(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre VI. Science, histoire, mémoires »
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(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre VI. Science, histoire, mémoires »

Chapitre VI
Science, histoire, mémoires

1. Science et philosophie : Claude Bernard. Nos moralistes. — 2. Érudition et histoire : Fustel de Coulanges. — 3. Ernest Renan : morale idéaliste et science positive. L’esprit de l’homme et l’influence de l’œuvre. — 4. Mémoires, lettres, voyages : Mme de Rémusat, Marbot, Pasquier, Doudan, etc.

Il est très difficile de marquer aujourd’hui où s’arrête la littérature : l’intelligence est diffuse, la curiosité vaste ; hors des genres définis qui promettent des impressions d’art, jamais, je crois, plus d’ouvrages spéciaux n’ont pris place dans la littérature. J’entends par là qu’ils sont parvenus à un public qui en juge sans compétence particulière, qui n’y cherche aucune instruction technique, qui s’en fait, plus ou moins frivolement ou grossièrement, des moyens de culture générale, de plaisir intellectuel. Il n’est pas possible aujourd’hui, moins encore qu’au xviiie  siècle, de s’enfermer dans la littérature d’art, et il faut qu’un homme qui ne se désintéresse pas des choses de l’esprit, ait l’œil ouvert sur ce qui se passe dans les mondes divers de l’érudition, de la science et de la philosophie.

Je suis donc obligé d’indiquer approximativement l’extension que la littérature a reçue de là. Il est clair que ces indications seront très superficielles, très incomplètes ; et il ne faut pas y chercher même une esquisse de développement des ordres de connaissances auxquelles se rapportent les ouvrages que je citerai. Je me fais seulement public, et je ne veux que désigner les œuvres qui ont fait sortir du cercle restreint des spécialistes les idées, les notions, les hypothèses, les acquisitions récentes de la philosophie, de la science et de l’érudition.

1. Science et Philosophie

Taine, dont j’ai parlé, Renan, dont je parlerai, l’Anglais Darwin921, qui ne m’appartient pas, voilà les trois grands modificateurs des esprits contemporains : c’est d’eux, de l’un plus, de l’autre moins, assez souvent de tous les trois tant bien que mal amalgamés et fondus, c’est d’eux que nous tenons la plupart de nos idées générales. Darwin surtout — plus mal compris à mesure qu’il était moins directement étudié — est devenu presque populaire.

Un grand nombre de traductions d’ouvrages étrangers sont devenues matières de lecture courante : avec le naturaliste Darwin, l’Angleterre nous a fourni ses philosophes, Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexandre Bain922. De l’Allemagne, nous avons connu surtout, de première ou de seconde main, le matérialisme scientifique de Büchner923, l’évolutionnisme systématique de Hæckel ; le pessimisme de Schopenhauer nous a conquis ; et M. de Hartmann a mis pour un temps l’inconscient à la mode. Et voici que commence le règne de Nietzche, destructeur du kantisme, du christianisme, et restaurateur de la vraie morale par le culte irréfréné du moi.

Mais rentrons en France. Nos savants se sont, en général, rigoureusement renfermés dans les études spéciales, et n’ont pas cherché à élargir leur popularité par la séduction des hypothèses générales et des vastes perspectives systématiques. Des plus fameux, comme M. Pasteur, on sait les travaux, mais on n’a rien à lire. Cuvier, Arago s’étaient, dans la première moitié du siècle, fait une réputation, comme autrefois Fontenelle, par les éloges académiques : le genre a passé de mode, ou bien leurs dons d’exposition littéraire n’ont pas passé à leurs successeurs. C’est l’intérêt philosophique des idées qui a donné accès à quelques écrits scientifiques auprès des hommes que la chimie ou l’histoire naturelle n’intéressent pas par elles-mêmes ; telles pages924, par exemple, qui précisent sur certains points la conception qu’un homme de notre âge peut se former de l’univers, ou telles discussions sur le darwinisme925, d’où nous sortons mieux renseignés sur la valeur générale de la doctrine. Il y a un point où l’histoire se réduit à l’archéologie, qui se confond à son tour dans l’anthropologie ; et la curiosité historique, qui est un des caractères de ce temps, a valu des lecteurs inattendus à des travaux tout à fait techniques926 . Mais l’œuvre qu’il faut tirer hors de pair, c’est l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard927 : œuvre de science pure qui est définitivement établie comme une œuvre maîtresse de la philosophie contemporaine, et qui joint au large intérêt du fond la solide simplicité de la forme.

