(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre IV. Chateaubriand »
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(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre IV. Chateaubriand »

Chapitre IV
Chateaubriand

1. Sa vie ; enfance et formation du caractère. — 2. Caractère et esprit : orgueil, rêve, ennui ; médiocrité des idées : puissance d’imaginer et de sentir. — 3. Le Génie du christianisme : son opportunité ; faiblesse de l’idée philosophique et du raisonnement ; comment l’ouvrage fut efficace. — 4. Atala, René, les Martyrs, l’Itinéraire. Conception générale des Natchez et des Martyrs. Le style et le goût empire dans Chateaubriand. Manque de psychologie et d’objectivité. — 5. Les paysages de Chateaubriand : précision, couleur ; puissance de l’effet. — 6. Influence de Chateaubriand : le romantisme ; la poésie lyrique ; l’histoire.

1. Vie de Chateaubriand

Le 4 septembre 1768, naissait à Saint-Malo, dans la sombre rue des Juifs, le chevalier François-René de Chateaubriand : le mugissement des vagues étouffa ses premiers cris, le bruit de la tempête berça son premier sommeil. Des neufs enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivraient, lorsque la vie lui fut infligée. Il était d’une branche cadette d’une famille ancienne de Bretagne, fils d’un cadet qui, embarqué comme mousse, s’enrichit en Amérique par d’assez rapides voies, que les Mémoires d’outre-tombe ne daignent point expliquer.

Le petit chevalier, qu’on n’avait désiré que pour suppléer à la perte possible de l’aîné, poussa comme il plut à Dieu, sur le pavé de Saint-Malo, au bord des grèves, plus rudoyé que surveillé, polissonnant tout le jour, rentrant au logis les vêtements en loques et l’oreille parfois déchirée. Il reçut une instruction assez décousue, aux collèges de Dol, de Rennes, de Dinan : on le destinait à l’état de marin, puis il déclara vouloir être prêtre. Cependant il passait ses vacances, et, lorsqu’il eût échappé aux collèges, il fit un long séjour au triste château de Combourg ; le paysage avec ses forêts, ses landes, ses marais, était âpre et désolé ; le château était une autre solitude, plus écrasante : le soir, après avoir couru dans la campagne sauvage, le chevalier écoutait passer les heures, dans la vaste salle à peine éclairée, que son père parcourait en silence d’un pas invariable : puis il allait coucher dans une tourelle isolée, tout seul, face à face avec les terreurs de la nuit. Sa compagnie, sa joie, son amour, c’était sa sœur Lucile, nature exaltée, nerveuse, avec qui il rêva de vies merveilleuses, de courses lointaines, et de sensations toujours renouvelées.

Ainsi se forma, dans l’effroi de ce père farouche, dans l’ennui de cette vie vide, dans l’amitié de cette sœur mal équilibrée, ainsi se forma le Chateaubriand qui séduisit le monde : incapable de choisir une action limitée, mais aspirant à tous les modes de l’action en vue d’obtenir tous les modes de la sensation, fuyant le réel mesquin ou blessant pour s’enchanter de rêves grandioses et doucement amers, évitant surtout d’approfondir, d’analyser, ne demandant à la nature que des apparences où il pût loger ses fantaisies, timide, orgueilleux, mélancolique, éternellement inassouvi et las. Dans de rares lectures il ne cherchait pas une provision d’idées, une extension de sa connaissance, un exercice de son jugement, mais une direction de rêverie, des matières de sensations, des modèles d’images. Des sermons de Massillon même, il tirait des troubles et des plaisirs sensuels ; d’un amalgame de souvenirs littéraires et de visages entrevus, il forma son idée de la femme, un « fantôme d’amour » qu’il devait exprimer dans tous ses livres, chercher en toutes ses amies.

Enfin il fallut choisir une carrière ; il choisit d’aller explorer l’Amérique, de servir aux Indes : c’était le lointain, l’indéterminé. Le père, sensément, substitua à ces vagues élans un très réel brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Et voici le chevalier menant la vie de garnison, tâtant de Paris, présenté à la cour, suivant, effaré, la chasse du roi, versifiant dans Almanach des Muses. La Révolution éclate ; son père était mort : il réalise un de ses rêves anciens, et débarque à Baltimore, en 1791644. Le prétexte était de chercher le passage du nord-ouest : il partait sans études préalables, sans renseignements, sans préparatifs, en touriste. Il alla au Niagara, descendit l’Ohio jusqu’à sa rencontre avec le Kentucky : on peut croire, si l’on tient à lui faire plaisir, qu’il descendit le Mississipi et vit la Floride ; les lambeaux de son journal de voyage, mêlés d’extraits de ses lectures, laissent entendre qu’il parcourut d’immenses espaces.

Rentré en France, il se laissa marier avec une fille riche, qui fut plus tard une bonne et courageuse femme, toute dévouée au grand homme sans illusion et sans effacement : mais d’abord les événements les séparèrent. Le 15 juillet 1792, le chevalier de Chateaubriand crut se devoir à lui-même d’émigrer et de rejoindre l’armée des princes : il servit sans illusion, sans fanatisme, recueillant des impressions de la vie militaire, du service d’avant-postes, de tout le détail extérieur, pittoresque ou poétique de la guerre. Blessé au siège de Thionville, malade, il se traîne jusqu’à Bruxelles, passe à Jersey, et de là en Angleterre, où il connaît la misère affreuse, la faim aiguë. Un peu d’argent qui lui arrive de sa famille, des travaux de librairie, des traductions le sauvent, le font vivoter, pendant qu’il compose et fait imprimer son confus et indigeste Essai sur les Révolutions : c’est alors, et pour cet ouvrage qu’il complète son instruction ; il lit les historiens de l’antiquité ; surtout il se nourrit de Rousseau, de Montesquieu, de Voltaire : il a encore l’esprit du siècle qui finit. La mort de sa mère (1798), celle d’une sœur, le refont chrétien : il n’a pas besoin de raisons pour croire ; il lui suffit que la religion soit un beau, un doux rêve ; elle participera au privilège que tous les rêves de M. de Chateaubriand possèdent, d’être à ses yeux des réalités.

