(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre V. Le théâtre des Gelosi (suite) » pp. 81-102
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre V. Le théâtre des Gelosi (suite) » pp. 81-102

Chapitre V.
Le théâtre des Gelosi (suite)

Il ne faut point cependant, malgré la considération qui entourait quelques artistes éminents, s’exagérer la vertu des comédiens et des comédiennes de l’Italie. Leur profession les exposait à la médisance, en Italie aussi bien qu’ailleurs. Et, comme cela s’est toujours vu, comédiens et comédiennes étaient les premiers à médire d’eux-mêmes sur le théâtre et à faire la satire de leurs propres mœurs. Le recueil de Flaminio Scala nous en offre la preuve ; il s’y trouve une pièce intitulée Il Ritratto (le Portrait), où la profession comique n’est pas présentée sous un jour avantageux.

Voici l’argument de cette pièce :

« Une troupe de comédiens jouait à Parme. Comme de coutume, la principale actrice de la troupe recevait beaucoup de visites. Un cavalier de la ville l’ayant été voir, elle lui enleva du cou un joyau qui renfermait le portrait d’une très belle dame, donné par celle-ci à ce cavalier nommé Oratio. Tout en causant, la comédienne, qui s’appelait Vittoria, retira subtilement le portrait du médaillon et rendit le joyau au cavalier, puis elle mit fin à la visite. À peu de jours de là, le mari de ladite dame venant voir, lui aussi, la comédienne, celle-ci, qui ne le connaissait pas, lui montra, par hasard, le portrait de sa femme. Le mari, qui se nommait Pantalon, demeura surpris, faisant de grandes instances à la comédienne pour savoir le nom de celui qui lui avait donné ce portrait. La comédienne le lui apprit courtoisement. Pantalon dissimula la cause de l’intérêt qu’il prenait à l’affaire, et, tout furieux, s’en retourna à son logis dans le dessein d’infliger un châtiment exemplaire à sa coupable moitié. Toutefois, arrivé chez lui, son épouse se disculpa avec de si bonnes raisons, qu’elle réussit à apaiser sa colère. »

La pièce s’ouvre dans ces circonstances. Les personnages sont, outre la comédienne Vittoria (jouée par la signora Antonella Bajardi) et son camarade Piombino, les deux vieillards Pantalon et Gratiano, leurs femmes Isabelle et Flaminia, et les amoureux de ces dernières, Oratio et Flavio. Pedrolino est valet de Pantalon. Arlequin est valet du capitaine Spavente. Une jeune Milanaise, déguisée en page, vient sous le nom de Lesbino offrir ses services au capitaine qu’elle aime ; ce rôle est tenu par la signora Silvia Roncagli, de Bergame.

ACTE PREMIER

scène I.

À la suite de la querelle qui a eu lieu entre elle et son mari, à l’occasion du portrait que ce dernier a vu aux mains de la comédienne Vittoria, Isabelle, soupçonnant Oratio d’aimer celle-ci, ordonne à Pedrolino d’aller demander audit Oratio le portrait qu’elle lui a donné jadis.

scène II.

Le capitaine Spavente raconte à Arlequin comment, à force d’assister à la comédie, il est devenu amoureux de la signora Vittoria. Arlequin lui dit qu’il perd son temps.

scène III.

Survient Lesbino que le capitaine consent à prendre pour page, après lui avoir fait quelques questions bouffonnes sur sa bravoure et sur ses talents militaires.

scène IV.

Flaminia, de sa fenêtre, appelle Arlequin et le prie de porter une lettre à un cavalier nommé Flavio qu’il rencontrera sur la place où se donnent rendez-vous les gentilshommes. Arlequin reçoit la lettre et promet de la remettre à celui à qui elle est adressée. Flaminia lui donne quelques paoli et se retire. Arlequin regarde attentivement la fenêtre de Flaminia.

scène V.

Le docteur Gratiano, mari de Flaminia, voyant Arlequin qui, une lettre à la main, contemple la fenêtre de sa femme, conçoit des soupçons, et lui demande ce qu’il cherche là et de qui est cette lettre. Arlequin répond qu’un nommé Flavio la lui a donnée pour remettre à une dame. Le docteur prend la lettre et frappe Arlequin avec sa canne.

scènes VI à X.

