(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre quatrième »
/ 2289
(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre quatrième »

Chapitre quatrième

§ I. Influence de Descartes sur Pascal. — Ce qu’ils ont de commun. — § II. Comment Pascal quitte de bonne heure la philosophie et les sciences pour la morale, et est conduit par la morale à la religion. — § III. En quoi l’éloquence de Pascal diffère de celle de Descartes. — § IV. Des pensées de Pascal sur la religion, et de ce qu’il faut croire de son mépris pour la philosophie. De ses pensées sur la morale générale. — § V. Les Provinciales. Perfection de la langue française dans les écrits de Pascal.

§ I. Influence de Descartes sur Pascal. Ce qu’ils ont de commun.

Dans une lettre que le P. Mersenne écrivait à Descartes, le 12 novembre 1639, il est question d’un jeune homme de seize ans qui venait de composer un traité des Coniques, et qui promettait d’effacer tous les mathématiciens du temps. Descartes en recevait la nouvelle assez froidement, et n’en témoignait aucune admiration. Huit ans après, ce jeune homme se rencontrait pour la première fois avec Descartes ; il s’entretenait avec lui de ses expériences sur le vide, de la pesanteur de l’air, de ce que Descartes avait appelé la matière subtile. Celui qui donnait presque de l’ombrage à Descartes par ces commencements extraordinaires, cet adolescent qui refaisait Euclide à, seize ans, ce jeune homme qui, à vingt-quatre ans, avait une conférence de pair à pair avec Descartes sur des points de la nouvelle science, c’était Blaise Pascal.

Le génie de Pascal se forma d’abord, comme celui de Descartes, seul et sans secours. Il en donnait les premières marques vers le temps où Descartes, dans son Discours de la méthode, faisait voir les plus beaux fruits du sien. Mais il n’est pas douteux qu’à l’âge de vingt-quatre ans, Pascal ne dût être occupé des travaux et de la méthode de Descartes, et qu’il n’en eût senti l’influence. Son père, savant de mérite, s’était mêlé personnellement aux discussions de Descartes avec Fermat et Roberval, et Pascal n’en avait pas ignoré l’objet. Enfin, dans l’entretien de 1647, n’y avait-il pas eu comme une sorte de transmission directe de l’esprit nouveau de Descartes à Pascal ?

Pascal retrouva cette influence à Port-Royal, où florissait l’étude des écrits de Descartes. On peut juger de l’admiration qu’on y professait pour ce grand homme, par le ton si modéré et si respectueux des objections que fait le grand Arnauld aux Méditations de Descartes. Ces objections, qui d’ailleurs ne touchent pas le fond de la méthode, font dire à Descartes « qu’il se réjouit de ce qu’il n’y a point plus de choses en son écrit auxquelles M. Arnauld contredise. » Sur la religion, les solitaires de Port-Royal ne s’en rapportaient qu’à eux-mêmes ; mais au regard de ce qu’ils appelaient la philosophie humaine, c’est-à-dire la connaissance du vrai et du faux par la science, ils étaient cartésiens. Ils avaient adopté la démonstration cartésienne de l’existence de Dieu et de l’âme, et quant à la méthode générale pour la recherche de la vérité et la composition des écrits, tout Port-Royal s’y était rangé38.

Ce fut la plus illustre marque de l’excellence de cette méthode, qu’un homme de génie, Pascal, n’y trouva rien à changer. Il reprit des mains de Descartes, pour les appliquer à la recherche de vérités d’un autre ordre, les procédés de cette méthode : la nécessité du doute provisoire pour arriver à ne plus douter ; le mépris de l’antiquité et de l’autorité dans tout ce qui n’est pas du domaine de la foi ; l’évidence, comme marque unique à laquelle le vrai se distingue du faux ; la raison comme seul juge de l’évidence. Enfin, avec la méthode de Descartes, Pascal continua les habitudes d’esprit de ce grand homme, sa passion pour la vérité, sa soif de l’évidence. « Il ne pouvait, dit madame Périer, sa sœur, se rendre qu’à ce qui paraissait vrai évidemment ; de sorte que quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même. »

En tout ce qui touche la conduite de l’esprit dans la recherche de la vérité, Pascal ne fit donc que s’approprier les idées de Descartes, après lequel il n’y avait plus rien à trouver.

Les principes de l’Art de persuader, dans Pascal, sont ceux du Discours de la méthode dans Descartes, et plus particulièrement des Règles pour conduire notre esprit dans la recherche de la vérité, ouvrage posthume de ce grand homme39. Que veut persuader Pascal dans son Art de persuader ? La même chose que Descartes recherche dans ses Règles, la vérité. Tous les deux ne veulent pas moins rendre le faux impossible que le vrai évident. L’Art de persuader la vérité, comme les Règles pour la rechercher, supposent l’ardeur de la connaître, d’où naît nécessairement l’ardeur de la communiquer. Connaître le vrai pour le communiquer, voilà la nouvelle rhétorique ; c’est l’art des honnêtes gens remplaçant l’art des gens habiles : l’emploi d’une telle méthode est le commencement de la vertu.

A cet égard, Descartes et Pascal ont donné les mêmes exemples. Cette ressemblance entre deux hommes de génie, d’ailleurs si différents, tirant de la rigueur de l’esprit géométrique une règle pour la recherche et la démonstration de tous les ordres de vérités, a fait de la méthode de Descartes une loi de l’esprit français. On ne peut tenir une plume avec honneur dans notre pays qu’en faisant de la vérité l’objet de ses recherches, qu’en doutant pour mieux assurer ses croyances, qu’en ne communiquant aux autres que ce qu’on tient soi-même pour évident. Les écrits qui vivent sont tous marqués de cet esprit, on le sent même dans certains ouvrages d’agrément, qui en ont dérobé la sévérité sons les grâces et la légèreté de l’exécution. La même méthode sert à convaincre et à plaire ; et quand on remonte de l’ouvrage à la pensée de l’auteur, de l’exécution à la conception, on peut retrouver jusque dans un roman cette préparation sévère que prescrivent Descartes et Pascal pour les ouvrages de raisonnement.

Pascal, par le trait qui lui est commun avec Descartes, allait donc ajouter à la force de l’esprit français. Il faut voir maintenant par quelles qualités personnelles il devait ajouter à sa beauté.

§ II. Comment Pascal quitte de bonne heure la philosophie et les sciences pour la morale, et est conduit par la morale a la religion.

Pascal, comme Descartes, commença par la science. Qui l’empêcha d’y persévérer ? Pourquoi cet homme qui tout enfant jouait avec des problèmes de mathématiques, qui composait des traités à seize ans, qui plus tard dans des problèmes de physique montrait la même profondeur précoce et la même force d’invention ; pourquoi, pouvant être Leibnitz et Newton, Pascal, après quelques hésitations et sauf quelques retours passagers40, quitta-t-il la science pour la morale, et finit-il par s’abîmer dans la foi ?

Serait-il vrai de dire que, jetant à son tour ses regards sur ce double monde de la philosophie et de la science, dont Descartes venait de rouvrir les chemins, et y trouvant les profondes empreintes d’un homme de génie, il se détourna vers un ordre de vérités moins exploré, pour la seule gloire mondaine de ne marcher à la suite de personne ?

Cette explication ferait injure à Pascal. Si touché qu’il ait été de la réputation, dans ces courtes années de vie flatteuse et brillante qui précédèrent sa retraite à Port-Royal, jamais il ne le fut jusqu’à faire passer la fortune de son esprit avant la vérité, et à chercher la célébrité dans l’éclat de quelque différence entre son illustre devancier et lui.

Il y en eut une cause plus profonde. S’il a été exact de dire de Descartes qu’il est moins un homme qu’une idée, il ne l’est pas moins de dire de Pascal qu’il est plus un homme qu’un esprit.

Cet ascétisme passionné, cette dureté pour lui-même, ce détachement de toutes les affections, témoignent d’une nature tendre et sympathique. De tels combats ne se rendent que là où la résistance est sérieuse. Les hommes sont plus considérables pour Pascal que les idées ; et à la différence de Descartes, qui ne s’occupe que du vrai et du faux, par rapport à la raison, Pascal ne s’en occupe que par rapport au malheur ou au bonheur de l’homme. Le vrai ne l’intéresse qu’en tant qu’il est le bien ; le faux qu’en tant qu’il est le mal. Il ne parle jamais sans émotion de la faiblesse de l’homme.