Dès qu’il croit, il se prépare à combattre l’irréligion : il fait commencer à Londres l’impression du Génie du Christianisme. Cependant la Révolution s’apaisait : il rentrait en France, détachait du volumineux manuscrit où s’étaient entassées ses impressions américaines, l’épisode d’Atala (1801) dont le succès était très vif, et publiait en 1802 son Génie, qui semblait donner à la fois un chef-d’œuvre à la langue et une direction à la pensée contemporaine. Autour du grand homme se formait un petit groupe d’amis discrets et dévoués : Fontanes, pur et froid poète, Joubert645, penseur original et fin, tous les deux utiles conseillers, sans envie et sans flatterie ; et puis ces femmes exquises, dont Chateaubriand humait le charme, l’esprit, l’admiration, faisant passer ces « fantômes d’amour » à travers son ennui, sans se douter assez que c’étaient là des êtres de chair et de sang qui le berçaient dans leur angoisse : Mme de Beaumont, Mme de Custine, Mme de Mouchy.

Bonaparte le vit, et voulut en décorer la France qu’il reconstruisait : Chateaubriand se prêta au bien qu’un autre grand homme lui voulait ; il se laissa nommer premier secrétaire à l’ambassade de Rome, puis ministre dans le Valais. Le duc d’Enghien est fusillé : il envoie sa démission le 20 mars 1804 ; et bientôt, ayant formé le dessein des Martyrs, il part pour l’Orient (1806), il visite la Grèce, Jérusalem, il revient par Carthage et Grenade ; il rentre à Paris le 5 juin 1807. A peine rentré, il se rappelle à Napoléon par un article du Mercure, qui fait supprimer le journal. Il imprime ses Martyrs (1809) et bientôt l’Itinéraire. Son cousin Armand de Chateaubriand, fusillé en 1809 comme agent royaliste, et qu’il n’a pu sauver646, le rend plus irréconciliable à l’empire ; quand l’Académie l’a élu, il écrit un discours que Napoléon ne consent pas à laisser prononcer. Il se refuse à souffrir aucune rature, à changer aucun des passages biffés ou notés par le despote : et il attend la persécution — qui ne vient pas (1811).

À cette date la vie littéraire de Chateaubriand est finie : sa vie politique va commencer647. Ambassadeur, ministre, polémiste, il servira à sa mode la Restauration, sans complaisance pour la royauté, méprisant pour les courtisans, gênant pour les ministres, dédaignant d’allonger la main pour saisir le pouvoir, voulant mal de mort à tous ceux qui le saisissent, et portant de rudes coups parfois au régime qu’il prétend servir. Après 1830, il s’estima lié à la dynastie légitime par un devoir d’honneur. Il méprisait l’orléanisme, ses princes, sa politique, ses appuis : égoïsme partout et matérialisme. Il se plut à prédire, à remarquer l’essor de la démocratie qui allait venger la légitimité. Il acheva sa vie dans une noble attitude, en grand homme désabusé : la fière douceur d’un universel renoncement consolait un peu son lourd ennui ; il lui restait une réelle amie, Mme Récamier, qui réunissait autour de lui, pour lui, dans son appartement de l’Abbaye au Bois, les gens les plus distingués ; il recevait de ce monde choisi par les soins d’une adroite femme le culte discret, lointain, fervent, qui convient aux grandeurs désolées. Il mourut le 4 juillet 1848 : il avait pris ses mesures à l’avance pour être enterré près de Saint-Malo, sur la pointe du rocher du Grand-Bé ; il voulait dormir du sommeil éternel au bruit des mêmes flots qui avaient bercé son premier somme, séparé même dans la mort de la commune humanité, et visible, en son isolement superbe, à l’univers entier.

2. Le caractère et l’esprit

M. de Chateaubriand est une âme solitaire : il l’est et par nature et par éducation et par vocation artistique. D’une prédisposition naturelle, les circonstances, le milieu firent un caractère déterminé, d’où la réflexion dégagea une « pose » solennelle. Dans une âme solitaire, il y a d’abord presque toujours une personnalité féroce, incapable de se limiter, de se subordonner, de renoncer à soi. La bizarre enfance de Chateaubriand l’a accoutumé à ne rien compter au-dessus de son sentiment propre. Sous le despotisme farouche de son père, rudoyé, glacé, il a vécu libre pourtant, ramassé en lui-même, physiquement dépendant et contraint, jamais troublé dans l’exploitation égoïste de l’univers que s’appropriait déjà intérieurement sa petitesse. Il ignorera toujours la douceur de se donner et de se dévouer. Il aura des tendresses délicieuses : il aimera ses amitiés et ses amours, c’est-à-dire lui-même ami et amant, infiniment plus que ses amis ou ses aimées ; il s’aimera effrénément dans l’image splendide que d’ardentes affections lui renverront de son être : une de ses voluptés choisies fut de se mirer dans un cœur qu’il remplissait. Il servit la cause des Bourbons avec désintéressement ; mais il appartient à Chateaubriand d’avoir le désintéressement égoïste : il sert pour l’honneur, ce qui revient, dans la pratique, à se détacher du succès de la cause, à se satisfaire des actes ou des gestes qui dégagent son honneur. Services, fidélité, présence au jour du danger, absence au jour des récompenses, toute cette réelle noblesse de sa conduite, il ne la donne pas à la légitimité, pour aider au triomphe de la justice, il se la donne à soi-même, pour agrandir sa personnalité. Il donne libéralement des attitudes magnifiques, des renoncements hautains, de fières inactions : tout un dévouement stérile et décoratif.