Pour la métaphysique et la psychologie, un homme qui reste amateur en philosophie choisira, parmi la multitude des essais historiques, dogmatiques ou critiques, les forts écrits de M. Renouvier928, les rigoureuses recherches de M. Ribot, les ingénieuses, parfois aventureuses, et toujours littéraires études de M. Fouillée, les très suggestives discussions de Guyau sur les plus troublants problèmes de l’heure présente. De moralistes à l’ancienne mode, nous n’en avons plus : les Maximes sont devenues un jeu innocent, sans conséquence et sans portée. Les écrivains qui se sont senti le don de l’observation morale ont émigré en masse vers le roman et le théâtre, pour mettre en action et en drame leur expérience. Quelques-uns ont coulé tout doucement leurs remarques personnelles, leurs conceptions de l’homme et de la vie, dans les formes de l’histoire ou de la critique. Ce que Prévost-Paradol avait fait pour les moralistes français, M. C. Martha929 l’a fait, très délicatement, pour les moralistes latins ; M. J. Simon, aussi finement et plus malignement, pour quelques contemporains930 . Arvède Barine931, par une création synthétique que dirige un remarquable sens psychologique, rend de pâles figures historiques aussi vivantes, aussi réelles que des personnages de roman.

Une des plus inattendues et originales applications de ce talent est celle que nous présente M. Gréard : il a mis sa clairvoyance de moraliste dans la rédaction des rapports et documents administratifs ; et c’est la première fois, je crois, que des « écritures » de cet ordre sont devenues œuvres littéraires932.

Au reste, il faut ici réserver la part de ce que l’avenir révélera.

La littérature du xixe  siècle ne sera complète qu’au xxe ou au xxie siècle : quand nous ne serons plus, nos héritiers découvriront des penseurs qui auront fait leur tâche parmi nous, à côté de nous, à notre insu. Il se rencontrera peut-être alors quelque moraliste, qui aura passé sa vie à noter chaque acquisition de son expérience. C’est ainsi que récemment le Suisse Amiel nous a été découvert après sa mort : type remarquable d’impuissance pratique et d’activité interne, esprit tout occupé à l’analyse de soi, perdant à s’étudier le temps et la faculté d’agir, subtil, pénétrant, triste de clairvoyance aiguë, et, il faut bien le dire, quelquefois insupportable par sa manie de tout compliquer pour décomposer tout933.

2. Érudition et histoire : Fustel De Coulanges.

Mais c’est toujours l’histoire, avec ses sciences auxiliaires, qui enrichit le plus notre littérature. Par les grands historiens romantiques, l’histoire a été vraiment réunie à la littérature, qu’elle ne touchait jusque-là qu’accidentellement. A la suite de l’histoire, toute l’érudition, toutes les parties de l’archéologie et de la philologie, apportent leur contribution. La valeur littéraire des œuvres d’érudition se mesure à deux caractères : la quantité de pensée philosophique impliquée ou suggérée ; l’intensité de vie concrète exprimée ou dégagée.

