(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre septième. »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre septième. »

Chapitre septième.

§ I. Des principaux écrivains du second ordre au xvie siècle. — § II. La satire Ménippée. — § III. Des progrès de l’esprit français dans les lettres au xvie  siècle, et de l’illusion que se font, à cet égard, quelques personnes. — § IV. Du caractère général de cet esprit, manifesté par les qualités et les défauts de Montaigne, et de ce que le xvie  siècle laissait à désirer. — § V. Que demande-t-on au commencement du xviie  siècle ? Charron. Saint François de Sales. — Influence du règne de Henri IV.

§ I. Des principaux écrivains du second ordre au XVIe  siècle.

La liste des grands prosateurs du xvie  siècle est épuisée. On n’en peut pas compter plus de quatre ; et encore l’un d’eux, Amyot, n’est-il qu’un traducteur de génie. C’est dans ces quatre prosateurs qu’il faut chercher la plus complète image de l’esprit français au xvie  siècle. Les écrivains secondaires n’y ajoutent que fort peu de traits. Ils développent certains points ; ils s’attachent à un ordre particulier d’idées ; ils l’enrichissent de quelques détails. Mais, pour les grandes qualités qui font vivre les écrits, pour les beautés qu’on ne recommence pas, elles y sont rares comme les hasards de la veine chez les écrivains qui n’ont que du talent. Aux écrivains de génie, la gloire de marquer un progrès, de doter d’une conquête l’esprit humain. Aux écrivains de talent, le mérite de pressentir ce progrès ou de pousser cette conquête. Du reste, ils n’apportent rien d’essentiel, rien qui ne dut découler, comme une conséquence naturelle, des découvertes des écrivains supérieurs. Mais ils sont pour la foule comme des interprètes qui l’aident à comprendre les écrivains supérieurs. Ils rendent populaires, en les mettant à la portée de sa main, des vérités qui dans leur forme première, seraient restées longtemps inaccessibles.

A ce mérite se joint, chez les écrivains secondaires du xvie  siècle, un mérite de nouveauté durable dans la langue qu’ils emploient à tous les usages et introduisent dans toutes les matières. Ils forment ce qu’on peut appeler la langue intermédiaire entre celle que parle le peuple et celle que créent ces rares esprits, pour lesquels il faut réserver le nom d’hommes de génie. Aussi les écrivains secondaires tiennent-ils un meilleur rang au xvie  siècle qu’aux deux siècles qui suivent, parce que la condition de ces derniers est moins bonne. Quand les langues sont arrivées à leur perfection dans des ouvrages marqués de toutes les qualités de l’esprit humain, personnifié lui-même dans l’esprit d’une grande nation, la plupart des écrivains secondaires ne font guère que ramasser ce que les écrivains supérieurs ont omis comme superflu. Quelques-uns affaiblissent en les développant, ou corrompent en les mêlant d’erreurs qui affectent la nouveauté, les vérités que ceux-ci ont exprimées d’autres, qui ont plus de fougue et d’audace, se retournent tout à la fois contre les vérités et les disciplines consacrées par les œuvres du génie, et attaquent le goût du public par impuissance de le contenter, Au xvie  siècle, où les écrivains supérieurs laissent d’ailleurs beaucoup à perfectionner, les écrivains secondaires ont l’importance et l’originalité d’auxiliaires chargés de quelque partie plus facile de la tâche commune, et qui, dans certains ordres de vérités et de connaissances, poussent l’esprit français et la langue, et complètent les conquêtes du génie.

On en compte de trois sortes : ceux qui continuent à enregistrer les faits contemporains, à l’exemple des chroniqueurs ; ceux qui exploitent quelque partie de l’héritage de l’antiquité ; ceux enfin qui en appliquent les méthodes et les immortelles leçons à améliorer le présent et à préparer l’avenir : les auteurs de Mémoires, les érudits et les écrivains politiques.

Parmi les auteurs de Mémoires, il faut noter les deux frères Du Bellay, famille d’excellents esprits, vivant dans les grandes affaires de la première moitié du siècle et, qui les racontent, l’un dans de simples Mémoires, à la façon des chroniqueurs ses devanciers155, l’autre dans des histoires un peu fastueusement taillées sur le patron de Tite-Live, avec une certaine ambition pédantesque qui dans ce temps-là n’était pas d’un mauvais exemple156 : le Loyal serviteur, un inconnu, peut-être un des secrétaires de Bayard dont il a raconté la vie dans une chronique pleine de grâce, de facilité et de naturel, où l’admiration, au lieu d’être banale, comme dans Froissart, est toujours sentie et justifiée ; petit ouvrage charmant, du même caractère que les écrits de Marguerite de Valois, un fruit de l’esprit français touché par le premier souffle de la Renaissance157. Viennent ensuite la nièce même de cette princesse, la seconde Marguerite de Valois fille de Henri II et femme de Henri IV, auteur de quelques pages de Mémoires que l’Académie française, par un jugement où il entrait peut-être de la galanterie, regardait comme le modèle de la prose au xvie  siècle158 ; le cardinal d’Ossat, ambassadeur de Henri IV près la cour de Rome, esprit pénétrant, simple et droit, qui expose au roi son maître, d’un style abondant et ferme, toute sa négociation relative à certains projets politiques de Henri IV, et notamment à l’affaire de l’abjuration 159 ; Brantôme, dont la curiosité ne se renferme pas dans les choses de son temps et de son pays ; qui recueille çà et là dans les livres et dans les ouï-dire les matériaux de sa chronique scandaleuse ; du reste, dans ce goût peu honorable pour les immondices de l’histoire, plein de sens, de finesse et d’excellent style, et plus à blâmer peut-être pour avoir eu la plus malhonnête curiosité dans un siècle si curieux, celle des musées secrets, que pour avoir exploité de propos délibéré la corruption de son temps160 ; le maréchal de Montluc, dont Henri IV appelait les Mémoires la Bible des soldats, jugement qui peint le livre161. J’omets quelques noms, comme moins marquants, non comme méprisables une certaine jeunesse et naïveté de langage donnait du prix aux plus obscurs de ce temps-là.