Tant de grandeur le frappe d’admiration, et il proclame l’homme supérieur à l’univers ; mais bientôt tant de misères le confondent, et il met l’homme au-dessous du néant. Quelquefois il le regarde, entre ces deux états extrêmes, dans la médiocrité de la vie réelle ; il raille ses ridicules, et il laisse percer quelque chose du génie de Molière ; jamais sa pensée ne se détache de ce sujet unique de son étude.

Or, c’est cette sympathie, c’est le besoin, pour ses méditations, d’un sujet vivant, qui, peu à peu, dégoûtèrent Pascal de la science, à cause de sa stérilité pour le bonheur de l’homme. Après y avoir apaisé une première curiosité de jeunesse par des découvertes admirables, il en sentit le côté aride, et il l’abandonna.

Le génie du moraliste s’était révélé de bonne heure en lui par un goût très vif pour les livres où l’on traite de l’homme. Le beau morceau sur Epictète et Montaigne, qu’on sait être l’extrait d’une conversation de Pascal avec M. de Sacy, n’est pas une première impression à la suite d’une lecture récente. On y sent une habitude ancienne et presque une pratique de ces penseurs, une comparaison déjà douloureuse de son propre intérieur avec ce qu’ils ont découvert de celui de l’homme. L’esprit chrétien habitait d’ailleurs dans sa famille, et l’esprit chrétien, c’est le plus pénétrant et le plus profond des moralistes. Pascal en avait reçu des impressions si fortes, que, même dans le temps qu’il se livrait au monde, ajournant, par une sorte de résistance de la nature, l’heure de la foi qui devait être pour lui l’heure du martyre, la morale chrétienne lui donnait déjà des scrupules là où le dogme ne lui en avait pas encore donné.

Enfin, sa mauvaise santé y servit. Pascal était né faible et languissant. Dans l’entretien de 1647, Descartes, qui se piquait de médecine, lui avait prescrit quelques soins pour sa santé. Il ne paraît pas qu’elle ait été jamais bonne ; les meilleurs moments ne furent que des suspensions d’assez vives souffrances. C’est par la douleur que Pascal continua de communiquer avec les hommes, dont il s’était séparé par la solitude la plus étroite. Le secret de ces misères infinies, qu’il devait peindre avec tant de vérité, il le connut par ses propres maux.

Je ne m’étonne donc pas qu’il ait vu sitôt les bornes du prodigieux travail de Descartes, et qu’il ait cherché la vérité ailleurs. Que lui apprenait la philosophie de Descartes sur les vérités métaphysiques, qu’il ne put connaître plus sûrement par son seul instinct ? Quant à la science, même celle qui a pour objet de rendre la vie meilleure, de quel fruit est-elle, par exemple, pour les pauvres, pour les malades atteints à mort ? Quels maux de l’âme peut-elle guérir ? La philosophie de Descartes est tout à l’usage de son esprit ; sa science est presque tout au service de sa santé. Il avait borné ses vues, c’est lui qui l’a dit, à la recherche de tout ce qui peut contribuer à la félicité temporelle de la vie. Or, combien peu d’hommes peuvent, par leur condition, se contenter de la philosophie de Descartes, ou tirer parti de sa science, pour la conservation de leur vie ? Essayez, au contraire, de dénombrer la multitude de ceux que cette philosophie et cette science laissent en dehors !

Le sentiment vif et passionné de l’inefficacité de cette philosophie a fait dire à Pascal, par allusion aux travaux de Descartes, « qu’il n’estime pas que la philosophie vaille une heure de peine41 » Pour la science, il y renonça sans la dédaigner. Les découvertes pouvant en être bienfaisantes, il n’en regarda jamais l’étude comme inutile. Lui-même avait trouvé quelques moyens d’alléger le travail de l’homme ; il y prit intérêt assez longtemps, et, jusque dans la ferveur de sa retraite à Port-Royal, il y revint par intervalles. Quant aux spéculations de mathématiques, qui ne contribuent en rien au bien public, il s’en éloigna pour toujours.

Ce fut après de longs combats. Quel jour se passa sans combat dans cette âme si orageuse et si passionnée ? Les mouvements en étaient si impétueux que sa sœur Euphémie, parlant de son humeur bouillante, dit « qu’il paraît clairement que ce n’est plus son esprit naturel qui agit en lui. » Il lui arriva de quitter la science et la philosophie, d’éteindre en lui toute curiosité des choses de la nature, avant d’avoir fait choix de ce qu’il devait mettre à leur place. De même, il lui arriva d’être saisi d’un grand mépris du monde, et d’un dégoût insupportable do toutes les personnes, avant de sentir aucun attrait du côté de Dieu. Il vécut comme suspendu dans le vide, n’ayant plus les goûts qui, sans jamais le contenter, l’avaient du moins tenu occupé de recherches ou distrait par la réputation, et n’ayant pas encore cette curiosité des choses de la foi qu’il devait garder jusqu’à la mort. C’est même la peur de la perdre, et de ne retrouver ni la curiosité des choses de la science, ni le goût du monde, c’est l’horreur de ce vide qui fut la passion d’une partie de sa vie ; voilà le précipice qu’il avait sous les yeux, et au bord duquel il se tint comme accroché avec ses mains sanglantes, quelquefois affaibli, jamais épuisé.

En 1654, les plus rudes de ces combats avalent enfin cessé. L’accident du pont de Neuilly, arrivé dans l’automne de cette même année, où Pascal avait vu les chevaux de son carrosse précipités dans l’eau, et le carrosse s’arrêter sur le bord, hâta ce dégoût du monde et ce retour à la foi. Ses sœurs, qui étaient fort pieuses, suivaient avec le plus tendre intérêt ses progrès dans cette nouvelle voie. L’une d’elles, madame Périer, écrit vers cette époque « qu’elle le voit peu à peu croître en humilité, en soumission, en défiance, en mépris de soi-même, et en désir d’être anéanti dans l’estime et la mémoire des hommes. » Enfin, au commencement de l’année 1655, à l’âge de trente-deux ans, il entrait à Port-Royal, alors sous la direction de M. de Sacy. Il remettait entre les mains de ce saint homme au cœur tout frémissant encore des passions vaincues de la veille ; et c’est peut-être sous l’impression des premières douceurs que la parole de M. de Sacy avait fait couler dans son âme, qu’il écrivait sur un parchemin, en manière de mémorial, ces mots si pathétiques : « Joie, joie, pleurs de joie ! Renonciation totale et douce42 ! »

Dans cette solitude de Port-Royal, au sein de fortes études théologiques et littéraires, il concentra toutes ses pensées sur ce sujet vivant, l’homme, dont il portait en lui toutes les grandeurs et toutes les misères : non pas l’homme tel que Montaigne le peint, arrivant par le doute universel à ne croire qu’à lui-même ; ni l’homme selon Descartes, qui se contente de savoir qu’il y a un Dieu, qu’il existe une âme distincte du corps, et qui s’arrange dans ce monde de façon à y vivre le plus agréablement et le plus longtemps possible ; mais l’homme tel que le christianisme l’a expliqué, l’homme dont Montaigne n’avait pas vu toute la grandeur, ni Descartes toute la petitesse.

Pascal seul en devait sonder les deux fonds, de manière à n’en rien ignorer. L’homme qu’il étudie, qu’il cherche en lui et dans le témoignage de l’humanité, c’est, selon ses propres paroles, cet être si grand, qui n’est produit que pour l’infinité ; qui, à l’égard du néant, est tout ; le plus prodigieux objet de la nature ; capable de connaître le bien ; grand, puisqu’il connaît sa misère ; plus noble que l’univers qui l’écraserait, parce qu’il connaîtrait qui l’écrase. Mais c’est aussi cet être infiniment petit, perdu dans un tout dont il fait partie et qu’il ne peut connaître ; qui n’est que vanité, duplicité, contrariété ; si vain et si léger que la moindre bagatelle suffit pour le divertir ; dont l’état est plein de misère, de faiblesse, d’obscurité ; grand et petit tout ensemble et dans le même moment ; incapable de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, de savoir tout et d’ignorer tout absolument ; une chimère, une nouveauté, un chaos, un sujet de contradiction, un monstre incompréhensible43. Voilà en quels termes énergiques il se pose ce problème ; voilà l’être pour lequel il songe à chercher quelque chose de meilleur et de plus solide que trois ou quatre vérités de religion naturelle, et quelques inventions physiques au service des besoins du corps.

