(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XXIV. Conférence sur la conférence » pp. 291-305
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XXIV. Conférence sur la conférence » pp. 291-305

Chapitre XXIV.
Conférence sur la conférence6

Mesdames, Messieurs,

Entre toutes les excentricités dont on accuse les théâtres novateurs et spécialement la scène de l’Œuvre, aucune, pour moi, n’est plus imprévue que de m’y voir devant vous et de m’entendre vous parler. Comment, n’allant presque jamais au théâtre, depuis qu’après un an d’expérience quotidienne, poursuivie par devoir ou plutôt par métier, en 1888, je reconnus dès 1889 que, plus ça changeait plus c’était la même chose, que, si aux reprises du Courrier de Lyon, le régisseur, je suppose, a l’attention gracieuse de rafraîchir les scènes les plus défraîchies, pour les vaudevilles d’usage courant on néglige même ce soin ingénu, qu’on change, il est vrai sur l’affiche Boucheron en Burani, et dans la pièce Molinchart en Dupotard, mais que ces corrections nominales ne font différer en rien les produits nouveaux de l’invariable étalon déposé dans les prisons où le Palais-Royal fait travailler, — comment, avec ce parti pris évident d’indifférence aux manifestations, dramatiques, viens-je, en personnage de prologue, improviser sur cette scène mon petit solo de rhétorique ? On m’a sur une vague et vieille promesse forcé la main. Mais ce bavardage, vous voilà contraint de l’écouter… que dis-je ? de l’écouter avec agrément, sous peine de vous confesser à vous-même votre tort d’être venu, d’avoir peut-être payé vos places, et en ce cas ridiculement cher.

Je suis un garçon de précaution. Ayant assumé de vous entretenir ce soir, je me suis enquis, voilà quelques jours, d’un thème de conversation. Or, quand on passe certains jeudis vers une heure au Luxembourg, on aperçoit le vivace M. Francisque Sarcey, feuilletant du pouce le Testament de César Girodot et Athalie, qui accroche à sa mémoire exercée quelques situations et quelques vers ; les fragments adroitement cueillis, lui sont un texte suffisant pour la parallèle qu’il va conférencier l’heure d’après. Fort d’un si considérable exemple, j’ai tenté de le suivre. J’avais donc relu les pièces qu’on va représenter après mon départ, et, me souvenant du sang-froid, aussi de l’ardeur communicative, avec lesquels notre respecté doyen excelle à démontrer qu’au fond et malgré des différences intéressantes Athalie et Girodot, c’est toujours la même chose, vue là sous l’angle dramatique, ici sous le comique, que c’est une lutte semblable pour la puissance figurée là par le trône d’Israël, ici par la fortune d’un rentier, j’avais entrepris de vous transmettre des assurances analogues. Tout de même ai-je redouté que, dépourvu cette fois de l’autorité triple de l’âge, du torse et du talent, le joueur de parallèle ne parût d’une impertinence un peu vive, et, m’humiliant, j’ai reconnu qu’il fallait, pour risquer de si joyeux paradoxes, une réputation plus avérée de robuste bon sens.

Je songeai à une manière plus modeste. Persuadé par des personnes âgées que les jeunes gens doivent commencer par imiter, j’évoquai la méthode de feu Henry de Lapommeraye. Ce dernier des Gaulois n’avait pas son égal pour la conférence historique. Muni d’une bonne bibliothèque, il s’instruisait, avant que de sortir, d’anecdotes variées relatives à l’histoire de son auteur. Méthode possible si j’avais à parler de Rotrou ou de Scarron. Mais allais-je vous conter la vie de collège ou de volontariat, de coulisses et de salles de rédaction des auteurs représentés aujourd’hui ? Je constatai tôt que ces bavardages historiques et documentaires sont simplement scandaleux quand ils veulent caractériser des contemporains ; et lorsqu’ils s’appliquent à des auteurs jadis, ils sont insipides, ils sont livresques, ils puent le Memento de baccalauréat.

Alors quoi ? Analyser les pièces du programme, en lire les fragments essentiels, souligner les passages typiques, avec gentillesse pour en montrer la valeur, comme le voisin complaisant qui vous tire par le coude aux bons endroits, ou avec malveillance pour vous en insinuer le ridicule, ce ridicule inséparable de toute beauté un peu neuve ? Passe-temps facile à moi, agréable à vous, renouvelé des soirs pacifiques de la salle des Capucines et du feuilleton-parlé ? Mais je vous eusse de la sorte privé de la moitié de votre plaisir : la surprise, et j’eusse défloré pour ma commodité personnelle le charme d’inédit du spectacle qu’on va donner.

