(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre X. De la simplicité du style »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre X. De la simplicité du style »

Chapitre X.
De la simplicité du style

Entre toutes les sortes d’affectation, il en est une qui a été très en faveur de nos jours. C’est une prétention d’user des mots en artiste, non pour penser et sentir, ni pour provoquer des pensées et des sentiments, mais pour produire les impressions les plus spéciales qui appartiennent aux autres arts, à la musique, à la peinture, à la sculpture, des impressions de son, de couleur et de forme. Sous prétexte que toucher ou convaincre son lecteur, c’est sacrifier l’art en le subordonnant à une autre fin que lui-même, on vide son discours de toute vérité, que la raison, la conscience ou le cœur pourraient saisir : on poursuit une beauté toute matérielle et physique, que nul mélange du vrai, du bien, du beau moral même ne vient corrompre, et l’on travaille son style pour l’œil et l’oreille du public : on se fait ciseleur, coloriste ; on sculpte des phrases marmoréennes, on exécute d’étourdissantes variations ; on a une riche palette, un clavier étendu. De la pensée, il n’en est pas question, et autant le peintre, le sculpteur, le musicien se piquent d’être des penseurs, autant l’artiste en fait de mots, le styliste s’offenserait qu’on lui prêtât le vulgaire dessein de faire servir les mots à traduire des pensées. Cette indifférence a été favorisée par le progrès de l’analyse et de la critique, qui ont montré l’erreur au sein de toute vérité, la vérité mêlée encore à toute erreur : si rien n’est absolument, éternellement vrai ou faux, bon ou mauvais, si rien de ce que nous voyons n’est tel que nous le voyons, si même rien peut-être n’est, à quoi bon se peiner pour chercher le vrai, pour l’exprimer ? Tout ce qu’on pense est vrai ; la première pensée venue en vaut une autre ; ce que les mots se trouvent signifier n’est ni mauvais ni pire que ce que d’autres mots signifieraient : il ne reste donc de sûr, de solide, que l’apparence, la beauté même des mots, harmonie, couleur, forme, ce qui enivre ou charme les sens. Il n’y a pas d’idées, de sentiments qui vaillent la peine d’être préférés : il y a des phrases qui méritent d’être écrites, des phrases belles, des phrases bien faites.

Heureusement cette prétention ne se rencontre guère chez nos élèves. Ils échappent à la séduction de l’art pur dans le style, peut-être faute de pouvoir comprendre ce que c’est, plutôt que par la résistance d’un goût sûr et du bon sens. Ils ne conçoivent guère en effet et ne sentent que ce qui intéresse leur esprit et leur cœur. Ils croient au vrai et au bien, ils les cherchent partout : la pure beauté, toute formelle, purement sensible, sans mélange d’éléments intellectuels ou pathétiques, leur est incompréhensible.

En revanche, les âmes jeunes ou naïves sont très facilement touchées par la rhétorique, et elles en font elles-mêmes très facilement usage. Il est des jeunes gens qui écrivent d’un style naturel et simple, quand ils s’abandonnent, et ne songent pas à ce qu’ils font : quand ils croient penser, quand ils veulent écrire, arrivent les grands mots et les belles phrases, le style drapé, guindé, important, à moins que ce ne soit le langage maniéré, alambiqué, quintessencié, qui coupe les idées en quatre, et danse sur les pointes d’aiguilles.

Il est facile de vérifier cette remarque par des exemples choisis dans notre littérature. Les premières œuvres de nos grands écrivains, quand ils les ont écrites en pleine jeunesse, sont rarement exemptes de rhétorique. Il en est quelques-uns, morts jeunes, qui n’ont pas eu le temps de mûrir, et dont tous les écrits le laissent apercevoir : mais un certain charme de fraîcheur et de naïveté y compense les défauts, qui sont imputables à l’âge plutôt qu’au talent de l’homme. Ils en sont embellis, et on les préfère parfois à la sévère perfection de la maturité. Tel est Vauvenargues. Les femmes qui pensent ou qui font du style ressemblent fort aux écoliers : et de là vient que, dans notre littérature, celles qui n’ont pas cru faire œuvre d’écrivains, se sont mises au-dessus des autres.

