(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre VI, « Le Mariage de Figaro » »
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(1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre VI, « Le Mariage de Figaro » »

Chapitre VI
« Le Mariage de Figaro »

1. Diffusion de l’esprit philosophique : salons, gens du monde et femmes. Mélanges de doctrines et de tendances. Indices de l’opinion publique : le coup d’État Maupeon ; le Mariage de Figaro. — 2. Beaumarchais : l’homme : les Mémoires contre Goëzman. — 3. Le Barbier de Séville ; banalité du sujet, originalité de la pièce. L’esprit de Beaumarchais : verve et réflexion. Impertinence provocante. — 4. Le Mariage : développement des types du Barbier. Valeur et sens politique de la pièce : image de l’état d’esprit de la société française après la prédication philosophique. Importance littéraire de la forme de Beaumarchais.

1. Diffusion de l’esprit philosophique

La diffusion des doctrines philosophiques à travers la société française se fait avec une prodigieuse puissance. Nous n’avons qu’à jeter un regard sur la société, pour constater le progrès des idées nouvelles.

La maréchale de Luxembourg donne le ton au grand monde : elle protège Rousseau. Mme du Deffand569 a un salon très aristocratique ; surtout depuis 1763, où Mlle de Lespinasse emmène Dalembert et les autres philosophes, elle hait la secte encyclopédique. Sa grande amie, la délicieuse duchesse de Choiseul, vit à la cour, et ne fait pas des gens de lettres sa société. Ces femmes, pourtant, sont « philosophes » : elles se passent de Dieu avec sérénité. Le xviiie  siècle a créé le type de la femme absolument, paisiblement irréligieuse.

Mme Geoffrin570 donne de petits soupers aux duchesses : elle a un dîner pour les artistes, un dîner pour les littérateurs. Ceux-ci avaient parfois d’inquiétantes conversations ; elle y coupait court d’un sec « Voilà qui est bien ». Mais cette bonne bourgeoise, esclave de la mode, s’estimait obligée d’ouvrir son salon à la philosophie : tant la philosophie était puissante alors.

Il y avait plusieurs maisons où elle se trouvait chez elle : chez Mme d’Épinay571, chez le baron d’Holbach, qui encourageaient toutes les hardiesses, chez Mme Necker572, une bonne et intelligente femme sous son air un peu gourmé d’institutrice protestante, chez Mme Suard, la dévote de Voltaire. Mais le plus célèbre et le plus influent des salons philosophiques fut celui de Mlle de Lespinasse573, l’ancienne lectrice de Mme du Deffand. Après leur brouille en 1763, elle se retira dans son petit appartement de la rue de Bellechasse, où elle donnait à causer tous les jours. Dalembert, Turgot, Condillac, Condorcet, Suard, le duc de la Rochefoucauld, étaient ses amis particuliers et assidus. Une foule de grands seigneurs, tous les étrangers illustres la visitaient : mais il fallait, pour être accueilli, être homme de progrès, détester le despotisme, adorer l’Angleterre et la liberté.

Dans les salons, cela se conçoit, domine l’influence encyclopédique et voltairienne ; Mme du Deffand écrit à Voltaire : « Il n’y a que votre esprit qui me satisfasse » ; et Mme de Choiseul le pense. Elles ne voient dans Rousseau qu’un charlatan et un rhéteur. Cependant Rousseau pénètre dans les âmes, en dépit de l’obstacle que lui oppose l’incurable esprit du monde. La plupart des esprits mêlent confusément, sans distinguer, Diderot, Voltaire, Rousseau, et se font un amalgame d’idées hétérogènes, dont l’unité réside dans la commune propriété de dissoudre l’état présent de la société. Dans ce mélange, la part de Rousseau est belle. Il a eu l’estime du marquis de Mirabeau : il sera le maître de son fils, qu’il enivrera de ses principes et de son éloquence. Le premier acte d’écrivain et de penseur que fit Mme de Staël fut un hommage à Rousseau (1788). De son vivant même, Rousseau dirige des consciences ; ses lettres en font foi. Un abbé, une actrice de l’Opéra, une bourgeoise de province le consultent sur la façon et les moyens de régler leur vie. Des mères emmènent leurs poupons à l’Opéra, et s’étalent dans leur fonction grave de nourrices.

