(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre X. La commedia dell’arte en France pendant la jeunesse de Molière » pp. 160-190
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre X. La commedia dell’arte en France pendant la jeunesse de Molière » pp. 160-190

Chapitre X.
La commedia dell’arte en France pendant la jeunesse de Molière

Après la mort du cardinal de Richelieu et du roi Louis XIII, sous le ministère de Mazarin, les troupes italiennes affluèrent à Paris. Ces troupes étaient à cette époque moitié improvisatrices et moitié chantantes ; elles mêlaient les jeux de la comédie de l’art aux pièces lyriques, aux opéras dont la mode prévalait en Italie. En 1645, il en vint une très nombreuse et très remarquable par le talent des artistes qui la composaient. Elle avait Giuseppe Bianchi, le capitan Spezzafer (Tranchefer) pour directeur, et pour machiniste le fameux Giacomo Torelli dà Fano. Elle s’installa au Petit-Bourbon. Reconstruite en 1614, la salle du Petit-Bourbon était spacieuse et élégante. Richer en a donné une description dans le quatrième tome du Mercure français (1615) : « Elle est, dit-il, de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur ; au haut de laquelle il y a encore un demi-rond de sept toises de profondeur sur huit toises et demie de large, le tout en voûte semée de fleurs de lys. Son pourtour est orné de colonnes avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et corniches d’ordre dorique, et, entre ces corniches, des arcades et niches. En l’un des bouts de la salle était élevé un grand théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et d’autant de profondeur ; en bas était une grande nuée qui cachait toute la scène, afin que les spectateurs ne vissent rien jusqu’au temps nécessaire. »

Les principaux comédiens faisant partie de la troupe qui vint à Paris en 1645, étaient Tiberio Fiurelli jouant le personnage de Scaramouche ; Domenico Locatelli jouant le personnage de Trivelin ; Brigida Blanchi, fille du directeur, première amoureuse sous le nom d’Aurelia ; Marc Romagnesi, son mari, premier amoureux sous le nom d’Oratio. Les chanteuses se nommaient Gabriella Locatelli, Giulia Gabrielli, et Margarita Bertolazzi.

Tiberio Fiurelli est un des plus grands noms de la commedia dell’arte. Le personnage de Scaramuccia (Escarmouche) existait déjà dans la troupe des Fedeli ; il y était représenté par un acteur du nom de Goldoni, et il a été dessiné par Callot dans la série des Petits Danseurs ou Balli di Sfessania 28. C’est le type de l’aventurier napolitain, vantard et poltron, plus souple, moins convaincu et moins solennel que le capitan espagnol, lascif, ayant sous ce rapport toutes les traditions de la licence fescennine29. Son costume est entièrement noir depuis la toque jusqu’aux nœuds des souliers ; d’où la phrase de Molière dans Le Sicilien : « Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche. »

16. — Scaramuccia.

 

Tiberio Fiurelli, qui s’incarna dans ce caractère, était déjà venu en France en 1639 et en 1640 ; il lui arriva à cette époque l’heureuse aventure que voici :

« Un jour qu’il était avec Aurelia (Brigida Bianchi) dans la chambre du dauphin qui fut depuis Louis XIV, le prince, qui avait alors deux ans, fut de si mauvaise humeur que rien ne pouvait apaiser sa colère et ses cris. Scaramouche dit à la reine que si elle voulait lui permettre de prendre l’enfant royal dans ses bras, il se flattait de le calmer. La reine l’ayant permis, il fit alors tant de grimaces et des figures si plaisantes, que non seulement l’enfant cessa de pleurer, mais encore qu’il fut pris d’une hilarité dont les résultats gâtèrent les habits de Scaramouche, ce qui redoubla les éclats de rire de la reine, et de toutes les dames et seigneurs qui étaient dans l’appartement. Depuis ce jour, chaque fois que Scaramouche venait à la cour, il avait ordre de se rendre auprès du dauphin ; il y venait en habit de Scaramouche sur lequel il mettait un manteau, la guitare sous le bras, et escorté de son chien, de son chat, de son singe et de son perroquet. Il paraît qu’il avait accoutumé ces animaux à faire avec lui une sorte de concert. Arrivé en présence de Sa Majesté, il jetait son manteau par terre, et il chantait une chanson bien propre à mettre ses partenaires en émoi. En voici deux couplets :

Fa la ut a mi modo nel cantar
Re mi si on non aver lingua a quel la
Che sol fa profession di farme star,
Mi re resto in questo
La berinto, ch’ogni mal discerno
Che la mi sol fa star in questo inferno.