Pascal cherche une certitude pour tous ceux auxquels ni Montaigne ni Descartes n’ont songé ; c’est l’infinie multitude. Le doute de Montaigne, à combien d’hommes sied-il ? Combien peu qui, en venant au monde, ont, selon le mot de Montaigne, où planter leur pied, et auxquels suffit une certaine mesure de sagesse mondaine, pour ne pas gâter la bonne condition qu’ils n’ont pas eu à se faire ! Comptez, au contraire, ceux qui, ayant à lutter contre les difficultés de la vie, mal partagés du côté des biens réels ou d’opinion, pauvres, souffrants, trouveraient de quoi se consoler dans une croyance philosophique, fruit du raisonnement, et que le raisonnement aurait bientôt ruinée, si l’instinct ne lui venait en aide ! Le doute de Montaigne, comme la croyance philosophique de Descartes, veulent la réunion des biens de fortune et de santé dans le même homme, avec assez de raison pour ne les point compromettre, et pour en honorer la possession par quelque noble occupation de l’esprit. Mais quel profit en peuvent tirer tous ceux pour qui surtout l’Evangile a été annoncé ; tant d’hommes qui ne connaissent ni contentement ni repos sur la terre, et qui ont une telle soif de croire, qu’ils sont plus près de la superstition que du doute ! Pascal seul a songé à eux. Pour mieux connaître leurs besoins, il est entré dans leur condition. En même temps que Dieu lui envoyait la maladie à la suite de la santé, lui-même s’infligeait la pauvreté pour expier la fortune qu’il avait connue ; traversant ainsi les divers états de l’homme, dont il voulait pénétrer le mystère redoutable.

Mais ce mystère n’était-il pas depuis longtemps révélé ? La vérité que cherchait Pascal était-elle encore à trouver ? Ne disait-on pas, dans la maison de son père, que Dieu lui-même l’avait directement annoncée aux hommes ? La foi, dans Pascal, avait été souvent languissante, jamais éteinte. A défaut des exemples domestiques, le goût des spéculations de morale eût entretenu en lui la croyance du chrétien, tant il est impossible de s’occuper de morale sans rencontrer le christianisme, qui en est la science la plus complète. Pascal en avait été frappé tout d’abord. Avant de se passionner pour les remèdes à l’aide desquels la religion nous guérit, il avait admiré la profonde connaissance qu’elle a de nos maladies ; avant d’y croire comme à la seule certitude, il lui avait semblé, selon ses paroles, qu’on ne pouvait avoir que de l’estime pour une religion qui connaît si bien tous nos défauts. De toutes les misères en effet que nous portons en nous, laquelle lui a échappé ? Laquelle de nos contradictions n’a-t-elle pas expliquée ? Quel mal a-t-elle laissé sans guérison ? C’est donc par la morale que Pascal fut ramené à la religion, comme à la source de toute science, de toute explication et de tout remède. Dès lors la vérité pour lui fut uniquement dans la révélation, et il entreprit de la prouver, non pas à titre d’autorité transmise par des témoignages, ou d’établissement fondé par les siècles, mais comme une vérité évidente. On vit, chose inouïe, la méthode de Descartes appliquée à la démonstration de la foi, la rigueur de l’esprit géométrique, qui ne marche que par évidences, employée à prouver la religion des miracles, l’instrument même de la science servant à confondre la science, et le raisonnement dirigé contre la résistance de la raison.

§ III. En quoi l’éloquence de Descartes diffère de celle de Pascal.

Il est aisé d’imaginer d’avance quel accent allait donner aux Pensées de Pascal, comparées aux écrits philosophiques de Descartes, la différence des vérités qui y sont traitées, soit qu’on en regarde l’ordre, soit qu’on en apprécie l’intérêt pour celui qui les cherche, comme pour ceux qu’il en veut convaincre.

Les vérités que recherche Descartes sont de l’ordre spéculatif ; elles sont du domaine de l’intelligence pure. Une fois que de la raison de Descartes elles sont passées dans la mienne, elles y demeurent à l’état de notions claires, indestructibles, mais inactives. Je crois que je suis, parce que je pense ; je crois à Dieu, je crois à l’immortalité de l’âme ; oui, sans doute et de toute la force de mon intelligence : est-ce assez pour me conduire dans la vie ? Ces connaissances, sous leur forme abstraite et philosophique, à cette hauteur où mon œil les aperçoit à peine, pareilles à ces lumières qui brillent dans les espaces infinis et qui ne percent pas l’ombre où nous sommes, de quel usage me sont-elles dans les détails de mes actions ? Quel secours en puis-je tirer contre les incertitudes de mon esprit et les défaillances de ma volonté ? S’il n’existe pas de vérités intermédiaires qui m’en rapprochent et me les rendent plus présentes, que puis-je faire de cette inaccessible philosophie ? Hélas ! elle me laisse le plus rude de la tâche. Il faut que j’édifie moi-même l’œuvre de ma sagesse ; il faut qu’à la lueur de ces flambeaux qui brillent si loin de moi, je me guide dans un monde plein de ténèbres, moi-même formé de ténèbres et d’incertitudes, et que je me gouverne par des vérités provisoires au milieu des autres et au milieu de moi. Et d’ailleurs, que m’apprend cette philosophie sur ma fin ? Que m’importe de croire que j’existe, quand la mort va faire disparaître la seule partie visible de moi-même ? Quel bien me revient-il de ne pas douter de l’immortalité de mon âme, si j’ignore de quelle façon il en sera disposé après la vie ?

C’est ce qu’avait compris l’intelligence de Pascal, non moins sublime, mais plus sympathique que celle de Descartes. Aussi les vérités qu’il recherche sont-elles exclusivement pratiques. Descartes m’avait appris que j’existe, parce que je pense : Pascal va m’enseigner quel usage je dois faire de ma pensée. Cette âme dont Descartes a prouvé l’existence, Pascal s’occupera de la conduire. Quand on demandait à Descartes quel serait l’état de l’âme après la mort : « Adressez-vous, disait-il, à M. d’Igby, qui en a bien plus de connaissance que moi44 », se déchargeant ainsi sur un obscur théologien de ce qu’il y a de plus difficile dans le problème de l’existence de l’âme. Descartes nous avait montré l’idée de Dieu dans l’idée de l’infini, avec laquelle nous naissons. Pascal cherchera si ce Dieu n’a pas parlé en nous par une voix plus claire encore, et s’il n’y a pas quelque marque plus sensible à laquelle non seulement nous connaissons qu’il existe, mais nous sentons qu’il est présent : il nous fera voir sa trace sur cette terre où nous vivons ; il nous fera ouïr ses paroles ; il le rapprochera de nous sans l’abaisser.

Regardons maintenant quel est le degré d’intérêt de ces deux ordres de vérités, soit pour celui qui les enseigne, soit pour ceux auxquels il s’adresse.

Pour parler d’abord de la religion naturelle de Descartes, quel risque fait-il courir aux autres on court-il lui-même, à ne se pas convaincre ou à ne les pas persuader, par la raison naturelle, de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme ? Pour lui, y croira-t-il moins ? Pour les autres, en douteront-ils plus ? Il ne dépend pas de Descartes qu’on croie plus ou moins, ou qu’on ne croie pas du tout à Dieu et à l’âme ; son pouvoir est petit, à cet égard, sur ceux qui le liront. Il a voulu faire, d’un instinct naturel à tous les hommes, une science ; d’une croyance universelle, une théorie : entreprise sublime ! Mais cet instinct et cette croyance ne seront-ils pas toujours de meilleurs gardiens des vérités qu’ils nous révèlent que la science et la théorie cartésiennes ? Que Descartes démontre avec plus ou moins d’évidence l’existence de Dieu et de l’âme, et celle du moi humain : laquelle de ces vérités va être en péril ? L’intérêt de cette recherche est tout métaphysique : ou, s’il est pratique, c’est seulement pour un petit nombre d’esprits, trop attachés à la terre pour pouvoir s’élever à ces connaissances sans le secours ou plutôt sans la violence de la logique.

Pour Descartes, le doute n’était pas possible. Ce qu’il avait à craindre, ce n’était pas de douter, mais de prouver trop peu. Or, par combien de choses n’était-il pas soutenu contre cette crainte, outre la gloire humaine, qui fait qu’on a foi même à ce qui est faux, pour peu qu’on y soit engagé de réputation ? Si Descartes faiblit dans ses preuves, tout au plus en sera-t-il troublé, à cause des curieux qui ont les yeux sur lui, et qui regardent s’il ne va pas être contredit par sa propre méthode. Mais pour lui, dût-il s’avouer à lui-même que sa logique a fléchi, l’invincible force du consentement du genre humain le défendrait contre le doute, même à son insu, même en dépit de sa résolution de refuser tout secours qu’il ne tire pas de lui-même, de rejeter tout ce qui ne lui paraît pas évident.