L’orgueil est le fond de Chateaubriand : on le retrouve dans toutes les manifestations de son être. Peu porté et peu exercé à observer, n’ayant dans ses longues journées de Combourg presque point de créatures humaines avoir, sensible aux dehors surtout, il ne connaîtra guère des autres que les masques et les silhouettes. Lui, il se voit par le dedans, il plonge en son fond, il sent immédiatement ses émotions et ses désirs. Presque jusqu’à son entrée dans la vie politique, il n’est pas mis dans la nécessité d’étudier son semblable, de le pénétrer, d’y saisir les mobiles, les ressorts, les modes d’action : et alors il sera trop tard pour faire le métier de psychologue. A cette date le pli est pris. Il s’est concentré : un seul homme l’intéresse, qui est M. de Chateaubriand. Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s’estime différent, unique, donc supérieur. Il n’y a que lui qui ait ces joies, ces douleurs, ces désirs, ces dégoûts. Personne n’aura plus que lui ce que M. Faguet appelle « le grain de sottise nécessaire au lyrique moderne » : la persuasion qu’il ne passe rien en lui qui n’intéresse l’univers, ou qui se passe comme ailleurs dans l’univers. L’orgueilleux enfantillage de son pessimisme a même source : il croit pleurer des larmes que nul homme n’a pleurées, pour des plaies dont nul homme n’a saigné. Le mal qui est dans la création, il ne le sent que dans son éphémère personne, et se croit la victime élue entre les créatures pour la souffrance648.

M. de Chateaubriand eut tous les orgueils, depuis l’orgueil vertu jusqu’à l’orgueil sottise. Sa démission après la mort du duc d’Enghien, son dépouillement en 1830, sa fidélité gratuite aux Bourbons, voilà l’orgueil vertu. L’orgueil l’a élevé au-dessus de la niaise rancune des émigrés. Il se pique de rendre justice à Napoléon : il le mesure dans sa hauteur. Mais lisons les Mémoires d’outre-tombe ; ce titre, Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés, cette phrase, mon article remua la France, cette autre, ma brochure (De Buonaparte et des Bourbons) avait plus profité à Louis XVIII qu’une armée de cent mille hommes, cette autre, ma guerre d’Espagne était une gigantesque entreprise, cette autre encore, j’avais rugi en me retirant des affaires, M. de Villèle se coucha : voilà l’orgueil sottise. Il y a quelque chose de risible dans la gravité de cette question, qui revient à la fin de maint chapitre : Et si j’étais mort à ce moment-là ? S’il n’y avait pas eu de Chateaubriand ? quel changement dans le monde !

L’orgueil le prémunit contre l’ambition. Il voulait être au pouvoir : il ne voulait pas le demander, ni descendre aux moyens de l’obtenir. Il ne voulait rien devoir qu’à l’ascendant de son nom et de son génie. Il attendait dans son coin qu’on lui offrît le monde ; il enrageait d’attendre, mais il n’eût pas allongé la main pour le saisir. L’orgueil guérit les mécomptes de sa vie politique : quand on ne lui donnait rien, si je voulais, disait-il ; quand on lui avait retiré, si j’avais voulu ; et la certitude qu’il avait pu tout prendre, tout garder, et qu’il avait tout méprisé, le consolait. Il n’avait pas l’étoffe d’un ambitieux : il ne savait pas mettre l’orgueil bas.

Cet orgueil sans limite s’accompagnait d’un manque absolu de volonté : effet, ou cause, ou l’un et l’autre. Il a rêvé, désiré, jamais voulu : s’il était originellement capable de vouloir, je l’ignore, mais on ne l’a pas exercé à vouloir ; on l’a tantôt contraint, le plus souvent lâché, abandonné à la folie de ses impulsions spontanées. Je ne crois pas qu’il y ait à tirer de sa vie un seul acte de volonté : des élans d’instinct, des sursauts de passion, tout au plus. Son action est surtout négative : elle consiste en général à choisir des modes d’inaction. La réserve dédaigneuse de son orgueil, dans la quête du pouvoir, le dispense d’exercer sa volonté, de choisir des voies où il engagera son effort : elle couvre superbement un éternel rien faire. Il n’est volontaire à aucun degré : pas même impulsif. Il n’est pas de ceux que l’exaltation des sentiments sollicite aux actes. Toute son énergie fuse en idées et en rêves.

Nul n’a plus vécu par l’imagination : son orgueil et son inertie y trouvaient également leur compte. La réalité ne se laisse pas pétrir à notre gré ; et il faut une rude main, une âpre volonté, pour lui imposer l’apparence qui nous flatte. Il y a dans cette lutte, même quand elle se termine par notre succès, de durs moments pour l’amour-propre ; la victoire est toujours partielle et passagère : elle coûte à l’orgueil et ne le satisfait guère. Chateaubriand, dès l’enfance, trouva dans le rêve d’immédiates et d’absolues jouissances, des conquêtes faciles et complètes ; il se lit un monde en idée, et se sentit maître du monde. Il se donna toutes les joies, toutes les grandeurs, sans avoir besoin de personne : et il se sentit au-dessus de l’humanité. Son orgueil et son imagination l’emportèrent dans l’infini.

Que peut-il sortir de tout cela ? Une poignante sensation de vide, un long bâillement, un ennui sans mesure. Chateaubriand avait attaché toute sa vie à son moi. Il avait pris pour fin la sensation, et non faction. Il demandait la jouissance au rêve, et non à la réalité. Mais la sensation s’émousse ; il faut la renouveler sans cesse. Le rêve atteint en un moment, épuise aussitôt la jouissance : il dispose de l’infini, mais il faut qu’il crée incessamment des infinis nouveaux. Renonçant à réaliser dès qu’il avait rêvé, Chateaubriand retombait dans son néant, l’âme vide et désoccupée. L’éternelle adoration de son moi grandiose l’accablait à la longue : il n’y a que l’égoïsme actif qui soit un égoïsme content. L’égoïsme sensitif est triste. Chateaubriand passa dans la vie « chargé d’ennui », éternellement mélancolique, ne trouvant nulle part à fixer le vague, ou remplir le vide de son âme. Cette disposition devint une attitude ; il la reporte, dans ses Mémoires, à l’instant même de sa naissance : « Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front ».

