(1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre II. Littérature dramatique — Chapitre I. Le théâtre avant le quinzième siècle »
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(1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre II. Littérature dramatique — Chapitre I. Le théâtre avant le quinzième siècle »

Chapitre I
Le théâtre avant le quinzième siècle

1. Origines religieuses du théâtre du moyen âge, Drames liturgiques. Introduction de la langue vulgaire ; drame plus populaire et moins clérical. La Représentation d’Adam. Les Prophètes du Christ. Le Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel (xiie  siècle). Le Miracle de Théophile, de Rutebeuf (xiiie  siècle). Les Miracles de Notre-Dame (xive  siècle). — 2. Origines du théâtre comique. Adam de la Italie : le Jeu de Robin et de Marion et le Jeu de la Feuillée (xiiie  siècle) ; originalité d’Adam de la Halle.

La grande époque de notre ancien théâtre, au moins par l’éclat des représentations, par le goût déclaré du peuple, par le nombre ou le développement des pièces qui nous sont conservées, est le xve  siècle ou plutôt le siècle qui s’étend de la moitié du xve à la moitié du xvie  : le genre dramatique, abstraction faite de la valeur poétique et littéraire des œuvres, se développe le dernier, à l’extrême limite du moyen âge. Aussi avons-nous dû renvoyer jusqu’à ce moment l’étude des origines et des premières œuvres, débris de la production des xiie et XIIIc siècles.

Le théâtre religieux

On l’a dit souvent, le théâtre, chez nous comme en Grèce, est sorti du culte. Au risque de détruire une loi générale, il faut restreindre cette proposition, et dire : le théâtre chrétien est sorti du culte144. Il ne s’agit que du théâtre qui tire ses sujets de l’histoire religieuse et des légendes dévotes. Ainsi réduite, la proposition n’a plus rien d’étonnant.

Tout ce que le peuple pouvait goûter d’émotions esthétiques lui venait par la religion : l’Église était la maison bénie où se dilatait son âme, opprimée par la dureté de la vie. Les pompes, les cérémonies de l’Église étaient sa joie. Il ne se trouvait jamais assez longtemps retenu par le service de Dieu. Et la messe était une belle chose ; mais surtout c’était déjà un drame : drame dans sa forme, par les chants alternés avec la récitation, par le dialogue de l’officiant et des clercs ou des fidèles : drame aussi dans son fond, par la commémoration symbolique du sacrifice, de l’acte essentiel qui fonda le dogme. Le prêtre devenait Dieu, et Dieu parlait : ceci est mon corps, ceci est mon sang. Mais la source immédiate du drame, c’était la variation de l’office du jour, les prières ou le récit qui rappelaient l’acte divin, le saint, ou le martyr, dont l’office du jour consacrait particulièrement la mémoire ; c’était l’Evangile, les Actes des apôtres, ces délicieux poèmes de la religion naissante, que l’usage de l’Église découpait pour servir à l’éducation du peuple selon l’ordre de l’année chrétienne. Le drame était partout dans ces récits : il suffisait de distinguer les personnages et de distribuer les rôles. Ne voit-on pas encore aujourd’hui l’Évangile de la Passion se lire à trois voix, le prêtre disant la partie de Jésus-Christ, un diacre parlant pour les autres personnages, un autre débitant les morceaux de pure narration ? Dans un temps où le peuple ne lisait pas, où le latin lui était devenu inintelligible, il était naturel que les clercs songeassent à dégager le sens du service divin par une figuration plus expressive, à instruire les esprits des fidèles, en saisissant leurs imaginations : ils réalisèrent par des interpolations de plus en plus considérables et dramatiques les actes dont l’office du jour était la commémoration.

Ce furent d’abord des tropes très courts. A Noël, on chante avant l’Introït : Quem quaeritis inpraesepe, pastores dicite ? (Bergers, qui cherchez-vous dans l’étable ?) — Respondent : Salvatorem, Christum, Dominum (Ils répondent : le Sauveur, le Christ, le Seigneur). Ce furent ensuite des drames liturgiques : une action plus développée, des personnages plus nombreux, une mise en scène plus riche. Voici comment les choses se passèrent à Rouen : une crèche derrière l’autel, avec l’image de la Vierge ; un enfant, d’un lieu élevé, figurait un ange et annonçait la nativité ; les pasteurs, vêtus de la tunique et de l’amiet, traversaient le choeur, et l’ange leur disait un verset de saint Luc. D’autres enfants, aux voûtes de l’église, figurant des anges, entamaient le Gloria. Les bergers s’avançaient en chantant la prose Pax in terris. Ils adoraient en chantant : Alléluia. Puis l’office commençait.