Combien est différente la condition de Pascal ! Les vérités qu’il s’est proposé d’établir obligent la conscience de l’homme ; elles règlent toutes ses actions ; elles ne le quittent pas d’un instant dans cette course de la naissance à la mort qu’on appelle la vie ; elles ne peuvent pas être méprisées ni éludées impunément ; elles perdent ou elles sauvent. Est-il pour l’homme quelque intérêt plus grand et plus pressant ? Quel péril à ne pas rendre ces vérités assez évidentes ? Si le logicien faiblit, c’est un homme, ce sont tous les hommes qui ont fait dépendre leur foi de son raisonnement, dont il peut mettre les âmes en danger de mort éternelle !

Et pour lui-même, lui qui n’a pas trouvé la philosophie digne d’une heure de peine, qui, après avoir goûté de la gloire attachée aux découvertes de la science, s’en est lassé comme d’un vain amusement, lui qui a rompu tout lien avec la terre, quel risque affreux, s’il manque de se convaincre, si cette chaîne, dont il forme un raisonnement, vient à se rompre dans ses mains ? Quel gémissement égalera cette parole qui lui échappera un jour : « Il n’y a de certitude que dans la religion, et la religion n’est pas certaine. »

Le doute assiège de tous côtés Pascal. Il pouvait lui venir même de la science ; car il en faisait plus d’estime que de la philosophie, et s’il l’avait quittée, c’est moins par manque de créance dans ses découvertes, que parce qu’il préférait les vérités qui touchent l’âme à celles qui n’intéressent que le corps. Or, quelques années avant qu’il cherchât toute vérité dans les livres saints, la science, par la bouche de Galilée, prouvait que la terre tourne, et troublait toute la chrétienté par ce démenti donné à la tradition de ces livres. De plus, Pascal pouvait s’étonner de l’obscurité et de la contrariété des témoignages humains dans les choses de la foi. Il dut lui paraître étrange que la lumière de la révélation eût été refusée au monde ancien, et qu’à deux âges différents du genre humain, la morale eût eu deux principes contradictoires. Mais à quoi bon demander si le doute était possible pour Pascal ? Ne savons-nous pas bien qu’il en connut toutes les angoisses ? Que de traces, dans ses Pensées, des défaillances de cet esprit qui, ayant abaissé la raison au profit de la foi, ne voulait néanmoins prouver la foi que par la raison ! Ce sont comme des gouttes de la sueur de sang qui a coulé de son corps, plus fatigué du doute que des macérations, dans cette laborieuse aspiration au repos de la foi, qui ressemble à la montée du Calvaire.

De ces dissemblances entre Descartes et Pascal, dans leur objet, et dans l’intérêt qu’ils ont à le rendre évident, naissent, entre les écrits de ces deux grands hommes, des différences qui tournent en beautés nouvelles pour notre littérature. Dans Descartes, c’est une éloquence de raisonnement, d’où le pathétique est exclu ; c’est la domination, avec je ne sais quelle insensibilité dédaigneuse. Pascal a les grands mouvements, la tendresse, l’ironie poignante ou la profonde pitié, une logique qui, pour convaincre la raison ou la forcer d’abdiquer, s’aide de la faiblesse même de l’imagination, qu’elle épouvante par ses dilemmes45 ; des nuances ou se peignent les divers états de son âme, tantôt calme et sereine, quand la foi la possède, tantôt troublée et exaltée par le doute qui la ressaisit ; jamais médiocrement touchée. Descartes — et c’est par là qu’il est admirable — ne veut convaincre la raison que par la logique ; tout le tissu de son discours est un enchaînement de prémisses et de conclusions. Les mots y sont entre eux dans des rapports mathématiques. Pascal emploie contre la résistance de la raison l’imagination et la sensibilité ; il y fait servir toutes les passions tour à tour, l’admiration, le désir, l’espérance, la joie, la tristesse, et, s’il le faut, la peur. Et de même qu’il a une langue pour tous les états de son âme, il en a une pour toutes les passions de ceux qui le lisent. Les mots n’y sont plus seulement des chiffres qui fixent l’esprit, ce sont des paroles sonores qui font vibrer toutes les cordes du cœur.

§ IV. Des pensées de Pascal sur la religion, et de ce qu’il faut croire de son mépris pour la philosophie. — Des pensées diverses.

Ce jugement s’applique surtout aux pensées de Pascal sur la foi, et aux pensées de morale chrétienne qui ont pour objet d’y amener. C’est la partie la plus originale de ses écrits. Dans les Provinciales, Pascal n’a fait que tenir la plume pour Port-Royal ; dans les pensées qui regardent la foi, c’est pour son compte, c’est sur ce qui l’intéresse personnellement que Pascal écrit. Là est son âme tout entière, et pour ainsi dire toute nue ; là se fait sentir le trouble de la chair et du sang ; là est ce long combat où, à travers les espérances d’une autre vie, jusque dans l’ardeur pour la mort qui doit les réaliser percent tant de fois la révolte de la nature et les inquiétudes de la raison.

Pascal n’est pas un docteur de l’Eglise, héritant d’une croyance de tradition, qu’il est chargé de transmettre aux autres par la prédication ou de défendre par la théologie, au nom et avec l’appui d’un culte établi.

C’est l’esprit le plus indépendant, le plus exact, c’est un cartésien par le mépris de l’autorité, c’est un grand géomètre, c’est un physicien de l’école de Bacon, qui entreprend de se convaincre par sa raison de la vérité de la religion.

Rien n’est donné au hasard ; rien n’est admis pour preuve de la révélation que l’évidence, comme le veut Descartes pour la religion naturelle. Jamais Pascal n’abonde dans son sens, n’exagère ses preuves, ne force ses interprétations, ou ne se contente de voir à demi, comme il arrive au docteur que le zèle du mandat, l’esprit de la profession, l’habit, rendent moins délicat sur la qualité et la force des preuves.

Pascal, si impatient qu’il soit de se mettre en paix sur des vérités si capitales, quoique brûlant de cette soif dont parlent les docteurs, ne fait jamais un pas en avant qu’après s’être assuré sur le terrain qu’il va quitter. Il voit pourtant la source divine où il aspire à se rafraîchir ; il la voit avec la foi, et il pourrait en prendre les ailes pour aller d’un seul essor y apaiser ses ardeurs douloureuses. Mais il aime mieux ajourner le moment de la possession que de n’y pas arriver par la voie légitime. Aussi bien, s’il laissait derrière lui, oubliée ou surprise, cette raison superbe, qui empêcherait qu’elle ne vînt le troubler dans sa possession prématurée ?

Il ne s’agit pas pour lui d’une opinion spéculative, dans laquelle sa réputation de bel esprit serait seule engagée, ni d’une découverte, dans l’ordre des choses physiques, que la science plus exacte d’un émule aurait contestée. Il s’agit de savoir ce qu’il est, où il va, comment il doit se conduire dans la vie, quel sens donner à la vertu ou au vice, à la santé, à la maladie ; il s’agit d’un pari — il l’a dit lui-même — où la vie est engagée, où il importe, de toute la différence qu’il y a entre la vie et la mort, de mettre toutes les bonnes chances de son côté. Ce n’est donc pas trop de l’évidence même pour le mettre en paix là-dessus ; il y a trop de danger dans la chute pour qu’il s’appuie sur un bâton qui pourrait se rompre. Lui-même pèse toutes les preuves avec la sévérité d’un contradicteur qui aurait intérêt à les nier. Que dis-je ? il est le plus sévère et le plus exercé de ses contradicteurs, et, dans cette effrayante dialectique contre lui-même, c’est avec sa raison qu’il écarte et réfute les objections de sa raison. Ni enthousiasme, ni emportement ; une conviction lente, qui s’acharne à son objet, qui craint de le laisser échapper : une foi non d’habitude, mais qu’il faut disputer tous les jours à quelque objection nouvelle, et risquer tous les jours de perdre, si l’objection est la plus forte ; une foi, pour ainsi dire, arrachée et convulsive. Pascal s’attache à ses preuves, comme le naufragé à la planche de salut ; et de même qu’en embrassant cette planche de toute la force de ses mains, le naufragé ne peut se défendre de l’affreuse pensée qu’il va périr, de même, aux endroits où Pascal croit le plus à la force de ses raisons, lisez-le d’un cœur que touche cette sublime misère, et vous verrez jusque dans sa conviction l’horreur secrète du doute qui s’y glisse, et l’idée de la possibilité de la mort ?