Valait-il mieux, laissant intactes les légendes, tirer de tel ou tel acte de tout à l’heure un problème moral bon à retourner ensemble, en attendant qu’il soit neuf heures et demie ? Le drame en un acte annoncé par l’affiche pose la question vieille mais éternelle de la femme fatale, de la Sapho de Daudet, la question des relations intellectuelles et des confidences possibles de frère à frère ; l’autre tragi-comédie incitait à parler du divorce, ou de la fidélité, ou de la jalousie, mais ces fantaisies physio-psychologiques, de trop fortes lectures récentes m’en avaient ôté le goût. Pour les besoins d’un travail étranger, il se trouve que je viens de relire les grands romans de Tolstoï, et Tolstoï, comme Balzac, comme Stendhal vous décourage de tout nouvel essai touchant les mœurs. C’est Voltaire qui, lisant Athalie, s’exclamait : « On a honte de faire des vers quand on en lit de pareils. » Pareillement, et malgré l’autorité de notre aimable Marcel Prévost, qui, tout en continuant avec un dévouement dont on lui sait gré ce qu’il appelle la tradition des gentils conteurs, adresse à sa clientèle spéciale des consultations pour les maladies morales secrètes, et enseigne aux nobles lectrices du Temps, pour moitié protestantes et pour moitié israélites, les principes de la galanterie nationale et honnête, en un style troublant qui fleure le pot-au-feu au patchouli, malgré l’exemple du jeune et courageux écrivain, n’osons-nous plus tenter ces petits divertissements psychologiques pour peu que nous venions de relire ou Stendhal ou Balzac ou Tolstoï.

Vu cet égal dénuement d’intérêt des diverses manières possibles, il ne restait que d’oublier que cette conférence est le prologue d’une représentation et de l’utiliser à traiter verbalement un sujet agréable ou utile : l’impôt sur les revenus, le pari mutuel, la question congolaise. Mais ces excellents sujets propres à susciter des articles ingénieux du Mercure de France ou du Mémorial diplomatique ou du Paris-Vélo, que gagneraient-ils être exposés de vive voix ? Je vis bien dès l’abord tout ce qu’ils y perdraient, et combien il resterait peu, au discours, de la documentation et de la technique qui ne conviennent qu’à la rédaction lente et à la lecture reposée.

Cette dernière réflexion était grave. Elle eût dû surgir la première puisqu’elle comprend et domine toutes les autres. Quel est l’intérêt de la conférence et, depuis qu’on a inventé d’abord l’écriture, ensuite l’imprimerie, enfin la presse, demeure-t-il quelque profit à se déranger pour l’audition d’un soliloque en un lieu clos ? La réunion publique, à la bonne heure ! C’est le jeu tout chaud des opinions diverses, l’échange rapide, vivant, des objections et des répliques ; mais si l’on est seul à parler contre tous qui écoutent, est-il pas plus pratique que l’un imprime à son heure ce que les autres liront à leur loisir ?

Voilà une objection à quoi je n’ai pas trouvé de réplique. Et cependant la conférence doit correspondre à quelque goût naturel puisqu’elle existe depuis si longtemps et puisqu’elle subsiste. Elle a toujours amusé les intellectualités gréco-latines. Il y avait dix siècles qu’on faisait des conférences, que c’était un métier, le métier de rhéteur, auquel on se préparait longuement, quand saint Augustin, qui ne songeait pas alors à la sainteté, y gagnait cinquante mille francs par an, en improvisant sur Hélène ou sur Orphée, sur la pluie ou sur le beau temps. Et cet exercice conservé et transmis dans les scolastiques et dans les Sorbonnes, dans les académies de province et autres jeux floraux, voilà que, malgré le débordement de journaux et de revues à qui toutes les idées se pourraient si sûrement confier, voilà qu’au siècle de M. Bodinier la conférence est plus à la mode que jamais.

J’ai cherché les raisons de cette vogue : elles sont peu flatteuses.