Les érudits éminents sont en assez grand nombre. Les Budé, les Turnèbe, les Vatable, les Eauchet, les Ramus ont laissé des noms durables dans l’histoire de l’érudition française. Le premier, quoique ayant plus écrit en grec et en latin qu’en français a été une des lumières de la Renaissance dans notre pays, et le conseil de François Ier dans ses fondations littéraires le dernier eut la gloire de tenter avant tous ce que Descartes devait réaliser moins d’un siècle après, l’émancipation de la philosophie ; sa mort même témoigna de la grandeur de ce service rendu à l’esprit humain. Pasquier, le plus agréable à lire peut-être, est ingénieux et sensé dans ses Recherches, piquant dans ses lettres, imitées de cet art de Pline le Jeune, qui fait valoir des riens par le soin de l’expression ; mais il ne s’y élève jamais à cet ordre d’idées où la langue est faite de génie. Henri Estienne, le plus illustre de cette famille, noble aussi par l’hérédité du savoir et du dévouement aux lettres, est plein de mouvement et d’enthousiasme dans ces ouvrages un peu confus, où il défend l’idiome français contre l’imitation italienne, et l’égale à la langue grecque mêlant toutes choses, la philologie et la polémique, la dissertation et les anecdotes contre les catholiques, sa passion de réformé et sa passion d’érudit. Ouvriers habiles, gens de cœur, ces écrivains n’expriment rien mollement ; tous savent donner à leurs pensées un tour vif et hardi, ceux qui ont éprouvé les passions de leur époque, comme ceux qui n’en ont senti que la curiosité ardente pour tous les objets de la connaissance humaine.

La première place dans ces seconds rangs appartient aux écrivains qui ont appliqué leur savoir à la réforme de la société. En tête, sont deux hommes d’un sens supérieur, les lumières du droit civil et du droit politique à cette époque, le plus grand jurisconsulte du xvie  siècle Dumoulin et le plus grand économiste Bodin. Dumoulin retrouvait les véritables sources et posait les règles fondamentales du droit français ; Bodin mêlait à des rêveries pythagoriciennes deux principes excellents, et qui sont devenus du droit public, l’inaliénabilité du domaine royal et la nécessite du consentement des sujets pour la levée des impôts. Au-dessous d’eux, les frères Pithou éclaircissaient les questions si délicates des rapports soit de la couronne avec le Saint-Siège, soit de l’Église gallicane avec l’Église romaine. Tous appartenaient à ce parti politique qui avait lui-même l’idée la plus élevée et la plus féconde de ce temps-là : l’idée de l’unité de la France en toutes choses ; ils en poursuivaient la réalisation, comme penseurs et comme citoyens, par de bons écrits et par des vertus.

Ce ne sont, toutefois que des écrivains à consulter un seul ouvrage, dans cet ordre, est à lire, parce qu’il a défendu la bonne politique du temps par des moyens et avec un art qui sont de tous les temps : c’est la Satire Ménippée.

§ II. La Satire Ménippée.

Le discours de l’imprimeur n’en est pas la plaisanterie la moins piquante. Il feint que l’auteur lui est inconnu ; que, voulant l’aller remercier du grand profit qu’il a fait à l’impression et au débit de l’ouvrage, « auquel, dit-il, on a couru comme au feu », il s’est longtemps enquis de sa demeure. On lui indique un seigneur Agnoste, du pays d’Aléthée, de la ville d’Éleuthère, habitée par les Parisiens, « gentilhomme de bonne affaire et point trompeur qui aime mieux le concile de vin que de Trente162. » Il demeure, lui dit-on dans la rue du Bon Temps, à l’enseigne du Riche Laboureur. Notre imprimeur y court : mais il ne trouve ni bon temps, ni riche laboureur. Pourquoi ? Demandez-le à la Ligue. Enfin il découvre un parent du seigneur Agnoste qui lui donne des explications sur le titre de Satire Ménippée, et répond aux critiques qu’on a faites de l’ouvrage. La principale porte sur la harangue du sieur d’Aubray, prévôt des marchands, qu’on a trouvée trop longue et trop sérieuse au prix des précédentes, qui sont courtes et burlesques. C’est une critique contemporaine qui n’a pas cessé d’être juste163.

L’idée était fort heureuse d’imaginer une réunion des principaux personnages des états, et de leur faire tenir des discours où ils se trahissent eux-mêmes, et dévoilent leurs motifs intéressés et ceux de leurs amis. C’est de la comédie, quoique d’un ordre inférieur à celle qui démasque les personnages par le soin même qu’ils mettent à se cacher. Mais les caractères en ont de la vérité, soit comme personnages historiques, soit comme hommes de tous les temps ; et l’on se prête volontiers à une fiction qui fait dire aux orateurs ce qu’ils ont le plus d’intérêt à taire. Il est même bon nombre de choses qu’ils ont pu s’avouer à eux-mêmes. Par exemple s’il y a de l’excès à supposer le duc de Mayenne se vantant ouvertement et mots découverts de sa lâcheté, de son avarice et de tous ses manques de foi, il n’est que vraisemblable de lui faire dire qu’il n’a jamais voulu engager son armée contre le Béarnais, pour se réserver, ni le serrer de trop près, de peur d’être excommunié. Car quel est le lâche qui ne se croie pas simplement prudent ? Et ne s’est-il pas rencontré au xvie  siècle quelque méchant général persuadé que s’il reculait devant un ennemi hérétique, c’était par scrupule de religion ? Ailleurs, quand Mayenne avoue qu’il a toujours songé à faire quelque chose de bon pour lui et les siens, n’a-t-il pas pu croire, dans la bonne foi de sa cupidité, que c’était un juste prix de ce qu’il avait fait pour la Ligue ?

De même, s’il peut paraître trop fort que le cardinal de Pelvé se targue de la bassesse intéressée de son dévouement à la maison de Lorraine, quoi de plus vraisemblable qu’il loue Philippe II d’être prêt à donner une partie de ses royaumes, pour que tous les Français deviennent bons catholiques et reçoivent la sainte inquisition ? Beaucoup d’âmes simples le croyaient.

Il n’est pas moins piquant de faire dénoncer les arrière-pensées de la Ligue par un homme qu’y avaient jeté l’or de l’Espagne et l’espoir du chapeau. Ce personnage, c’est l’archevêque de Lyon. Calviniste dans sa jeunesse, avec les mœurs des pantagruélistes mangeur de viande en carême et incestueux, la grâce de Dieu et celle des doublons d’Espagne, dit la satire, l’a déterminé à signer la sainte Ligue. Nul ne peut parler plus pertinemment des mobiles secrets et des conversions qui en ont grossi le parti.