Je mets à part Renan, dont toute l’œuvre est sortie en somme de la philologie sémitique : j’y reviendrai tout à l’heure. A l’archéologie appartient la vaste Histoire de l’art dans l’antiquité de M. Perrot934, qui — je laisse toujours le mérite spécial — nous fait voir dans ses expressions artistiques le mouvement général des civilisations anciennes, et saisir la vie même des siècles lointains dans tous les débris qu’elle a laissés, depuis le temple ou la forteresse jusqu’aux bijoux et aux vases ; c’est aussi comme une ample leçon d’esthétique expérimentale. A la philologie se rattache la fine et suggestive Histoire de la littérature grecque 935 de MM. Alfred et Maurice Croiset, modèle de forme sobre et simple autant que de science exacte. Parmi tant de remarquables travaux qui font concourir la philologie, l’histoire et la critique à l’explication des œuvres grecques ou romaines, il faut nous arrêter aux études diverses de M. Gaston Boissier936 sur la littérature latine. Très au courant de la science allemande comme de l’érudition française, fortement influencé par Renan, mais s’interdisant d’aborder directement les controverses brûlantes comme de discuter abstraitement les questions philosophiques, M. Boissier s’est enfermé dans son rôle d’historien : historien non des faits, mais des âmes, des idées, des croyances, dont il a recherché de préférence l’expression dans les monuments écrits, dans l’épigraphie et la littérature. Dans son œuvre impartiale et objective, il a porté un fin sentiment de l’originalité des hommes, des nations et des époques, une sûre intuition des mouvements intimes qui transforment incessamment les réalités en apparence les mieux fixées. Des textes et de la sèche érudition, il extrait la vie, vie de Cicéron, ou d’Horace, ou de Virgile, vie de la société romaine aussi en ses divers états, à ses diverses étapes : son style translucide atteint avec une égale aisance les formes sensibles et les invisibles forces, l’être individuel et l’âme collective.

L’histoire elle-même a subi depuis le milieu du siècle les mêmes influences que nous avons retrouvées dans toutes les parties de la littérature : romantique effrénément avec Michelet, elle est devenue objective, c’est-à-dire ou scientifique ou réaliste, souvent les deux à la fois. Pour se faire scientifique, elle n’a eu qu’à se pénétrer d’érudition : à mesure que s’imposait le document, à mesure que la critique des sources et des témoignages se faisait plus rigoureuse, à mesure aussi que les ambitions se restreignaient, que se passait la mode des conceptions universelles et des symboles immenses, les historiens, ne prétendant qu’à faire fonction d’historiens, s’attachèrent à reproduire exactement, par une recherche minutieuse, l’enchaînement des faits, à en définir le caractère et la signification. Il était à craindre que l’histoire ne versât dans l’abstraction, et ne tournât à une sorte de mécanique morale. Mais l’esprit dominant ne portait pas à l’abstraction ; la science expérimentale, le naturalisme littéraire maintinrent dans l’histoire le goût de la réalité concrète et le sens de la vie : d’autant que le développement des sciences auxiliaires, diplomatique, épigraphie, archéologie, faisait sans cesse jaillir une multitude de faits précis, individuels, sensibles, qui menaçaient même d’inonder l’histoire et de noyer toutes les idées ; ces matériaux, du moins, facilitaient la restitution intégrale de la vie et donnaient aux plus forts esprits la tentation de l’essayer.

Cette histoire dégagée de toute philosophie a priori comme de toute fantaisie subjective, j’en trouve les premiers traits dans les excellents travaux de Mignet937, non pas sa Révolution française, œuvre de jeunesse et trop voisine de 1830, mais son Charles-Quint, sa Succession d’Espagne, où malheureusement l’impersonnalité scientifique de la forme tourne en insignifiance littéraire : puis dans les exactes et sévères études de M. Sorel938, où les faits bien choisis, bien contrôlés, bien évalués, conduisent d’eux-mêmes la réflexion du lecteur à saisir les états moraux collectifs ou individuels qui s’y révèlent. M. Sorel est un remarquable historien qui n’est qu’historien. Il y a plus de « littérature », au sens esthétique du mot, chez M. Lavisse939, dans ce style nerveux de psychologue réaliste que réjouit le spectacle des volontés déployées dans les faits, et surtout chez Fustel de Coulanges.

Un grand historien, celui-ci, et un grand écrivain940. Quand ce qu’il a apporté d’idées neuves et justes aura passé dans les manuels élémentaires, et que les historiens verront surtout les témérités ou les erreurs de ses livres, il demeurera entier dans la littérature, comme Montesquieu et comme Michelet. Il a réduit au minimum la subjectivité, impossible à éliminer absolument de tous les travaux où l’intelligence ne peut se substituer l’automatisme des instruments. Il y a bien quelque réaction du sentiment français à l’extrême point de départ de ses travaux sur les origines de la féodalité. Dans cette Cité antique qui révèle la force des institutions religieuses parmi les sociétés antiques, je sens passer le même courant d’idées contemporaines que dans les études de Renan sur le christianisme ou de M. Boissier sur le paganisme : je dirais presque le même que dans la poésie mythologique de M. Leconte de Lisle. Mais toutes les suggestions de la personnalité, les pressions du milieu prennent vite chez Fustel de Coulanges la forme scientifique : elles deviennent des idées d’enquêtes historiques, qu’il poursuit méthodiquement, sans parti pris, cédant aux textes critiqués, contrôlés avec la dernière rigueur ; et s’il reste une cause d’erreur, elle est dans l’infirmité humaine, dans la complaisance dont le plus sévère esprit ne peut se défendre pour les pensées qui sont sa conquête ou sa création, dans la facilité avec laquelle il laisse écouler toujours un peu de lui-même dans les choses, et sollicite l’imprécise élasticité des textes.

