(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XI. Trois bons médanistes : Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, Lucien Descaves » pp. 145-156
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XI. Trois bons médanistes : Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, Lucien Descaves » pp. 145-156

Chapitre XI.
Trois bons médanistes :
Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, Lucien Descaves

I. — Henry Céard

Sa famille fut bourgeoise et provinciale. Il est né (le 18 novembre 1851) à Bercy. Cette origine peu romantique semble lui avoir épargné tels ridicules préjugés de la dix-huitième année dont parfois on se débarrasse mal. Il ne crut pas humiliant d’être, à Charlemagne, un élève correct, non plus qu’il ne jugea superflu de devenir, à Carnavalet, un assidu bibliothécaire. Doué d’une certaine curiosité scientifique, Henry Céard poussé, comme nous tous vers les « carrières libérales », prépara sa médecine. Mais il regarda trop en artiste les maladies, pour pouvoir les comprendre en savant. Aussi bien fallait-il 4 ses facultés aiguisées de raisonneur et de logicien une matière plus subtile : l’apprenti physiologiste se fit psychologue, et, psychologue, il l’est resté.

Gardant de sa traversée parmi les sciences naturelles la défiance du médecin qui démêle l’instinct brutal sous le sentiment hypocrite, Céard fut naturellement séduit par les écrivains d’analyse. Il alla droit à Flaubert, moins au Flaubert de La Tentation de saint Antoine et d’Hérodias que magnifie de préférence la toute nouvelle littérature, qu’au Flaubert de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. En Céard se développait un tempérament curieux d’observateur intellectuel. Rien ne devait échapper à ses recherches d’analyste. Un fait historique, social, moral, est pour lui un problème qu’il scrute jusqu’à ce qu’il en ait trouvé l’équation. Les mécaniciens ont un mot, passé dans l’argot, pour désigner celui qui devine aisément le secret des rouages compliqués : « Il débine le truc », disent-ils. Tel Céard. Seulement les trucs qu’il débine sont désolants, le résultat de ses observations est navrant. Il dit avec netteté les petitesses et les défaillances. Il gratte les respectabilités de façade, et il trouve les lâchetés quotidiennes et les canailleries à long terme. Il serait inexact de l’accuser de voir systématiquement le mal : car ce qu’il discerne et ce qu’il formule, c’est bien plutôt l’incohérence dont personne n’est responsable, le flou, l’incertain de la vie, c’est la médiocrité des prétentions, le ridicule des moyens, l’imprévu des résultats.

Par la seule analyse psychologique, M : Céard conduit au même pessimisme que M. Huysmans qui est un pur perceptif. L’intellectualité de l’un n’est pas mieux satisfaite que la sensibilité de l’autre. Mais, cependant que M. Huysmans ne cesse de protester, M. Céard garde une sérénité réjouie. Puisque la faute en est à la vie, non aux hommes, à quoi serviraient des gesticulations indiscrètes ? Restons à notre place : peut-être finirons-nous par lui découvrir quelque charme. « Au moins c’est de la tristesse qu’on connaît. » Ceux qui, mal contents de leur lot, l’échangèrent contre un autre, ne trouvèrent pas mieux, et sentirent par surcroît l’amertume des déménagements. « Ils connurent la mélancolie des choses finies dont la médiocrité même ne recommencera pas. » D’ailleurs, de notre place nous pouvons regarder la galerie, et elle fait toujours sourire. Ma famille, dit Céard, était de la Champagne, et si, dans ce pays, on discerne il merveille les grimaces et les vices, on ne les clame pas, on se contente d’en rire en dedans. Ainsi sait-il jouir, derrière son monocle, des tristesses et des mesquineries qu’il lorgne. Il savoure, avant tout, la joie de surprendre l’inutilité cocasse des choses.

Tel est le point de vue original de cet écrivain, tel que chacun peut le vérifier dans son œuvre : dans ses chroniques et ses critiques ; dans ses romans : Mal éclos, histoire d’un répétiteur, — Une belle journée, poème des adultères ratés, roman en trois cents pages dont l’action dure six heures, petit chef-d’œuvre de psychologie bourgeoise, — la Saignée, intéressante évocation des laideurs secondaires du Siège de Paris ; dans son théâtre : mise en drame de Renée Mauperin, — La Pêche, une ironique pochade, — Les Résignés, sa maîtresse œuvre, d’une valeur suprascénique, un oratorio philosophique.

