(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VII. De la propriété des termes. — Répétition des mots. — Synonymes. — Du langage noble »
/ 1875
(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VII. De la propriété des termes. — Répétition des mots. — Synonymes. — Du langage noble »

Chapitre VII.
De la propriété des termes. — Répétition des mots. — Synonymes. — Du langage noble

La propriété des termes est, à vrai dire, l’unique et universelle règle du style : celle où tout se résume et qui contient tout. C’est, comme dit Molière, la grande règle de toutes les règles. Quand on a dit tout ce qu’on pensait, comme on le pensait, on a bien dit : le défaut, s’il y en a, est de la pensée. Et l’on se trouve bien de pratiquer ce qui est comme la probité du langage, car on en a plus de facilité pour sentir ce qui manque à l’esprit : on connaît mieux son faible, et il est plus aisé d’y remédier. Vous qui commencez à écrire, ne déguisez pas la platitude de la pensée sous la prétention du style : parlez platement, tant que vous ne penserez pas mieux. Mais, insensiblement, le dégoût de la platitude obligera votre esprit à faire effort, à mieux diriger son activité, et l’amènera à tirer de soi quelque chose qui sera moins plat. La condition de tout progrès, c’est de toujours mesurer son langage à sa pensée, et de ne viser qu’à parler avec propriété. De même, en matière de morale, pour se corriger, il faut dépouiller tout amour-propre, et arracher à ses défauts, à ses vices, les noms spécieux qui les décorent et les déguisent : le péché, nommé de son nom laid et propre de péché, ne tentera plus guère.

Cherchez des noms pour nommer, des éloges pour louer les qualités des grands écrivains, d’un Bossuet, d’un Pascal, d’un La Fontaine, d’une Sévigné : vous ne trouverez rien qui soit plus juste, ni plus flatteur, que de dire de chaque tour, de chaque mot, qu’il est ce qu’il devait être, qu’il est nécessaire, qu’il est propre. Cette propriété, cette équivalence exacte de la pensée et de l’expression, font qu’on ne conçoit point que l’écrivain, pensant ainsi, eût pu s’exprimer différemment, et qu’il semble à tous que, le fond étant tel, la forme devait être telle aussi par une inévitable conséquence. Que Denys d’Halicarnasse, grammairien subtil, signale dans un discours de Démosthène toutes les figures de la rhétorique ; ce qui loue vraiment l’orateur, c’est que l’auditeur ne les aperçoit pas, et n’y fait pas réflexion, et que ce qui est figuré lui paraît propre : il n’imagine point d’autre moyen de dire ce que l’orateur voulait dire.

Si tout se ramène à la propriété du langage, tout doit évidemment s’y subordonner. Ainsi il ne faut pas craindre de répéter un mot, quand le sens le rend deux fois ou plusieurs fois nécessaire. Pascal en a donné le conseil : « Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il faut les laisser, c’en est la marque. » Et la lecture de ses ouvrages montre qu’il a mis en pratique la leçon qu’il donnait. Mais, pour ne point autoriser la négligence, Pascal a grand soin de limiter la liberté qu’il  accorde : la répétition est légitime, à condition d’être nécessaire ; il faut que le mot s’impose à l’écrivain, et reste là pour ainsi dire malgré lui.

Ne comptez pas sur les synonymes pour diversifier votre style. Il peut arriver que certains mots aient dans leur sens une partie commune, et qu’on puisse les employer indifféremment, quand on n’a besoin d’exprimer que cette partie commune de leur sens. Mais ces mots mêmes ne sont synonymes que par rencontre : ils n’en ont pas moins, en réalité, des significations différentes et des énergies inégales. On peut dire qu’il n’y a pas de synonymes. Les mots qu’on croit l’être marquent généralement les nuances, les degrés dont une idée, un sentiment sont susceptibles : ils sont entre eux comme les individus d’une espèce, infiniment divers dans l’unité du type. La langue française a le mérite de distinguer les synonymes avec une lumineuse précision : elle le doit en grande partie à ces précieux et à ces premiers académiciens, dont se moquait un peu légèrement Saint-Ëvremond, et aussi à ce goût d’analyse morale qui a poussé tant d’écrivains, tant de gens du monde même, à étudier le cœur humain dans ses plus délicats mouvements et ses plus imperceptibles ressorts.