Aucune littérature n’offre de pages comparables, pour le pathétique du raisonnement, aux prières de Pascal, et particulièrement à celles où il demande à Dieu le bon usage de la maladie.

Il semble qu’on devrait trouver dans une prière quelque abandon, quelque transport, une confiance qui ne pèse plus ses motifs, et que l’homme qui prie n’ait plus rien à rechercher sur l’existence et les attributs de l’être auquel s’adresse sa prière. Celle de Pascal n’a point ce caractère. C’est une argumentation passionnée, dans laquelle un homme mortel raisonne avec Dieu. Du fond de l’humilité la plus absolue, il lie sa cause à la bonté de Dieu par des rapports si invincibles, qu’il rend évidentes les dispositions de la Providence divine à son égard ; et, s’il m’est permis de me servir de mots si profanes, il l’enchaîne dans ses propres attributs, comme il enchaînerait un juge dans les devoirs et les responsabilités de sa charge. Et pourtant nulle prière humaine n’a été plus assurée de monter jusqu’au trône de Dieu. Mais ce n’est ni par l’enthousiasme du Psalmiste, ni par l’imagination échauffée des ascètes, que cette prière s’élève si haut ; c’est par des raisons qui se déduisent les unes des autres, et se succèdent comme les degrés d’une échelle mystique : on sent qu’aucun échelon ne manquera sous les pieds de Pascal. Telle est la force de cette logique, qu’elle nous engage invinciblement dans la situation de celui qui prie ; on oublie l’écrivain sublime pour le chrétien convaincu, et si l’on résiste à le suivre, ce n’est pas sans une secrète inquiétude. Car qui peut estimer sa raison plus forte que celle dont Pascal a fait le sacrifice à la foi ?

Cette raison si puissante, à force d’être toujours aux prises avec l’incompréhensible, a-t-elle fini par se troubler ? Est-il vrai que ce ressort, pour avoir été trop tendu, se soit brisé un jour ? On l’a dit, on pourrait le croire, sans manquer de respect à cette grande mémoire. Si Pascal a été fou, sa folie a dû être de haïr sa raison. Il triomphe si durement des contradictions de la raison d’autrui ! Voyez quel dédain il fait de celle de Descartes, laquelle avait le tort à ses yeux de s’être attachée à des choses qui ne valent pas une heure de peine ! Ailleurs, prenant à partie Descartes lui-même, « Je ne puis pardonner à Descartes, dit-il ; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n’a plus rien à faire de Dieu. » N’y a-t-il, dans ces sévères paroles, que l’indignation du croyant contre un acte d’orgueil humain ? N’est-ce point plutôt dépit que Descartes se fût mis en paix par le seul secours de cette raison qui faisait le supplice de Pascal, et qu’il eût pu vivre tranquille et content, dans l’indifférence pour des vérités auxquelles Pascal s’était attaché avec désespoir ? Cette ironie sur l’usage que fait Descartes de Dieu, seulement pour mettre en mouvement le monde, touche à l’injustice.

Mais quoi ? Valait-il donc mieux que Pascal transigeât, qu’il conciliât la foi et la philosophie ? L’exemple en eût-il été meilleur pour l’esprit humain et pour les lettres françaises ? Bossuet, Fénelon, a-t-on dit, les deux gloires de la théologie en France, ont été philosophes ; Leibniz, un des plus grands noms de la philosophie moderne, a été chrétien. Sans doute ; mais pour les deux théologiens, la philosophie n’a été qu’une connaissance accessoire, et pour Leibniz, est-il certain qu’il n’ait pas été chrétien à la façon de Descartes, plus par le respect que par la foi ? Bossuet et Fénelon étaient trop engagés dans la religion pour pousser les spéculations philosophiques jusqu’au point où elles prétendent tout résoudre, où elles nous donnent à choisir entre les vérités qui leur sont propres et les vérités de la foi. Et quant à Leibniz, il était trop engagé dans la philosophie pour pousser la science de la foi jusqu’au point où elle rend superflues, si même elle ne les trouve impies, les spéculations de la religion naturelle. Ni Bossuet, ni Fénelon, ni Leibniz, n’ont pensé à concilier la philosophie avec la foi ; mais tandis que, pour les deux premiers, la philosophie est un ordre de notions élevées qu’il ne faut pas ignorer, quoiqu’il n’y ait à en tirer aucune preuve auxiliaire de la foi ; pour le second, la foi n’est peut-être qu’une tradition respectable à laquelle on fait sagement de croire, mais qui n’ajoute rien à la force des preuves naturelles de la philosophie. Il ne peut pas y avoir d’accord véritable entre deux sciences, dont l’une est poussée jusqu’à ses limites extrêmes, et dont l’autre est à peine étudiée au-delà de ses éléments ; et je suis surpris qu’on ait vu une conciliation sérieuse entre la foi et la philosophie, dans Bossuet, parce qu’il a donné à la philosophie quelques moments d’une vie tout entière dévouée à la foi ; dans Leibniz, parce qu’il a donné à la foi quelques heures de sa longue vie de savant.

Aucun de ces grands hommes ne fit d’ailleurs son unique affaire d’établir sa foi ; aucun n’eut à choisir entre ne pas croire et croire, entre le néant et la vie. Je ne vois, en aucun endroit de leurs écrits, le doute qui m’apprendrait qu’ils ont eu à faire ce choix redoutable ; mais je les vois tout d’abord, et dans toute la vie, jouir pleinement, ceux-ci de la foi chrétienne, celui-là de ses croyances philosophiques. Ils y sont engagés d’éducation d’abord, puis de profession, de réputation, d’habit ; ils n’ont pas à faire leur religion, ils l’enseignent. Bossuet a-t-il jamais songé à fortifier sa foi de quelque preuve tirée de la philosophie ? Leibniz, sa croyance philosophique de quelque preuve tirée de la foi ? Il en est tout autrement de Pascal, qui n’était ni théologien ni philosophe. Il n’avait ni le surcroît de foi que donne la profession et qu’entretient la polémique, ni un attachement d’inventeur ou de disciple à un système de philosophie. Il ne voulait que croire, et se mettre en paix, dans la solitude de sa pensée et le secret de sa vie, sur le mystère de sa destinée. Comment donc s’étonner qu’après avoir demandé l’explication de ce mystère à deux ordres de vérités, dont l’un est à peine aussi sûr que l’instinct populaire, et dont l’autre offre de répondre à tout, il se soit attaché au dernier ? Comment s’étonner qu’ayant fait choix de la foi, il ait eu du dédain pour la philosophie, ne fut-ce que pour l’avoir trompé dans ce besoin de croire, dont la satisfaction était l’unique emploi de sa vie ?

« Les preuves de la philosophie, a dit Nicole, ne laissent pas d’être proportionnées à certains esprits, elles ne sont pas à négliger. » Je doute qu’il l’ait entendu des esprits excellents, et qu’il estimât autant ceux qui s’en peuvent contenter que ceux qui y préfèrent les preuves de la religion. Quant aux habiles gens qui en auraient fait un mélange, se composant une foi de la réunion de ces deux ordres de preuves, on n’en avait pas même l’idée à cette époque, et l’on n’y eût vu que le calcul d’esprits médiocres, aussi incapables d’être philosophes que d’être chrétiens. Que pouvait donc faire Pascal qui fût plus digne de son génie que ce qu’il a fait ? Ne pouvant être ni Bossuet, puisqu’il avait à conquérir ce que Bossuet n’avait qu’à conserver, ni Leibniz, puisqu’il avait reconnu l’impuissance de la philosophie à résoudre les questions capitales, ni quelqu’un de ces esprits médiocres qui se font une croyance molle et languissante du mélange d’une certaine philosophie et d’une certaine foi, Pascal n’a pu faire mieux que de rester Pascal.