La mi fa sospirare la notte e il di,
Re mi rar la non vol el mi-o dolor.
La fa far ogni canto sol per mi,
Mi mi sol moro ristoro.
Non son mai per aver in sin ch’io spiro
Che la sol fa la-mor, io mi-ro miro. »

Nous n’essayons pas de traduire ces bizarres couplets. Scaramouche avait encore, dans le même style, une chanson de l’Âne :

L’asinello innamorato,

et une chanson du Chat :

Il gatto castrato.

Il est certain que ces burlesques sérénades faisaient grand plaisir à Leurs Majestés.

Scaramouche fut mandé à Paris toutes les fois qu’on y appelait une troupe italienne ; et Louis XIV rappelait volontiers à Fiurelli leur première entrevue, et riait beaucoup en le voyant mimer le récit de l’aventure. Il lui accorda jusqu’à la fin de ses jours une faveur spéciale, et dans les infortunes conjugales qui marquèrent la vieillesse du bouffon, le roi intervint par toutes sortes de lettres de cachet et prêta complaisamment au mari offensé les secours de sa souveraine puissance.

Nous ne rapporterons pas les nombreuses anecdotes dont se compose la biographie de Scaramouche. Une Vie de Scaramouche, écrite ou du moins signée par Angelo Costantini (Mezzetin), parut en 1695 chez Barbin et fut ensuite popularisée par les éditions de la Bibliothèque bleue. Mais elle est dépourvue d’intérêt, d’une véracité plus que suspecte, et a été désavouée et blâmée en termes énergiques par Évariste Gherardi. Nous nous bornerons à citer ce que ce dernier, homme d’esprit en même temps qu’artiste, dit à la scène septième de l’acte II de Colombine avocat pour et contre, où il essaye de donner une idée des talents mimiques de Scaramouche :

« Après avoir raccommodé (mis en ordre) tout ce qu’il y a dans la chambre, Scaramouche prend une guitare, s’assied sur un fauteuil, et joue en attendant que son maître arrive. Pasquariel vient tout doucement derrière lui, et par dessus ses épaules bat la mesure ; ce qui épouvante terriblement Scaramouche. En un mot, c’est ici où cet incomparable Scaramouche, qui a été l’ornement du théâtre et le modèle des plus illustres comédiens de son temps qui avaient appris de lui cet art si difficile et si nécessaire aux personnes de leur caractère, de remuer les passions, et de les savoir bien peindre sur le visage (c’est une allusion à Molière) ; c’est ici, dis-je, où il faisait pâmer de rire pendant un gros quart d’heure dans une scène d’épouvante où il ne proférait pas un seul mot. Il faut convenir aussi que cet excellent acteur possédait à un si haut degré de perfection ce merveilleux talent, qu’il touchait plus de cœurs par les seules simplicités d’une pure nature que n’en touchent d’ordinaire les orateurs les plus habiles par les charmes de la rhétorique la plus persuasive. Ce qui fit dire à un grand prince qui le voyait jouer à Rome : “Scaramuccia non parla e dice gran cose, Scaramouche ne parle point, et il dit les plus belles choses du monde.” Et pour lui marquer l’estime qu’il faisait de lui, la comédie étant finie, il le manda et lui fit présent du carrosse à six chevaux dans lequel il l’avait envoyé quérir. Il a toujours été les délices de tous les princes qui l’ont connu, et notre invincible monarque ne s’est jamais lassé de lui faire quelque grâce. »

Fiurelli donna une extension considérable à son emploi : « En Italie, dit Riccoboni, ce personnage n’avait jamais fait d’autre caractère que celui du capitan ; mais en France il fut tellement goûté qu’on le mit à toutes sauces30. »

17. — Scaramouche.

 

Domenico Locatelli (Trivelin) était aussi un artiste très distingué. Son emploi était celui de premier zanni, équivalant à l’ancien Brighella, à Scapin, ou au Pedrolino des Gelosi.