À Noël aussi se jouait le drame des Prophètes du Christ. Il est sorti d’un sermon apocryphe de saint Augustin sur cette idée fondamentale que l’Ancien Testament est tout entier une figure et une préparation du Nouveau : l’auteur du sermon traduisit cette idée en évoquant treize témoins prophétiques, qu’il faisait déposer en faveur de la mission de Jésus-Christ. Ce sermon très fameux fut récité d’abord, puis joué après matines ou tierce. Le nombre et les noms des personnages ont varié. Dans le manuscrit de Saint-Martial de Limoges, le prêtre récitait le sermon : à son appel se levaient et répondaient Israël, Moïse, Daniel, Habacuc, David, Siméon, Élisabeth, Jean-Baptiste, Virgile, Nabuchodonosor, la Sibylle. Virgile et la Sibylle sont là pour la 4e églogue : ils usaient de l’hexamètre, tandis que les autres témoins parlaient en vers syllabiques et rimés. A Rouen, on a 27 personnages au lieu de 12, dont Balaam avec son ânesse : et la mise en scène se complique. Les soldats de Nabuchodonosor jettent dans la fournaise les trois jeunes Hébreux, qui sortent sains et saufs : et c’est après ce miracle en action que Nabuchodonosor témoigne pour le Christ. On verra ensuite ce drame trop chargé se scinder en petits drames distincts : chaque prophète deviendra centre et héros d’une pièce particulière ; on a conservé deux drames latins de Daniel.

Les principales fêtes de l’année, les Saints Innocents, l’Epiphanie, Pâques, les fêtes de saint Étienne, de saint Paul, de saint Nicolas, etc., donnèrent lieu à des compositions de même genre.

Mais, à mesure que ces drames se développent, ils se détachent aussi de l’office. Ils deviennent plus profanes. L’invention personnelle s’y donne carrière. On ne se contente plus des chants de l’Église ni du texte des livres saints. Les vers de toute mesure font leur apparition. On joue encore le drame dans l’église, mais on le déplace, selon les convenances locales : il tient moins étroitement au service divin, qu’il gênerait par ses longueurs.

Enfin la langue vulgaire fait son apparition : et dès ce moment nous n’avons plus à nous occuper des drames latins liturgiques, qui subsisteront à travers le moyen âge, et dont les traces seront signalées jusqu’à nos jours. Le plus ancien texte connu qui mêle au latin la langue du peuple est le drame de l’Epoux ou des Vierges folles (xiie  siècle, 2e tiers) : mais il est de la région poitevine, et cette langue du peuple est un dialecte de la langue d’oc. La langue d’oïl apparaît dans deux des trois pièces latines qu’a écrites un disciple d’Abailart nommé Hilaire : dans une Résurrection de Lazare et dans un Jeu sur l’image de saint Nicolas. Il y a aussi un drame pascal des Trois Maries, où la part du français est plus large : mais il est peut-être plus récent.

Une fois introduite, la langue vulgaire ne tarda pas à être souveraine, et du même coup le drame cessa d’être une œuvre cléricale. Les clercs ont encore grande part dans la composition, dans la représentation de ces pièces, mais enfin elles n’appartiennent plus au culte, elles ne sont plus qu’un divertissement édifiant. Elles sortent de l’Église, où de toute façon elles ne sont plus à leur place : elles s’étalent sur le parvis, devant la foule assemblée. Ce sont déjà les mystères du xve  siècle : il n’y manque que le nom. Un fragment de la Résurrection (xiie siècle), dans un curieux prologue, nomme treize « lieux et maisons », le ciel à un bout, l’enfer à l’autre, à travers lesquels se promènera l’action. Les rubriques latines d’un drame normand intitulé la Représentation d’Adam (xiie  siècle) trahissent une significative préoccupation de la mise en scène et du jeu des acteurs.