L’ensemble est peu volumineux. Céard est un artiste si scrupuleux qu’en dehors des chroniques données aux quotidiens il écrit rarement, après d’infinies réflexions, se décide avec peine à prendre la plume. C’était la méthode des classiques, que Céard lit et aime : il adore Pascal et Bossuet pour ce qu’ils ont piétiné la superbe de l’animal humain ; aussi Nicole et Vauvenargues, esprits plus modérés, mais dont la douceur narquoise le ravit ; et avant tous, Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses, que Céard déclare le plus parfait des psychologues, et dont il dira la vie et l’œuvre dans le livre d’histoire littéraire qu’il lui consacrera.

Depuis des années, Céard nous a promis ce livre, comme aussi certain roman et certaine pièce : mais l’extrême sévérité qu’il a pour son esprit fait qu’il produit peu. À son sens, si la vie qui nous entoure est d’une flottante veulerie, l’artiste doit prendre le temps et la peine de la condenser et de la présenter correctement : c’est un peu un corsetier. Les qualifications naturelles de la forme de Céard, c’est, d’abord, la carrure : il sertit ses vigoureuses pensées dans les formules solides qui ne les laissent point s’échapper ; c’est, ensuite, l’ordre tout musical de la composition : il y a dans ses comédies, dans ses romans, même dans ses chroniques, un thème et un rythme. Ainsi formule-t-il sa philosophie avec la netteté d’un savant et l’harmonie d’un musicien. C’est pour cette philosophie, cette rigueur et cet art, que nous accordons à Céard, sinon la place d’honneur qu’il occuperait, par moins de nonchalance ou d’exigence envers soi, du moins une place bien à lui entre nos maîtres.

II. — Joris-Karl Huysmans

L’ancien médaniste J.-K. Huysmans poursuit l’évolution logique de son esprit aigu et inquiet. Il a non sans quelque peine, comme il appert des maladresses de Marthe, même des Sœurs Vatard, appris le métier de romancier réaliste. C’est un intéressant métier qu’on peut élever à l’art, et Huysmans n’y a pas manqué. Maître de sa technique dès En ménage, il ne s’est pas complu dans la réédition, sous des noms variés, des romans déjà connus, ni même des romans déjà envisagés comme possibles. Il a toujours joué la difficulté. En ménage était, avec un relief unique, le récit goguenard et résigné des misères moyennes et sans issues, la vôtre, celle de l’auteur, la mienne. À rebours fut la solution imaginaire, le rêve quasi réalisé d’un intellect distingué et décadent, « écœuré de l’ignominieuse muflerie du présent siècle », d’un exceptionnel jeune homme moderne s’édifiant une vie insolemment factice, bâtissant hors du siècle, dont l’auteur étudie les dégénérescences et les interversions avec la sûreté d’un physiologiste devant un cas morbide. Mais, sans sortir ainsi du monde, ne peut-on pas trouver quelque oasis, sauvée du positivisme animal de nos contemporains ? Faut-il inventer les hautes curiosités ? N’en est-il plus autour de nous ? Quelques lignes d’À vau-l’eau, une lointaine plaquette de Huysmans, annonçaient déjà : « Le spleen n’a pas de prise sur les âmes pieuses… Le mysticisme pourrait seul panser la plaie qui me tire… » M. Huysmans a essayé la solution : il est entré dans l’Église, il a écrit Là-bas. Mais, comme il reste l’exceptionnel auteur d’À rebours, « écrivain bizarre et maladif », comme il s’appelle, ce qu’il a vu au premier plan dans le catholicisme, c’est le satanisme, soit le catholicisme morbide. Le sujet l’a captivé, lui permettant d’évoquer deux réalités singulières, séduisantes et analogues : le satanisme dans l’histoire personnifié par Gilles de Rais, le satanisme contemporain incarné dans un chanoine Docre. M. Huysmans a transporté ses instruments de travail chez les diaboliques, a photographié et enluminé des messes noires et des épisodes de l’histoire d’un authentique Barbe-Bleue. Et maintenant, dans En route, mieux encore : c’est la foi, la grâce, l’élan chrétien, le baptême et la communion que ce consciencieux artiste a attaqués.

Je dis attaqué et le mot n’est point exact. Quand M. Huysmans touche à un sujet, il le considère quasiment en ennemi à vaincre (parce que, disions-nous, il joue la difficulté et qu’une de ses œuvres a toujours des côtés de réussite). Oui, il se collette avec sa matière, il la traite par les acides de son vocabulaire unique.