Mais enfin je ne sais rien de plus pénétrant et de plus fort que les études de Fustel sur les institutions d’Athènes, de Sparte, de Rome, sur la monarchie franque et la transformation de la société gallo-romaine en féodalité française. Il y a là une étendue d’informations et une sobriété puissante d’exposition, une force d’idées dans l’enchaînement et l’interprétation des faits, cette plénitude concentrée enfin et cette fermeté robuste de style qui font les chefs-d’œuvre. Cela est parfaitement simple et beau. Fustel de Coulanges est un philosophe, ou plutôt un homme de science : ce qu’il poursuit, c’est la réduction du réel à des lois ; tous ses travaux sont des généralisations. Et il serait faux d’estimer son œuvre abstraite. Sans dépense de couleur, sans collection de petits faits ni défilé d’anecdotes, avec le plus sobre usage des textes dont il extrait l’essence, il nous fait sentir la vie. On voit bien qu’il l’atteint en ses sources profondes, en ses organes essentiels. Mais, de plus, la précision extrême de son étude exprime toute la réalité : il sait obtenir les plus grands effets par les plus simples moyens, et quelques types compréhensifs, quelques faits caractéristiques — très peu nombreux, mais très soigneusement choisis — nous rendent la Grèce présente, en sa vivante originalité, ou Rome, ou la France des Mérovingiens.

Fuslel de Coulanges ne cherche rien au-delà de la représentation explicative du passé : Taine emploie l’histoire à faire la psychologie et la sociologie. Et Renan y fait tenir toute la philosophie.

3. Ernest Renan.

Renan941 a le charme, la grâce, l’imagination, l’ironie, la souplesse délicieuse de l’intelligence, la richesse éblouissante des idées : peintre exquis de paysages, pénétrant analyseur d’âmes, penseur profond ; ce sont qualités et séductions que nul ne conteste à son œuvre. Mais on lui fait injustice de ne vouloir souvent voir en lui qu’un incomparable amuseur, un dilettante prestigieux, et comme le plus fort acrobate de l’esprit qui ait existé. Ceux qu’il amuse seulement, sont ceux qui ne l’ont pas compris, ou qui n’ont pas voulu s’en donner la peine : car il n’y a qu’une incurable frivolité ou un violent parti pris qui puisse s’y méprendre.

Pour bien juger ce maître irréparable, il faut se souvenir que l’œuvre de sa vie est une histoire de la religion : Histoire des origines du Christianisme, Histoire d’Israël. Cette histoire est telle, en ses deux parties, qu’elle est rigoureusement et tout entière déterminée par les solutions des problèmes philologiques. Elle ne peut être écrite que par un philologue. Libre aux spécialistes d’être sévères à la science de Renan. Un doute me reste : dans quelle mesure ne lui font-ils pas expier ces dons littéraires par où il était si loin lui-même de chercher le succès ? Je ne suis pas sûr, après toutes les critiques des gens du métier, que la même science, sans aucun soutien de talent littéraire, n’eût pas obtenu davantage leur estime. Si souvent qu’on le prenne en faute, si nombreuses qu’aient été ses erreurs certaines et ses hypothèses téméraires — je m’en rapporte absolument aux gens compétents, — il reste que nous n’avons en France aucun travail synthétique qui se compare à ces deux ouvrages.