« Qu’on établisse le paradis dans un lieu plus élevé, qu’on dispose à l’entour des draperies et des tentures de soie, à telle hauteur que les personnes qui seront dans le paradis puissent être vues par le haut à partir des épaules. On y verra des fleurs odoriférantes et du feuillage : on y trouvera divers arbres, auxquels pendront des fruits, afin que le lieu paraisse fort agréable. Alors, que le Sauveur arrive, vêtu d’une dalmatique ; devant lui se placeront Adam et Eve : Adam vêtu d’une tunique rouge, Eve d’un vêtement de femme blanc, et d’un voile de soie blanc ; tous deux seront debout devant la Figure (Dieu) ; Adam plus rapproché, le visage au repos ; Eve un peu plus bas. Qu’Adam soit bien instruit quand il devra répondre, pour qu’il ne soit pas trop prompt ou trop lent à le faire. Que non seulement lui, mais que tous les personnages soient instruits à parler posément, et à faire les gestes convenables pour les choses qu’ils disent ; qu’ils n’ajoutent ni ne retranchent aucune syllabe dans la mesure des vers, mais que tous prononcent d’une façon ferme, et qu’on dise dans l’ordre tout ce qui est à dire. »

Cela est d’un auteur ou d’un metteur en scène qui a le sens et l’amour-propre de son art. Mais certaines attaches encore visibles révèlent les origines liturgiques du drame. Dans le drame d’Adam, l’église sert de coulisse, au moins à Dieu, qui y rentre quand il a parlé. Le latin s’y maintient, extérieur au dialogue dramatique, l’encadrant, le sanctifiant pour ainsi dire : des leçons, des versets, où le texte de l’Écriture est exactement donné, rendent en quelque sorte au poème sa destination première. Dans le fragment de la Résurrection qu’on citait tout à l’heure, la forme dramatique est encore engagée dans une narration continue qui relie les scènes dialoguées, et qu’un lecteur ou meneur du jeu avait peut-être charge de réciter. Ces deux particularités font le caractère archaïque des deux compositions dont je parle.

Seule la Représentation d’Adam a une valeur littéraire. Le sujet en est le vieux drame de Noël, le drame des Prophètes du Christ : mais il s’est amplifié, il a tendance à absorber tous les épisodes saillants de l’Ancien Testament, et par suite à se scinder en drames épisodiques. Dans la composition qui nous occupe, le défilé des prophètes est précédé d’un « Adam chassé du Paradis » et d’une « Mort d’Abel » ; ce sont en réalité trois pièces juxtaposées, et l’idée de la Rédemption fait seule l’unité du tout. Les deux premières parties surtout font honneur au clerc inconnu qui a rimé les récits de la Genèse en son langage normand. Il y a de la vigueur dans ce style simple, courant, direct, qui ne s’étale pas en plats bavardages : on aime mieux cette sécheresse archaïque et nerveuse que l’insipide et intarissable prolixité des Grébans. Même de toute façon, pour la conduite de l’action, pour le sens dramatique ou poétique, ce vieux drame est supérieur à la Passion du xve  siècle, comme au mystère du Vieux Testament, partout où on les peut comparer. Au moins le poète du xiie siècle sait-il choisir, et retrancher, et abréger : au moins voit-il quelque chose par-delà les faits, il a aperçu la grandeur pathétique du premier péché et du premier crime, et il a tâché de rendre quelque chose des sentiments intimes des acteurs. Sa tentation est une tentation, conduite vraiment avec délicatesse, et l’on a eu raison de louer la caresse du couplet dont le démon enveloppe la pauvre et naïve Ève : « Tu es faiblette et tendre chose — Et es plus fraîche que n’est rose », etc. Et la suite de la scène offre encore une assez fine notation des mouvements de l’âme. Cela est moins rude, plus vivant que les « Tentations » du xve  siècle.

Le caractère profane du genre dramatique s’accentue encore dans le Jeu de saint Nicolas, que Jean Bodel fit jouer à Arras un jour de la fête du saint, dans le dernier tiers du xiie  siècle (avant 1170 ?). La grande commune picarde, riche, populeuse, remuante, toujours avide d’action et d’émotion, que nous avons vue déjà dérober aux cours féodales les formes aristocratiques de leur lyrisme, s’empara aussi de bonne heure du drame élevé à l’ombre de l’église : elle l’amena sur ses places publiques, et y versa tous les sentiments naïfs ou vulgaires qui bouillonnaient dans les âmes de ses bourgeois. La piété en était un, à cette date, mais non le seul ; et c’était une forme particulière de piété. L’élan non encore lassé des croisades, la touchante confiance en la sollicitude divine, la vulgarité passablement matérialiste, qui, pour n’être pas dupe, réclame de Dieu, de son saint, un service temporel et des miracles lucratifs, voilà les hauts et les bas de la foi du moyen âge : mais dans la vie facile et bruyante de la province artésienne, que de place prennent les tavernes, les « beuveries », les drôles insolents et amusants que la police bourgeoise pourchasse, mais qui font les délices de la gaieté bourgeoise ! Jean Bodel a mis tout cela dans un drame bizarre, bien supérieur à son insipide et romanesque Chanson des Saxons : la nécessité d’aller au cœur de son public, la nouveauté d’un genre encore dénué de traditions ont maintenu le poète dans la simple sincérité, et comme dans le plein courant, de la vie.