Il arrive aussi que, chez les débutants, dans leurs travaux littéraires, l’émotion sincère ne se traduit pas par l’expression naïve, et qu’ils poussent parfois le pathétique jusqu’à l’emphase du mélodrame. Il y a là ce respect des grands mots, des mots hors de l’usage commun, qu’on retrouve chez tous les hommes médiocrement lettrés et médiocrement artistes. Mais, de plus, j’y vois une compensation cherchée à la diffusion et à la mollesse du style. Comme une partie de l’énergie des mots s’écoule et s’évapore par l’indécision de la phrase, lâche, coupée de mots inutiles, il faut forcer les termes, en choisir qui aillent au-delà du sentiment, afin qu’ils ne tombent pas en deçà. Quand on sait grouper les mots de façon que chacun d’eux prenne toute la valeur dont il est susceptible, on peut les rendre moins gros et les ajuster davantage à sa pensée. Aussi la précision et la simplicité vont-elles le plus souvent d’accord.

L’ignorance de la langue est une des causes les plus communes de l’affectation et de l’emphase du langage.

Faute de connaître l’étendue et l’énergie d’un mot, on s’imagine que l’usage domestique et quotidien qu’on en fait le rend incapable de tout autre emploi, et dès qu’on quitte les pensées vulgaires et terre à terre, on cherche des mots relevés et extraordinaires. Cependant ces mêmes expressions, qui servent aux besoins les plus familiers de l’existence, que les plus grossières intelligences ravalent au niveau de leurs mesquines pensées, ont en elles-mêmes assez de sens et de vertu pour devenir égales sans effort aux plus hautes idées, aux plus nobles sentiments des grands esprits et des cœurs généreux. Et de même que l’ignorance de la langue éloigne de la simplicité, de même l’élévation ordinaire des pensées en rapproche, en sorte que l’emploi des grands mots marque souvent un esprit peu accoutumé aux grandes pensées. Joubert a fort bien expliqué la force des mots familiers. « Ces mots, dit-il, font le style franc. Ils annoncent que l’auteur s’est depuis longtemps nourri de la pensée ou du sentiment exprimé, qu’il se les est tellement appropriés et rendus habituels, que les expressions les plus communes lui suffisent pour exprimer des idées devenues vulgaires en lui par une longue conception. » En effet, de ce que l’homme emploie les mots de tous les jours, on en conclut qu’il exprime ses pensées de tous les jours. Les discours simples se trouvent être ainsi les plus forts, les plus expressifs, les plus persuasifs.

On s’est plu longtemps à distinguer divers genres de style : style simple ou familier, style tempéré, style sublime. Distinction chimérique, qui met dans les mots ce qui doit être dans les choses. Ce sont les pensées qui sont basses, communes, hautes, sensées, touchantes, terribles, et qui font le style à leur image. Les mots n’ont qu’un mérite : la simplicité, qui vient de leur propriété. Ils doivent s’adapter aux idées, et les rendre exactement, par conséquent simplement. Nulle éloquence, nulle poésie ne peut se passer de simplicité, puisqu’en somme la simplicité n’est que l’équivalence rigoureuse du mot et de l’idée, la parfaite convenance de la forme et du fond. Au reste, il est évident que la simplicité d’une oraison funèbre n’est pas la même que celle d’un traité de géométrie ; que Racine peut être simple autrement que Molière ; qu’une page de Lamartine ou de Victor Hugo peut être plus simple qu’une page de Delille ou de Saint-Lambert, infiniment plus plate et plus prosaïque. Même si l’idée est fine, subtile, le style sera fin et subtil, en restant simple : Marivaux même, en dépit de sa réputation, parle souvent avec simplicité, parce qu’il rend de la seule façon possible, par les termes les plus exacts et les plus nécessaires, des pensées infiniment délicates et complexes.

La simplicité n’exclut donc ni la grandeur ni la finesse du style ; elle permet les plus sublimes élans et les délicatesses les plus raffinées : mais elle veut que l’on mesure tout à la pensée et au sentiment qu’il s’agit de rendre. Elle ne proscrit que la rhétorique, la déclamation, la préciosité, tout ce qui surcharge les mots d’ornements et de broderies inutiles.

Elle exige un sens délicat des convenances, qui sache estimer la valeur des mots, non plus dans leur rapport avec les choses, mais dans leur rapport avec mille circonstances variables de temps et de lieu. Il y a des mots qui doivent être parlés, d’autres criés, d’autres écrits ; il y en a même qui conviennent moins au manuscrit qu’à l’impression. « Il faut, dit Joubert, assortir les phrases et les mots à la voix, et la voix aux lieux. Les mots propres à être ouïs de tous, et les phrases propres à ces mots, sont ridicules, lorsqu’on ne doit parler qu’aux yeux et pour ainsi dire à l’oreille de son lecteur. » On ne parle pas devant cent personnes comme devant une seule ; le choix de mots, la correction de phrases, qui sont nécessaires, quand on écrit, deviennent ridicules quand on cause ; et je ne sais pas de gens plus fastidieux que ceux qui, dans la conversation, parlent comme un livre.