Pantalon s’interpose entre le docteur et Arlequin. Flavio se présente. Gratiano, tout en colère, lui remet la lettre. Flavio la reçoit avec une profonde humilité15. Resté seul, Flavio lit la lettre, dans laquelle Flaminia le prie instamment de ne plus fréquenter la comédie.

scène XI.

Oratio, à qui Pedrolino réclame le portrait d’Isabelle, s’excuse de ne pouvoir le lui remettre, sous le prétexte que le médaillon est en réparation chez l’orfèvre. Pedrolino sourit, lui demande combien il y a de temps qu’il n’est allé à la comédie, l’interroge sur tous les acteurs et en dernier lieu sur la signora Vittoria.

scène XII.

Isabelle sort au même moment ; elle dissimule d’abord et réclame son portrait. Puis, Oratio répétant ce qu’il vient de dire à Pedrolino, elle l’appelle traître et lui dit qu’elle n’ignore pas qu’il aime la comédienne et qu’il lui a donné son portrait à elle. Irritée, elle enjoint à Pedrolino de la suivre et rentre sans vouloir écouter Oratio. Oratio se plaint de sa mauvaise fortune et maudit la présence de ces comédiens dont vient tout le mal ; il s’exprime surtout en termes injurieux à l’égard de Vittoria qui lui a joué ce méchant tour.

scène XIII.

Le capitaine, entendant ce qu’Oratio dit des comédiens et de Vittoria en particulier, prend leur défense. Il soutient que la comédie est un noble divertissement et que la signora Vittoria est une dame honorable. Oratio, furieux, répond qu’il en a menti. Ils mettent la main à leur épée. Cependant, le capitaine demande à Oratio s’il veut se couper la gorge avec lui. Oratio répond qu’il est prêt. Le capitaine dit alors qu’il va écrire une lettre de rémission qu’il lui remettra pour le cas où il serait tué, car il n’entend pas que la justice puisse en ce cas chercher querelle à son adversaire. Il engage Oratio à en faire autant, et sort. Arlequin fait observer que son maître a bien la mine de vouloir esquiver l’affaire. Le premier acte finit ainsi.

ACTE DEUXIÈME

scène I.

Vittoria, vêtue richement, avec des chaînes d’or, avec des bracelets de perles, avec des diamants et des rubis aux doigts, se loue à Piombino de la cité de Parme, du duc et de toute la cour, rappelant les courtoisies infinies qu’elle reçoit chaque jour des seigneurs parmesans.

scène II à V.

Pedrolino vante son maître Pantalon à Vittoria. Pantalon survient, mais il n’ose aborder la comédienne, parce qu’il aperçoit sa femme à la fenêtre. Pedrolino persuade à Pantalon que la comédienne est amoureuse de lui ; Pantalon, flatté, exprime l’intention de lui faire un présent.

scène VI.

Pendant qu’Oratio raconte à son ami Flavio l’histoire malheureuse du portrait, Arlequin lui apporte la lettre de rémission du capitaine. Oratio l’accueille à coups de poing et le jette hors du théâtre.

scènes VIII à XII.

Flavio et Pedrolino, puis Flaminia s’efforcent de réconcilier Isabelle avec Oratio. Isabelle s’adoucit, mais elle déclare qu’Oratio n’obtiendra rien d’elle tant qu’il ne se sera pas fait rendre le portrait, et elle lui défend, en outre, d’aller lui-même traiter de la restitution. Pedrolino leur découvre comment les deux vieillards, Pantalon et Gratiano, courtisent la comédienne.

scène XIII.

Arrive justement le docteur. Pedrolino feint de se disputer avec Flaminia en disant : « Que sais-je si votre mari va à la comédie ou s’il n’y va pas ? » Flaminia, entrant dans ses intentions, fait semblant d’être jalouse de son mari. Quand elle s’est retirée, Pedrolino fait part au docteur de la visite de la signora Vittoria qui est amoureuse de lui. Gratiano est enchanté.

scène XIV.