Sur la vieille légende contée par Hilaire, qui fait de saint Nicolas le garde du trésor d’un barbare, Bodel a jeté librement les sentiments, les habitudes de son temps et de sa ville. Il a logé le miracle en terre infidèle, chez les mécréants qui adorent Mahomet et Tervagant, dans le grand cadre de la croisade. Après que le roi païen a convoqué ses émirs et fait annoncer la guerre jusqu’aux bornes fantastiques de son mystérieux empire, le poète nous montre les chrétiens offrant leur vie à Dieu, qui par un de ses anges la reçoit et leur promet sa récompense : après la bataille, où tous périssent, l’ange bénit leur sacrifice et confirme leur gloire. Ce sont quatre ou cinq brefs couplets, deux ou trois figures à peine ébauchées — les chrétiens en chœur — un chrétien — un jeune chrétien nouveau chevalier — un ange idéalement impersonnel ; et cette gaucherie de primitif, toute sèche et raide, nous donne l’impression du grand art par la hardiesse de la simplification. Nous collaborons avec l’auteur de tout le raffinement de nos imaginations, nous jouissons subtilement de cette simplicité non voulue : mais enfin pourquoi tant d’autres pages aussi sèches, d’un art aussi insuffisant, ne se laissent-elles point compléter de même ?

Saint Nicolas nous est présenté sur le champ de bataille : une petite statue mitrée qu’un « prudhomme » adore, en demandant la vie. Il survit seul à l’armée chrétienne, et en remercie le saint. Le roi païen, surpris, veut vérifier le pouvoir de l’image. Il lui confie son trésor, et fait publier partout que nid clef ni serrure désormais n’empêchent d’y parvenir : naturellement trois voleurs en profitent pour le dérober. Colère du roi, douleur du prudhomme qui va avoir la tête tranchée : mais le saint, apparaissant, sans se ménager, aux trois filous, au roi, à son sénéchal, oblige les uns à restituer, les autres à retrouver le trésor. Conversion générale du roi, des émirs, et confusion de Tervagant, qui exhale sans doute sa colère dans un jargon approchant du « langage turc » de Molière. Mais ce que notre analyse ne donne pas, c’est la verve, la couleur de cette seconde partie. Le tavernier, son valet qui crie le vin à la porte, trois voleurs aux noms pittoresques, Pincedés, Cliquet et Rasoir, voilà les personnages du premier plan, que le poète fait dialoguer avec une certaine aisance : ces propos de buveurs, ces parties de dés, cette épaisse joie populaire s’étalent largement. Plus de raideur ni de sécheresse : c’est une scène vivante de cabaret picard, une grasse peinture, réjouissante et « canaille ». Avec cela, le drame dévot devient une farce : la place que la religion garde dans l’ouvrage, c’est justement celle que lui fait l’âme bourgeoise dans la vie laïque.

Au reste, on peut dire que dès lors la période d’invention est finie pour le théâtre du moyen âge : il est en possession de tous les éléments, caractères, procédés, qui lui serviront jusqu’à la fin du xvie siècle. Miracles et farces, sujets et accessoires, je ne vois pas ce que les mystères auront de plus que le Jeu de saint Nicolas. Le bourreau truculent, le messager ivrogne, les filous facétieux appartiennent déjà à Bodel. Mais tout est plus court, plus vivant chez lui, rien n’est encore réduit en convention et en ficelle.