C’est là l’incomparable beauté de ce génie, qu’ayant vu tout d’abord les limites de la philosophie, et s’étant porté tout entier vers la religion, il n’ait estimé la raison que le jour où elle connaît qu’elle doit abdiquer pour la foi. La violence de ses efforts, ses angoisses, ses doutes qui l’épuisent sans le vaincre, parce qu’il sait que, pour l’objet qu’il poursuit, hors de la religion il n’y a qu’impuissance et désespoir, et qu’il faut croire ou mourir ; l’audace même de cette entreprise, qui le mène à rechercher si cette lutte de dix-sept siècles, entre la foi et la raison, ne vient pas de ce que la raison n’a pas été assez haute, ou la foi assez raisonnée, et si la foi n’est pas la perfection même de la raison ; qui donc connaît un emploi plus noble des facultés humaines ? Eût-il été plus beau que Pascal lâchât pied, ou que, s’éblouissant de sa propre raison, il la mît au-dessus du mystère qu’il essayait d’expliquer par elle ? Le spectacle de cette raison sublime arrivant, par sa force et son étendue même, à toucher ses bornes, vous plaît-il moins que celui de l’industrie d’un habile homme qui mélangerait par doses égales la philosophie et la foi, afin de ne pas se rendre suspect, et qui tirerait de cette combinaison une bonne condition dans cette vie ? Où est le philosophe qui s’estime assez éclairé sur sa nature, par les seules lumières de sa raison, pour s’étonner que Pascal ait senti l’insuffisance de la sienne, et qu’il l’ait employée à croire à une lumière venue d’en haut, qui découvre aux plus humbles esprits ce qui se dérobe à la curiosité des plus superbes ? Où est l’homme de bien assez assuré de son innocence par les vérités de la morale commune, pour blâmer Pascal d’avoir cherché dans la foi une règle, auprès de laquelle cette morale n’est qu’une science de condescendance et de transaction avec nos faiblesses ? Quelles conceptions sont plus hautes, quel dessein plus digne d’un homme de génie, que d’avoir anticipé, par le détachement de son corps et la destruction de ses passions, la vie de pure intelligence qui nous est promise après la mort ? Aimerait-on mieux la découverte de quelque loi des corps, ou l’invention de quelque nouvelle preuve métaphysique de l’existence de Dieu, laquelle n’a pas besoin de preuves ?

Je voudrais voir juger avec le cœur seul un homme qui a volontairement habité avec la souffrance, et qui, à l’exemple du Christ, a voulu, par sa mort au monde, racheter quelques-uns d’entre nous. Les habiles gens s’entendront mieux avec Descartes écrivant que « les poils blancs qui commencent à lui venir l’avertissent qu’il ne doit plus étudier, en physique, à autre chose qu’au moyen de les retarder. » Et ailleurs : « Qu’il n’a jamais eu tant de soin de se conserver que maintenant. » Et plus loin : « Qu’il fait un abrégé de médecine, dont il espère pouvoir se servir par provision pour obtenir quelque délai de la nature. » Ceux qui souffrent, et c’est le grand nombre, ceux qui ont la mauvaise part dans la distribution des biens de fortune, d’opinion ou de santé, ceux pour qui en particulier le Christ est venu, aimeront mieux Pascal disant dans cette sublime prière que j’ai citée : « Je ne trouve en moi, Seigneur, rien qui vous puisse agréer ; je ne vois rien que mes seules douleurs, qui ont quelque ressemblance avec les vôtres. Faites, ô Seigneur, que si mon corps a cela de commun avec le vôtre, qu’il souffre pour mes offenses, mon âme ait aussi en commun avec la vôtre qu’elle soit dans la tristesse pour ces mêmes offenses. » Celui qui a demandé à Dieu la maladie, et qui, comme un héroïque médecin s’inoculant la peste, pour l’étudier de plus près, s’est comme inoculé toutes les misères humaines pour les mieux connaître, sera toujours plus populaire que l’habile homme qui étudie l’art de vivre en santé et d’éloigner le terme fatal. Le premier aura cent amis contre un que se fera le second ; car pour un qui peut s’appliquer ce régime de santé et de longévité, il y en a cent qui ne peuvent qu’offrir à Dieu, en compensation de leurs offenses, le mérite de souffrances irréparables.

C’est pour cela que les Pensées de Pascal ont toujours été en plus de mains que les écrits de Descartes. La gloire est venue chercher celui qui la fuyait. C’est que le doute de Pascal est au fond de toutes les âmes élevées, trop raisonnables pour borner l’usage de la raison à l’art de rendre la vie heureuse, et qui portent cette marque de l’origine divine, qu’elles ne se peuvent point contenter du bonheur de la terre. Pour ces âmes d’élite, comme pour la multitude souffrante, il est le Curtius qui s’est dévoué au gouffre, pour voir ce qui est au-delà du bonheur et de la souffrance terrestres. Il porte au front cette tristesse où la philosophie chrétienne a reconnu le souvenir d’une chute, et qui suit nos joies de plus près que l’ombre ne suit le corps. Il a le premier parlé, dans notre pays, la langue de la mélancolie, cette passion dont le christianisme a enrichi la nature humaine, et qui est comme un certain détachement des joies et des plaisirs de la terre, par lequel nous sommes préparés doucement à la séparation irrévocable.

Pascal me rappelle involontairement les héros de Corneille. Lui aussi a sacrifié la nature au devoir ; lui aussi est l’homme tel qu’il devrait être, le héros dont le grand Corneille a tracé l’idéal. Mais ce que l’imagination du poète pouvait concevoir de plus grand, Pascal seul l’a surpassé par cette lutte sublime de la nature immatérielle qui, dans le temps de son union intime avec le corps, veut néanmoins s’en tenir séparée, et, dans la cohabitation même, se défend du contact. Ce n’est pas assez pour Pascal de fuir les hommes, pour n’avoir aucun des vices qui naissent de leurs rapports entre eux ; il veut se fuir lui-même et s’arracher à son propre corps, pour échapper aux imperfections attachées à sa condition de créature. Pascal est par moments Polyeucte. Je reconnais le détachement du sublime martyr dans l’homme qui conseille à ses amis de ne point s’attacher à qui ne s’appartient plus, à qui ne peut donner ce qui n’est plus à lui. Noble exemple, dans ce monde où tant d’habiles gens, qui n’ont rien à donner, invitent néanmoins les autres à les aimer, afin de les avoir plus sous la main pour le service de leur fortune ! Pascal est trop honnête homme pour se servir de ceux qu’il n’aimerait pas ; il est trop humble pour se laisser aimer gratuitement.

Maintenant, n’est-ce pas lui rendre un hommage que son cœur eût dédaigné, que de parler avec louanges de la profondeur d’esprit qui se révèle dans ses Pensées ? Dans celles qui touchent à la religion, il a vu plus loin que Bossuet, venu après lui, et pourtant un si grand homme ! Toute la polémique de Bossuet est dirigée contre les protestants : il n’y est question que de dissidences sur des points secondaires, qui ne touchent ni à la révélation, ni à la divinité de Jésus-Christ. La polémique de Pascal est dirigée contre les incrédules, et ce génie prophétique guerroie déjà contre l’esprit du dix-huitième siècle, par-dessus la tête de Bossuet, qui l’entrevoit à peine dans les témérités voilées des libertins. Si je regarde celles des Pensées qui touchent à la société, aux gouvernements, à la justice, aux grands, Pascal voit plus loin que Descartes, dont la politique est de s’accommoder de ce qui est établi ; plus loin que Bossuet, qui bornait ses vues à la monarchie absolue tempérée par des lois fondamentales. Dès le milieu du dix-septième siècle, il prévoit et indique les grands changements de la fin du dix-huitième. Enfin, dans toutes ses pensées mélancoliques, dont quelques-unes semblent capricieuses, et dont aucune n’est indifférente, je reconnais le doute de notre temps, non ce doute des esprits médiocres qui n’est qu’impuissance de penser et de vouloir, mais celui qui est au fond des esprits les plus élevés et des caractères les plus fermes, après deux siècles qui ont vu tant de grandeurs et tant de chutes.

§ V. Les Provinciales. — Perfection de la langue française dans les écrits de Pascal.

Quand on quitte les Pensées pour les Provinciales, on éprouve du soulagement, un peu pour soi-même, au sortir des méditations douloureuses où nous jettent les Pensées, un peu pour Pascal, parce qu’il semble, dans les Provinciales, tirer quelque contentement de cette raison qui le rend si misérable dans les Pensées. Les Provinciales ont, en effet, précédé les Pensées. C’a été comme une distraction pour ce grand homme, avant qu’il se trouvât en face de lui-même, tous liens avec le dehors rompus, seul, en proie au besoin de croire, et à l’impossibilité de croire sinon par la raison. On y sent à la vérité le sérieux d’un esprit qui n’a jamais été médiocrement touché des vérités morales, et que la première ardeur d’une conversion récente pousse à défendre la foi, avant même de l’avoir approfondie. Mais, du moins, cet esprit paraît jouir encore de lui-même ; l’habileté du travail, les premières caresses de la réputation qui le découvre derrière l’anonyme, quelque reste des idées du monde qui l’ont suivi dans sa retraite à Port-Royal, la vivacité de la polémique, le désir de n’avoir pas le dessous, la joie secrète de voir les gens de bon sens et les rieurs de son côté, toutes ces choses qui ont leur douceur honnête et permise, même pour les parfaits, le tiennent dans une disposition qui nous paraît heureuse, comparée à l’ardeur fébrile des Pensées. Il semble respirer plus à l’aise dans les Provinciales ; et plus on a senti ce qu’il y a d’efforts violents, d’ardeurs trompées, de résistances, de combats, dans les Pensées, plus on trouve de douceur à voir le même homme prendre du plaisir à relever des ridicules, à railler gaiement des sophismes, et, par comparaison avec le relâchement de ses adversaires, à jouir noblement de cette innocence qui lui paraîtra corruption et orgueil dans les Pensées.