Brigida Bianchi (Aurelia) continuait la tradition des Isabelle, des Lavinia, des actrices spirituelles et lettrées que nous envoyait l’Italie. Elle était venue à Paris en 1639 et 1640, comme nous l’avons vu dans le récit de la scène de Scaramouche et du Dauphin, et elle avait conquis les bonnes grâces de la reine mère. Elle composa et publia à Paris, en 1659, une comédie intitulée : L’Inganno fortunato overo l’Amata aborita (« l’Heureuse tromperie ou l’Amante abhorrée », un titre à l’italienne, s’il en fut jamais). Elle dédia sa commedia bellissima à la reine Anne d’Autriche, qui lui fit cadeau, en retour, de pendants d’oreilles en diamants valant bien trois cents pistoles, si nous en croyons Loret.

La pièce la plus remarquable que représenta la troupe de Giuseppe Bianchi, à ce voyage, fut une œuvre demi-comique, demi-lyrique, intitulée : La Finta Pazza (la Folle supposée), représentée au Petit-Bourbon, le 14 décembre 1645. Ce sujet de La Finta Pazza est un de ceux qui ont été le plus exploités sur la scène italienne : il y a sous ce titre un canevas très mouvementé de Flaminio Scala, le huitième de son recueil ; et c’est à l’occasion de cette première Finta Pazza, que le satirique Boccalini faisait cette critique peu galante : « Ognuno sà che tutte le donne sono pazze e che non possono fingere d’essere quelle che sono. Chacun sait que toutes les dames sont folles et que, par conséquent, elles ne peuvent feindre d’être ce qu’elles sont31. »

Malgré cette critique, Les Folles supposées ne laissèrent pas de se multiplier. La pièce qui fut représentée au Petit-Bourbon était due au poète Giulio Strozzi. À la différence de celle de Scala dont la scène est à Pesaro, elle transportait l’action dans l’antiquité comme le prouve son second titre, La Finta Pazza o Achille in Sciro : elle avait, du reste, été antérieurement jouée à Venise, en 1641, sur le Teatro novissimo della cavalerizza.

Les intermèdes de danse et de musique, les décors et les machines du célèbre Torelli, firent, à Paris comme à Venise, le principal attrait de la représentation. Dans « l’Explication des décorations du théâtre et les arguments de la pièce32 », imprimés en guise de livret, on remarque les ballets par lesquels chacun des trois actes se termine ; le premier est composé de « quatre ours et quatre singes, lesquels, au son de petits tambours, font une plaisante danse » ; le second est composé d’autruches, « lesquelles, s’abaissant à une fontaine pour boire, forment une danse » ; le troisième n’est pas moins ingénieux : « Cependant, dit le livret, arrive un Indien, lequel ayant fait la révérence au roi Nicomède, raconte que, parmi les marchandises qu’il conduisait dans son navire, il y avait cinq perroquets dont il lui faisait offre, et les fait apporter dans une cage. En même temps, quatre Indiens font un petit bal à la moresque ; enfin les perroquets s’envolent des mains de leurs maîtres et les laissent désespérés de cette perte ; après quoi s’achève la pièce, et s’en vont tous s’embarquer pour la guerre de Troie. »

La Finta Pazza obtint un brillant succès, auquel les cantatrices, « la gentille et jolie Gabrielle Locatelli, qui était une vraie lumière de l’harmonie, Giulia Gabrielli et Marguerite Bertolazzi, dont la voix était si ravissante qu’on ne pouvait les louer dignement », paraissent avoir eu la plus grande part33.