Piombino salue le docteur de la part de la signora Vittoria ; il le prie de prêter à la comédienne un bassin d’argent avec son vase, dont elle a besoin dans une pièce qu’elle va représenter. Le docteur répond qu’il les fera porter par Pedrolino. Piombino lui assure que la comédienne est éprise de lui, et qu’elle dédaigne pour lui tous les gentilshommes qui lui font la cour, chez elle et au théâtre. Le docteur s’en réjouit et promet une récompense à Piombino.

scène XV.

Le capitaine s’entretient avec son page Lesbino de la passion que lui inspire la comédienne. Lesbino s’efforce de le détourner de cette passion qui ne lui peut faire honneur ; il lui demande s’il n’a jamais éprouvé d’autre amour. Le capitaine répond qu’il a été amoureux, à Milan, d’une très belle jeune fille nommée Silvia.

scène XVI.

Arlequin interrompt son maître pour lui dire que Vittoria l’attend près de là, dans la boutique d’un orfèvre. Lesbino, désespéré, cherche à persuader à Arlequin qu’il doit le tuer, lui Lesbino, parce qu’il a formé le dessein d’assassiner son maître. Arlequin injurie et maltraite le page. Flaminia et Isabelle interviennent.

scène XVII.

Ayant deviné une femme sous l’habit de Lesbino, elles l’emmènent au logis de Flaminia. Ainsi finit le second acte.

ACTE TROISIÈME

scène I.

Vittoria et Piombino sortent de dîner chez un riche gentilhomme qui leur a fait de magnifiques cadeaux. Ils se félicitent entre eux de cet usage de faire des cadeaux aux comédiens, usage répandu parmi les villes d’Italie et auquel ne manquent guère les personnes d’un rang distingué. Vittoria avoue qu’elle se rit de tous les amoureux qui ne sont pas généreux envers elle. Piombino l’engage à amasser du bien pour ses vieux jours.

scènes II et III.

Pantalon vient à passer. Vittoria le remercie des présents qu’il lui a envoyés, et l’invite à se trouver au théâtre au commencement de la comédie. Pantalon promet d’y être. Arrive ensuite Flavio, que la comédienne arrête avec des discours engageants.

scène IV.

Mais Flaminia les aperçoit de sa fenêtre ; elle sort irritée, applique un soufflet à Flavio et rentre chez elle. Flavio, mettant la main à sa joue, part sans dire un mot. Vittoria éclate de rire.

scène V.

Pantalon, qui a été témoin de ce coup de théâtre, blâme l’effronterie de Flaminia. Il se félicite, quant à lui, d’avoir une femme modeste et bien élevée. Après ces réflexions, il échange des compliments avec la comédienne. Mais Isabelle paraît.

scène VI.

Elle reproche à son mari de faire le galant avec toutes les dames et de la négliger16. Elle lui dit toutes ses vérités et ajoute qu’il ne mérite pas une femme comme elle. Enfin, s’emportant de plus en plus, elle s’élance sur lui et le met en fuite. Se retournant vers Vittoria, elle lui dit que si son honneur ne lui défendait pas de se commettre avec une actrice, elle lui apprendrait à vivre, et elle rentre chez elle. Vittoria rit de plus belle, disant que là où se trouvent les troupes de comédiens, les dames mariées ont la bouche sèche17.

scène VII.

Gratiano arrive à son tour. « Voilà l’autre pigeon qu’il s’agit de plumer, dit Piombino, ecco quà l’altro piccione da pelare. » La comédienne fait en effet des coquetteries au docteur. Piombino lui rappelle le bassin et le vase d’argent qu’il a promis. Gratiano, joyeux, emmène Pedrolino avec lui, afin de lui remettre ces objets. Les comédiens se moquent de sa balourdise.

scène VIII.

Oratio, saluant Vittoria, réclame le portrait d’Isabelle. Vittoria lui répond en riant qu’elle ne sait ce qu’il veut dire, et elle s’éloigne avec Piombino.

scène IX.

Isabelle a vu Oratio parler à la comédienne ; elle lui reproche de ne pas tenir sa promesse. Arlequin dit à Oratio qu’Isabelle et Flaminia ont enlevé un page de son maître, et qu’elles retiennent ce page chez elles. Isabelle, saisissant l’occasion de causer du dépit à Oratio, appelle Flaminia, et lui dit d’amener son nouvel amant à la fenêtre. Lesbino paraît et dit à Isabelle : « Que me commandez-vous, signora ? » Oratio, à la vue de cet inconnu, enrage et se retire en maudissant Isabelle.

scène X.