Par une convenance satirique du même genre, c’est le docteur Rose, recteur de l’Université, tout à la Ligue, qui retrace les ravages des études, les paysans de la banlieue remplaçant les professeurs et les élèves, les classes servant d’écuries aux bestiaux. Il attaque son propre parti ; il signale les intrigues de Mayenne contre son neveu le duc de Guise, sa politique qui tend toute à sa conservation. C’est le pédant qui se croit encore devant ses écoliers en régentant ses complices. « Vous êtes trop de chiens à ronger un os », leur crie-t-il. Le lieutenant général Mayenne se baisse vers le légat, et lui dit à l’oreille « Ce fol icy gastera tout le mystère. » Excellent trait, qui atteint à la fois les chefs et les auxiliaires d’une mauvaise cause. La harangue, du docteur Rose excite un grand tumulte. Les massiers hurlent : Qu’on se taise ! n’osant dire : Paix là ! Le mot Paix est interdit dans cette réunion de faux braves qui font la guerre derrière Philippe II.

M. de Rieux, député pour la noblesse, complète cette galerie burlesque. On l’appelle M. de Rieux le jeune, parce qu’il n’est pas de l’ancienne maison de Rieux. C’est le fanfaron de la Ligue. Il en affiche effrontément les vrais motifs et se vante de ses cruautés, comme Montluc dans ses Mémoires. De Rieux a le délire de la guerre civile. « Que ne me fait-on roi ? dit-il. Je suis plus que tous ceux-là car mon grand-père était maréchal en France ou de France, et s’il a gagné enfer je gagneray Paradis. » Il fut pendu à Compiègne en l’année 1594. La Ménippée lui fait prédire sa fin. « Si je puys prendre Noyon, dit-il, je feray la moue à ceux de Compiègne. » En effet, ceux de Compiègne lui firent faire la moue, en le pendant164. Voilà le type du condottieri des guerres civiles. C’est l’enfant de l’anarchie politique et religieuse : il n’a ni Dieu ni roi, et il pille indistinctement les deux partis, sous prétexte qu’ils n’ont ni le vrai roi ni le vrai Dieu.

Toute cette partie de la Satire Ménippée est un fruit du pur esprit français, tel qu’il paraît dans nos trouvères, dans Villon, dans Marot ; cultivé, mais non transformé par la Renaissance. J’y reconnais la gaieté satirique de nos pères : rien n’y manque, ni le trait qui déchire, ni le jeu de mots qui assaisonne le sens, ni la pointe pour les goûts un peu grossiers. Quoique ce soit l’œuvre d’érudits, le grief national qui les a inspirés est si vif et si profond, qu’ils en oublient jusqu’à l’érudition, et qu’aucune imitation de l’antiquité ne paraît dans cette explosion de la vraie France blessée dans sa foi, dans son indépendance nationale, dans sa raison. Le but de ces harangues burlesques est d’ailleurs d’en rendre les héros ridicules : et à qui donc la France irait-elle emprunter l’arme du ridicule ? Mais la Renaissance a mis sa noble marque dans la harangue du prévôt des marchands, d’Aubray, la dernière du recueil et la seule qui soit écrite dans le ton sérieux. Elle aurait pu être prononcée par d’Aubray, lequel était « ainsi copieux et abondant en raison, dit la préface de l’imprimeur, et ne trouvoit jamais fin de son savoir ni de ses discours165. » C’est encore l’esprit français, non plus sous les traits de Panurge, mais parlant la belle langue de Gargantua, dans son plan d’études on y sent les fruits de la culture antique. D’Aubray a lu les modèles de l’éloquence latine ; il s’en est assimilé la méthode et le tour. Il fait justice de la Ligue au nom des principes éternels qui condamnent toute anarchie, il oppose à sa politique la vraie politique de la France, et il retrouve, pour peindre les horreurs de la guerre civile, les accents de Démosthène dévoilant Philippe, et de Cicéron accablant Antoine. Tout cela, sans doute, trop peu proportionné, trop long, d’Aubray l’avoue lui-même en finissant, quelquefois trébuchant de l’éloquence dans la déclamation, ou mêlé d’un certain mauvais goût, déjà moins pardonnable après Montaigne, mais vif, nerveux, abondant en raisons solides ; premier manifeste et première image durable du parti de la modération dans notre pays.

§ III. Des progrès de l’esprit français dans les lettres au XVIe  siècle, et de l’illusion que se font, à cet égard, quelques personnes.

On peut dire qu’au xvie  siècle, tout le champ de la pensée avait été défriché. Le présent, le passé, l’avenir, occupaient à la fois les intelligences, le présent raconté dans les Mémoires, le passé retrouvé par l’érudition dans les deux antiquités, l’avenir pressenti et comme préparé par les libres spéculations des moralistes, par les vœux, de tolérance, par l’esprit de réforme civile et politique qui pénétrait dans la société française.

La religion, la philosophie, la morale, la politique, jusqu’alors confondues dans une sorte de science encyclopédique dont la théologie était la clef, s’étaient enfin séparées et classées, chacune à part avec un domaine distinct et dans des limites déterminées.

La religion avait été renouvelée par la Réforme. La philosophie, jusqu’alors abîmée dans une science bien plus vaste et bien plus positive, la théologie, commençait à s’en retirer et à se séculariser.

La politique, comme science générale du gouvernement, avait suscité de profonds penseurs ; la politique française proprement dite, celle de l’unité nationale, avait inspiré un pamphlet qui est demeuré.

La morale, comme règle générale des devoirs, s’était séparée du casuitisme, ou de la morale selon la théologie ; et comme science non-seulement de la vertu en général, mais de toutes les bienséances particulières, quels admirables interprètes n’avait-elle pas eus dans Rabelais et dans Montaigne ? La sécularisation de la morale, c’est peut-être l’œuvre la plus originale du xvie siècle.

J’ai dit que la matière unique de l’activité intellectuelle de ce siècle, c’était l’homme, l’humanité considérée du point de vue le plus général. Avant ce siècle, ainsi qu’il résulte des livres tant savants qu’écrits en langue vulgaire, l’idée de l’humanité est à peine touchée ; et, dans cette universelle préoccupation du présent, elle ne paraît guère qu’un souvenir involontaire qui se glisse parmi les pensées données aux choses contemporaines. L’homme tout entier, possédé par le moment dans lequel il vit, ne se retourne pas vers le passé, ne regarde pas vers l’avenir, et l’on peut dire sans exagération qu’avant le xvie  siècle, ce qui a vécu dans les temps écoulés n’est qu’une faible tradition, et ce qui vivra dans les temps futurs, qu’un mystère.