De Jean-Jacques surtout procède cet enthousiasme, cet attendrissement universels qui embellissent les derniers jours de l’ancien régime, et semblent fondre toutes les haines, tous les égoïsmes dans une commune ardeur de réforme et de philanthropie ; la vie mondaine devient plus intime, moins cérémonieuse, élimine la représentation au profit du plaisir574. Le siècle tournera à l’idylle : notre beau monde traduira en sentiments et en pittoresque d’opéra-comique le goût de l’innocence rustique et de la belle nature que lui aura inoculé Rousseau. Ce ne seront plus, au lieu de nos sévères jardins français, que parcs à l’anglaise, pelouses, perspectives adroitement ménagées, ponts rustiques, grottes artificielles, lacs et rivières d’ornement, montagnes en miniature couronnées de temples grecs dédiés à l’amour ou à l’amitié, propres bosquets dans l’ombre desquels se dérobe une statue sentimentale ou quelque autel symbolique. Marie-Antoinette, dans son cher Trianon, en robe de linon, en fichu de bergère, vaque aux travaux de sa laiterie, de sa bergerie. Une fraîcheur réelle de sentiment s’épanouit à travers toutes les niaiseries de ce rococo.

Mais à mesure que l’on sort du grand monde, et que l’on descend vers le peuple, les choses deviennent plus sérieuses. On ne joue plus avec le sentiment : il emplit l’âme, il la brûle. Là-haut les idées sont le divertissement des esprits : ici, elles en sont la nourriture, l’espérance ; elles donnent une raison de vivre ; ici, Voltaire perd, et Rousseau gagne. C’est Rousseau qui est le consolateur de toutes les âmes fières du Tiers État que l’inégalité a froissées : d’un Barnave, qui se souvient d’un affront fait à sa mère au théâtre par un gentilhomme, du temps qu’il était tout enfant, d’un Marat qui réfute Helvétius et Condillac, et qui commente le Contrat social dans les promenades publiques devant des auditeurs enthousiastes. Nous avons un témoin de cette prodigieuse pénétration de Rousseau jusqu’aux dernières limites de la bourgeoisie : la fille d’un maître graveur pour bijoux, Mlle Phlipon, celle qui sera Mme Roland575, s’en va rue Plâtrière avec sa bonne pour essayer de voir l’écrivain éloquent qu’elle adore, et se fait éconduire rudement par Thérèse Levasseur. Une amie lui fait cadeau des œuvres complètes de Jean-Jacques : elle passe la nuit à relire ces chefs-d’œuvre qu’elle connaît si bien, et se retrouve au matin dans son fauteuil, baignée de larmes délicieuses. Et, toute sa vie, Mme Roland sera la femme selon Jean-Jacques, aussi bien dans sa façon de faire la lessive ou la vendange, que dans ses plans de réforme et de gouvernement. Mirabeau, Mme de Staël, Marat, Mme Boland, ces quatre noms nous font mesurer l’action effective de Rousseau.

Quelques événements, par le dégagement d’opinions et de sentiments qu’ils provoquent, indiquent à quel ton les esprits sont montés. Le « coup d’État Maupeou », qui supprime les Parlements, nous découvre jusque dans les cercles les plus aristocratiques une singulière exaltation de libéralisme politique. Nous avons des lettres de Mme d’Épinay, de la comtesse d’Egmont et de Mme Feydeau de Mesmes, qui respirent la haine du despotisme, et presque de la royauté. Le mépris de Louis XV et de ses tristes enfants est plus profond chez de grandes dames comme Mines d’Egmont et de Boufflers qui écrivent à un roi, que chez la petite bourgeoise, Mlle Phlipon. Mais il y a un jour où se ramassent dans une explosion unique tous les sentiments de toute nature, moraux, politiques, sociaux, que l’œuvre des philosophes avait développés dans les cœurs, joie de vivre, avidité de jouir, intense excitation de l’intelligence, haine et mépris du présent, des abus, des traditions, espoir et besoin d’autre chose : ce jour de folie intellectuelle où toute la société de l’ancien régime applaudit aux idées dont elle va périr, c’est la première représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784).