Car si Joris-Karl Huysmans a suivi une gradation qu’on peut noter dans l’agencement de ses œuvres, on ne peut pas trouver depuis presque le Drageoir aux épices, sûrement depuis les Croquis parisiens, de modification en son écriture. On dit volontiers qu’elle est extraordinaire. Si l’on veut, mais en quoi ? On en trouverait les origines un peu dans Rabelais, dans Barbey d’Aurevilly. Mais ces rattachements signifient peu de choses. Voici l’explication du style de Huysmans. J’omets d’abord une possession absolue de la syntaxe même en ses tours rares, la gouverne d’un vocabulaire énorme. Cela est évident. Mais l’écriture de Huysmans se comprend si l’on songe au développement de sa double sensibilité. D’une part, les faits idéologiques ou moraux lui apparaissent comme à un artiste d’instinct, doué seulement des sens extérieurs, et traduisant les impressions, pour autrui idéologiques et rien de plus, en sensations de couleur, saveur, résistance, etc. Et en même temps, ses propres sens sont si éduqués que de simples visions, goûts, parfums, etc., l’affectent comme nous feraient des émotions abstraites. Dès lors ses visions intenses de choses extérieures se caractérisent par des épithètes ou des prédicats de la plus délicate intellectualité, cependant que les observations morales se formulent par les plus savoureuses comparaisons sensibles. Je ferai sentir grossièrement cette manière en rappelant combien de fois M. Huysmans a parlé de beafsteacks loyaux  ; inversement d’une éloquence déplaisante il dit : « la vaseline du débit, la graisse de l’accent ».

Cet éclat pénétrant du style qui nous force à voir par des clartés nouvelles et inédites, les détails de sa pensée a étonné des lecteurs d’En route, ceux du moins qui sont mal familiers des habitudes littéraires de Huysmans. Elles ne nous ont pas surpris. Et nous eussions lamenté s’il eût adopté pour un roman chrétien le style cireux de la rue Saint-Sulpice.

Ici, détail : dans ce curieux roman de conversion on cherche si l’auteur s’est peint lui-même. Qu’importe, et quel intérêt ? Aussi bien qui ne se met pas soi-même en ses livres ? Pour faire vivre un personnage, il faut le vivre soi-même. Mais que Huysmans se soit seulement assimilé son Durtal le temps d’écrire son livre, ou qu’il l’ait été lui-même, ceci ne regarde que lui et les historiens futurs. Ils noteront d’ailleurs que M. Huysmans a le plus souvent choisi pour héros un homme de lettres, et, qu’il s’appelle André dans En ménage, ou Durtal comme aux derniers livres, il est le même être, en mouvement, et bien cousin de l’auteur…

Maintenant, on voit mal M. Huysmans recommençant le roman d’autrefois, le petit roman d’adultère à trois francs cinquante. Il s’est déclaré las de cet article qu’il a si parfaitement réussi jadis. Alors que lui reste-t-il à faire ? Traduire des, mystiques, des psaumes, ou mieux, rien. La carrière de M. Huysmans est belle d’exception et d’unité. Rien qu’il envie ne manque à sa gloire ; car la renommée lui serait insupportable. Il peut fort bien en demeurer à En route.

III. — Lucien Descaves

Les Emmurés sont datés janvier 1890-décembre 1893. L’artiste a porté quatre ans son œuvre, avec amour, avec peine.

M. Descaves est un romancier issu du naturalisme, du naturalisme de Médan, puisqu’il s’en sépara avec éclat après la Terre. Il consigna le manifeste pédant et sincère de Rosny, avec Margueritte, Guiches, et, je crois, Lavedan. Mais il avait passé par l’école. Comme c’était l’usage, il avait tenté de suite son roman réaliste, le Calvaire d’Héloïse Pajadou, bon exercice. Il connaissait Bovary et Bouvard, les Rougon-Macquart, les excellents volumes de Mirbeau, moins les sobres études de Duranty, beaucoup Huysmans : je présume ces éducations d’après leur résultat.