À l’époque où les Italiens offraient au public ces attrayants spectacles, une jeune troupe d’enfants de famille, la plupart Parisiens de naissance, s’étant associés pour jouer la comédie sous le titre de l’Illustre Théâtre, donnèrent, d’abord au Jeu de paume des Métayers, proche la tour de Nesle, puis au Jeu de paume de la Croix-Noire, sur le quai des Ormes, au port Saint-Paul, des représentations beaucoup moins fastueuses. Dans cette troupe s’était engagé le fils d’un tapissier, valet de chambre du roi, Jean-Baptiste Poquelin, qui se fit appeler Molière. La jeune troupe, obligée de lutter contre la mise en scène splendide du Petit-Bourbon, et contre les grandes pièces de l’hôtel de Bourgogne, Rodogune de Pierre Corneille, Jodelet ou le Maître-Valet de Scarron, La Sœur de Rotrou, ne faisait pas fortune. Les recettes étaient insuffisantes ; le « garçon nommé Molière », c’est ainsi qu’en parlait alors Tallemant des Réaux, fut, au mois d’août 1645, emprisonné au Châtelet, faute de pouvoir faire honneur aux obligations qu’il avait contractées au nom de la troupe. Mis en liberté sous caution, ayant, à l’aide de ses amis, payé ses dettes, il se résolut de quitter Paris avec ses associés, laissant le champ libre aux troupes qui accaparaient la faveur publique. On pense bien, toutefois, qu’à ce moment où il entrait dans la carrière du théâtre, Molière avait prêté une vive attention aux Italiens, ses trop heureux concurrents.

Si nous en croyons Le Boulanger de Chalussay, l’auteur d’Élomire hypocondre, Molière aurait positivement reçu de Scaramouche des leçons de pantomime, et lui aurait dû ses progrès dans l’art du comédien :

………… Par exemple, Élomire
Veut se rendre parfait dans l’art de faire rire ;
Que fait-il, le matois, dans ce hardi dessein ?
Chez le grand Scaramouche il va soir et matin.
Là, le miroir en main et ce grand homme en face,
Il n’est contorsion, posture ni grimace
Que ce grand écolier du plus grand des bouffons
Ne fasse et ne refasse en cent et cent façons :
Tantôt, pour exprimer les soucis d’un ménage,
De mille et mille plis il fronce son visage,
Puis, joignant la pâleur à ces rides qu’il fait,
D’un mari malheureux il est le vrai portrait.
Après, poussant plus loin cette triste figure,
D’un cocu, d’un jaloux, il en fait la peinture ;
Tantôt à pas comptés vous le voyez chercher
Ce qu’on voit par ses yeux, qu’il craint de rencontrer ;
Puis, s’arrêtant tout court, écumant de colère,
Vous diriez qu’il surprend une femme adultère,
Et l’on croit, tant ses yeux peignent bien cet affront,
Qu’il a la rage au cœur et les cornes au front.

La troupe italienne ne fit pas cette fois un long séjour à Paris ; elle partit à la fin de l’année 1647 ou au commencement de 1648. On entrait dans les années de la Fronde. Du 26 août 1648, journée des Barricades, jusqu’au 7 février 1653 où Mazarin rentra à Paris, il n’aurait peut-être pas fait très bon dans cette ville pour les compatriotes du cardinal-ministre. Mais dès que son autorité fut rétablie, les Italiens ne se firent pas attendre. Loret, dans La Muse historique, nous signale l’arrivée

D’une troupe de gens comiques
Venant des climats italiques,

qui débuta, le dimanche 10 août 1653, dans la salle du Petit-Bourbon. Les principaux acteurs de cette troupe étaient les mêmes qui étaient venus précédemment : Scaramouche, Trivelin, Aurelia, Horace. Le Pantalon se nommait Turi, de Modène. Ange-Auguste-Constantin Lolli, de Bologne, jouait le personnage du docteur Gratiano Baloardo. Le fils du docteur faisait les seconds amoureux sous le nom de Virginio. La soubrette se nommait Béatrix. Cette troupe avait en outre un acteur jouant les rôles niais, sous le nom de Jean Doucet,

Franc nigaud, comme chacun sait,

dit le gazetier Loret. Valet de Scaramouche, il faisait pâmer de rire les spectateurs. Ce nom, inventé sans doute pour la scène française, ne resta pas au théâtre, et le souvenir s’en effaça en même temps que disparut l’acteur qui l’avait porté.