On passerait donc comme de plain-pied du xiie  siècle au xve , d’Adam et de Saint Nicolas aux mystères. Peut-être est-ce un effet du hasard qui a si arbitrairement détruit ou conservé les œuvres anciennes, si la production dramatique du xiiie et du xive semble dévier le développement de la poésie dramatique. Le xiiie  siècle nous offre le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, le xive quarante-deux miracles opérés de même par la Sainte Vierge. On sait l’adoration, la tendresse dont le moyen âge a honoré Notre-Dame : une foule de confréries pieuses s’établissaient sous son invocation. Les sociétés littéraires qui devinrent si nombreuses à partir du xiie  siècle, les puys, la choisirent à l’ordinaire pour patronne ; un genre même de poème lyrique, le serventois, lui fut consacré dans les concours. Il ne faut donc pas s’étonner si puys et confréries pour honorer la Vierge firent composer et représenter des pièces sur les miracles obtenus par son intercession. Ces pièces ne sont pas d’un art nouveau : moins graves que les anciens drames liturgiques, plus sérieuses que le jeu de saint Nicolas et que les mystères, très familières et rarement comiques, elles ont un caractère à la fois populaire et dévot que leur destination explique.

Le Miracle de Théophile, avec sa tenue édifiante et un peu compassée, avec sa forme travaillée, et parfois trop littéraire, avec l’artifice de ses développements et de ses rythmes qui marquent la maigreur de la pensée, n’est pas une œuvre supérieure. Il y a là un talent d’écrivain trop complaisamment étalé pour que les attitudes rigides et le dessin sec de ces personnages de vitraux se fassent goûter. Cependant nous connaissons la simplicité de la foi du poète, et sa fervente confiance en Notre-Dame : il en a tiré quelques assez belles inspirations, et un monologue demi-lyrique du clerc repentant, dont le mouvement est en vérité pathétique. En somme, cette pièce, qui n’a rien de rare, peut être prise comme un type distingué des compositions dramatiques dont l’objet est de glorifier Notre-Dame.

Les quarante miracles joués on ne sait dans quel puy, dans l’Ile-de-France, sans doute ou en Champagne, dont un manuscrit nous a présenté le recueil, sont de moindre valeur littéraire, et n’ajoutent pas grand’chose à l’idée qu’on se fait de l’évolution du genre dramatique. Des scènes décousues qui défilent devant nous comme une collection d’images sous les yeux d’un enfant, nulle préoccupation des caractères, des sentiments et de la vie intérieure, une stricte déclaration des pensées précisément nécessaires pour rendre les actes intelligibles dans leur suite, mais non pas dans leur production, un courant facile et plat de style où sont semés des îlots de rondels, motets et chansons, certains raffinements d’art, et point de poésie : voilà ces Miracles de Notre-Dame. Il vaut la peine de les étudier, quand on veut se représenter les caractères de la dévotion du moyen âge : ces drames, comme les narrations de Gautier de Coincy et autres de même nature, nous font apercevoir dans leurs incroyables excès l’absurdité, la grossièreté, l’immoralité même des formes où se dégradait la noblesse essentielle du culte de la Vierge. On ne saurait imaginer quels péchés ni quels pécheurs la Vierge arrache à l’enfer, au supplice, au déshonneur, sur un mot de repentir, même sur un simple acte d’hommage et de foi. Et d’autre part, si l’on voulait savoir à quelle exaspération de folie mystique la confiance en l’intercession de la Vierge pouvait s’égarer, on n’aurait qu’à lire le Miracle de la femme que Notre-Dame garda d’être arse : c’est l’un des plus intéressants de la série. On y verra Dieu, avec ses saints, célébrer la messe pour une pauvre femme qui a fait étrangler son gendre. Comme elle est dévote, et s’afflige de n’oser aller à l’Église, le jour de la Purification, Dieu s’empresse de venir en personne lui « donner réfection » d’une messe. Malheureusement le sentiment profond qui ferait la grandeur poétique d’une telle scène ne sort pas : Dieu a toutes les allures d’un bon curé de campagne, la paroissienne clabaude à propos de l’offrande et du cierge ; et dans la plus saisissante fantaisie que la foi chrétienne put créer, on croit assister simplement à une messe de village.

Au reste, ces drames pieux trahissent le désordre moral du temps où ils ont été composés : les papes, les cardinaux, les évêques sont maltraités, chargés de crimes et de péchés : les rois, les juges, sont faibles ou mauvais. Le pouvoir, spirituel ou temporel, n’inspire plus que défiance ou mépris. Là, comme dans les ouvrages du siècle, on sent que la féodalité catholique touche à sa fin.