Dans une lettre manuscrite à M. Périer, beau-frère de Pascal, on lit ce passage significatif : « Il y a une nouvelle théologie morale d’Escobar, et de casuistes comme Mascarenhas, Busembaum, etc., où il y a les meilleures choses du monde pour nousJe perds beaucoup, et nos amis, que les jours n’ont que vingt-quatre heures 46. » Cette lettre, copiée sur l’original, sans nom d’auteur, est-elle de Pascal ? On le voudrait. Pourquoi ? C’est que cette chaleur de la polémique, cette joie de voir ses adversaires s’enferrer, ce pressentiment d’une facile victoire, c’est du répit, en attendant la tristesse non interrompue ou la moquerie sans gaieté des Pensées.

Pascal a eu toutes les qualités et toutes les dispositions de l’esprit humain. Après avoir pénétré, par l’intelligence toute seule, dans le secret des sciences physiques et de la science des nombres, il entreprend l’étude de la morale avec cette même intelligence aidée de sa sensibilité. Puis, avec toutes ses facultés réunies, sous le gouvernement de sa raison, il veut voir clair dans la foi, et recherche si, au lieu d’être la raison qui abdique, elle n’en est pas le plus haut usage et la perfection. Dans cette carrière que parcourt sa pensée, touchant à tout ce qui intéresse l’homme, il ne rencontre pas un seul homme auquel il n’ait fait sa part, et qui ne soit sur quelque point en sympathie avec lui. Mais les Provinciales n’enfoncent pas si avant que les Pensées ; elles ne jettent point dans la réflexion et la rêverie ; elles s’adressent, pour ainsi dire, à ce qui est toujours prêt en nous, à la raison courante, à la conscience d’habitude, à ce sentiment du ridicule qui cherche sans cesse où se prendre.

Les mémoires de madame Périer racontent ainsi l’origine des Provinciales : « Ce fut M. Pascal qui attaqua la morale des jésuites en 1656, et voici comment il s’y engagea. Il était allé à Port-Royal des Champs, pour y passer quelque temps. C’était alors qu’on travaillait en Sorbonne à la condamnation de M. Arnauld, qui était aussi à Port-Royal. Lorsque ces messieurs le pressaient d’écrire pour sa défense, et lui disaient : Est-ce que vous vous laisserez condamner comme un enfant, sans rien dire ? il donna un écrit qu’il lut en présence de tous ces messieurs, qui n’y donnèrent aucun applaudissement. M. Arnauld, qui n’était pas jaloux de louanges, leur dit : Je vois bien que vous trouvez cet écrit mauvais, et je crois que vous avez raison. Puis il dit à M. Pascal : Mais vous qui êtes curieux, vous devriez faire quelque chose. M. Pascal fit la première lettre, la leur lut ; M. Arnauld s’écria : Cela est excellent, cela sera goûté ; il faut le faire imprimer. On le fit ; cela eut un succès que l’on a vu ; on continua47. »

Que de choses édifiantes dans ce récit ! La sincérité de ces solitaires qui sont sans complaisance pour l’ouvrage de leur ami ; l’auteur qui s’en aperçoit et les en loue ; Pascal prié d’entreprendre un travail où Arnauld n’a pas réussi, et qui accepte la tâche par déférence et dévouement ; ce grand succès produit par des causes si pures ; où y a-t-il un plus bel exemple et un meilleur enseignement ? Le mot d’Arnauld à Pascal, « Vous qui êtes curieux », éclaire une époque de cette noble vie, et nous fait voir quelle était, à l’heure où parlait Arnauld, la direction d’esprit de Pascal. C’était la première qu’il eût suivie, ce fut la dernière où il persévéra. Il cherchait sa foi après avoir cherché les lois du monde physique ; il cherchait l’homme ; il était curieux de la vie et de la mort ; son dernier jour le trouvera cherchant encore. Arnauld lui donnait un problème de morale à résoudre, des intentions à découvrir derrière des doctrines : il se met à l’œuvre ; et, comme dit madame Périer : « Cela eut un succès que l’on a vu. »

Au reste, en attaquant la morale des jésuites, Pascal accomplissait à son insu une menace prophétique de son père. Il avait eu pour contradicteurs, dans ses travaux sur le vide, les jésuites de Montferrand, qui le firent accuser de s’être attribué les découvertes des Italiens. Il voulut leur répondre. L’un d’eux, le père Noël, le fit prier de ne s’en point donner la fatigue, à cause de sa santé, qui était fort mauvaise ; un entretien, disait-il, dissiperait les difficultés qui les séparaient. Ce qui ne l’empêcha pas de faire paraître un traité où Pascal était attaqué jusqu’à l’injure. Pascal le père en écrivit de vifs reproches à ce jésuite, et c’est dans cette lettre qu’il lui dit, en père du futur auteur des Provinciales : « Vous vous êtes exposé à ce qu’un jeune homme provoqué sans sujet se portât à repousser vos invectives en termes capables de vous causer un éternel repentir 48. » Pour les Pascal, comme pour les Arnauld, la guerre avec les jésuites était une affaire de famille.

Qui fait vivre les Provinciales de Pascal ? Le sujet même de la querelle nous touche assez peu, outre le sort commun des ouvrages de polémique, dont la partie la plus personnelle se refroidit le plus vite. Qu’est-ce pour nous aujourd’hui que l’histoire des lâches condescendances de casnistes qui enseignaient l’art de gouverner les puissants de ce monde, comme les valets gouvernent leurs maîtres, en se faisant les complaisants de leurs vices secrets ? Toute cette guerre de citations, toute cette théologie, si claire à l’époque de la condamnation d’Arnauld, parce qu’on s’y intéressait, si obscure aujourd’hui, parce qu’on y est indifférent ; ces triomphes remportés sur l’odieux de quelques propositions particulières dont on rend responsable tout un corps ; quoi de plus étranger à nos idées, et qui puisse nous moins toucher ? Pourquoi donc prenons-nous un si vif intérêt aux Provinciales, et qu’y trouvons-nous qui nous soit conforme ? La méthode, qui est comme une première vérité générale et éternelle, et donne de la vie à tout écrit ; l’invention ; l’expression parfaite de toutes les vérités générales intéressées dans le débat ; le style, par lequel se révèlent avec éclat ces trois grandes qualités des écrits durables.

Pour la méthode, qui consiste à proportionner chaque lettre au sujet, à en disposer les parties dans l’ordre le plus naturel, à n’y faire entrer que les détails qui s’y rapportent, à faire valoir chacun par la place qu’il occupe, à approprier, en un mot, l’écrit au lecteur, aucun ouvrage ne surpasse les Provinciales. Si, de plus, on entend la méthode dans le sens cartésien, où trouver une plus belle application de cet art de chercher la vérité, dont Descartes avait donné les règles ? Aucune preuve n’y est admise qui ne soit évidente, et dont l’évidence ne se puisse percevoir par la raison. Les faits ont pu être contestés ; l’esprit le plus droit, engagé dans un parti, peut-il échapper à des erreurs de fait ? Mais les inductions sont incontestables ; c’est cette rigueur géométrique que veut Descartes dans sa Méthode, Pascal dans son Art de persuader. La méthode des Provinciales y rend tout vraisemblable ; on sent que la bonne cause doit être du côté où sont les meilleures armes, et qu’il n’est pas possible qu’un esprit qui se sert de moyens si droits ne s’en serve pas pour la vérité.

Mais, quel que soit le mérite de composition dans les Provinciales, l’invention m’en paraît la partie la plus admirable. Proportionner, approprier, est une œuvre de la raison. Il y suffit d’un très bon esprit, et l’exemple, qui en a été donné par d’autres, y peut beaucoup aider. Inventer est l’œuvre du génie. Ce que Pascal imagine pour rendre sa matière agréable, pour être enjoué en restant sérieux, savant sans fatiguer de sa science ; ce qu’il déploie d’invention pour faire sortir la vérité d’où on l’attend le moins, et pour en rendre l’effet plus sûr, rappelle toutes les grâces des Dialogues de Platon, auxquels on a judicieusement comparé les Provinciales.