Au xvie  siècle, le passé et l’avenir tiennent plus de place dans les pensées que le présent, et le présent lui-même n’est plus considéré comme le temps tout entier, mais comme le passage de ce qui a été à ce qui sera. L’homme se reconnaît dans les hommes d’autrefois ; il agrandit sa vie en la reculant par-delà le jour où il est né, en la prolongeant par-delà les jours qu’il lui est donné de vivre. L’idée de l’humanité n’est plus une tradition confuse : c’est l’occupation même et la vie des intelligences. Il en paraît enfin une image dégagée de toutes les formes qu’elle reçoit dans chaque temps particulier, des religions et des sociétés diverses et composée de ces traits généraux et communs qui constituent l’unité de l’homme, si divers par le temps et le lieu. C’est cette image que Montaigne nous a fait voir ; c’est cet homme des Essais, vu sous tant de faces, démêlé sous tant de déguisements, dépouillé de tant de costumes ; c’est cet homme examiné de si près, si épié, placé sous tant d’aspects et éclairé par tant de lumières, qu’on croirait qu’il n’y a plus rien à en écrire après le xvie  siècle. De là, l’illusion de quelques personnes de notre temps, auxquelles il paraît que le xviie  siècle en a moins su que le xvie sur ce grand sujet, et qu’il y a plus d’idées au temps de Montaigne qu’au temps de Bossuet ; véritable illusion d’optique, si cela peut se dire, dont la cause est une certaine disposition d’esprit propre à notre siècle, et qui lui est commune avec le xvie  siècle.

Je veux parler de la disposition qui nous a fait substituer, dans toutes les parties des connaissances humaines, la science à la croyance. Nous avons plus de curiosité que de foi. Dans la philosophie, nous faisons l’histoire des écoles, nous dissertons ingénieusement des mérites et des défauts de chacune. Mais qui donc s’attache aux principes eux-mêmes, c’est à savoir à la moelle même de la science ? Qui donc a la noble ambition de nous faire gravir un degré de plus de l’échelle mystérieuse par laquelle l’homme prétend s’élever jusqu’à Dieu avec les seules forces de sa raison ? Dans l’histoire, nous faisons passer les particularités avant la moralité ; nous cherchons l’individu sous le héros, et nous sommes plus curieux de ce qui diminue l’autorité des grands exemples que de ce qui peut y ajouter. En politique, nous tâtonnons entre différents principes, tous mal notés, soit à cause des excès qui en ont déshonoré l’application, soit à cause de leur impuissance à retenir les nations sur cette pente qui les précipite vers le mal, par l’ardeur du mieux. Les généralités nous fatiguent ; nous aimons mieux les idées particulières qui nous donnent la réputation d’esprit, et qui nous laissent libres de notre conduite. C’est à cause de cette ressemblance avec notre siècle, que le xvie siècle plaît si fort aux esprits dont j’ai parlé, et qu’il leur paraît plus riche intellectuellement que le xviie. Ce nombre infini de nuances dans les idées et de particularités dans les faits, cette curiosité insatiable, l’essentiel perdu dans le superflu, rien d’oublié, rien d’omis, et l’incertitude sur toutes choses offerte aux esprits comme l’ombre de cette liberté dont ils sont si jaloux, voilà d’où vient l’illusion de ces personnes. Elles tiennent cette abondance pour une marque d’invention, cette diversité pour variété ; et, ce qui ne devrait jamais avoir lieu dans les choses de l’intelligence, elles mettent la quantité avant la qualité.

Mais selon mon jugement, qui ne peut compter qu’à titre d’adhésion réfléchie au jugement le plus général, c’est par cette abondance et cette diversité même que le xvie  siècle est si imparfait, et qu’il rend le xviie si nécessaire. Tant d’incertitudes fatiguent l’esprit, tant de nuances le dispersent. Après cette revue du xvie  siècle, j’éprouve un sentiment de lassitude et comme une sorte d’éblouissement qui me font désirer le repos dans la pure lumière et l’ordre admirable du xviie  siècle.

§ IV. Du caractère général de cet esprit, manifesté par les qualités et les défauts de Montaigne, et de ce que le xvie  siècle laissait à désirer.

Pour mieux apprécier la vérité de cette sorte d’impatience dont on est saisi après avoir lu les grands écrivains du xvie  siècle, il faut rassembler les traits qui leur sont communs, et en former une image de l’esprit français à cette époque, pour la comparer avec le type que nous en avons en nous.

Deux esprits contradictoires ont inspiré ces écrivains.

Chez les uns, c’est l’affirmation violente, inflexible, avec l’idée du recours à la force, pour contraindre les résistances ; c’est l’affirmation s’imposant à la foi. Tel est le caractère de Calvin, et généralement de tous les écrivains engagés dans les querelles de religion.

Chez le plus grand nombre, Montaigne en tête, c’est l’esprit de curiosité et de libre examen. La Réforme avait invoqué contre le catholicisme le principe du libre examen ; mais à peine conquis, elle l’avait étouffé dans son sein, ne le trouvant bon que contre ses ennemis. Les penseurs du xvie  siècle s’en emparèrent, et l’étendirent à toutes les matières, à tout ce qui intéresse l’homme. L’esprit de curiosité et de libre examen, avec le doute, son compagnon inséparable, tel est le caractère le plus général des écrivains du xvie  siècle.

La curiosité était le sentiment le plus naturel à cette époque. Quelle vie pouvait suffire à la satisfaire ? Qui pouvait se flatter seulement de passer en revue toutes ces richesses de l’esprit humain, et ces deux antiquités, répandant à la fois tous leurs trésors ? Nous avons vu chez quelques-uns le savoir poussé jusqu’à l’ivresse. C’étaient de nouveaux enrichis, passant soudainement de la pauvreté à l’opulence, et possédés par leur fortune au lieu de la posséder, selon le précepte des sages. La plupart se bornent à couver des yeux leurs trésors. Le savoir a ses voluptueux et ses martyrs. Et ce qui fait l’originalité de ce siècle d’érudits, c’est que leur curiosité est animée, intelligente, enthousiaste, et que ces conquérants qui, sur l’invitation de Du Bellay, mettent au pillage les deux antiquités, témoignent leur joie ou leur surprise à la vue de tant de richesses, avec une naïveté et une vivacité admirables.

Quant au doute, né en partie de cette curiosité, en partie des excès même de l’affirmation dans les choses de la religion, il n’est pas le même que celui dont notre siècle se plaint d’être travaillé.

Nous faisons grand usage ou grand abus de ce mot. Il signifie généralement un état douloureux, inquiet, fort corrupteur à mon sens, si l’on y prend garde.