2. Beaumarchais

L’auteur de la pièce576 est lui-même une des plus extraordinaires expressions du siècle. Dans un monde assujetti à la hiérarchie, où tous les compartiments sociaux subsistent encore, Beaumarchais nous fait assister au puissant et drolatique jaillissement de son individualité, qui passe par-dessus toutes les barrières et s’ouvre tous les mondes. Il part d’une boutique de la rue Saint-Denis ; et le voilà tour à tour horloger, musicien, officier de la maison du roi, gentilhomme, agent demi-policier, demi-politique, homme de finance, négociant, homme de lettres : égal à toutes les affaires par son esprit, à toutes les conditions par son impertinence, emprisonné, calomnié, déshonoré, réhabilité, applaudi, populaire, illustré, envié, plaint, jamais sérieusement respecté, ni simplement considéré. C’est une nature complexe, agissante, sensible, joyeuse, courageuse, tapageuse, un mélange inimaginable de polissonnerie et de fierté, de rouerie et de générosité, de puffisme et de candeur, de bouffonnerie et d’enthousiasme, l’original authentique de Figaro, mais un original plus intéressant, plus riche, plus sympathique enfin que la copie et plus estimable. Car Beaumarchais, en vrai fils de son siècle, trouva le secret d’unir l’excellence du cœur à l’immoralité foncière. Il eut la vraie bonté, la vraie sensibilité, celle qui ne s’évapore pas en phrases et en larmes, qui est dans le cœur, arme le bras, délie la bourse : il fut le meilleur des fils, des frères, des pères. Il donnait son argent comme il le gagnait. Ce maître intrigant, ce hardi brasseur d’affaires, peu scrupuleux sur les moyens, fut mêlé dans bien des scandales, et n’y parut jamais que comme dupe : c’est cela qui le relève ; et il le savait bien, le drôle, il avait assez d’esprit pour cela.

Dans cette vertigineuse existence, les succès littéraires sont de courts épisodes. Le hasard d’un procès, un incident ridicule révèlent au public le génie de Beaumarchais, que ses médiocres drames n’avaient pas fait percer. L’affaire La Blache venait en appel devant le Parlement Maupeou (1773) : le rapporteur était le conseiller Goëzman, mari d’une assez jolie femme qui aimait les cadeaux. Beaumarchais donna donc 100 louis, une montre enrichie de diamants, et il ajouta quinze louis qu’on lui demandait pour le secrétaire. Malgré ces raisons, Goëzman conclut contre lui : la dame alors restitua les 100 louis et la montre, mais, par une fantaisie bizarre, elle s’obstina à retenir les quinze louis du secrétaire, à qui elle ne les avait pas remis. Beaumarchais réclame ; Mme Goëzman nie d’avoir reçu les quinze louis. Beaumarchais se fâche ; le conseiller apprend l’affaire, essaie de faire mettre le plaignant à la Bastille par lettre de cachet, et, n’y ayant pu réussir, lui intente un procès en tentative de corruption et calomnie.

Beaumarchais est alors dans une situation critique : il sort à peine du For-l’Évéque ; l’arrêt d’appel dans l’affaire La Blache la condamné ; ce n’est pas la ruine, c’est l’infamie, puisqu’il ne peut perdre son procès sans être reconnu pour faussaire. Il semblait un homme fini : il se relève par quatre merveilleux Mémoires, qui « sont des chefs-d’œuvre d’adresse et d’audace, de dialectique, d’ironie, de toutes les sortes d’esprit. Je ne veux pas écraser cette jolie chose sous le souvenir des Provinciales : la disproportion est trop forte, et la gaieté des Mémoires a plus de mousse que de corps ; ils manquent par trop d’intérêt universel et humain. Beaumarchais a pris le public par son faible, par l’amour des personnalités, de la satire anecdotique et individuelle. C’est là, mieux que dans ses deux larmoyants drames, que son génie dramatique se révèle. Il invente des dialogues qui sont d’un excellent style de comédie. Surtout quand il raconte ses confrontations avec Mme Goëzman, une jolie petite sotte, étourdie, impudente, menteuse, frivole au point de ne pas se douter de l’importance morale de l’escroquerie qu’elle s’est permise, se fâchant dès que son adversaire lui rive son clou ou la force à se couper, soudain radoucie par un madrigal dont elle ne sent pas la secrète impertinence : ces scènes sont charmantes, et d’une irrésistible drôlerie. D’autre part, il n’y a pas de satire plus ingénieuse, plus cinglante que la prière à l’« Être des êtres », lorsque le malheureux plaideur lui demande précisément les plats et maladroits adversaires que sa Providence lui a donnés. L’effet des Mémoires fut immense. Collé, qui n’a pas le tempérament admiratif, fait de l’auteur à la fois un Horace, un Juvénal, un Fénelon, un Démosthène. Beaumarchais fut blâmé par le tribunal, c’est-à-dire dégradé de ses droits civils : mais l’opinion publique lui fit un véritable triomphe. Il avait eu la chance devenir à point : on lui savait un gré infini d’avoir été si amusant contre les juges du chancelier Maupeou, et les nouveaux Conseils en restèrent absolument déconsidérés.