Pantalon demande la cause de tout ce bruit. Isabelle dit qu’Oratio a voulu lui enlever ce page. « Et que voulez-vous faire de ce page ? » reprend Pantalon en colère. Isabelle raconte alors l’aventure de Silvia la Milanaise ; elle engage Pantalon à aller à la comédie chercher le capitaine et à le ramener, s’il est possible. Pantalon se dit que c’est là justement l’occasion qu’il lui fallait pour aller au théâtre.

scènes XI à XVII.

Les amoureux se cherchent encore querelle. Pedrolino leur fait observer combien ils ont tort, car les maris sont à la comédie qui durera bien jusqu’à six heures du soir. Ils devraient mieux employer ce temps18. Les amoureux reconnaissent la justesse de cette réflexion et se réconcilient. Les valets avisent au moyen de faire rentrer en grâce Silvia auprès du capitaine. Celui-ci paraît.

scène XVIII.

Pedrolino dit au capitaine qu’il trouvera Vittoria au logis de Pantalon ; il l’introduit dans les salles basses de la maison où l’attend Silvia dépouillée de son costume masculin.

scène XIX.

Les deux valets Pedrolino et Arlequin restent seuls sur le théâtre. Ils s’assoient à terre, convenant entre eux de ce qu’ils diront si les vieillards rentrent à l’improviste. C’est le moment d’amuser la scène par quelques lazzi. Un fourbe, muni d’une lanterne, voit les deux valets. Il se met à pleurer, se lamentant parce qu’il a perdu beaucoup d’argent au jeu de cartes. Il ne lui reste plus qu’une dizaine d’écus. Les valets l’invitent à jouer avec eux. Ils jouent. Le fourbe gagne l’argent et les habits de Pedrolino et d’Arlequin, et les laisse en chemise ; les valets se désolent.

scène XX.

Grand tumulte qui s’élève du côté de la comédie. Pantalon, Gratiano, Piombino accourent, amenant au milieu d’eux Vittoria, qui les supplie de la soustraire aux dangers qui la menacent, une rixe ayant éclaté à cause d’elle. Des gentilshommes, des bravi, l’épée nue, accourent en effet, et, apercevant Vittoria, la saisissent et l’entraînent. Piombino les suit avec des gestes de désespoir.

scène XXI.

Pantalon et Gratiano, se trouvant en face de leurs valets qui sont en chemise, leur demandent ce qui leur est arrivé. Les valets imaginent de dire que ce sont des gens sortant du théâtre qui les ont dévalisés, et ils ajoutent philosophiquement que, si les comédies apportent de la distraction et du plaisir, elles sont aussi l’occasion de nombreux scandales. Pendant qu’ils se livrent à ces sages réflexions, Isabelle, Flaminia descendent et demandent à leurs maris si la comédie est déjà terminée.

scène XXII.

Pantalon répond qu’une rixe l’a interrompue, et qu’il n’a pas aperçu le capitaine. Isabelle raconte comment elles ont fait dire au capitaine qu’il trouverait Vittoria dans les salles basses de leur maison, où Silvia, au lieu de la comédienne, l’attendait. Craignant toutefois que le capitaine, ainsi trompé, ne commît quelque violence, elles avaient prié le seigneur Oratio et le seigneur Flavio de prendre la peine de rester avec elles à jouer à la prime. Pantalon et Gratiano les approuvent.

scène XXIII.

Le capitaine sort de la maison en jurant qu’on l’a trahi. Oratio et Flavio cherchent à le calmer. Pantalon et tous les autres personnages intercèdent en faveur de Silvia. Le capitaine s’attendrit. Il reconnaît que Silvia est d’une naissance honorable, qu’elle est fille d’un riche marchand milanais, et qu’il l’a aimée. Ensorcelé par cette comédienne diabolique, il amis la pauvre Silvia en oubli, mais il revient à elle et consent à l’épouser.

scène XXIV.

On amène Silvia qui apprend que son amant lui rend sa tendresse.