Le doute au xvie  siècle, le Que sais-je ? n’a rien de douloureux. C’est le doute académique qui ne reconnaît que le vraisemblable, et qui, pour les points où il faut se décider immédiatement, se détermine par la coutume. C’est un goût égal pour les choses les plus contradictoires, plutôt qu’une défiance systématique ou inquiète des choses reconnues pour vraies. Douter, d’ailleurs, n’est-ce pas apprendre ? et qui peut se flatter dans une vie d’homme d’avoir assez appris, pour cesser de douter ? Entre les deux penchants les plus marqués de notre esprit, le désir de connaître et le besoin de se fixer, le premier est si excité par la nouveauté et la richesse des objets à connaître, qu’il parvient à tromper le second, et qu’il prend possession de l’esprit tout entier. Qui nous presse d’affirmer ? semblent dire les penseurs de cette époque. N’en voyons-nous pas de beaux résultats autour de nous ? Et ils continuent de douter, tant qu’ils ne savent pas tout.

On sent, du reste, les fâcheux effets de cette curiosité et de ce doute : le manque d’autorité, l’importance excessive donnée à l’individu, la pensée dégénérant en un jeu d’esprit. Tels sont les défauts des écrivains penseurs du xvie  siècle ; et j’entends par défauts, non les taches de détail qui gâtent un ouvrage excellent, mais de mauvaises conditions pour voir la vérité et pour l’exprimer dans un langage durable.

Il est vrai que le doute du xvie  siècle, particulièrement dans les écrits de Montaigne, n’affecte jamais l’air dogmatique. Il ne prescrit rien, il ne règle rien. Pascal a dit166 : « C’est le doute qui doute de soi, c’est l’ignorance qui s’ignore » ; et plus loin : « Laisser aux autres le soin de chercher le vrai et le bien ; demeurer en repos ; couler sur les sujets de peur d’enfoncer en s’appuyant ; ne pas presser le vrai et le bien, de peur qu’ils n’échappent entre les doigts ; suivre les notions communes agir comme les autres. » Voilà une image saisissante de l’esprit de Montaigne. C’est par là que s’explique son manque d’autorité sur le lecteur. Le doute sur le vrai et le bien ne convient qu’aux esprits très-légers ou exclusivement occupés de leurs commodités présentes. Un esprit qui approfondit, qui peut trouver à s’attacher hors de soi, s’en est bien vite fatigué. S’il ne réussit pas à se fixer, c’est la marque même de sa distinction que d’y travailler ; car qui ose dire qu’il n’existe ni vrai ni bien et que s’il existe, n’y ayant rien de plus digne d’être recherché, le poursuivre ne soit la tâche des esprits les plus généreux et les plus excellents ? C’est aux yeux de ces esprits-là, et de ceux qui, plus sensés que curieux, voient la brièveté de la vie, et combien il importe davantage d’éclairer la volonté que d’étendre le savoir, qu’éclate ce défaut d’autorité, le pire peut-être dans les ouvrages de l’esprit. Ces vaines caresses qu’on fait à ma liberté me séduisent d’abord ; c’est par mil vanité que Montaigne veut me gagner à son doute, et je suis près de m’y laisser prendre. Mais je me lasse bientôt de cette complaisance, qui, si je n’y prends garde, va me dégoûter de toute vertu demandant un effort, et je finis par la trouver moins conforme à ma nature, bien qu’elle en chatouille toutes les faiblesses, que l’autorité et la discipline qui me règlent et me châtient. La liberté intérieure dont nous dote Montaigne est un leurre ; il faudrait qu’il y pût joindre sa condition, pour qu’elle nous contentât, ou plutôt pour qu’elle ne nous fût pas funeste.

Un autre effet de la curiosité et du doute, c’est de donner une importance excessive à ce qu’il y a de personnel en chacun de nous. Le moi si haïssable de Pascal, il l’a d’abord vu dans Montaigne, à travers toutes ses adresses pour le rendre agréable. En effet, dans cette incertitude de toutes choses, qu’y a-t-il de certain que le moi ? Et dans ce moi, composé d’un être double, d’une âme qui pense et don corps qui a des besoins certains, mais si difficiles à démêler d’avec ses passions, pour qui sera la préférence, ou de l’âme qui ne pense que des choses douteuses et ne remue que des obscurités ? ou du corps dont les instincts sont si clairs et si impérieux ? Nous voilà donc glissant insensiblement dans l’amour de notre bien-être, à la merci d’une certaine modération de tempérament, dont notre raison n’aura pas l’honneur, et nous déterminant dans nos jugements par nos humeurs ou nos intérêts. Qui sait même si nous ne pousserons pas l’amour de nous jusqu’à nous prendre pour la vérité elle-même ? Qu’est-ce donc que la faim de se connaître, qui ne doit pas nous amener à distinguer en nous le bon du mauvais, à faire un choix, sinon l’extrême raffinement de l’amour de soi ? J’ai peur que ce ne soit pour s’aimer, que Montaigne est si affamé de se connaître, et que le mauvais qu’il voit en lui ne lui paraisse simplement une chose différente du bon. Il s’en faut que les autres connaissances l’intéressent aussi vivement que celle-là ; les plus importantes n’ont pas la vertu de l’attacher ; il n’y a pas de risque qu’il s’y fasse une maîtresse qu’il aimerait plus que lui. Combien, au contraire, ne le vois-je pas attaché à la mobilité de sa nature individuelle ? et quel sujet peut l’en éloigner pour plus d’un moment, ou ne l’y ramène pas sans cesse ? Quel détail en a-t-il omis ou observé médiocrement ? Il a eu plus de pudeur avec son valet de chambre qu’avec la postérité.

Enfin, voyez, par tant d’exemples où Montaigne et ses contemporains pensent au hasard et sans objet, combien cette curiosité et cette jalousie de son libre arbitre peut tromper d’excellents esprits. Cette intelligence qui a si peur de servir, qui se défie de la vérité à cause de sa ressemblance avec l’autorité, qui redoute si fort de se laisser surprendre, qui s’estime si au-dessus de son objet, voilà qu’un paradoxe sorti de quelque cerveau grec ou latin, un trait d’esprit, moins encore, un jeu de mots, a l’honneur de la mettre en branle, et de s’en rendre maître pour un moment ! Une consonance, une rime la font changer de route ! Ce que dit Montaigne des causes qui déterminent sa volonté, de ces incertitudes où il faut si peu de chose pour le décider à jeter, comme il dit, sa plume au vent, peint naïvement les misères de cette liberté de l’intelligence qui résiste à un principe de morale universelle, et qui abdique devant une pointe ! Les meilleurs écrivains de ce temps sont pleins de ces pointes ; outre l’exemple de l’Italie, c’était un des effets de cet amour déréglé de la pensée pour la pensée. Où toutes les idées pèsent le même poids, où toutes les vérités ne sont que des idées, pourquoi une pointe n’aurait-elle point passé pour une vue de l’esprit ?