Pourquoi y a-t-il des conférences ? N’en doutez pas : par vanité. Sans doute il est déjà flatteur d’être imprimé, mais qui est imprimé n’est pas nécessairement lu, et l’esthète qui écrit de littérature au Courrier du Soir, par exemple, ou à La Presse, se peut froisser à la longue de constater qu’on n’achète sa feuille que pour y lire les résultats du sport et les derniers cours de la Petite Bourse, et peut éprouver l’incompressible besoin de confier à une centaine de personnes, dûment enfermées et obligées d’écouter la conception personnelle et distinguée qu’il s’est faite du théâtre de Victor Hugo ou de la musique de Verdi. C’est une publicité de la pensée plus restreinte mais plus sûre que l’imprimé ; c’est aussi le plaisir de l’applaudissement direct, dans la figure, surtout quand on a comblé une petite salle de ses amis, bref c’est un ensemble de petites illusions, illusion de pensée, illusion d’éloquence, illusion de succès qui chatouillent ridiculement, mais si au bon endroit notre vanité, qu’on ne saurait citer aucun sage qui, ayant fait une conférence, n’en ait pas voulu tenter d’autre.

La vanité nous explique le discoureur, elle ne nous explique pas l’auditeur. Pourquoi beaucoup vont-ils à la conférence plus volontiers qu’ils ne se rendent au théâtre ou qu’ils ne restent à lire chez eux ? C’est d’abord par paresse. On en est tôt débarrassé. C’est l’affaire d’une demi-heure, trois quarts d’heure au plus de patience inerte ; le théâtre c’est toute une soirée à donner. Et la lecture est un exercice qui veut quelque peine. Mon savant ami Charles Henry, qui est un mesureur obstiné des sensations, dirait en son jargon que l’exercice de la lecture est dynamogéniquement inférieur à l’audition. La loi instinctive du moindre effort et de la fatigue minime veut donc qu’on préfère une conférence à une lecture. C’est tellement vrai que les conférences de M. Catulle Mendès, morceaux certes d’élévation, nourris de souvenirs amusants et à qui ne manquent point les hauts points de vue, ont beau n’être que les coupures de ses livres de critique et d’histoire musicale, quand il les lit lui-même on l’acclame ; mais tout seul, auprès de son feu, on ne songerait pas à les lire, parce qu’on ne lit pas, parce qu’on est trop paresseux.

Après la paresse, la badauderie : « Tiens, Untel parle à tel endroit ; je ne serais pas fâché de voir ça. » On n’est pas fâché de voir ça ; ça, c’est-à-dire comment est fait ce monsieur dont on a lu la signature sur des livres, des journaux ou des revues, comment il entre, marche, salue et s’assied, s’il est hâve ou rubicond, s’il grasseyé ou s’il a l’assent, surtout s’il sait parler ou s’il bafouille, s’il ira jusqu’au bout ou s’il fera fiasco. Cette dernière curiosité est bien parente de celle qui pousse le paisible badaud, en l’âme de qui sommeille une sanguinaire canaille, dans les baraques des dompteurs, qui sont après tout mangeables. Dans l’un et l’autre cas on se demande : « Va-t-il s’en tirer ? Et s’il allait tomber ?… » Et ce goût un peu malsain d’assister à quelque chose de périlleux fait qu’on réserve toujours meilleur accueil au belluaire, je veux dire au conférencier, qui se présente sans cuirasse, c’est-à-dire sans notes. — Cette badauderie maladive, cette envie de la personne réelle et du morceau vivant, d’autres exhibitions sans doute la satisfont davantage : c’est elle que l’industrieux tenancier des Folies-Bergère exploite si intelligemment lorsqu’il laisse voir, sur, dirai-je sa scène, Mlle de Pougy ou Mlle de Presles. C’est au fond, ici et là, semblable curiosité, et la même lorgnette se braque sur M. Paul Deschanel qui se braquait sur Mlle d’Alençon. Seulement Monsieur l’a passée à Madame, et l’une est aussi badaude que l’autre.