Il est permis de croire que tandis que certains puys et certaines corporations multipliaient les Miracles de Notre-Dame, leur patronne145, d’autres confréries, des communes aussi mettaient sur la scène des sujets sacrés d’un autre caractère. C’est ce qu’indiquent les deux plus anciennes représentations de pièces saintes dont on connaisse la date : en 1290 et en 1302 fut joué à Limoges un Jeu sur les miracles de saint Martial. De même voit-on jouer pendant le xive  siècle la Nativité à Toulon et à Baveux, l’Assomption à Bayeux, la Résurrection à Cambrai et à Paris, un Jeu de sainte Catherine à Lille ; on atteint ainsi les Confrères de la Passion et les Mystères, et l’intervalle se trouve comblé entre les productions du xiie et celles du xve  siècle.

2. Le théâtre comique

Les origines du théâtre comique146 n’apparaissent pas clairement : et par théâtre comique il faut entendre tout ce qui n’est pas miracle ou mystère, de sujet chrétien, d’inspiration ou ecclésiastique ou dévote. Il est probable que ces origines sont complexes : certaines farces, où les lazzi et la mimique bouffonne ou indécente dominent, où le dialogue va au hasard, sans action suivie, sans autre dessein que d’entasser quolibets et facéties pour faire rire, se rattachent sans nul doute aux parades des jongleurs de bas étage. Dans la ruine de la culture gréco-romaine, la partie la moins littéraire, la plus populaire du théâtre ancien, dut surnager : et toutes sortes d’histrions, farceurs et bateleurs maintinrent sans doute la tradition de certains spectacles grossiers, mimes, scènes bouffonnes, jeux de clowns et de saltimbanques, où sont enclos certains germes d’art dramatique.

En rapport aussi avec lui étaient les déclamations des jongleurs un peu plus relevés ; nous n’avons qu’à interroger les mœurs contemporaines pour saisir le lien qui unit à la comédie des chansons, des contes ; en général toute pièce destinée à la récitation publique tend vers la forme dramatique, par le surcroit sensible d’effet qu’on obtient en caractérisant les personnages et en les costumant. Un personnage que nous avons vu dans les pièces sacrées, le meneur du jeu, expliquant, narrant, reliant, facilite la transition du conte au drame. Un monologue, un dialogue même n’est pas un « drame » : mais un conteur ou un chanteur qui revêt le caractère et l’habit du personnage dont il conte ou chante quoi que ce soit, devient un « acteur », et emprunte au théâtre un des éléments essentiels de sa définition, celui même par lequel il sort du domaine de la littérature, le « spectacle » (ὂῳιϛ, disait Aristote). Des boniments de forains et de charlatans tiennent aussi quelque chose de l’art théâtral : à plus forte raison, les imitations artistiques de tels boniments, comme ce fameux dit de l’Herberie, où Rutebeuf a rendu tantôt en vers et tantôt en prose le bagou facétieux et l’impudence drolatique des vendeurs de drogues. Cela ne fait pas partie de la comédie : cela aide à en comprendre les origines. Simples chansons et fabliaux, chansons de caractère et monologues, tout cela, comme les parades des bateleurs, contenait de quelque façon en puissance la comédie : tout cela dut en influencer le développement.

Ajoutons maintenant la tradition littéraire de l’antiquité, puis qu’enfin les œuvres comiques du moyen âge sont d’un temps où l’exercice de la littérature était en grande partie aux mains des clercs des universités. Il y eut, et de bonne heure, dans les écoles des représentations de pièces latines dont les comédies de collège des xviie et xviiie siècles ont continué la tradition.

Enfin ne doit-on pas laisser une part d’action aux jeux liturgiques et sacrés ? et ne fournirent-ils pas, dans une certaine mesure, le modèle, la forme selon laquelle s’organisèrent les éléments partout épars du théâtre profane et comique, au moins la mise en scène, la distribution matérielle du sujet, la méthode de figuration et de représentation ?