La langue des écrivains en prose du xvie  siècle trahit tous ces défauts. C’est une langue chargée et mal ordonnée. L’excès des mots y répond au défaut de choix dans les idées, le désordre y répond à la licence même de la spéculation et à la nonchalance du doute. Qui n’a rien à prouver, sinon que rien ne se peut prouver, ne pense guère à ranger ni à presser son discours. Il n’est pas étonnant que l’anarchie soit dans une langue où tout mot est souverain, parce que toutes les idées s’y valent. Ces nuances innombrables dans la pensée engendrent d’innombrables subtilités dans le langage. Les épithètes accablent le discours, rien n’étant présenté sous une face principale qui lui donne une valeur déterminée. Les images abondent, par cette illusion de l’esprit qui, n’ayant pas en vue une proposition considérable à prouver, donne à chaque détail un prix exagéré et force le langage, moins pour tromper les autres que parce qu’il se trompe lui-même. Les écrivains s’échauffent sur chaque mot en particulier ; ils ont une certaine verve de détail, dans un tout mal assemblé et languissant.

Par la théorie qu’en a donnée le plus habile d’entre eux, Montaigne, on peut apprécier tout ce que notre langue laissait à faire à ses successeurs. Parmi des vues d’une justesse admirable qui font de Montaigne un grand écrivain de tous les temps, il en est plus d’une où l’on reconnaît l’écrivain marqué des imperfections du sien. « Le maniement des beaux esprits, dit-il, donne prix à la langue, non pas l’innovant tant comme la remplissant de plus vigoureux et divers services, l’estirant et ployant. Ils n’y apportent point de mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage167. » La défiance de l’innovation est du grand écrivain de tous les temps ; le conseil fort dangereux d’enrichir les mots, d’en appesantir et d’en enfoncer la signification est de l’écrivain du xvie siècle, il transporte le principal travail des choses aux mots ; il l’arrête sur chacun en particulier ; il donne cette peur du langage de tout le monde qui fait qu’on s’épuise à tout déguiser et à tout transformer.

Je reconnais encore le grand écrivain de tous les temps dans cette critique de certains auteurs de son siècle : « Pourveu, dit-il, qu’ils se gorgiassent en la nouvelleté, il ne leur chault de l’efficace ; pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux168. » Mais voici qui est de l’écrivain du xvie  siècle « Le langage françois n’est pas maniant et vigoureux suffisamment ; il succombe ordinairement à une puissante conception ; si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit soubs vous et fleschit ; et qu’à son default le latin se presente au secours, et le grec à d’aultres. » Cette crainte d’en dire trop peu dans le discours, de laisser quelque chose de reste, et que ce reste soit le plus important, est bien d’un siècle plus affamé de connaissances que de vérité. J’y vois en outre une faiblesse des écrivains supérieurs commune aux plus médiocres par contagion, par laquelle ils font un tort à la langue de leur pays de résister à des conceptions molles ou extraordinaires.

Aussi Montaigne appelle-t-il le latin et le grec au secours de l’écrivain : « Et que le gascon y arrive, ajoute-t-il, si le françois n’y peut aller. » C’est la théorie de Ronsard. C’est ce fameux mélange des langues savantes et des patois provinciaux, la plus étrange des nouveautés conseillée par un homme qui tient toute nouveauté pour suspecte. Il n’y manque même pas le précepte d’employer les termes des professions réputées nobles. « Il n’est rien, dit-il, qu’on ne feist du jargon de nos classes et de nostre guerre, qui est un généreux terrein à emprunter169. » De là au choix des r, comme faisant une belle sonnerie, il n’y a pas loin. C’est ainsi que Ronsard et Montaigne, quoique si inégaux et si différents, subissent l’influence du tour d’esprit de leur siècle, lequel met le plus petit hors de sens, et trouble la raison du plus grand. Tous deux se trompent par la même illusion, en donnant trop aux mots, que l’un trouve trop peu nombreux, et l’autre trop peu significatifs pour ce qu’ils ont à dire.

De très-bons esprits contemporains de Montaigne, lui en faisaient des critiques. « Tu es trop espais en figures » lui disait son ami Estienne Pasquier. D’autres lui reprochaient d’employer des mots du cru de Gascogne. Pasquier, qui ne s’en aperçoit pas dans Ronsard, en est frappé dans Montaigne. On était plus exigeant pour les prosateurs que pour les poètes ; on y remarquait le superflu et le faux, parce qu’on y cherchait déjà l’utile et le vrai. Les mêmes hommes qui ne croyaient pas qu’un poète pût être supérieur à Ronsard, imaginaient un prosateur plus parfait que Montaigne. La curiosité commençait à s’apaiser, le goût naissait.

§ V. Que demande-t-on au commencement du XVIIe siècle ? Charron. Saint François de Sales. Influence du règne de Henri IV.

Aussi, que demandait-on au commencement du xviie siècle ? Des vérités substituées aux idées, aux impressions, et, parmi ces vérités celles-là surtout qui servent, à la conduite de la vie. On demandait une méthode ; on sentait la nécessité d’une langue disciplinée, d’un choix dans les mots qui répondît à un choix dans les idées. On voulait en finir avec le Que sais-je ? du xvie  siècle, et chercher ce qu’il faut savoir, pour connaître ce qu’il faut faire. Cette disposition a inspiré deux écrivains, qui, nés dans la seconde moitié du xvie  siècle, ont produit leurs meilleurs ouvrages dans les premières années du xviie  : Charron et François de Sales. Écrivains secondaires tous les deux, Charron, pour avoir manqué des qualités du génie, François de Sales, parce que l’humilité chrétienne a enfermé le sien dans le cercle des vérités de piété, ils intéressent singulièrement par ce premier essai d’une méthode appliquée la recherche de la vérité pour la conduite, et par un premier choix dans les idées et dans les mots, qui marque le passage du xvie au xviie  siècle. Ce que Charron fit pour la morale universelle humaine, François de Sales le fit pour la morale chrétienne. Tous les deux ont regardé de deux points de vue différents : l’homme, la vie, mais dans le même but, à savoir, pour les régler.

Charron170 était l’ami et le disciple de Montaigne. Après des études faites à l’Université de Paris, et, pour le droit, aux universités d’Orléans et de Bourges ; après cinq ou six ans de pratique du barreau, dont il se dégoûta, pour s’attacher à la théologie et à la prédication, il devint, à l’école de Montaigne, moraliste, en gardant la méthode du théologien et cette habitude rigoureuse d’écrire pour convaincre. Montaigne, qui mourut en 1592, lui permit, par une clause testamentaire, de porter les armes de sa maison.