Si on veut, M. Descaves, avec ses camarades des Cinq plus haut nommés (il en faudrait assez éliminer Lavedan dont le talent distingué s’applique à des fantaisies judicieuses et sans verve), marque une forme suffisamment nouvelle pour qu’on l’appelle néo-réalisme. La nouveauté de leur cas ne fait pas leur mérite, car être postérieur de dix ans suffit à inspirer une manière différente, pour peu qu’on soit intelligent. Mais, outre qu’ils ont, celui-ci du savoir, celui-là de la facilité, cet autre de la fantaisie, et M. Descaves, en particulier, une singulière puissance de style, leur « système » est intéressant. Le voici, brièvement : (Il est entendu que ces messieurs ne se sont pas mis à une grande table, posant : « Nous allons faire, etc. ». Mais ils sont entraînés par le même circulus d’idées.)

On le caractériserait juste en l’appelant mieux que néo-réalisme, ce qui seulement le date, en l’appelant réalisme appliqué. Dans Rosny, dans Descaves, les qualités demeurent de vision exacte, fidèlement transcrite : bénéfice de l’école. Si l’on veut qu’on nomme un livre type de l’école, ce sera l’Accident de M. Hébert, de Léon Hennique ; ce ne sera pas Bel-Ami : Maupassant, plus populaire, on sait pourquoi, d’ordinaire est honoré pour une clarté supérieure : mais c’est une clarté extrinsèque à la confusion des choses, une clarté de jour d’atelier. Le talent de saisir et de traduire le monde sensible est acquis. Champfleury, Flaubert, les de Goncourt, Zola s’y employèrent :-d’eux l’apprit quiconque voulut : Mirbeau, Céard, Alexis, Ginisty, etc. C’est une conquête pour les lettres françaises. Les grands moralistes, ni Fénelon, ni l’abbé de Saint-Pierre, ne savaient dépeindre une échoppe ; ils inventaient de souvenir flou. Aujourd’hui, telle maladresse n’est pas excusable, c’est pure paresse. Sans doute, le mérite de cette matérielle exactitude n’est pas inouï. Elle ne supplée à rien, elle ne suffit pas ; mais elle peut être indispensable. Même les détracteurs passionnés des médanistes leur sont débiteurs. Des paysages de certains symbolistes valent par une précision de contour et de lignes que les romanciers de quarante ans ont heureusement vulgarisée. Au surplus, l’incohérence du dessin reste loisible, mais mal défendable.

Dans la joie de leur honorable travail, les premiers réalistes l’appliquèrent à toute matière. Ils n’avaient d’yeux que pour le procédé, pour le rendu. On s’est blasé depuis. Une technique n’est pas un art. Des techniciens plus récents, assez en équilibre sur leur instrument pour ne se préoccuper plus que de la direction, commencèrent à s’orienter. Oui, une orientation, une intention, voilà ce qu’ajoutèrent ces écrivains. Chez M. Rosny la visée apparaît clairement ; c’est un romancier social. M. Descavcs, qui est socialiste davantage, masque mieux les moralités latentes de ses œuvres. L’un et l’autre représentent éminemment un réalisme appliqué ou émotionnel.

M. Lucien Descaves applique son talent de romancier à la description de milieux sociaux ou naturels, hier les casernés, aujourd’hui les aveugles, envisagés non descriptivement, en teinte plate, et au repos mort d’une pose même instantanée chez le photographe, mais en mouvement, en vie active. La froideur anatomique, l’indifférence de dissecteurs reprochée à ses maîtres, a disparu. C’est la vie, dans son complexe mouvement physiologique, dans son devenir incertain et émouvant que ses livres savent évoquer.

Les Emmurés sont les aveugles. Leur disgrâce physique, leur éducation, leurs groupements, leurs métiers et leurs misères se développent au long de ces cinq cents pages. Et il en est, nécessairement, qui sentent un peu le manuel Roret ; elles sont rares. L’auteur a pénétré assez ce milieu pour en posséder mieux que la notion, pour s’en assimiler l’émotion.

J’aime peu que ces aveugles partagent en art, en musique, etc., les préférences que nous savons celles de M. Descaves. Est-il bon que le roman appuie nos polémiques esthétiques ? Certes, M. Huysmans a usé avec éclat de cette méthode. Mais ses personnages sont toujours lui-même, ce qui justifie le procédé.

Pourquoi le nom d’Huysmans s’impose-t-il ici ? C’est que M. Descaves est proche de ce maître, par la vigueur précieuse de son style. Il n’y a pas de vocabulaire plus riche, de syntaxe plus opulente. D’anciens et justes termes sont par lui réinstaurés en leur dignité méritée. Son faible est la composition, trop massive et sans imprévu.