Pour amuser sa douleur, il se plut à s’en exagérer les causes : son orgueil ne voulait pas avoir de communes misères. Il développa fantastiquement les contretemps, les disgrâces de sa vie, les succès aussi et les prospérités : dans toute la première partie des Mémoires, une disposition artistique fait alterner la lumière et l’ombre, l’éclat du présent et la tristesse du passé. Il amplifie ses expériences de la fragilité des choses, des caprices de la fortune, de l’injustice des hommes ; il amplifie les effets et les retentissements de son génie. Il amplifiera même parfois ses passions, ses désirs, et il ne lui déplaira pas de paraître courbé sous un mystérieux remords. Il dramatise enfin toute son existence extérieure et intérieure sans pouvoir éteindre cette soif d’émotion qui le brûle. Et toujours la même plainte monte à ses lèvres, et toujours il recommence à « bâiller sa vie. »

À ce caractère était jointe une intelligence, en somme, distinguée. Il a eu de grandes prétentions au génie politique : si l’on doit en rabattre, il me paraît pourtant qu’il n’a pas été plus médiocre que bien des hommes d’État de la Restauration, dont le mérite politique est plus illustre parce qu’ils n’en avaient pas d’autre. Chateaubriand n’a pas mal compris la France et l’Europe de son temps. Il a écrit tel mémoire sur la question d’Orient qu’on citerait partout, s’il était d’un diplomate de carrière. Il a mieux jugé que la plupart des conseillers de Charles X la situation créée par la Révolution : nécessité de rassurer les acquéreurs de biens nationaux, impossibilité de supprimer la presse, et nécessité, si c’est un mal, de vivre avec ce mal. De cette intelligence résultait un libéralisme, relatif et limité, mais réel. Si, malgré ses prétentions, il n’a pas eu un rôle politique de premier ordre, la faute en est à son caractère et à son esthétique, qui l’ont écarté du pouvoir.

Il avait de l’esprit. Il a dessiné dans ses Mémoires d’amusantes silhouettes d’ambassadeurs, de ministres, de courtisans ; le corps diplomatique à Rome est une jolie collection de grotesques lestement enlevés. Voici M. de Bourmont avec sa physionomie spirituelle, son nez fin, ses beaux yeux doux de couleuvre. Voici La Fayette toujours enchanté de promener sa figure populaire à travers les mouvements dont il n’était pas le maître : « il humait le parfum des révolutions ». Voici M. de Polignac : il « me jurait qu’il aimait la Charte autant que moi, mais il l’aimait à sa manière, il l’aimait de trop près ». L’anecdote de M. Violet, le maître à danser des sauvages, est tout à fait dans le goût de Diderot ou de l’abbé Galiani.

Mais l’intelligence et l’esprit restèrent toujours des parties secondaires de sa nature, tout à fait sous la domination du caractère et de l’imagination. Si l’on prend Chateaubriand hors de sa vie politique, hors des Mémoires d’outre-tombe, dans ses œuvres de création littéraire seulement, à peine le soupçonnera-t-on spirituel, et moins encore, peut-être, intelligent. Il nous paraît doué d’une singulière inaptitude à saisir les idées, à former des raisonnements. Son éducation, la vie à Combourg ne lui ont pas appris à penser. Il a lu Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie : voilà d’où il tire toutes ses idées, par un très simple procédé de conversion : il tourne leurs affirmations en négations, et inversement. Il nie la perfectibilité indéfinie de l’humanité, la bonté de l’homme, le prix de la vie ; il affirme la religion, l’impuissance de la raison, le mystère, le surnaturel. De raisonnement, il n’y en a pas, ni d’analyse, ni de vérification, ni d’appareil critique ou logique. Il ne s’est pas appliqué davantage à la psychologie ; et là-dessus il a des ignorances, des conventions qui dépassent toutes celles des « philosophes ». En un mot, avec une intelligence qui était plutôt au-dessus de la moyenne. il n’a que des idées médiocres, superficielles et surtout arbitraires. C’est que ses idées ne sont que des reflets, des prolongements de ses sentiments. En leur médiocrité, elles correspondent à des sentiments intenses, profonds, originaux. Il a eu les idées qui aidaient son humeur à se manifester.

En vertu même de ce caractère, la forme de l’intelligence, en Chateaubriand, n’est pas philosophique ou scientifique, mais artistique. Il produit des émotions et des images, non des idées : et il ordonne, il exprime ces émotions et ces images, non pas selon la loi du vrai, mais selon la loi du beau. On comprendra à l’étude de ses chefs-d’œuvre que nous avons affaire, avant tout, à un artiste.

3. Le Génie du christianisme

Le Te Deum qui célébrait la conclusion du Concordat fut chanté le 18 avril 1802 : le même jour le Moniteur reproduisait l’article de Fontanes sur le Génie du Christianisme, qui venait de paraître. Bonaparte et Chateaubriand semblaient s’unir pour relever la religion. L’effet, à distance, est beau.

Il résulte pourtant de récents travaux que, dès 1793, sous le régime de la séparation de l’Église et de l’État, le clergé avait repris le culte public. Les clefs de Notre-Dame avaient été remises à une société catholique, et 25 000 curés en 1796 desservaient 30 000 paroisses. Partout le peuple s’était porté avec empressement à ses églises. Si Bonaparte donc ne fut pas le restaurateur du culte, Chateaubriand ne fut pas le restaurateur de la foi. Il y a un peu d’illusion dans la belle phrase qu’il écrit : « Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme ». Il n’appartient guère, fût-ce à un livre de génie, de créer de pareils courants : et, comme je l’ai dit de la Satire Ménippée, ces ouvrages qui paraissent avoir brusquement retourné l’opinion, doivent leur succès même à ce que l’opinion est déjà, plus ou moins secrètement, changée. Ils révèlent, enregistrent, et consacrent. Ils aident, si l’on veut, des tendances à se fixer, et donnent une impulsion vigoureuse aux esprits dans une voie déjà ouverte.

Chateaubriand garde le droit de dire de son livre : « Il est venu juste et à son heure ». Car le premier, avec éclat, il a signalé l’orientation nouvelle du siècle qui commençait. Il y a plus : il est très certain que le christianisme avait besoin d’être réhabilité. La noblesse du xviiie  siècle était irréligieuse ; la bourgeoisie qui se piquait de « lumières » ne l’était pas moins. Un préjugé créé par les philosophes faisait le christianisme barbare, absurde, ridicule ; il n’y avait que des petits esprits, des imbéciles pour y croire. Il fallait créer un préjugé contraire, rassurer l’amour-propre du Français, affranchir les classes éclairées de la peur du ridicule attaché à la religion, la leur représenter respectable, décente et belle. C’est ce que vit très bien Chateaubriand : et il réussit à opérer cette conversion de préjugé.