C’est en 1601 que parut, à Bordeaux, le livre qui a fait sa gloire, la Sagesse, publiée pour la première fois sous le titre de Petit traité de la Sagesse. La mort le frappa deux ans après, à Paris, comme il venait de terminer le manuscrit de la seconde édition. Le moraliste y oubliait si souvent le théologien que le fameux jésuite Garasse y dénonça des hérésies ce qui lui attira ce portrait du pédant dans la préface de cette édition : « Le pédant, dit Charron, est non-seulement dissemblable et contraire au sage, mais roguement et fièrement il lui résiste en face, et, comme armé de toutes pièces, il s’esleve contre lui et l’attaque, parlant par resolution et magistralement. » Montaigne eût mieux asséné le coup.

Après la mort de Charron, le parlement voulut supprimer le livre, et la faculté de théologie le censurer en forme ; mais, grâce à quelques changements qu’y fit le président Jeannin, la seconde édition put paraître en 1604.

Les gens d’Église ne calomniaient pas Charron en l’attaquant. Le livre de la Sagesse, malgré les réserves les plus explicites et les plus sincères en ce qui touche la foi, s’y substituait à l’insu de l’auteur, en réglant par la morale générale certains points que la religion seule avait réglés jusque-là. On pouvait croire que, pour Charron, la religion n’était que la théologie, c’est à savoir, la science et la discussion des sources de la religion, une science d’obligation dans un pays chrétien, mais d’ailleurs sans application à la conduite de la vie, dans les rapports purement humains. Cet homme, si profondément chrétien, qui était chanoine et voulait être chartreux, ayant, pour ainsi dire sous la main une doctrine qui règle toutes choses d’une manière si simple, qui ne laisse aucune objection sans réponse, aucune contradiction sans l’expliquer, demandait à cette sagesse, dont Montaigne venait de lui faire voir si clairement les obscurités et les misères, une règle dont l’imperfection avait été la thèse même du livre des Essais. Entre deux sortes de réfutation des athées des païens et des schismatiques, la réfutation philosophique et humaine, et la réfutation selon la foi et la théologie, il s’attachait à la première, et il composait pour des chrétiens une sagesse de tous les aphorismes des païens.

L’esprit du maître est d’ailleurs empreint sur le disciple. Il arrive souvent que la curiosité vient distraire et le doute tenter par ses complaisances un esprit enclin à se fixer et à croire, plus ferme qu’étendu, plus porté à affirmer qu’à douter, qui affirme avec autorité, mais qui doute sans grâce. Dans le temps même qu’il écrivait son traité De la Sagesse, faisant bâtir une petite maison à Condom, en l’an 1600, il y mit sur la porte : « Je ne sçai. » Entre cette devise et celle de Montaigne, il y a cette différence que Charron semble y avouer qu’il a été par moments incommodé de l’ignorance qui fait les délices de Montaigne. « Que sais-je ? » est d’un épicurien aimable, satisfait de savoir pourquoi il ne sait pas, s’en faisant peut-être une gloire secrète, parmi tant d’ignorants ou de gens passionnés qui affirment. « Je ne sçai » est d’un esprit sévère, qui voudrait savoir pour enseigner, et qui s’étonne peut-être d’avoir quelquefois affirmé comme s’il avait su. Le doute du maître fait son plaisir ; le disciple a essayé de tromper le sien par la rigueur d’une méthode ; mais des deux parts, c’est le même doute. Seulement, ce qu’il y a de sérieux dans celui de Charron, et par là même d’inconséquent, est la cause de l’impression équivoque que nous recevons de la lecture de son traité. On dirait un théologien que Montaigne a converti à son doute, un opiniâtre affirmatif, comme Charron appelle ses contradicteurs, gagné par un sceptique. La méthode ne convainc pas toujours, et le douteur en fait regretter un plus aimable.

Charron a retenu de son maître les formes du langage, ces figures, ces redoublements de mots pour renforcer le sens, l’étendre, en embrasser toutes les nuances ; ces épithètes qui sont comme les faces diverses du même objet ; ces images, si chères aux esprits spéculatifs, pour lesquels une demi-vue équivaut à une vue claire et entière. Mais ce langage du maître, dans l’imitation travaillée du disciple, jure au milieu de cet appareil de divisions et de subdivisions symétriques, de définitions, de distinctions dont Charron hérisse son livre, pensant le rendre plus clair et plus frappant. Le tour naïf de la spéculation libre est comme à la gêne dans les compartiments de cette sorte de scolastique, et le caprice du libre penseur fait trouver plus pesante la méthode du théologien. Cette langue a je ne sais quoi de pédantesque à la fois et de trop libre ; le pédantesque revient à l’éducation et à la profession ; le trop libre, à l’exemple.

Mais ni la rigueur n’en est assez concluante pour la raison, ni la liberté assez complète pour l’imagination. On cherche ce qui fait que le tour d’esprit de Charron n’a pas la franchise de celui de Montaigne, quoique avec tant de solidité en général, avec plus de profondeur que le maître sur certains points, et tant de ressemblance avec lui pour le style ; c’est que l’écrivain dogmatique ne prouve pas assez, et que le sceptique de l’école de Montaigne veut trop prouver.

Malgré ces imperfections, qui font de Charron un écrivain de second ordre, son livre De la Sagesse fut d’un excellent exemple. Cette tentative, souvent heureuse, de recueillir en un corps tous les préceptes de la sagesse humaine, de les ranger dans un ordre naturel, de les traiter successivement, donna le goût des ouvrages méthodiques. C’est la première fois, en France, que la morale purement humaine était enseignée dogmatiquement. Peut-être même Charron est-il le seul de nos moralistes : qui, nous ayant montré les diverses faiblesses de notre nature, nous ait indiqué pour chacune les moyens d’y remédier. Il a des prescriptions pour toutes les maladies. Si nous ne guérissons pas, ce n’est pas la faute de son livre ; de plus grands médecins de l’âme y ont échoué. Mais après la gloire de guérir qui est donnée a si peu, la plus belle consiste à nous faire connaître notre mal et les ressources de notre nature, et par ce compte de nos faiblesses et de nos forces, à entretenir jusqu’à la mort le désir et l’espoir de la guérison.