Scaramouche reçut toujours le plus favorable accueil du jeune roi et de son ministre. Scaramouche et Jean Doucet eurent tant de succès à la ville et à la cour, que les baladins et figurants, qui représentaient à cette époque les mascarades et les ballets du roi, ne trouvèrent rien de mieux, pour égayer les fêtes du Louvre, que d’imiter les bouffons italiens. Ceux-ci voyaient alors à la tête de la musique royale un de leurs compatriotes, Jean-Baptiste Lulli, qu’on nommait Baptiste tout court, lequel était digne de lutter avec eux. Il l’essaya plus d’une fois. Baptiste fit exécuter, le 16 janvier 1657, un ballet auquel le jeune roi prit part, ballet italien-français intitulé Amor malato, l’Amour malade. Deux grands médecins, le Temps et le Dépit, et la Raison, prudente garde-malade, sont en consultation au chevet de l’Amour. Le Dépit voudrait lui administrer une bonne dose d’antimoine, qui l’enverrait tout droit ad patres, mais les deux autres s’y opposent et décident que le moyen de procurer la guérison du malade, c’est de le distraire par une suite de divertissements et de mascarades récréatives. Ces divertissements et mascarades constituent les entrées du ballet.

Dans la cinquième entrée, « onze docteurs reçoivent un docteur en ânerie, qui, pour mériter cet honneur, soutient des thèses dédiées à Scaramouche ».

Scaramouche est représenté par Baptiste Lulli.

L’âne-docteur qui subit la thèse est un baladin nommé Lerambert.

Les onze docteurs assistants se nomment Du Moustier, Lambert, Geoffroy, La Barre l’aîné, Donc, Grenerin, Des Airs le cadet, Vagnac, Laleu, Bonnard, Brouard. Ces noms sont de ceux qu’on rencontre le plus fréquemment sur la liste des danseurs et des acteurs employés à la cour à cette époque-là.

Suivant l’usage universitaire, on a fait imprimer un placard qui a été distribué avec le livre du ballet et qui est ainsi conçu :

LES THÈSES DE SCARAMOUCHE

 

« Al gran Scaramuzza Memeo Squaquera, de civitate Partenopensi, figlio de Tammero e Catammero Cocumero Cetrulo, et de madama Papera Trentova, e parente de messere unze, dunze e trinze e quiriquarinze, e de nacchete, stacchete conta cadece ; et de Tabuna, Tabella, Casella, Pagana, Zurfana,

Minoffa, Catoffa, e dece Minece, etc.34.

« Entrant aujourd’hui en lice pour obtenir de cette célèbre université de Francolin la couronne doctorale, et n’ayant autre chose à craindre dans cette entreprise que la risée de mes auditeurs, qui pourrais-je plus à propos choisir pour protecteur que vous qui la savez changer en applaudissements ? Car, quoiqu’il semble que votre juridiction ne s’étende pas plus loin que la comédie et que les théâtres, je ne pense pas que les savants s’en puissent affranchir, puisque leur profession, aussi bien que toutes les autres que nous voyons, n’est qu’une comédie, et que toute retendue du monde n’est qu’un vaste théâtre où chacun joue son différent rôle. Regardez donc favorablement, ô très ridicule héros, ce combat scolastique, et, par vos effroyables grimaces, défendez-moi de celles de nos trop critiques savants. Et je m’assure que, si vous m’accordez votre protection, les arguments de tous ces vieux porteurs de calottes et de lunettes ne me feront jamais répondre un seul mot à propos.

CONCLUSIONS MORALES.

« Première conclusion :

Il n’est rien de plus dangereux
Que l’étude et que la science,
Et rien ne nous rend plus heureux
Que la paresse et l’ignorance.

« Deuxième conclusion :

Ce que l’on appelle valeur
Est une espèce de folie ;
La vertu véritable est la poltronnerie,
Qui nous fait éviter la mort et la douleur.

« Troisième conclusion :

Tout l’art de raisonner n’est qu’une invention,
Pour nous surprendre avec adresse ;
Mais la véritable sagesse
Consiste en l’obstination.

« Has theses tueri conabitur Asinius Asinionius de Monte Asinario, die Maii ;

« Arbiter erit doctor Gratianus Campanaccius de Budrio ; pro laurea, in aula Francolinensi. »

Après chaque réponse du candidat, les docteurs font entendre le chœur suivant, qui est antérieur de vingt-six ans au Bene, bene respondere de la cérémonie du Malade imaginaire :

LI DOTTORI.

Oh ! bene, oh ! bene, oh ! Bene !
S’incoroni sù sù :
E che potea dir più
Un filosofo di Athene ?
Oh ! bene, oh ! bene, oh ! bene !