Mais, ici, l’intérêt philosophique dépasse l’intérêt d’érudition ou d’histoire. Une conception de l’univers et de la vie s’affirme dans ces œuvres maîtresses qui ont rempli l’existence de Renan : la même qui nous est renvoyée par ces essais de toute sorte, où sa pensée se reposait, où se jouait sa fantaisie, études d’histoire, de critique ou de morale, dialogues ou drames philosophiques, et toutes ces allocutions, confidences, propos, où d’un mot le maître donnait le contact et le secret de son âme.

Et d’abord, Renan n’a pas séparé la théorie de la pratique : sans fracas, sans ostentation, si aisément que l’on n’y fait pas attention, Renan a conformé sa vie à sa croyance. Il a agi, plus que bien d’autres qui se sont bruyamment agités. Toute sa vie de savant, d’écrivain, d’homme de cabinet, est le résultat d’un acte, d’un acte volontaire et libre qui représente une belle dépense d’énergie. Pour des raisons philosophiques, il a cessé de croire à la tradition catholique, et il est sorti du séminaire. Il a pris la voie dure, périlleuse, incertaine, au lieu de la voie facile. Cet acte suffit à une vie. Je ne lui ferai pas honneur du fameux Pecunia tua tecum sit : d’autres l’eussent fait. Cela montre seulement avec quelle douce inflexibilité cet homme savait pratiquer le respect de sa pensée.

L’originalité de Renan dépend principalement de sa rupture avec l’Eglise : en d’autres termes, de sa double culture. Il a reçu l’éducation ecclésiastique, et il a gardé l’âme ecclésiastique : une âme de douceur, de finesse, de nuances, et puis — ce qui est le grand point — dans la perte de la foi, le sens de la foi, le respect de la foi. Puis il s’est livré à la science, il en a tenté les deux voies maîtresses, les sciences de la nature, et l’érudition philologique ; celles-là pour en comprendre l’esprit, les méthodes, la portée, et pour compléter sa culture, celle-ci pour y chercher la matière de sa pensée et l’aliment de son activité. Il a cru à la science plus ardemment que personne, et il lui a remis avec confiance l’avenir de l’humanité. Du principe fondamental de la science, de l’affirmation du déterminisme des phénomènes, il a fait sortir toute son œuvre.

Mais ce savant, qui n’a jamais cessé de pratiquer et de recommander la recherche méthodique du vrai, la poursuite courageuse de la connaissance rationnelle, savait les limites de la raison et de la science. Du christianisme de sa jeunesse il avait retenu une certitude, que toute son expérience de savant confirma : que la morale n’est point affaire de science, mais article de foi, que le bien et la vertu tirent leur valeur de ce qu’on les choisit librement, gratuitement, et qu’enfin, si on ne courait chance d’être dupe en se désintéressant, en se sacrifiant, ni le désintéressement ni le sacrifice n’auraient grand mérite. Et il a toujours affirmé que celui-là ne se trompe pas, qui déclare en vivant sa foi à l’idéal. Faire de la vérité le but de la pensée, du bien la fin de l’action, le vrai étant l’exclusion du miracle, et le bien l’exclusion de l’égoïsme : on peut juger comme on voudra cette philosophie, on n’a pas le droit d’y voir un jeu de dilettante indifférent.

Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti-pris, les vues étroites ou exclusives, pour saisir toutes les parties et manifester tous les aspects de la vérité, ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus : en même temps que notre grossière façon d’entendre l’opposition théorique de la science et de la foi nous faisait mal juger tous ces fins sentiments, ces expansions affectueuses ou enthousiastes, qui se mêlaient sans cesse chez Renan aux affirmations du déterminisme scientifique. On hésitait à prendre au sérieux un savant qui tirait tant de révérences à l’idéalisme, un critique qui ne semblait occupé qu’à donner de l’eau bénite.

C’était lui qui avait raison. C’était lui qui était dans le vrai, aisément, largement, sereinement. Et son esprit qui lui survit prouve par l’excellence de son action la bonté de sa doctrine. Renan n’a pas été populaire : il offre peu de prises, par sa richesse et sa souplesse, aux moyens esprits. Mais il a agi sur quelques intelligences, quelques âmes d’élite, et par elles passe, par elles surtout passera dans le domaine commun de la pensée le meilleur de l’œuvre du maître.