3. « Le Barbier de Séville »

Quand éclata l’affaire Goëzman, Beaumarchais avait une pièce reçue à la Comédie Française : c’était le Barbier de Séville, parade écrite pour la société d’Étioles, puis opéra-comique, et enfin comédie en quatre actes. Dans le succès de ses Mémoires, enivré d’être l’homme qui occupe tout Paris, il étire sa pièce en cinq actes, il y verse toute sorte d’épigrammes et de bouffonneries ; il en met tant, que la pièce tombe, le 27 février 1775 : rapidement il  retranche toute cette végétation parasite, et la pièce, ramenée à ses quatre actes, se relève. Il avait pris un vieux sujet, le sujet pour ainsi dire essentiel et primitif de la Comédie Italienne : le tuteur faisant office à la fois de père et de rival, la pupille, l’amoureux, le valet. Il était remonté jusqu’à Scarron, et il avait recueilli de Molière à Sedaiue une foule de traits, de mots, d’effets appartenant à ce thème excellent et banal. Il avait fait une pièce charmante et originale. Enfonçant dans la voie indiquée par l’Étole des femmes, il avait fait du tuteur tout le contraire d’une ganache, un homme alerte, rusé, défiant, impossible à tromper. Son ingénue, sa Rosine, tendre, malicieuse, innocente, rouée, créature délicieuse et inquiétante, est une vraie femme de ce siècle, qui sait où elle aspire, où elle va. Lindor et Rosine contre Bartholo, c’est Horace et Agnès contre Arnolphe, l’amour qui va à la jeunesse, selon la bonne, la sainte loi de nature, en dépit de la jalouse vieillesse armée par la société de droits tyranniques : mais la lutte se complique ici par l’introduction d’un élément qui donne à la pièce une très sensible actualité. La jolie Rosine triomphe sur Bartholo, mais elle triomphe aussi sur Lindor, le très noble comte Almaviva, qui va se tenir heureux d’épouser cette petite bourgeoise : Beaumarchais a suivi le conseil de Diderot, il a enveloppé les caractères dans les conditions, et il y a trouve le moyen de caresser les goûts philosophiques du public. Le sujet manqué par Voltaire dans Nanine est venu très justement s’appliquer sur le thème de l’École des femmes.

Reste le valet : et voici la trouvaille de génie de Beaumarchais. Figaro, c’est Mascarille, si l’on veut ; c’est Gil Blas aussi ou Trivelin577 : mais c’est plus, et autre chose. Le monde a marché depuis Molière, Lesage et Marivaux. Figaro n’est plus seulement le valet qui sert son maître : il « vole à la fortune », mais, argent à part, il y a de la protection dans son service ; c’est l’homme sensible, heureux de remplir le vœu de la nature en rapprochant des amoureux. Et puis il est sorti déjà de la valetaille, il a eu un emploi, il est homme à talents, gazetier, poète, auteur sifflé, entrepreneur de tous métiers, pour le profit, et pour la joie d’agir ; l’auteur lui a soufflé sa fièvre, son audace, son esprit aventurier. L’intrigant se fait familier avec les grands qui l’emploient insolent avec le bourgeois qui le méprise : les temps sont proche ; où son mérite aura la carrière ouverte et libre.