Ce que le livret traduit ainsi :

LES DOCTEURS.

Faisons résonner jusqu’aux cieux
Les louanges de sa sagesse.
Et qu’auraient pu dire de mieux
Tous les philosophes de Grèce ?
Faisons résonner jusqu’aux cieux
Les louanges de sa sagesse.

Voici les vers insérés dans le livret, « pour Baptiste, compositeur de la musique du ballet, représentant Scaramouche ».

Aux plus savants docteurs je sais faire la loi,
Ma grimace vaut mieux que tout leur préambule ;
Scaramouche, en effet, n’est pas si ridicule
Ni si Scaramouche que moi.

Jean Doucet et son frère ont les honneurs de la neuvième entrée. Ils veulent tromper quatre bohémiennes et, comme on le pense bien, ils sont dupes de celles-ci. Jean Doucet et son frère sont représentés par les sieurs Hance et Dolivet. MM. De La Chesnaye et Joyeux, les sieurs Lambert et Geoffroy figurent les bohémiennes. Le Temps fait, à propos du méchant tour que celles-ci jouent aux deux nigauds, la réflexion suivante :

IL TEMPO.

Tra gl’amanti che fan tanlo gl’esperti
E stan con gl’occhi aperti
In sentinella ogn’hor contro i sospetti,
Oh quanti Gian Dussetti !

Ce que le livret traduit ainsi :

LE TEMPS.

Parmi ces galants d’importance
Qui sont jaloux jusqu’à l’excès,
Et qui pensent par leur prudence
Prévoir et prévenir de dangereux excès,
Combien est-il de Jeans Doucets ?

Et voici les vers « pour Jean Doucet et son frère voulant tromper les bohémiennes » :

Quand un homme fait le brave
Et se croit en sûreté
Près d’une aimable beauté
Qui tâche à le rendre esclave,
Et qu’elle employe à cela
Finement tout ce qu’elle a
De charmes et de jeunesse ;
Il est comme Jean Doucet
Auprès d’une larronnesse
Qui fouille dans son gousset.

Le ballet de L’Amour malade avait laissé de si joyeux souvenirs parmi les contemporains, que lorsque huit ans après, fut joué L’Amour médecin de Molière, les hommes qui, comme le fameux médecin Guy Patin, ne fréquentaient pas beaucoup le théâtre, prenaient un titre pour l’autre et parlaient de L’Amour malade, de Molière, que Paris allait voir en foule.

Pendant ces années qui précédèrent immédiatement le retour de Molière à Paris, les Italiens eurent une grande vogue ; ils étaient les héros comiques du moment ; on leur faisait jouer des scènes burlesques, même à la ville, et hors du théâtre. Loret, dans La Muse historique, raconte ou invente, sous la date du 14 février 1654, l’anecdote suivante dont le docteur Lolli et le Pantalon Turi sont les héros :

Baloardo, comédien,
Lequel encor qu’Italien
N’est qu’un auteur mélancolique,
L’autre jour, en place publique,
Vivement attaquer osa
Le Pantalon Bisognoza,
Qui pour repousser l’incartade,
Mit soudain la main à l’espade,
Et se chatouillèrent longtemps
Devant quantité d’assistants ;
Qui, croyant leur combat tragique
N’être que fiction comique,
Laissèrent leurs grands coups tirer
Sans nullement les séparer.
Si le conte ou l’histoire n’erre,
Baloardo, tombant par terre,
S’écria : « Dieux ! quelle pitié !
Les François ont peu d’amitié !
Ayant commencé de combattre,
Nous pensions qu’on nous tînt à quatre.
Sans cet espoir, nous n’eussions pas
Pour nous battre fait un seul pas.
Nul de nous n’étant sanguinaire.
On nous a pourtant laissés faire.
Donc, pour m’être un peu trop hâté,
Je suis navré par le côté.
Veramente, questes personnes
Ne sont ni courtoises ni bonnes. »
Tout chagrin, tout pâle et transi,
Baloardo parlait ainsi
En regardant saigner sa plaie.
Que l’aventure, ou non, soit vraie,
En la saison de maintenant,
Tout est de carême-prenant.

Ce qui est certain, c’est que le Pantalon Turi passait pour querelleur. Plus tard, il tira un coup de pistolet sur un de ses compagnons Ottavio, aventure qui mit fin à sa carrière théâtrale.