Son dessein était de « prouver que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout ; … qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; … qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain, et des moules parfaits à l’artiste649…. » Ce vaste dessein d’apologie se développait à travers quatre parties : Dogmes et doctrines, Poétique, Beaux-Arts et Littérature, Culte.

Au point de vue philosophique et logique, le Génie du Christianisme est singulièrement faible. On y trouve des raisonnements étonnants, fondés sur une érudition plus étonnante encore. Chateaubriand dérive foyer de foi ; et là-dessus nous fait admirer dans la foi la source de toutes les vertus, de toutes les joies domestiques. Sur les difficultés de la chronologie universelle il élève la certitude de la chronologie hébraïque avec une aimable aisance qui fait sourire. Il a un chapitre prodigieux sur le rôle du serpent dans la chute de l’homme, et, nous racontant la rencontre qu’il a faite d’un Canadien charmeur de serpents, il en tire une induction en faveur de la vérité de l’Écriture. Il croit remarquer qu’« on ne s’avise pas de peindre le beau idéal d’un cheval, d’un aigle, d’un lion », et ce privilège de l’homme, seul idéalisable, lui est une preuve de l’immortalité. Aux arguments baroques, il mêle de rares maladresses. Il trouve la Trinité au Thibet, à Otaïti ; dans une dévotion populaire, il aperçoit une trace du culte des Dieux lares : il croit donner des appuis à la religion par ces rapprochements, et il ne se doute pas que, pour en ôter le ridicule, il en ruine la divinité. Il va jusqu’à écrire : « Plus on approfondira le christianisme, plus on verra qu’il n’est que le développement des lumières naturelles, et le résultat nécessaire de la vieillesse de la société650 ». Voyez un peu où mène un beau zèle ! L’historien athée et déterministe ne parlerait pas autrement.

Les deux livres intitulés Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature, et Immortalité de l’âme prouvée par la morale et le sentiment 651 sont d’une incomparable candeur dans le maniement des preuves. Que les nids des oiseaux sont bien faits ! Donc Dieu existe. Certains oiseaux ont des migrations régulières. Donc Dieu existe. Le crocodile pond un œuf comme une poule. Donc Dieu existe. J’ai vu une belle nuit en Amérique. Donc Dieu existe. Un beau coucher de soleil en mer. Donc Dieu existe. L’homme a le respect des tombeaux. Donc l’Ame est immortelle. Un père, une mère s’attendrissent au bégaiement du nouveau-né. Donc l’âme est immortelle. « Nous penserions faire injure aux lecteurs en nous arrêtant à montrer comment l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu se prouvent par cette voix intérieure appelée conscience652 » : une citation de Cicéron par là-dessus, et voilà qui est fait. En vérité, cela est tout juste de la force de Bernardin de Saint-Pierre.

Mais voici qui n’est plus de Bernardin de Saint-Pierre : le Dieu dont parle Chateaubriand n’est pas le Dieu abstrait d’une idéologie, c’est le Dieu vivant du catholicisme. Et cette différence est immense. Les Études et les Harmonies de la nature n’étaient que puériles, au lieu que le Génie du Christianisme est puissant. Car, du moment qu’il s’agit du catholicisme et non du déisme, la démonstration baroque devient une association d’idées singulièrement efficace, lorsque du domaine de l’abstraction on passe aux réalités concrètes, lorsque l’on considère l’homme vivant, le Français de 1800. Celui-ci, par de lointaines hérédités, par quarante ou cinquante générations d’aïeux chrétiens, par d’indéracinables souvenirs de jeunesse, par toutes les habitudes de sa civilisation, était catholique. Il avait cessé de l’être récemment : pour qu’il le redevînt, il y avait plutôt à ranimer qu’à démontrer la foi. Ainsi le procédé qui consiste à éveiller par des tableaux pittoresques ou pathétiques toutes les vagues religiosités endormies dans nos âmes, à escompter rapidement ces émotions au profit du catholicisme, avant qu’on ait eu le temps de se reconnaître, ce procédé, au point de vue pratique, s’est trouvé souverain : il répondait exactement au besoin en ne visant qu’à créer de nouvelles associations dans les âmes. Le christianisme était associé depuis un siècle à des idées ridicules, grossières, odieuses : le nouveau livre l’associait à des idées touchantes, grandioses, vénérables. Le courant se rétablissait entre l’idée du Dieu catholique desséchée au fond des cœurs et tous les éléments actifs de la vie morale : l’escamotage logique devenait une suggestion puissante.

Je ne sais si Chateaubriand a choisi librement ses moyens. J’ai peur que, s’il n’a pas prouvé plus solidement, ce n’ait été impuissance : car nous voyons Joubert le supplier de laisser là ses infolio et décharger toute sa théologie. « Qu’il fasse son métier, écrivait-il, qu’il nous enchante653. » Faute de mieux, Chateaubriand s’y rabattit : il trouva le chemin des cœurs, parce qu’il suivit la méthode de son cœur. Cette communication entre le dogme catholique et toutes les parties vivantes de l’âme, il l’avait rétablie en lui-même : il offrait au public les remèdes dont il avait usé.

Mais, si la faiblesse philosophique du livre n’en empêcha point l’efficacité pratique, elle le condamnait à n’avoir qu’une efficacité momentanée. En un sens, Chateaubriand rétablissait la religion sur une équivoque et un malentendu ; il fondait la croyance sur des émotions de poète et d’artiste, et triomphait par un prestige qui éblouissait les esprits. De là ce qu’a eu de superficiel, de peu durable, d’insincère chez les uns, et d’un peu puéril chez les autres, le nouveau christianisme dont Chateaubriand a été l’apôtre. Il devait forcément tourner en cérémonie de bon ton ou en dilettantisme indifférent. Un siècle a passé, et même dans le christianisme, surtout dans le christianisme, le chef-d’œuvre de Chateaubriand ne compte plus.