Enfin l’on sortait des ridicules de salon, des fats, des coquettes du cailletage. On en sortait par un retour hardi à la vieille farce à l’éternelle comédie. Un franc comique jaillissait de l’action lestement menée à travers les situations comiques ou bouffonnes que le sujet contenait, des quiproquos, des travestis, de tous ces boni vieux moyens de faire rire, qui semblaient tout neufs et tout-puissants. Sur tout cela, l’auteur, se souvenant de sa course romanesque au-delà des Pyrénées, avait jeté le piquant des costumes espagnols, dont le contraste relevait le ragoût parisien du dialogue. Ce dialogue était la grande nouveauté, la grande surprise de la pièce : il en faisait une fête perpétuelle. C’est la perfection suprême de l’esprit de conversation : un pétillement de mots ingénieux, mordants, drôles, un éclat de tirades qui se déploient, un cliquetis de répliques qui s’opposent ; l’esprit en est empli, ébloui, étourdi, émerveillé. Tous les personnages sont de prodigieux causeurs, jusqu’à ce grave coquin de Basile. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette verve de Beaumarchais n’est pas un jet naturel de belle humeur ; le jet est réglé, dirigé, dispersé, ramassé, par une réflexion très consciente qui calcule l’effet. Beaumarchais garde toujours la lucidité d’esprit du faiseur d’affaires : il administre posément sa fantaisie, son exubérance, sa griserie. Toutes ces riches accumulations de mots qui tombent dru comme grêle, ces brusques oppositions, ces trouvailles d’images délicieuses ou cocasses, ces bouquets ou ces fusées d’épigrammes, tout cela est préparé, mesuré, ajusté. Il recueille dans les rognures de son Barbier tout ce qui a prix, et le pique sur son Mariage. Par malheur, l’impatience de plaire, la rage de doubler l’effet lui ont parfois alourdi la main et fait forcer la dose. A examiner de près la qualité de ce style, on la trouve plus grosse et plus mêlée qu’elle ne paraît d’abord.

Beaucoup d’autres, avant et après Beaumarchais, ont usé de ce style à facettes, perpétuellement éclatant ou spirituel. Mais il y a mis son empreinte, la marque de sa personnalité. L’originale propriété de son esprit pourrait, je crois, se définir par l’impertinence. Il y a dans les saillies de Beaumarchais, dans son dialogue, quelque chose de hardi, de provocant, de cinglant : c’est tantôt l’agressive polissonnerie du gamin à qui rien n’impose, tantôt le scepticisme ironique de l’homme d’affaires qui a vu les coulisses du monde, tantôt la clairvoyance hostile du parvenu qui s’est senti méprisé, et se venge. De tout cela se dégage un parfum d’universelle irrévérence, qui, se mêlant dans toutes les fantaisies, les gaietés, les folies de l’esprit de Beaumarchais, leur communique une saveur unique.

4. « Le Mariage de Figaro »

Le Mariage de Figaro fut présenté aux comédiens en 1781. Il fut joué le 27 avril 1784. Pendant trois ans, le pouvoir refusa l’autorisation de jouer la pièce : cette résistance en décupla la portée. La « folle » comédie avait effrayé les censeurs ; le lieutenant de police, le garde des sceaux, le roi la déclarèrent impossible à jouer. Beaumarchais avait pour lui tous les esprits curieux, avides de plaisir, de nouveauté et de scandale, c’est-à-dire tout le public, la cour, le comte de Vaudreuil, la princesse de Lamballe, le comte d’Artois, la reine même. Il se lança avec une superbe confiance dans la lutte où la royauté le défiait. Il fut admirable d’activité, de persévérance, d’impudence. Ses mots, qu’on colportait, faisaient autant de mal qu’en aurait pu faire la pièce défendue.

« Le roi ne veut pas qu’on la joue, disait-il, donc on la jouera. » On va la jouer sur le théâtre des Menus, quand un ordre du roi l’interdit. Mais Beaumarchais a sa revanche : le Mariage est joué chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, devant 300 personnes de la cour (1783). Enfin, après que six censeurs successifs y eurent passé, les comédiens eurent le droit de jouer la pièce dans leur nouvelle salle (l’Odéon actuel). Cette première représentation fut un délire général ; on s’écrasait aux portes du théâtre : trois personnes y furent étouffées. Le public, surchauffé, fiévreux, débordait d’enthousiasme, applaudissait également à leur entrée dans la salle le bailli de Suffren et Mme Dugazon578. Devant cet auditoire, tous les mots de la pièce portèrent : ce fut un succès insolent, gonflé de scandale. L’auteur fouettait énergiquement et succès et scandale : il faisait servir la bienfaisance au succès de sa comédie, qu’il poussait vers la centième, mettant en avant aujourd’hui les pauvres mères nourrices, demain une veuve d’ouvrier du port Saint-Nicolas. Le Journal de Paris relevait vertement cc mélange de charité et de réclame : Beaumarchais répondait, et derrière le gazetier il atteignait le comte de Provence, frère du roi. Cela lui faisait d’abord passer six jours à Saint-Lazare, et rendait ensuite le ministère plus coulant avec lui sur leurs règlements de comptes. Et surtout cela soutenait la comédie.

