Sophocle. Les sujets sont à tout le monde ; chaque écrivain qui veut se les approprie, sans croire voler ses devanciers, comme nos peintres peuvent faire des Sainte Famille après Raphaël, des Adoration des Mages après Rubens, comme nos sculpteurs réalisent après les Grecs les types de Diane et de Vénus. Où donc est l’invention ? où l’originalité ? Dans la forme, dans l’empreinte particulière que l’artiste met sur un sujet banal : en d’autres termes, dans la combinaison nouvelle des éléments, dans l’expression de rapports inexprimés jusque-là ; il innove, suivant son tempérament personnel, suivant ses habitudes d’esprit et ses formules d’art, dans la distribution des lumières et des ombres, dans la composition des plans ; il change les proportions des parties, modifie leur valeur : enfin, par un agencement nouveau, il renouvelle une vieille matière.

Ainsi Descartes n’invente rien que sa méthode, c’est-à-dire une certaine manière d’ordonner ses pensées ; par elle, il établit entre des vérités anciennement connues une liaison inconnue, il féconde une parole stérile dans saint Augustin, et il en fait sortir Dieu, l’homme et le monde. Et de même pour tous les autres que j’ai cités : Racine et Pradon usent des mêmes matériaux : mais l’un les taille et les place mieux que l’autre.