On en trouverait presque la preuve dans les premières œuvres comiques du moyen âge qui nous soient parvenues. C’est un trouvère d’Arras qui fit jouer au xiie  siècle ces deux pièces remarquables, et l’une à Arras même, au puy : or Arras est précisément la ville qui, la première à notre connaissance, s’empara du drame religieux, et lui donna, avec Bodel surtout, le caractère d’un divertissement dévot, mais laïque. L’imagination éveillée des poètes picards, ou peut-être la fantaisie originale du seul Adam de la Halle147, saisit la variété et la puissance des effets qui étaient contenus dans la forme de ces « jeux » sacrés. Appliquée au vieux thème des pastourelles, elle donna le Jeu de Robin et de Marion, la première de nos pastorales dramatiques, ou, comme on a dit, de nos opéras-comiques : en effet, de son origine lyrique, le sujet a gardé la musique. Appliquée à un autre thème, le thème satirique et badin qui s’était à Arras même cristallisé dans le Congé, remplie au moyen d’un mélange singulièrement hardi de toute sorte d’éléments narratifs, lyriques, littéraires et populaires, elle a donné le Jeu de la Feuillée.

Le Jeu de Robin et de Marion, qui fut représenté en 1283, à Naples, environ dix-huit mois après les Vêpres Siciliennes, devant la cour française de Charles d’Anjou, est un poème gracieux, parfois spirituel ou charmant, parfois d’une grossièreté voulue. Le chevalier offre à Marion son amour : elle refuse. Robin est battu, mais Marion est fidèle. Voilà le sujet, il est banal. Mais ce sujet s’encadre dans une peinture de mœurs villageoises : déjà les pastourelles artésiennes dans leur forme lyrique y inclinaient. On voit Marion, Robin, leurs amis et amies manger du fromage, des pommes ou du lard, jouer aux petits jeux, pas toujours innocents, chanter de joyeuses et vertes chansons, goguenarder, cabrioler, danser, jusqu’à ce qu’une sorte de farandole les enlève de la scène. Cette partie descriptive se prolonge comme si le goût de l’auteur et du public en faisait le principal agrément de la pièce. Et il se fait un curieux mélange de paysannerie convenue et de naturelle rusticité. Marion et Robin sont des figures d’opéra-comique, dans l’action traditionnelle qui les oppose au chevalier : dans la description, qui échappe à l’action tyrannique du lyrisme, ce même couple, et surtout les paysans qui viennent se grouper autour de lui, sont dessinés avec une verve énergique et une sensible recherche de réalité. Mièvre ou grossier, le poète s’égaie, et souligne du même sourire discret les jolies mignardises des poupées du « pays bleu » et les vulgaires ébats des rustres du terroir artésien.

M. Bédier croit trouver un dessin moins sec, plus de substance et de relief dans les personnages du Jeu de Robin et de Marion que dans ceux du Jeu de la Feuillée : est-ce parce que cette pièce-ci est antérieure de vingt ans à l’autre ? ne serait-ce pas que dans l’une la longue tradition de la pastourelle fournissait au poète de quoi étoffer ses personnages, et dans l’autre il avait tout à créer, tout à marquer de traits tirés de son invention propre ? Toujours est-il que ce Jeu de la Feuillée est autrement curieux, intéressant, que la gentille pastorale dont je viens de parler : c’est une œuvre unique, complexe, satirique et bouffonne, réaliste et féerique, une œuvre qui, malgré les sécheresses et les gaucheries de l’exécution, oblige d’évoquer les noms d’Aristophane et de Shakespeare : cela suffit à la classer.

Imaginez-vous une sorte de revue où défilent sous leur nom, avec leur caractère, en propre personne ou par directe désignation, dix ou vingt bourgeois connus de la ville, où le poète, à côté de son père et de ses voisins, s’introduit, contant son mariage, comment il s’est défroqué pour épouser la belle qui l’a si délicieusement ravi et si vite lassé, comment il veut se démarier, et s’en aller à Paris étudier : écoutez ces propos salés et mordants de compères en belle humeur, qui en disent de dures sur les femmes, et voyez dans un brouhaha de « kermesse », selon le mot si juste de M. Bédier, voyez se succéder, s’agiter, tourbillonner, autour de ces bourgeois, un « fisicien », qui diagnostique les maux de l’âme et ceux du corps, un moine quêteur et porteur de reliques, un fou qu’on mène tour à tour au « fisicien » et au moine, le cortège diabolique d’Hellequin, et les trois fées Morgue, Arsile et Maglore ; voyez s’entremêler le banquet fantastique des fées, où l’on punit par une menace traditionnelle un oubli légendaire, et la très réelle « beuverie » où l’on amène le moine à mettre en gage chez le tavernier les reliques de son saint. Vous aurez une idée légère de l’inénarrable pièce où Adam le Bossu a jeté tout à la fois ses rancunes et ses observations, toute son individualité, et la vie de cette ardente commune picarde, et jusqu’aux superstitions légendaires qui, à côté de la religion, maintenaient une idée du surnaturel dans ces natures matérielles : outre le dessin de l’œuvre, outre la verve des scènes populaires, il y a des coins de vraie poésie, tendre ou fantaisiste, où l’on n’accède parfois qu’à travers d’étranges et plus que grossières trivialités.