Le Barbier est une œuvre plus délicate, plus parfaite. Mais le Mariage est plus puissant, plus original. Les réminiscences abondent encore, mais fondues et perdues dans l’invention personnelle. L’action est touffue, pressée, d’un mouvement haletant et lent à fois, avec beaucoup de trépidation et de piétinement. Toute sorte de tons et de couleurs, la comédie, la farce, le drame, la satire se succèdent et se heurtent ; nous sommes cahotés de Scarron à Marivaux, de Diderot à Voltaire579, et sur cette incohérente profusion de tous les effets et moyens scéniques, surnage toujours la personnalité de l’auteur.

Tout le Barbier se retrouve dans le Mariage, mais singulièrement monté de ton. Bartholo passe au second plan, et va rejoindre Basile, toujours grave et toujours plat, Marceline, l’aigre duègne, d’où sortira bizarrement « la plus bonne des mères », Antoine, l’ivrogne têtu et sentencieux, Bridoison, le sot immense et profond. L’action s’engage ici entre Rosine, le comte et Figaro, auxquels s’ajoutent Suzanne et Chérubin : le comte, un mari décent d’ancien régime, détaché de sa femme, et jaloux pourtant, parce que, l’amour n’étant qu’un accident, l’amour-propre est le fond de sa nature, libertin blasé qui répète avec toutes les femmes la comédie du sentiment, par habitude et par curiosité : la comtesse, une charmante femme qui a tenu toutes les promesses de Rosine, encore amoureuse de son mari, mais en train de devenir amoureuse de l’amour, parce qu’elle approche de la trentaine, parce qu’elle est délaissée, parce qu’elle s’ennuie, toute disposée déjà par de troublantes rêveries aux expériences dangereuses, et glissant langoureusement du marrainage à l’adultère. Suzanne fait contraste avec la mélancolique douceur de la comtesse : « riante, verdissante », pétillante, joyeusement élancée de toute sa nature vers l’amour et vers le plaisir. Chérubin est l’enfant en voie de passer homme, qui ne connaît pas la femme, et que la pensée de la femme obsède, tout bouillant de désirs effrontés et timides. Mais le héros de la comédie, c’est Figaro, le sémillant barbier, un Figaro singulièrement élargi et grandi. Il n’est plus serviteur des amoureux ; l’amoureux, c’est lui : le mariage qu’il procure, c’est le sien ; et dans cette affaire, les subalternes, les comparses, ce sont ses maîtres. Il travaille pour lui ; il traite d’égal avec le comte, qui s’est fait son rival, il lui rend menace pour menace, crainte pour crainte. Aussi est-il superbe d’entrain, d’audace, et d’effronterie.

Une sensualité inquiète émane de toute la pièce. L’argent, l’intérêt y ont leurs rôles, mais secondaires : ce qu’on se dispute, c’est l’amour. Depuis la duègne ridée jusqu’à la petite niaise de Fanchon, la commune affaire de tous les personnages, c’est la chasse au plaisir ; une ardeur Fiévreuse les emporte tous. Mais tandis que la maturité mélancolique de la comtesse et l’âcre précocité de Chérubin se rapprochent, tandis que la dépravation invétérée du comte le promène de tous côtés, parmi ces déviations et ces perversités, cet intrigant Figaro et sa gaillarde Suzanne représentent la robuste, la saine, la droite nature, ils courent honnêtement sur le grand chemin du mariage. Leur couple, autant que le peut faire l’auteur, est chargé des intérêts de la morale, pour la honte de la noblesse et pour la gloire du Tiers État.

Et cela nous conduit à examiner le sens politique de la pièce.