Isabelle et Flaminia engagent leurs maris à laisser la comédie et à veiller sur leur maison et sur la conduite de leurs femmes ; et ceux-ci répondent que c’est ce qu’ils feront désormais. Tout le monde entre chez Pantalon pour y célébrer la noce de Silvia et du capitaine, et c’est ainsi que finit la comédie d’Il Ritratto.

Voilà le squelette, l’ossatura de la pièce. Maintenant il faut bien se figurer qu’un dialogue ingénieux, disert, brillant, courait, pour ainsi dire, sur toutes ces situations. Si nous voulions retrouver des fragments de ce dialogue, nous ne serions point embarrassés. Nous prendrions les scherzi et les contrasti publiés après la mort d’Isabelle Andreini et qui contiennent certainement des souvenirs de ses rôles. Nous prendrions les comédies écrites antérieures aux Gelosi, dans lesquelles se rencontrent des situations analogues. Tout le rôle de la Milanaise existe, par exemple dans Gli Ingannati (les Abusés) des Étourdis de Sienne. Silvia, obligée d’écouter les confidences du capitaine Spavente qui l’entretient de ses nouvelles amours, faisait naturellement entendre les mêmes plaintes que la Lélia des Ingannati :

« Pauvre et misérable fille, tu viens d’ouïr de tes propres oreilles, et de la bouche même de cet ingrat, l’amour qu’il te porte. Infortunée, pourquoi perdre plus de temps à servir ce cruel ? Rien ne t’a valu la patience, rien les prières, rien les preuves de tendresse que tu lui as données. Quel espoir as-tu d’obtenir son affection par finesse et par ruse ? Refusée, chassée, fuie, honnie, je sers celui qui me repousse, j’aime celui qui me hait. Je vois bien que nulle ne lui plaît que l’autre ; c’est elle seule qu’il désire. Qu’il l’ait donc ! Moi, je le laisserai ou je mourrai. »

De même, lorsque le capitaine revient à Silvia, ils n’ont d’autres paroles à échanger entre eux que celles que prêtent à leurs personnages les auteurs des Ingannati :

Regardez, messer Spavente, reconnaissez votre page, celui qui s’est fait votre serviteur si fidèle, si dévoué ; celle qui vous a aimé d’un amour si brave et si constant. Vous vous taisez, ah ! comme vous savez peu estimer l’amour d’une dame comme elle !

LE CAPITAINE.

Est-il possible que j’aie été à ce point aveugle et que je ne l’aie pas reconnue ? Je crois certainement que c’est Dieu qui a eu pitié de cette vertueuse enfant et de mon âme qui allait à la perdition. Je veux donc, madonna Silvia, puisque vous y consentez, n’épouser que vous, et je vous jure, foi de cavalier, que si je ne pouvais obtenir votre main, je renoncerais à toute autre au monde.

SILVIA.

Vous êtes mon seigneur, et vous savez pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait, et quel a été, depuis que je vous connais, mon unique désir.

LE CAPITAINE.

Vous l’avez bien montré. Pardonnez-moi tous les déplaisirs, toutes les souffrances que j’ai dû vous causer ; je ne vous connaissais pas, je m’en repens, et je m’aperçois de mon erreur.

SILVIA.

Vous ne pouviez rien faire que vous ne fussiez bientôt excusé à mes yeux.

LE CAPITAINE.

De crainte que de nouvelles mésaventures ne se jettent à la traverse de notre bonheur, nous nous marierons ce jour même, si vous en êtes contente.

SILVIA.

Très contente, contentissima.

Voilà donc la comédie des Gelosi, telle à peu près qu’elle divertissait le roi Henri IV et Marie de Médicis. Cette troupe demeura à Paris pendant trois années : long espace de temps, car les troupes italiennes avaient le caractère essentiellement ambulatoire. Au printemps de 1604, les Gelosi résolurent de s’en retourner dans leur pays, soit qu’ils eussent épuisé la curiosité parisienne, soit qu’ils voulussent revoir le ciel de l’Italie. Leur départ excita de vifs regrets. Nos poètes de ce temps-là adressèrent à l’envi leurs vers à Isabelle Andreini, pour l’engager à ne pas quitter la France. Transcrivons les stances suivantes d’Isaac du Ryer, non pour leur mérite poétique, mais comme témoignage de l’admiration qu’inspirait cette actrice.