Il a refait, d’abord, l’œuvre du xviiie  siècle, et il a dissipé les équivoques créées par Chateaubriand. Quelles que soient les réserves des érudits, il a établi sur des raisons d’ordre purement scientifique, historique, philologique, la relativité, l’humanité des religions. Je ne veux pas dire qu’il ait tué la religion ; mais il a réduit la question à ses termes essentiels, à sa forme extrême : il faut choisir entre le déterminisme et la révélation. Et ce choix est une affaire de foi. Contre la foi, nulle critique ne vaut : mais dès qu’on ne croit pas « comme un petit enfant », inutile de se monter la tête, inutile de se griser d’esthétique, de s’inventer des raisons de croire : de l’affirmation déterministe sort la dissolution des religions. A ceux qui ne croient pas, il fournit l’explication rationnelle du phénomène de la croyance, donnant ainsi une base solide à l’incrédulité.

Mais il a fait religieusement cette œuvre de science irréligieuse. Dieu est pour lui « la catégorie de l’idéal » ; et la religion, c’est « la beauté dans l’ordre moral ». Par la religion se satisfait l’instinct moral de l’humanité ; ainsi, aucune religion n’étant vraie, toutes les religions sont vraies ; et toutes sont bonnes — quand on ne les applique qu’à leur office. L’idéalisme philosophique n’est pas à l’usage de-toutes les intelligences : l’idéalisme religieux est accessible aux plus humbles esprits. Des raisons d’ordre intellectuel ont éloigné Renan de l’Église : mais il est parti sans colère, sans rancune, le cœur tout pénétré au contraire et parfumé pour la vie de la vertu fortifiante, consolante, ennoblissante du catholicisme, reconnaissant de tout ce qu’il lui avait dû de pures joies et de bonnes directions, tant que son progrès intellectuel n’en avait pas détruit l’efficacité !

De là cette curieuse conséquence : pour nombre d’esprits, Renan a rendu la foi impossible, et il a rendu impossible aussi la guerre à la foi. Il a radicalement détruit ce que Voltaire avait ébranlé, mais il a aussi radicalement détruit l’esprit voltairien : il a affranchi de l’anticléricalisme les cœurs qu’il a retirés pour jamais au christianisme. Ni croyants, ni hostiles, témoins sympathiques au contraire de la croyance, et conscients de la bonté morale de la croyance pour ceux qui peuvent croire, voilà ce que Renan nous a faits. On a vu surtout, de son vivant, combien il menaçait l’Eglise : de jour en jour, on sentira davantage ce que le sens religieux, la tolérance et la paix lui doivent.

Dans le domaine de la littérature, son influence est assez imprécise, parce qu’il n’a pas eu de théorie littéraire. Cependant, je saisis trois traces de son passage : c’est d’abord la curiosité si universellement éveillée sur les choses religieuses, le goût des artistes et du public pour les restitutions des plus singuliers effets de la foi, pour les analyses psychologiques de la sainteté ou de la dévotion. Puis, d’une façon plus générale, il nous a encouragés à ne pas nous arrêter dans le dilettantisme artistique ou dans l’impassibilité scientifique, à considérer la littérature comme une collection d’actes humains, libres et moraux ; c’est-à-dire qu’il nous amène à poser toujours la question de la valeur morale, des propriétés morales de chaque œuvre. Enfin, il a rendu à la critique l’essentiel service de lui donner l’exemple de la sympathie : personne n’a enseigné plus hautement, plus constamment à aimer l’homme, l’effort vers le vrai et vers le bien, même dans les formes qui répugnent le plus à notre particulière nature.

À tous, littérateurs ou autres, il nous a donné cette générale leçon, d’avoir trouvé la paix de la conscience et le bonheur en cette pauvre vie, simplement parce que la vérité toujours l’a conduit. J’aimerais mieux, à vrai dire, qu’il nous ait laissé le soin de le constater ; et dans ses exquis Souvenirs de jeunesse, l’optimiste contentement de soi, enveloppé d’une douceur un peu dédaigneuse, contriste par endroits les plus amicaux lecteurs. Mais ce sont là des impressions fugitives, qu’il faut vite chasser pour être juste.