Les caractères et les scènes de la comédie italienne étaient alors cités, rappelés communément dans la conversation, comme on a fait depuis des caractères et des scènes de Molière. Le cardinal de Retz, par exemple, s’en sert constamment dans ses Mémoires pour railler les personnages ou faire ressortir le comique des situations. Mazarin n’est, pour le coadjuteur, que Trivelino principe, ou même un vulgaire Pantalon. Et, au dénouement de la Fronde, la veille du jour (21 octobre 1652) où le jeune roi va rentrer dans sa capitale, la duchesse d’Orléans, si l’on en croit Retz, a recours aux mêmes souvenirs du théâtre italien pour caractériser la ridicule attitude du duc d’Orléans.

« Je trouvai Monsieur, dit Retz, dans le cabinet de Madame qui le catéchisait ou plutôt qui l’exhortait ; car il était dans un emportement inconcevable, et l’on eût dit, de la manière dont il parlait, qu’il était à cheval, armé de toutes pièces, et prêt à couvrir de sang et de carnage les campagnes de Saint-Denis et de Grenelle. Madame était épouvantée, et je vous avoue que, quoique je connusse assez Monsieur pour ne me pas donner avec précipitation des idées si cruelles de ses discours, je ne laissai pas de croire, en effet, qu’il était plus ému qu’à son ordinaire ; car il me dit d’abord : “Eh bien, qu’en dites-vous ? Y a-t-il sûreté à traiter avec la cour ? — Nulle, Monsieur, lui répondis-je, à moins que de s’aider soi-même par de bonnes précautions, et Madame sait que je n’ai jamais parlé autrement à Votre Altesse Royale. — Non assurément, reprit Madame. — Mais ne m’aviez-vous pas dit, continua Monsieur, que le roi ne viendrait pas à Paris sans prendre des mesures avec moi ? — Je vous avais dit, Monsieur, lui répondis-je, que la reine me l’avait dit ; mais que les circonstances avec lesquelles elle me l’avait dit m’obligeaient à avertir Votre Altesse Royale qu’elle n’y devait faire aucun fondement.” Madame reprit la parole : “Il ne vous l’a que trop dit, mais vous ne l’avez pas cru.” Monsieur reprit : “Il est vrai ; je ne me plains que de cette maudite Espagnole. — Il n’est pas temps de se plaindre, reprit Madame, il est temps d’agir d’une façon ou de l’autre. Vous vouliez la paix, quand il ne tenait qu’à vous de faire la guerre ; vous voulez la guerre, quand vous ne pouvez plus faire ni la guerre ni la paix. — Je ferai la guerre, reprit Monsieur d’un ton guerrier, et plus facilement que jamais. Demandez-le à monsieur le cardinal de Retz.”

« Il croyait que je lui allais disputer cette thèse. Je m’aperçus qu’il le voulait pour pouvoir dire après, qu’il aurait fait des merveilles, si on ne l’avait retenu. Je ne lui en donnai pas lieu ; car je lui répondis froidement et sans m’échauffer : “Sans doute, Monsieur. — Le peuple n’est-il pas toujours à moi ? reprit le duc. — Oui, lui répondis-je. — M. le Prince ne reviendra-t-il pas, si je le mande ? — Je le crois, Monsieur, lui dis-je. — L’armée d’Espagne ne s’avancera-t-elle pas, si je le veux ? — Toutes les apparences y sont”, lui répliquai-je. Vous attendez, après cela, ou une grande résolution, ou du moins une grande délibération ; rien de moins, et je ne saurais mieux vous expliquer l’issue de cette conférence qu’en vous suppliant de vous ressouvenir de ce que vous avez vu quelquefois à la comédie italienne. La comparaison est peu respectueuse, et je ne prendrais pas la liberté de la faire, si elle était de mon invention : ce fut Madame elle-même à qui elle vint à l’esprit, aussitôt que Monsieur fut sorti du cabinet, et elle la fit moitié en riant, moitié en pleurant. “Il me semble, dit-elle, que je vois Trivelin qui dit à Scaramouche : Que je t’aurais dit de belles choses, si tu avais eu assez d’esprit pour me contredire !”