À ISABELLE, comédienne.

Je ne crois point qu’Isabelle
Soit une femme mortelle,
C’est plutôt quelqu’un des dieux
Qui s’est déguisé en femme
Afin de nous ravir l’âme
Par l’oreille et par les yeux.

Se peut-il trouver au monde
Quelque autre humaine faconde
Qui la sienne ose égaler ?
Se peut-il, dans le ciel même,
Trouver de plus douce crème
Que celle de son parler ?

Mais, outre qu’elle s’attire
Toute âme par son bien dire,
Combien d’attraits et d’amours
Et d’autres grâces célestes,
Soit au visage ou aux gestes,
Accompagnent ses discours !

Divin esprit dont la France
Adorera l’excellence
Mille ans après son trépas,
(Paris vaut bien l’Italie)
L’assistance te supplie
Que tu ne t’en ailles pas.

Malheureusement pour elle, Isabelle ne céda pas à ces flatteuses instances. Arrêtée à Lyon par suite d’un accident, au commencement du mois de juin 1604, elle y mourut au milieu d’une fausse couche. Des honneurs publics furent rendus à l’illustre comédienne. Le 10 juin, ses obsèques eurent lieu avec beaucoup de solennité ; les échevins y envoyèrent les bannières de la ville avec leurs massiers ; la corporation des marchands suivit le convoi avec des torches.

Son mari, Francesco Andreini, fit graver sur sa tombe une épitaphe qu’on voyait encore à la fin du dernier siècle, et qui se terminait ainsi : « … Religiosa, pia, musis amica, et artis scenicæ caput, hic resurrectionem exspectat. » Une médaille fut frappée à son effigie avec son nom suivi des deux lettres C. G. (Comica Gelosa), et ayant au revers une renommée avec ces mots : Æterna fama . « Ce médaillon, dit M. Ch. Magnin, confirme les nombreux éloges adressés à la beauté d’Isabelle ; son profil est à la fois correct et expressif, et en la voyant dans ses gracieux atours florentins, on croit presque avoir sous les yeux un portrait de mademoiselle Rachel dans le costume de Marie Stuart », toutefois avec un peu plus d’embonpoint.

10. — Médaillon d’Isabelle Andreini.

 

Avec Isabelle mourut la troupe des Gelosi. Francesco Andreini quitta le théâtre. Flaminio Scala prit également sa retraite. Tous deux ne s’occupèrent plus de leur art qu’en qualité d’écrivains. Andreini fit paraître à Venise, en 1607, un recueil des traits les plus comiques de son rôle : Le Bravure del capitano Spavento, divise in molti ragionamenti in forma di dialogo. Ce recueil fut traduit en français : « Les Bravacheries du capitaine Spavente, divisées en plusieurs discours en forme de dialogue, de François Andreini de Pistoie, comédien de la compagnie des Jaloux, traduites par J. D. F. P. (Jacques de Fonteny Parisien.) » À Paris, chez David Leclerc, 1608. Voici les arguments des six discours contenus en ce livre :

Au 1er, le capitaine Spavente raconte son origine à son serviteur (Trappola) et lui discourt de la montre générale de la cavalerie.

Au 2e, de la guerre faite à Jupiter, et comme il fut son prisonnier.

Au 3e, du jeu du ballon, de la joute et de courre la bague.

Au 4e, de la chasse du cerf, du sanglier et de l’ours.

Au 5e, de ses fils bâtards, et de la querelle qu’il eut avec Janus.

Au 6e, de son habitation, de sa servitude, de son épée et de sa galère.

Flaminio Scala édita, comme nous l’avons dit, une partie des canevas de la troupe. Ils ont l’un et l’autre attaché leur nom aux œuvres posthumes d’Isabelle dont voici les titres : Lettere della signora Andreini, Padovana, comica Gelosa e academica Intenta, nominata l’Accesa. In Venetia, 1627. — Fragmenti della signora Andreini, etc., raccolti da Francesco Andreini, comico Geloso detto il capitano Spavento, e dati in luce da Flaminio Scala comico. In Venetia, 1627.

Francesco Andreini et Isabelle laissaient un fils, Giovanni-Battista Andreini, né en 1579, qui se distingua dans l’art qui avait illustré ses parents.