Il compte dans la littérature par deux titres considérables. Les tableaux d’abord. Tous ces chapitres d’une misérable argumentation sont les impressions d’un grand artiste. Paysages de Bretagne ou du Nouveau Monde, scènes maritimes, scènes religieuses, il y a là toute une suite de tableaux par lesquels le livre vivra, en dépit des idées654. Mais nous y reviendrons.

En second lieu, une poétique nouvelle apparaît dans le Génie du Christianisme 655. Ce n’est pas que les idées littéraires de Chateaubriand valent beaucoup mieux que ses idées philosophiques. Il y a parfois d’étranges méprises dans les jugements qu’il porte sur les œuvres. Tout ce qui a été fait depuis Jésus-Christ dans la littérature et les arts est chrétien, œuvre du principe chrétien, et preuve de la vérité chrétienne. Il reconnaît des chrétiennes dans l’Andromaque et dans l’Iphigénie de Racine. Mais, la part faite aux erreurs de goût et de logique, il reste assez de vues originales et fécondes dans ces deux parties du Génie du Christianisme, pour faire du livre une date dans l’histoire de la critique et des doctrines esthétiques.

Tirer la conclusion définitive de la querelle des anciens et des modernes, montrer qu’à l’art moderne il faut une inspiration moderne (Chateaubriand disait chrétienne), ne pas mépriser l’antiquité, mais, en dehors d’elle, reconnaître les beautés des littératures italienne, anglaise, allemande, écarter les anciennes règles qui ne sont plus que mécanisme et chicane, et juger des œuvres par la vérité de l’expression et l’intensité de l’impression, mettre le christianisme à sa place comme une riche source de poésie et de pittoresque, et détruire le préjugé classique que Boileau a consacré avec le christianisme, rétablir le moyen âge. l’art gothique, l’histoire de France, classer la Bible parmi les chefs-d’œuvre littéraires de l’humanité, rejeter la mythologie comme rapetissant la nature, et découvrir une nature plus grande, plus pathétique, plus belle, dans cette immensité débarrassée des petites personnes divines qui y allaient, venaient, et tracassaient, faire de la représentation de cette nature un des principaux objets de l’art, et l’autre de l’expression des plus intimes émotions de l’âme, ramener partout le travail littéraire à la création artistique, et lui assigner toujours pour fin la manifestation ou l’invention du beau, ouvrir en passant toutes les sources du lyrisme comme du naturalisme, et mettre d’un coup la littérature dans la voie dont elle n’atteindra pas le bout en un siècle : voilà, pêle-mêle et sommairement, quelques-unes des divinations supérieures qui placent ce livre à côté de l’étude de Mme de Staël sur l’Allemagne. C’était en deux mots la poésie et l’art que Chateaubriand ramenait à la place de la rhétorique et de l’idéologie : c’était le sentiment de la nature et l’inquiétude de la destinée qu’il offrait comme thèmes d’inspiration, pour remplacer la description des mœurs de salon et la mise en vers de toutes les notions techniques. Il n’avait pas la netteté de conception de Mme de Staël ; ses idées étaient plus confuses, mais elles étaient plus vastes. Il y avait surtout plus d’harmonie entre ses idées et son tempérament ; elles n’en ôtaient que le reflet. Il les sentait avant de les penser, au lieu que Mme de Staël pensait plus qu’elle ne sentait. Aussi fit-il des œuvres plus claires, plus complètes, plus expressives que sa théorie.

4. Atala, René, Les Martys, L’Itinéraire

Chateaubriand eut en sa vie deux vastes conceptions épico-romanesques : les Natchez et les Martyrs. Atala et René ne sont que des débris des Natchez ; ces deux récits étaient allés d’abord grossir le Génie du Christianisme : Atala s’en détache avant l’impression ; René y reste incorporé jusqu’en 1805. L’Itinéraire appartient aux Martyrs : ce sont les notes du voyage entrepris par Chateaubriand pour se suggérer la vision précise des lieux où se passait l’action de son poème. Le Dernier Abencérage est une transposition poétique des impressions d’Espagne, qui n’avaient pu trouver place dans le cadre des Martyrs, et c’est de plus une réplique ou réduction d’une des idées fondamentales de la grande épopée : musulman et chrétienne, chrétien et païenne, au fond des deux récits est l’antithèse de deux religions.

Dans les Natchez comme dans les Martyrs, Chateaubriand a voulu poser deux mondes face à face, et deux types historiquement opposés de la mobile humanité. Dans les Natchez, œuvre de jeunesse, bien que publiée tardivement, le Nouveau Monde et l’Ancien Monde, l’homme de la nature, le sauvage, et l’homme de la civilisation, l’Européen ; il semble que la première idée de l’œuvre soit née d’une lecture de Rousseau. Dans les Martyrs, encore un ancien monde et un nouveau monde, le monde païen et le monde chrétien, la beauté gracieuse et la sainteté sublime : où Corneille n’avait vu que deux âmes (dans Polyeucte), faire voir deux sociétés, deux civilisations, deux morales, deux esthétiques ; ce que Bossuet avait indiqué d’un trait sobre et sévère, en prêtre qui instruit (dans le Panégyrique de saint Paul, et ailleurs), le développer en artiste, pour la beauté et pour l’émotion. Cette conception-là, seule, est un coup de génie.

On ne peut dire que Chateaubriand ait tout à fait réussi. Il n’a malheureusement pas su secouer tout à fait le goût de son temps, et je retrouve à chaque page ce qu’on pourrait appeler le style empire, un froid pastiche des formes antiques, une déplorable recherche de la noblesse banale et de la pureté sans caractère. Il y a trop de Fontanes dans Chateaubriand, et trop de Canova. Il a voulu réunir le classique et le romantique. Ses Natchez, dans la partie récrite en épopée, sont ridicules. Un tube enflammé pour un fusil, un glaive de Bayonne pour une baïonnette, des centaures au vêtement vert pour des dragons, un Cyclope pour un artilleur, voilà les artifices où il fait consister le style épique : et ces étonnantes expressions alternent avec des calumets de paix, des tomahawks, et tout le bric-à-brac du pittoresque local. Il demande à Calliope, dans un mouvement virgilien, de lui dire le nom du premier Natchez qui périt dans une mêlée. Il multiplie les comparaisons livresques, tirées le plus souvent des poèmes homériques : tel Achille, etc. Il tourne les dieux des sauvages américains en machines poétiques, et il les rend insipides comme la vieille mythologie elle-même.