Il y avait dans le Barbier quelques épigrammes : mais ici toute la comédie est une effrontée dérision  de l’ordre établi. Le comte Almaviva met la justice au service de ses caprices amoureux : à travers son grand air, sa dignité de façade, on l’aperçoit immoral et berné. Figaro se dresse devant lui, ayant le mérite, le droit, l’honnêteté relative : il a même la popularité, grand signe des temps. Dans ce Figaro. Beaumarchais a mis tous ses instincts de révolte ; par la bouche de Figaro, il verse le ridicule sur tout ce qui soutenait l’ancien régime : noblesse, justice, autorité, diplomatie ; il fait une revendication insolente des libertés de penser, de parler et d’écrire, il réclame contre l’inégalité sociale ; d’un côté, la nullité et la jouissance ; de l’autre, le mérite et la peine. « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ; … vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus ; … tandis que moi, morbleu ! » Lui, morbleu ! n’avait-il pas aussi tous les goûts pour jouir ?

Beaumarchais n’a pas inventé, une idée : il n’est qu’un écho : il ne fait que recueillir la quintessence des doctrines encyclopédiques, ramasser les aspirations du public, aiguiser en mots coupants ce que tout le monde pense. Il lâche ses épigrammes meurtrières contre les privilèges et les privilégiés : même dans ce fameux monologue, qui ne sert de rien à la pièce et sans lequel la pièce perdrait sa valeur, Figaro fait le procès à la société avec une amertume d’ironie, une âpreté de colère, qui donnent à l’explosion de ses rancunes personnelles une singulière ampleur.

Le public prit Figaro comme Beaumarchais le lui donnait, pour le défenseur de la liberté contre le despotisme, de l’égalité contre les privilèges. De là l’enthousiasme universel qui l’accueillit, et pour achever de donner sa signification à ce succès unique, les privilégiés eux-mêmes, qui remplissaient la salle le 27 avril 1784, furent les plus bruyants, les plus forcenés dans leurs applaudissements. Ils révélaient leur impuissance : une société est perdue quand elle n’a plus foi en son droit, et se moque des principes qui la soutiennent. Si bien qu’à distance, Figaro nous paraît le représentant de l’esprit révolutionnaire, et son monologue semble annoncer les cahiers de 1789. Mais prenons garde : le drôle est-il bien qualifié pour représenter le laborieux, l’honnête Tiers État ? et les hommes, la nation de 1789 ne pourraient-ils s’estimer calomniés par le rapprochement ? En vérité, ce que représente Figaro, c’est le monde des faiseurs de tout ordre, hommes d’État, littérateurs ou financiers, ambitieux, intelligents, effrontés, qui courent à l’assaut des places et à la conquête de l’argent : je ne vois pas qu’il travaille véritablement pour le peuple. Son monologue se résume en un énergique : « ôte-toi de là que je m’y mette ». Quand il y sera, tout ira bien. Cependant la légèreté morale, l’illusion puissante des spectateurs les firent complices de l’auteur, et transfigurèrent Figaro : le public se vit en lui, et ce coquin fit vibrer tous les plus généreux sentiments, échauffa toutes les plus ardentes espérances qui remplissaient alors les âmes. Mais la pièce est surtout négative et destructive ; il suffisait de ne plus vouloir du présent, pour en être transporté : et qui donc alors voulait du présent ? pas même ceux qui en jouissaient. Beaumarchais a si vigoureusement manifesté dans sa comédie le mécontentement général et son indisciplinable individualité, qu’elle est restée dressée contre tous les gouvernements, à l’usage de toutes les oppositions.

Outre l’importance que lui donne sa signification politique, la pièce a encore par sa forme un intérêt d’un autre genre, et de premier ordre. Elle restera comme un patron, sur lequel les écrivains postérieurs tailleront leurs conceptions. Tandis que la comédie classique en vers ira s’évanouir dans les pâles œuvres des Collin d’Harleville et d’autres plus oubliés encore, le Mariage et le Barbier offriront le modèle d’une comédie en prose, plus vivante, plus colorée, plus intéressante. Le Barbier surtout est une merveille d’agencement, et l’on y apprendra à construire, à emboîter toutes les parties d’une intrigue, à renoncer aux dénouements postiches. Dans les deux pièces se fixe le type de la comédie, gaie en ses débuts, progressivement élevée ou détournée vers quelques scènes sentimentales ou pathétiques. Les deux pièces donnent l’idée d’un dialogue rapide et nerveux, collé sur l’action et agissant lui-même, d’un style apte à passer la rampe, pas très naturel, mais condensé, saisissant, réveillant. Beaumarchais sera pour quelque chose, très diversement, mais très réellement, dans l’œuvre de Scribe et de M. Sardou, dans celle d’Augier et dans celle de M. Dumas.