Badauderie, paresse et vanité, voilà des reproches bien gros, mais qui ne s’adressent pas à toute forme de discours, qui visent la plus insignifiante et la plus superficielle. Car il faudrait, si l’on étudiait l’histoire de la Conférence, et Dieu sait que ce n’est pas mon intention dans cette causerie, se garder de confondre ce genre spécial et un peu factice avec l’éloquence de la chaire et celle de la tribune ; ce qui rehausse ces deux genres, c’est la gravité de l’objet poursuivi dans les oraisons et dans les harangues, objet religieux, objet politique. Même il siérait de joindre à ces deux ordres d’éloquence, du prêtre et du tribun, celle du pédagogue, celle du professeur de faculté, et de distinguer bien ces trois types d’orateur du quatrième qui est le conférencier. Ni Lamennais, ni Gambetta, ni Villemain n’étaient des conférenciers. C’étaient des orateurs. Ils parlaient pour la gloire plus grande d’un dogme religieux, politique ou littéraire, ils parlaient pour dire quelque chose et le fond de leur pensée leur importait plus que la forme, ils parlaient pour le plus grand nombre possible d’auditeurs à instruire, à entraîner ou à convertir. Le conférencier au contraire parle à un petit groupe, sur un petit sujet, et pour peu en dire. Et c’est sa verve qui amusera, non sa pensée qui instruira. Au sortir d’une conférence, nul ne songera à se dire fortifié ni même édifié, il se sera ou non amusé. Au rebours de l’opinion manifestée par un artiste exquis, M. Laurent Tailhade, l’une des dernières fois qu’il batailla contre le Muffle, je suis sûr que le conférencier ne parle pas pour instruire mais pour plaire.

Mais nous vivons, Mesdames et Messieurs, en un temps où règne ce que M. Désiré Nisard appelait mélancoliquement la confusion des genres. Et en même temps que l’importance politique des sujets traités par quelques conférenciers d’il y a vingt ans, les Eugène Yung, les Émile Deschanel, les Dollfus et d’autres rehaussaient un peu le genre, on voyait les politiciens, les universitaires et même les orateurs sacrés emprunter à la conférence sa manière familière, persuasive et quand on peut spirituelle. Et alors, tout de même qu’on ne fait plus de tragédie, de drame, de comédie et de bouffonnerie, mais simplement des pièces, tout de même on ne prêche plus, on n’enseigne plus, on ne harangue plus, on ne plaide plus, mais simplement on parle. Un plaidoyer de M. Waldeck-Rousseau n’est plus qu’une causerie, un discours de M. Périer qu’un bavardage ; le professeur Lintilhac sait détailler et le R. P. Olivier est un fin diseur. Voilà où nous en sommes. Qu’est-ce à dire ? Avec les optimistes qu’on en est venu à plus de simplicité sinon de sincérité ; — ou avec les pessimistes que, dans l’impossibilité d’imposer gravement des théories auxquelles on ne croit pas à un public qui y croirait peu, on a dépouillé tout dogmatisme, le bon comme le mauvais, et suivant une distinction de mots que nous emprunterons, petite pédanterie, Pascal, on n’ose plus essayer de convaincre et l’on se contente d’agréer. Ç’a été toujours la position du rhéteur, il paraît que c’est aujourd’hui celle de tout le monde, car, en vérité je ne vois pas d’exception. Que M. Ferdinand Brunetière lui-même, le plus loyal certes des critiques, interroge profondément sa conscience ; il confessera, étonné peut-être tout le premier, qu’il parle beaucoup moins pour nous faire pénétrer sa théorie évolutionniste que pour s’assurer qu’il est un orateur à la grâce de qui rien ne saurait résister, il confessera qu’il disserte comme d’autres flirtent. — À un examen attentif, ce pourrait bien être celui de tous les causeurs à la mode qui passe pour le plus dilettante, qu’on constaterait le plus sincère et le plus sérieux. M. Jules Lemaître, certes, s’amuse et nous amuse, mais entre deux grâces il sait glisser une phrase profondément pensée, sans l’alourdir par des insistances, comme l’on doit faire dans le dernier salon où l’on cause, si, comme je l’espère, on y sait bien causer.

Qu’il n’y ait plus, Messieurs, d’orateurs convaincus, cela n’implique point qu’il n’en reste pas d’ennuyeux : épargnez-moi de nommer les membres de l’Institut ou d’une célèbre revue saumon qui abusent de la plus hospitalière des duchesses pour faire entendre en sa maison leurs élucubrations touchant « les moyens de transport chez les Mormons » ou « les contributions indirectes sous les Ptolémées ». Leur cuistrerie enrayera heureusement le succès de la conférence. Et l’on peut compter aussi pour ce bon office sur l’impayable pédanterie du plus titré mais du plus encombrant des Vadius.