4. Mémoires, lettres, voyages.

Il y a du romantisme dans Renan : c’est-à-dire qu’il a souvent mêlé sa personne dans son œuvre, et jeté des impressions toutes subjectives à travers l’objectivité de sa science. Par-là, comme par ces Souvenirs que je rappelais, il nous conduit à des ouvrages qui sont tout juste l’opposé de ceux dont je me suis occupé au commencement de ce chapitre, aux mémoires, aux lettres, aux récits et impressions de voyages. Ces écrits, pourtant, peuvent se considérer dans leur rapport à l’histoire : ils sont documents d’histoire et la matière d’où la science méthodique extraira plus tard son œuvre.

Un bon nombre de Mémoires ont été publiés en notre siècle, se rapportant, en général, comme il est naturel, aux deux ou trois siècles précédents. Quelques personnages considérables de notre temps, toutefois, ont déjà fait parvenir au public leurs souvenirs, presque toujours leurs apologies : ainsi Chateaubriand, Guizot et Tocqueville. Mais ce qu’il y a de caractéristique en ce genre, c’est l’éclosion, dans ces dernières années, des Mémoires relatifs au premier Empire : chaque jour en voit paraître de nouveaux942. Il y en a de toutes sortes, de toute origine et de toute qualité : hommes et femmes, civils et militaires, soldats et généraux, c’est à qui nous rendra, plus ou moins complète ou frappante, l’image de l’Empereur et de son immense aventure. Trois de ces Mémoires me paraissent se distinguer dans la foule : ceux de Mme de Rémusat943, qui a pour ainsi dire donné le branle, une femme intelligente, curieuse, un peu commère ; ceux de Marbot944, un soldat, très brave et pas du tout paladin, qui nous donne la note très juste et très réelle de l’héroïsme militaire du temps, mélange curieux de naturelle énergie, d’amour-propre excité et d’ambition d’avancer ; ceux enfin de Pasquier945, un honnête homme sans raideur, excellent serviteur de tous les régimes pour des motifs légitimes, fidèle à ses maîtres sans servilité, à sa fortune sans cynisme, et très clairvoyant spectateur de toute l’intrigue politique ou policière qui se machinait derrière le majestueux tapage des batailles946.

Pour les lettres, des écrivains comme Constant d’abord, et Sand ou Mérimée, des artistes comme Delacroix et Regnault, en ont laissé d’intéressantes. Parmi les gens du monde, Mme de Rémusat, avec quelque diffusion et sans grande force de pensée, en a écrit de charmantes, qui sont d’un esprit éclairé, agile, fin connaisseur du monde : mais les plus originales, je crois, sont celles de ce Doudan947 qui vécut précepteur, puis ami, dans la famille de Broglie. Il a ses limites et ses préjugés : mais que de pénétration, quel jugement sain et droit, quelle abondance de vues personnelles ! C’est un des meilleurs moralistes que nous ayons eus en ce siècle.

Pour les récits de voyages, qui se rattachent tantôt aux Lettres et plus souvent aux Mémoires, les meilleurs sont des œuvres d’art, comme les deux livres de Fromentin sur l’Algérie, ou le Voyage aux Pyrénées de Taine, ou ces exquises Sensations d’Italie qu’a données M. Bourget. A côté de ces œuvres consciemment composées pour un effet esthétique, se rencontrent de vrais journaux écrits au jour le jour, au hasard des rencontres : comme ces notes posthumes de Michelet qu’on a récemment publiées.

Tous ces ouvrages sont accueillis avec empressement, et il faut qu’ils soient bien médiocres pour n’obtenir aucun succès. Il semble que le public soit las de fictions et savoure la certitude de la réalité des récits et descriptions que ces sortes d’écrits lui offrent. Il semble aussi que son éducation esthétique soit au point qu’il est apte à extraire lui-même d’une matière brute les possibilités de plaisir littéraire qu’elle contient, et qu’il se plaise à faire ce travail plutôt qu’à le recevoir tout fait d’un artiste habile. Il cueille la psychologie et le pittoresque épars dans toutes ces écritures, et si peu qu’il en récolte, son effort, autant que son gain, le contente. Enfin, il est vrai aussi que la frivolité d’esprit, l’inaptitude à penser, trouvent leur compte à ces lectures qui ne présentent que des choses particulières.