Les deux pièces d’Adam de la Halle sont, avec une insignifiante parade148, tout ce qu’on a conservé du répertoire comique du xiiie  siècle : plus pauvre encore est le xive . M. Petit de Julleville signale sept représentations de moralités, farces, dialogues, données en diverses villes. On voit s’organiser en ce siècle et prospérer des sociétés et confréries, sur lesquelles en grande partie reposera le théâtre du siècle suivant, basoche, enfants sans souci, etc. On a quelque raison de croire que les écoliers jouaient dans leurs collèges des pièces comiques : du moins leur voit-on défendre les « jeux déshonnêtes » aux fêtes de saint Nicolas et de sainte Catherine. Enfin, auprès de certains princes apparaissent des acteurs de profession : en 1392 et 1393, Louis d’Orléans donne des gages à quatre « joueurs de personnage ». Mais les œuvres font défaut.

On trouve seulement dans Eustache Deschamps quelques pièces, qui nous montrent avec quelle lenteur la comédie se détache des autres genres où son origine l’engage. Voici un « Dit des quatre offices de l’Hôtel du roi, à jouer par personnages », et ce dit, où Saucerie, Panneterie, Echansonnerie et Cuisine dialoguent comme les maîtres de M. Jourdain, est une burlesque, triviale et insipide moralité : c’est un divertissement de cour. Egalement destinées à la récitation dramatique sont certaines pièces de forme narrative et lyrique du même écrivain : ici le fabliau se réduit presque en farce dialoguée, là une altercation bouffonne s’enferme dans le cadre d’une ballade, « à jouer de personnages149 ».

Cependant cette pauvreté serait atténuée si l’on se décidait à ne plus compter parmi les mystères l’« histoire de Griselidis ». C’est un petit drame, purement moral, et tout à fait analogue aux moralités pathétiques et non allégoriques qui se joueront plus tard, il a pu être construit sur le modèle des miracle s : il appartient à un genre absolument différent. Au reste, il contient des parties touchantes, et la douce soumission de Griselidis s’exprime par des traits quelquefois bien délicats : ainsi, quand la pauvre femme demande à son mari de traiter mieux sa nouvelle épouse qu’il ne l’a traitée elle-même : elle est, dit-elle, « plus délicieusement nourrie », plus jeune, plus tendre que moi, et ne pourrait souffrir « comme j’ai souffert ». N’est-ce pas tout à fait exquis ? Pour cette rareté dans l’époque qui nous occupe, pour un peu de fine sensibilité, l’« histoire de Griselidis » est à lire.

Il ne faut pas finir cette étude des origines du théâtre comique, sans rappeler que certaines œuvres qui n’ont aucun rapport avec le théâtre, contiennent cependant des germes précieux. Je veux parler de l’imagination psychologique, du don de distinguer les formes générales des caractères et des vies humaines, et de composer les actes et paroles d’un personnage en parfait accord avec ses sentiments. Ces qualités que nous avons trouvées déjà dans les fabliaux de Gautier le Long, et dans certains développements dialogués de Jean de Meung, apparaissent aussi dans le satirique Miroir de Mariage d’Eustache Deschamps, où il ne serait pas difficile de signaler les esquisses d’une expression synthétique de certains états moraux, où, par exemple, le thème moral de Georges Dandin est indiqué, sans mélange d’action ou d’intrigue dramatique. Il en faudrait dire autant, pour le xve  siècle, du Livre des quinze joyes du mariage, et en général des œuvres de nos conteurs satiriques où ils ont bien voulu regarder, au lieu de l’anecdote et des individus, les figures en quelque sorte schématiques des divers états de la vie et des divers tempéraments de l’homme. Tout cela, un jour, aidera la comédie, cette fidèle et suggestive image de l’humanité, à sortir de la farce vainement fantaisiste, ou réaliste sans portée.