Mais rien pourra-t-il calmer cette débauche de parlotes mondaines ? Il est permis de l’espérer. D’abord, ce n’est plus à cette heure qu’une mode et rien n’est aussi précaire que la mode. Aussi bien ne nous en exagérons ni l’étendue ni la profondeur. Une très légère couche du public parisien est contaminée. Le faubourg Saint-Antoine et aussi le faubourg Saint-Denis sont indemnes. Même dans les faubourgs d’élite, authentiques ou snobs, Saint-Germain ou Saint-Honoré, il semble bien que plusieurs forcent leur naturel et s’excitent pour manifester un goût décidé d’un divertissement si médiocre. J’ai entendu beaucoup de conférences dans des salles singulièrement mal remplies. Ne faut-il pas qu’un homme soit d’une oisiveté un peu ridicule pour aller écouter un autre monsieur au milieu de l’après-midi, quand il pourrait si bien se promener, jouer ou par hasard travailler ; les jeunes filles, c’est une autre affaire ; voici longtemps qu’on a judicieusement observé qu’elles sont, toutes, amoureuses des professeurs, et il suffisait d’entrer cet hiver au cours libre de M. Reinach ou de M. Brunetière pour s’en assurer ; ce n’étaient que jeunes filles et institutrices : aussi quelques perruches sur le retour. Quant aux jeunes femmes, c’est autre chose ; elles se disent assidues des conférences : ne les croyez qu’à demi. Les salles de conférences ont remplacé les magasins de nouveautés dans leurs prétextes d’occupations. Peut-être vous souvient-il d’un dessin en diptyque de Forain. Premier tableau ; décor très intime ; il est cinq heures (Personnages : un monsieur, une dame) : la dame, simplement : « Quelle bonne idée tu as eue d’acheter un second peigne. » Deuxième tableau (personnages : la même Dame, un autre Monsieur ; on est à table) : la dame, toujours simplement : « Figure-toi, mon chéri, que j’ai retourné le Louvre, le Printemps, et le Bon Marché sans trouver la nuance de doublure que je voulais. Demain j’y retournerai. » La phrase a trop servi, et maintenant la jeune femme répond à son seigneur inquiet de ses yeux fatigués : « Je n’ai pas cessé de courir de Faguet à la Sorbonne, à du Bled chez la duchesse, et à Vanor chez Bodinier, sans trouver la nuance d’âme que je cherchais ; je recommencerai demain. »

Je remercie les auditrices, loyales celles-là ou momentanément inoccupées, qui aujourd’hui sont venues en personne entendre moquer leur prétendu passe-temps favori. Peut-être attendaient-elles une plus substantielle causerie, une mise en goût de la représentation à laquelle je vais laisser libre cette scène.

On va jouer des pièces exotiques. Ne soyez pas trop gelés devant des dramaturges aussi polairement distants. Ces danois, ces norvégiens, ces slaves (je ne parle pas d’Ostrowski, d’Ibsen, de Bjornson, dont nous savons des œuvres si belles), mais les autres, les moindres, les barbari minores, ont leur intérêt. Ce n’est pas ce que nous concevons le mieux qui nous doit intéresser davantage, il ne faut pas chercher à nous reconnaître dans ces drames ; nous risquerions d’y reconnaître du même coup, en leur influence, le fils de Dumas père, quand ce ne serait pas le père de Dumas fils. Ne tentons pas ces identifications. Sauvegardons la sensation de l’exotique et le frisson du fjord. Sans doute les traductions sont faibles et nous adviennent presque toujours à travers déjà des versions allemandes ; mais les obscurités, même les maladresses, sont ici savoureuses. Elles aident à laisser après la représentation du théâtre une notion moins concrète, plus de marge et d’imagination. Les horizons mal fermés de ces scènes lointaines incitent au rêve mieux qu’une pièce bien close d’Émile Augier ; et les esprits les plus incurablement classiques se souviendront que les régents qui gardent devant les lycéens les chefs-d’œuvre nationaux situent le charme décisif et supérieur du Misanthrope dans l’incertitude, presque l’inexistence du dénouement. Qu’au surplus, si les voiles obscurs délicats ou suggestifs dont nous croyons parées ces grâces du nord ne soient que les taches de la lunette où nous regardons, où les interférences de nos cils qui clignent, importe-t-il ? Non certes, et une conférence préparatoire était donc quasiment sans objet. Mais son inutilité, sa vacuité même sont une preuve ultime, personnelle et décisive de ce que j’avançais tout à l’heure touchant la mode superflue et l’engouement assez Trissotin des conférences.

En parlant pour ne rien dire, j’ai (négativement) prouvé le mouvement en marchant.