Les Martyrs aussi nous offrent des élégances épiques qui font regretter le naturel de Télémaque. Toutes les fioritures et tous les artifices, périphrases, épithètes, invocations, s’y rencontrent656. Il est curieux de les comparer aux parties de l’Itinéraire qu’ils emploient ; on préférera souvent le style simple des impressions de voyage aux beautés écrites du roman. Chateaubriand a reconnu lui-même que son merveilleux était manqué : son ciel et ses enfers, ses démons et ses anges sont d’insupportables machines.

À ces défauts de forme s’ajoutent les insuffisances du fond. Pour les Natchez, mais surtout pour cet admirable sujet des Martyrs, il eût fallu l’invention psychologique, l’analyse impersonnelle d’un Racine. Chateaubriand est incapable de créer une âme qui ne soit pas la sienne. Tous les personnages secondaires de ses deux poèmes sont sommaires et conventionnels, étoffés à force de rhétorique, tout juste aussi vivants que des héros de Luce de Lancival ou de Legouvé le père. Et ses héroïnes, ses amoureuses, Géluta, Mila, Atala, Cymodocée, les indiennes et la grecque sont de jolies statuettes d’albâtre, dont l’élégance molle écœure vite : Chateaubriand ne connaît pas la femme ; il nous présente toujours des variantes du même type irréel ; toujours il a logé son fantôme d’amour 657 vague et insubstantiel, dans des corps charmants, entrevus un jour par lui en quelque lieu des deux mondes, et qui ont caressé ses yeux ou fait rêver son âme, sans qu’il ait jamais su ou daigné pénétrer la personnalité réelle qui s’y enveloppait. De là le vide de ces formes, psychologiquement nulles, délicieux modèles de chromolithographie.

Les héros ne sont aussi qu’un seul type : Chactas jeune dans Atala, René dans l’épisode qui porte son nom et dans les Natchez, Eudore des Martyrs, c’est M. de Chateaubriand, lui, toujours lui, vu par lui-même. Ici encore nulle psychologie ; beaucoup de rhétorique, et a travers tout cela, par moments, une vérité profonde, une mélancolie poignante. Car c’est sa maladie qu’il décrit, c’est de sa maladie que vivent Chactas, Eudore et René ; et partout où l’expression ne dépasse pas la réalité des malaises moraux de l’auteur, un charme douloureux s’en dégage. Je n’aime guère l’épisode de René qui eut tant de succès : c’est une amplification sentimentale, la pire des amplifications. Chateaubriand s’y donne le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux ; il donne à René, masque transparent de lui-même, le fastueux et malsain prestige de la passion coupable, contre nature, et il invente la sublimité poétique des monstruosités morales658.

C’est la formule même de son tempérament que fournit Chateaubriand dans cette étonnante lettre de René à Céluta, qui, du point de vue objectif, est bien de la plus extravagante inconvenance : imaginez une jeune sauvage, puérile et tendre, écoutant ces confidences : « Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins : j’en portais le germe en moi, comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments… Je suis un pénible songe… Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré ; ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point… En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. »

Eudore nous révèle encore et toujours la même personnalité, assez délicatement localisée à l’aide des Confessions de saint Augustin, où Chateaubriand trouvait une forme historique appropriée à son âme inquiète : mais à chaque instant la fiction se déchire, et Eudore découvre l’auteur. Ouvrons cet admirable sixième livre : « Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l’automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avant-postes de l’armée. Tandis que je contemplais les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtais l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui volaient dans l’obscurité, je réfléchissais sur ma bizarre destinée… Que de fois, durant les marches pénibles, sous les pluies ou dans les fanges de la Batavie : que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec des jeunes gens exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays. » Et voilà à quoi sert d’avoir servi dans l’armée de Condé, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi avec retroussis à l’hermine659 ! Chateaubriand n’avait pas besoin de nous le dire ; on sent que cette vie militaire a été vécue.

5. Les paysages de Chateaubriand

En lui, il trouve pourtant quelque chose qui n’est pas lui, une représentation du monde extérieur ; et traduisant toutes les sensations de son œil comme il traduisait les sentiments de son cœur, il a écrit les plus belles pages de son œuvre. Il n’était pas sans s’en douter, et il disait bien que si sa bataille des Francs et sa description de Naples et de la Grèce ne sauvaient pas les Martyrs, ce n’était pas son ciel ni son enfer qui les sauveraient660. Il jouissait par les yeux, il avait cette sensibilité du peintre qui perçoit des beautés invisibles à la foule dans le dessin d’une attitude ou d’un mouvement, dans les transparences ou les brumes de l’air, dans l’harmonie des tons et des lignes d’un paysage immobile ou d’une foule grouillante. Si sa psychologie est insuffisante, c’est qu’il voit seulement ses personnages ; il ne les analyse pas. Et leur vision ne se forme pas en lui selon l’idée d’un certain rapport du physique au moral, mais selon l’idée de beauté. Au lieu de décrire des états métaux (sauf le sien), il dessine des attitudes aimables, touchantes, tragiques ; il fait des groupes et des tableaux. Ainsi les funérailles d’Atala. Rousseau était encore bien orateur ; Bernardin de Saint-Pierre un peu maigre, et plus délicat d’impression que puissant d’expression. Ici nous tenons un grand peintre : dans ses tableaux, les cadres ou les prolongements sentimentaux se décollent d’eux-mêmes ; il ne reste que la nature fortement saisie, fidèlement rendue en sa beauté originale et locale. L’enfant rêveur qui dressait avec Lucile des itinéraires prodigieux661 a parcouru le Canada et la Louisiane : l’artiste rêveur dont la fantaisie promenait René à travers l’Italie et la Grèce a visité Sparte, Athènes, Jérusalem, Carthage, Grenade ; et les feuillets de ses carnets de voyage sont épars dans tous ses livres.