Le même mérite de méthode et de proportion recommande les ouvrages de piété de saint François de Sales171. Chaque point y est traité dans son ordre, avec une étendue proportionnée, sans mélange d’idées ou de développements qui n’y appartiennent pas. Mais ici ce n’est plus la sagesse humaine qui est la règle de la vie, c’est la religion. Les ressources que Charron veut tirer de notre nature pour résister à ses imperfections, saint François de Sales les tire de la foi. Le médecin de l’homme n’est plus l’homme, c’est Dieu lui-même, entourant l’âme chrétienne de sa providence, et s’insinuant dans ses plus secrets mouvements. Les personnes pieuses, celles qui, ne pouvant s’élever à ce haut état, ne goûtent les ouvrages de spiritualité que par les vues qu’elles y trouvent sur la vie, savent avec quelle onction particulière et quelle douceur saint François de Sales administre ces prescriptions. Quel regard à la fois pénétrant et chaste il jette sur ces misères et ces désordres auxquels l’avait dérobé sa précoce sainteté ! Quelle hardiesse naïve et quelle mesure dans les peintures qu’il en a tracées ! Quel tendre intérêt pour nos misères, que dis-je ? pour les faiblesses qui les engendrent, pour les convenances de nos conditions diverses, pour nos amusements même, que sa douce vertu ne nous envie pas ! il touche à toutes les circonstances de la vie, il connaît tout, il dit tout, ou, comme il s’en rend le témoignage à la fin d’un chapitre sur l’honnêteté du lit nuptial, « il fait entendre sans le dire ce qu’il ne voulait pas dire172. »

En tout ce qui regarde les actes de la vie secrète, il y a une grande différence entre Charron et lui. Charron, trompé par son honnêteté même, ou entraîné par l’exemple des licences du maître, fait tout voir grossièrement, ne croyant pas son âme complice de l’impureté de son intelligence. François de Sales ne lève qu’un coin du voile ; il ne nous montre des égarements humains que ce qui peut nous en donner ou le regret ou la crainte ; et toutefois telle est la force de ses peintures, qu’elles ne laissent jamais l’esprit incertain ni languissant.

C’était la première fois que la religion se distinguant de la théologie, au lieu de régler l’homme par des formules, condescendait à l’examiner dans le détail, et à reconnaître sa liberté par le soin même qu’elle prenait d’en surveiller tous les mouvements. Au lieu du sombre docteur de Genève, qui pousse des générations de sectaires vers la mort, dont son orgueil croit avoir le secret, et par-delà laquelle il a marqué la destinée de chacun ; qui ne permet à personne de s’attarder et de prendre haleine dans ce rapide et douloureux voyage vers l’autre vie ; je vois un pasteur aimable qui conduit doucement son troupeau au dernier terme. A peine est-il sévère pour ceux qui s’égarent ; pour les autres, il les laisse marcher de leur pas, trouvant bon qu’ils prennent quelques plaisirs honnêtes dans ce monde où Dieu les place pour quelques moments, à titre d’hôtes et de passagers. Chemin faisant il parle à chacun selon ses besoins, s’aidant pour les persuader de tout ce qu’ils voient et de tout ce qu’ils aiment, tirant ses comparaisons des usages de leur vie, de leurs habitudes domestiques, de leurs souvenirs, rendant les enseignements sensibles en y intéressant leur imagination et leur cœur.

Né parmi les grands spectacles de la nature alpestre, élevé en Italie, saint François de Sales avait la mémoire remplie de toutes ces images de la grandeur et de la bonté de la Providence. Il a le sens de ces secrètes relations qui unissent l’homme au lieu qu’il habite, et tantôt il égaye sa piété par mille ressouvenirs de la vie des champs, des troupeaux, des abeilles, des vignes plantées parmi les oliviers, « des oiseaux qui nous provoquent aux louanges de Dieu », tantôt il la rend familière ou spirituelle, comme une conversation délicate entre mondains par des images tirées des travers ou des vices de la société. Tour à tour poétique et pittoresque, ingénieux et subtil, il ôte aux esprits les plus difficiles l’envie de remarquer quelques traces des défauts du temps parmi tant de beautés aimables que lui inspire le désir de plaire aux âmes pour les sauver.

Telles sont les qualités qui feront toujours lire avec charme, même par les plus mondains le plus célèbre des ouvrages de François de Sales, l’Introduction à la vie dévote. Ajoutez-y toutes les grâces d’un style approprié à la matière, abondant et coloré dans tout ce qu’il emprunte d’images à la nature extérieure délicat et exquis dans de chastes peintures des passions, insinuant et suave pour rendre la piété aimable, efficace parce qu’il est affectueux. L’Académie française, dans le choix qu’elle fit de quelques écrivains pour servir de modèles de la langue, ne se montra que juste en y joignant saint François de Sales à Malherbe.

L’introduction à la vie dévote parut en 1608. Ce furent d’abord de simples lettres de direction écrites par le saint évêque à une dame de ses parentes. Cette dame les fit voir à un jésuite, qui en admira la solidité, et tâcha de persuader à François de Sales de les recueillir et d’en faire un ouvrage suivi, le menaçant, à son refus, de les publier lui-même. Pendant qu’il hésitait, Henri IV lui fit dire par un de ses amis qu’il désirait de lui un ouvrage qui servit de méthode à toutes les personnes de la cour et du grand monde, sans en excepter les rois et les princes, pour vivre chrétiennement, chacun dans son état. Il le voulait également éloigné de deux dispositions alors générales, par l’effet des guerres de religion, le relâchement né de l’idée que Dieu ne fait pas attention aux hommes, et le désespoir où conduit l’idée qu’il veille sur nous pour nous punir, et que la piété est impossible. Il demandait que cette méthode fût exacte, judicieuse, et telle que chacun pût s’en servir. Saint François de Sales ne se crut plus en droit de résister ; il redemanda ses lettres à sa parente, et en composa l’aimable livre de l’Introduction à la vie dévote, qu’il adresse à Philotée, ou l’âme dévote. Henri IV avoua que ce livre avait surpassé son attente.

Je ne rappelle pas cette anecdote pour l’agrément, mais pour rendre au plus populaire de nos rois un hommage qui lui est dû. Il convenait à celui par qui l’ordre et l’unité s’établissaient dans l’État, de les prescrire dans les ouvrages de l’esprit. L’estime de Henri IV pour Malherbe et François de Sales n’est pas moins d’un grand roi que sa politique. Il sentit que le temps était venu où l’image de la France, arrachée aux partis intérieurs et victorieuse de l’étranger, devait se réfléchir dans les lettres ; et il fournit aux quatre meilleurs esprits du temps, Charron, Malherbe, Régnier, saint François de Sales, un premier idéal.