Une certaine catégorie de synonymes ne paraît pas présenter cette différence de sens dont je parlais tout à l’heure : un coursier n’est ni plus ni moins qu’un cheval. Si, pourtant : c’est un cheval noble. Les mots ne diffèrent pas par le sens, mais par la dignité. Ainsi la génisse avait accès dans les vers où ne pouvait s’aventurer la vache. Au temps de la littérature classique, il y avait une langue noble, dont l’emploi s’imposait à la poésie et à l’éloquence. Un certain nombre de mots, réservés à l’usage familier, avaient des équivalents nobles : ainsi se forma la catégorie de synonymes dont je m’occupe. Quand l’équivalent noble n’existait pas, le nom du genre ou de la matière y suppléait, ou bien une périphrase : de là ces termes généraux que recommande Buffon, et ces circonlocutions que Delille fabrique ingénieusement : un mouchoir est un tissu ; le soleil est l’astre du jour ; un glacier, le temple des frimas. Les grands écrivains, et même Boileau, observent sans superstition la loi de la noblesse du langage ; Bossuet fait apparaître une poule dans l’oraison funèbre, et livre Jésus-Christ aux crachats de la canaille. Le xviiie  siècle, faussement classique, obéit à la lettre, méconnaissant l’esprit de la loi ; il outra la pruderie, et finit par soupçonner de trivialité tout ce qui gardait de la vérité. Le faux seul fut noble. Victor Hugo a peint cet abus dans des vers pittoresques :

La langue était l’état avant quatre-vingt-neuf :
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versailles aux carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires.
Habitant les patois ; quelques-uns aux galères
Dans l’argot ; dévoués à tous les genres bas ;
Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de l’ombre éparse ; …
N’exprimant que la vie abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.

Un des bienfaits les moins contestés du romantisme fut de rompre ces entraves de la pensée, et de mettre à la disposition de l’écrivain tout ce que contenait la langue : on comprit que proscrire des mots, c’était proscrire des idées.

Je fis souffler un vent révolutionnaire, …
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs
J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier
D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse…
Jean l’ânier épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : Quelle heure est-il ?
Je massacrai l’albâtre, et la neige, et l’ivoire ;
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j’ose dire au bras : sois blanc, tout simplement…
J’ai de la périphrase écrasé les spirales ;
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L’alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;
Et je n’ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée…
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses…
Tel mot est un sourire et tel autre un regard…
Ce qu’un mot ne sait pas, un autre le révèle.
Les mots heurtent le front comme l’eau le récif :
Ils fourmillent, ouvrant dans votre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes ;
Comme en un âtre noir errent des étincelles,
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous :
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme…
Et de même que l’homme est l’animal où vit
L’âme, clarté d’en haut par le corps possédée,
C’est que Dieu fait du mot la bête de l’idée.

Cette révolution, où périt le langage noble, mit naturellement hors d’usage le terme noble de chaque couple de synonymes : qui parle de coursiers aujourd’hui ? Ceux de ces mots qui ont survécu n’ont pas été gardés comme nobles, mais comme propres à certains objets : on parle de guerriers germains ou de guerriers indiens, faute d’autre terme et parce que le nom de soldat implique une organisation et une hiérarchie militaires qui ne se rencontrent pas chez les tribus barbares ou sauvages. En somme, on peut, et même on doit appeler les choses par leur nom, précisément comme faisait le vieux Boileau si exécré des romantiques.

La liberté du mot propre n’a pas été une facilité offerte à la médiocrité : la tâche de l’écrivain n’en a pas été simplifiée, et l’art n’a pas été par-là mis à la portée de tous. Comme l’égalité sociale et politique n’a pas aboli l’inégalité de beauté, de force, de vertu, d’intelligence entre les hommes, ainsi les mots, égaux devant le besoin de l’écrivain, ont gardé leur physionomie propre, leur couleur, leur élégance, leur dignité, leur richesse. Ils ne se valent pas tous, mais chacun d’eux vaut par son mérite intime. Il y a encore des mots nobles et grands ; il y en a de familiers, de bas, de dégradés : leur sens, leurs affinités, leur usage ordinaire mettent des différences entre eux, et il y en a toujours devant lesquels hésiteront les gens et les écrivains de bonne compagnie. Mais il n’en est point dont on ne puisse faire un bon emploi : c’est à vous qui écrivez de les bien choisir, de bien les tourner, de bien les entourer, et, déterminés dans leur sens, limités dans les idées et les images qu’ils évoquent, ils vaudront en somme ce que vaudra votre pensée. Haute et sérieuse, elle formera à sa ressemblance les termes qui la peignent ; elle pourra appeler à soi les mots du peuple, et même de la populace : elle leur ôtera par cette élection leur grossièreté en leur laissant leur énergie. Mais la chose est délicate, et il faut être bien maître de la langue pour réduire chaque mot à l’emploi qu’on lui assigne : autrement l’expression rebelle lâche au travers de la phrase et de l’idée des sens inattendus, des images déplacées, et, manquant le sublime, on tombe dans le grotesque : au lieu d’étonner, on dégoûte.