Le Génie du Christianisme vaut surtout par là. Il n’y a que cela qui sauve les Natchez ou Atala. L’Itinéraire est une galerie de paysages d’Orient et du Midi. Les Martyrs sont une transposition de ces paysages directs en paysages historiques, selon le goût qui prévalait encore en peinture. Et les Mémoires d’outre-tombe, si mêlés, à travers tant de fatras, n’ont guère pour se relever, outre l’intérêt documentaire, qu’un certain nombre de tableaux où le vieux maître s’est retrouvé tout entier : la vie de Combourg, le camp de Thionville et le marché du camp, la garde de Napoléon faisant la haie à l’impotent Louis XVIII, les impressions de Rome662, etc. ; tout ce qui est sensation pittoresque n’a pas vieilli d’un jour dans toute son œuvre.

Il a cette espèce d’ivresse devant la nature qui fait la peinture chaude, sans altérer la lucide précision de l’œil. Regardez toutes ses nuits : on en ferait une galerie ; il n’y en a pas deux qui se ressemblent : nuit en mer, nuit d’Amérique, nuit de Grèce, nuit d’Asie, nuit du désert663. Le ton local, le caractère singulier est partout attrapé avec une délicatesse puissante. Le sublime de la forêt américaine, la grâce nette des montagnes grecques, la grandeur du cirque romain, le tohu-bohu bariolé du campement oriental, les ciels bas et brumeux de la Germanie et les riants soleils d’Italie, les architectures exquises et les vierges solitudes, toutes les formes que la nature et l’homme ont offertes à ses yeux, il a tout su voir et tout su rendre. Avec quelle exactitude, je ne puis le dire : il faut regarder ses tableaux pour le sentir. Je ne puis que rappeler ici les canards sauvages, le cou tendu et l’aile sifflante, s’abattant tout d’un coup sur quelque étang, lorsque la vapeur du soir enveloppe la vallée — le jour bleuâtre et velouté de la lune descendant dans les intervalles des arbres, et ce gémissement de la hulotte qui avec la chute de quelques feuilles ou le passage d’un veut subit remplit seul le silence nocturne— les premiers reflets du jour glaçant de rose les ailes noires et lustrées des corbeaux de l’Acropole — ces Arabes accroupis autour d’un l’eu dont les reflets colorent leurs visages, tandis que quelques têtes de chameaux s’avançaient au-dessus de la troupe et se dessinaient dans l’ombre 664. A vrai dire, ces choses-là ne sont presque plus de la littérature : on en est enchanté dans la mesure justement où l’on est sensible à la peinture.

6. L’influence de Chateaubriand.

Il y a des parties mortes dans l’œuvre de Chateaubriand : ses idées philosophiques, son style empire, et — ce qu’il faut regretter — son romantisme classique, sa vision pittoresque de la civilisation grecque et romaine. On laissera tomber tout cela : et l’on ne prendra que les parties franchement modernes de son inspiration. De celles-ci coulera tout le romantisme, histoire et poésie.

Il a donné des leçons d’individualisme, dont nos romantiques s’inspireront ; et à travers Byron, ce sera encore Chateaubriand qui leur reviendra. Le héros romantique, victime de la destinée sombre par état et désespéré, est sa création. Il y a même dans René un dilettante de la révolte et du crime qui se fait une volupté d’être seul contre toute la société : « Se sentir innocent et être condamné par la loi était dans la nature des idées de René une espèce de triomphe sur l’ordre social ». L’ennui, la mélancolie, tout le vague de l’âme de Chateaubriand, séparé de sa puissance pittoresque, formera le courant lamartinien665.À chaque instant, dans une lecture rapide, se notent les thèmes auxquels il ne manque que le vers de Lamartine. Et quand Chateaubriand écrit en vers, il semble remplir l’intervalle entre Fontanes ou Chénedollé et Lamartine. La tristesse pessimiste, séparée du sentiment chrétien, se retrouvera dans Vigny : sans compter qu’un chapitre du Génie du Christianisme me paraît bien lui avoir indiqué Éloa666.

De Chateaubriand aussi procède Hugo, par les descriptions pittoresques667, par les visions épiques, par l’usage de l’érudition historique. Il ne me paraît pas douteux que Chateaubriand n’ait fourni à Hugo le premier modèle de ces énumérations prestigieuses, de ces narrations grandioses où il se plaît668 . Il y a dans la conception même des Martyrs et des Natchez l’idée d’une Légende des siècles, et V. Hugo la dégagera par l’élimination du romanesque. De ce romanesque enveloppant l’épique, il fera Notre-Dame de Paris ou les Misérables, le monde du moyen âge et le monde contemporain, et deux mondes dans chaque monde, truands et seigneurs, pauvres et riches. La destination première des Mémoires d’outre-tombe me paraît même avoir suggéré à Hugo l’idée de cette résurrection périodique qu’il s’est préparée en réglant la publication de ses œuvres posthumes.

Le bas romantisme, le romantisme orgueilleusement atroce ou scandaleux, peut aussi, je l’ai indiqué, se réclamer de lui.

D’une façon générale, la place que dans le roman, dans la pensée, dans l’histoire même et les ouvrages de philosophie ou d’érudition tient aujourd’hui la peinture de la nature, de Sand à Loti et de Michelet à Renan, cette place a été marquée par Chateaubriand669.

Avec les motifs d’inspiration, il a révélé la forme : il a rétabli l’art et la beauté, comme objets essentiels de l’œuvre littéraire. Il a offert sa phrase artiste, harmonieuse, expressive, simple, tantôt nerveuse, tantôt onduleuse, tantôt large et calme ; et sa prose a fait entendre ce que pouvaient être des vers. Il a indiqué des modèles, Dante, Milton, surtout la Bible, qui par lui a été classée définitivement comme un des « classiques » de la littérature universelle, qu’on n’a plus le droit d’ignorer.

Enfin, l’histoire, l’histoire qui est évocation et résurrection, est sortie de lui. Aug. Thierry est devenu historien en lisant le livre VI des Martyrs. Au temps où l’on estimait Anquetil, Chateaubriand a vu ce qu’il fallait chercher, ce qu’on pouvait trouver dans les textes, les documents originaux : le détail caractéristique, qui contient l’âme et la vie du passé670. Sans Chateaubriand, qui sait si l’on eût eu Michelet ?