La fiction de ce bon père jésuite qui, dans six des Provinciales 49, sert si agréablement de plastron à Pascal, est une création du comique le plus fin. J’entends par la fin comique l’art de tirer le ridicule de l’observation, plutôt que de certains contrastes inattendus d’où naît le plaisir fugitif de la surprise. S’il est vrai que l’idée en soit venue à Pascal du Gorgias de Platon, combien l’imitation est plus originale que le modèle ! Le bon père jésuite qui trahit sa société sans le savoir, qui professe honnêtement une méchante morale, sera toujours bien plus dans la nature que Gorgias, lequel, après tout, n’est pas dupe de sa fausse rhétorique. Regardons un moment cette piquante image de l’homme de bonne foi dans un parti malhonnête.

Que voulait l’auteur des Provinciales ? Attaquer la morale des jésuites, déshonorer la compagnie par ses propres doctrines. Un autre, Amauld peut-être, en aurait discuté méthodiquement tous les points condamnables : mais, quelque habileté qu’il y eût mise, cette accusation en forme eût été monotone, et la vérité même, prenant l’allure d’un plaidoyer, eût été suspecte. Pascal imagine50 un dialogue entre un jésuite et une personne scrupuleuse en matière de direction, qui le consulte sur certaines maximes de la compagnie. Ce jésuite, casuiste accrédité, est bon homme au fond, mais si plein de l’esprit et de la morale de sa compagnie, qu’il accepte la responsabilité de tout ce que lui dénonce l’homme aux scrupules, et qu’il lui révèle d’abondance ce que celui-ci feint d’ignorer. La vivacité du dialogue entre deux interlocuteurs dont l’un joue l’autre, la malice de l’homme aux scrupules et la naïveté du père, l’inattendu des incidents, un art infini poulies varier, font des cinq lettres qu’égaye cette fiction comme autant d’actes d’une petite pièce, où l’intérêt ne languit pas un moment.

Le premier article sur lequel le consultant entreprend le père, c’est le jeûne, qu’il a, lui dit-il, de la peine à supporter. Le père l’exhorte à se faire violence. L’interlocuteur continuant à se plaindre, le père, après y avoir songé, lui demande s’il n’a pas quelque difficulté à dormir salis souper. « Oui, dit celui-ci. — J’en suis bien aise, dit le père, allez, vous n’êtes point obligé de jeûner. » Et il le mène à sa bibliothèque, où il lui fait lire le cas de dispense dans Escobar.

Ainsi commence ce dialogue, qui a tour à tour la grâce d’une conversation entre des personnes du monde, la solidité d’une discussion, le piquant d’une scène de comédie. La candeur du père ajoute à l’énormité de la morale qu’il professe ; ses aveux chargent d’autant plus sa compagnie qu’ils sont moins d’un complice sachant qu’il fait mal, et s’en vantant, que d’un homme engagé, sans s’en douter, dans une doctrine criminelle. L’interlocuteur ne perd pas une occasion d’en tirer parti. Tantôt il joue si bien l’étonné, que le père, prenant ses exclamations pour des cris d’adhésion involontaire, s’empresse de compléter la révélation qui l’a si fort ému. Tantôt il feint l’indignation, pour rendre plus fortes les apologies du père ; tantôt il loue, comme sagesse, l’odieuse complaisance de certaines maximes, pour exciter le père à en citer d’autres qui vont encore plus loin. Une autre fois, il affectera de ne pas comprendre, pour que l’explication soit plus catégorique. Le plus grand nombre de ses questions et de ses réflexions a ce caractère de double entente, si plaisant au théâtre, par lequel on blâme ce qu’on paraît approuver, et on loue ce qu’on paraît blâmer. L’art de Pascal est de ne jamais dépasser la mesure ; il fait une comédie qui n’a pas besoin du théâtre, sans machine et sans décors, dans ce juste degré de dramatique et d’illusion auquel nous pouvons nous prêter hors de la scène.

Quelquefois l’interlocuteur feint de trouver qu’une si belle morale aurait dû penser à tout, et il lui fait un tort de certains cas auxquels elle n’a point pourvu. Et le père de le prendre comme un bon conseil, et de se promettre de ne pas l’oublier. Ainsi, dans la sixième lettre, après l’anecdote de Jean d’Alba, ce valet des jésuites qui, devant le Châtelet, se défendait par les maximes des pères d’avoir volé leur vaisselle, l’interlocuteur fait remarquer au père que c’est peu d’avoir mis les gens en assurance à l’égard de Dieu, de leur conscience et du confesseur, si l’on n’est pas parvenu encore à les mettre en assurance du côté des magistrats ; et il ajoute : « Votre pouvoir est de grande étendue : obligez-les d’absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d’être exclus des sacrements. — Il y faudra songer, reprend le père : cela n’est pas à négliger. Je le proposerai à notre père provincial. »

Ailleurs le père, excité par la condescendance narquoise de l’interlocuteur, énumère, avec l’orgueil de l’esprit de corps, les difficultés de morale résolues par la société ; et comme celui-ci n’en témoigne que de l’étonnement : « Quoi, dit le père, vous dites simplement que cela vous étonne ! » Et la manière plaisante dont l’interlocuteur s’en corrige aggrave les confidences du père : « Je ne m’expliquais pas assez, mon père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j’ai vu de vos pères, je ne savais pas qu’ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. »

Ailleurs, l’interlocuteur se montre impatient d’en savoir plus ; il excite le père, qui voudrait bien garder quelque chose du secret de la société. Mais quel moyen de résister à une impatience si honorable pour elle ? « Puisque vous le prenez ainsi, dit-il, je ne puis vous le refuser. » Et ce qui restait à dire, il le dit.

Une autre fois, l’interlocuteur affecte d’être troublé de l’excès des propositions du père : « Je vois, dit-il, que par là tout sera permis ; rien n’en échappera. » A quoi le père répond : « Vous allez toujours d’une extrémité à l’autre ; corrigez-vous de cela. » Ailleurs, si c’est l’insuffisance ou le peu de solidité des preuves qui laisse du doute à l’interlocuteur : « Vous me faites tort, dit le père ; je n’avance rien que je ne prouve. » Et il accumule les autorités, c’est-à-dire les chefs d’accusation contre la compagnie. Enfin, à certains endroits, l’interlocuteur se fâche tout de bon. Le père ne se fâche pas moins. Pour peu qu’on le pousse, il va faire des ignominies de cette morale une affaire d’honneur ; et n’y a-t-il pas péril à offenser, dans la personne d’un de ses membres, une société qui permet de tuer pour une pomme ?

Une profonde connaissance de l’homme se révèle dons la diversité des tours qu’emploie Pascal, pour se décharger sur le père jésuite de ce qu’il y a de plus dur, dans l’accusation qu’il dresse contre la société. Il n’est aucun de ces tours qui ne lui soit fourni par l’expérience de nos côtés faibles : l’un va à l’orgueil, l’autre au fonds d’honnêteté qui persiste dans les plus corrompus, ou au fonds de corruption qui sommeille chez les plus honnêtes gens ; tel autre à l’humeur particulière de l’homme ; aucun n’est de pur caprice. Changez la matière de la discussion, vous saurez le même casuiste avec d’autres doctrines. Tout homme de parti, s’il peut être vrai avec lui-même, se reconnaîtra dans le bon père jésuite ; s’il ne s’y voit pas, il y verra du moins son contradicteur du côté opposé. Pour quelques-uns d’entre nous, ce père pourrait bien être une ancienne connaissance. Je ne le vois pas, sans regret, quitter la scène à la fin de la dixième Provinciale, alors que Pascal, passant tout à coup de la raillerie déguisée à l’attaque ouverte, et prenant le père à partie sur la maxime qui dispense d’aimer Dieu, l’exhorte à ouvrir les yeux et à se retirer des égarements de sa Société, ajoutant ainsi à l’effet moral de cette petite pièce par le sérieux du dénoûment.

A partir de la onzième lettre, la fiction cesse, et Pascal paraît en personne, prenant la compagnie corps à corps dans une polémique toujours sérieuse, dont la véhémence va quelquefois jusqu’à la colère. C’est là que, revenant sur tous les griefs dont il s’est joué dans les dix premières lettres, il en ôte le ridicule pour en faire voir l’odieux à nu, et s’indigne en chrétien et en moraliste de ce qu’il avait raillé en homme d’esprit. Dans ces dix lettres, il avait mis son esprit au service d’une cause qu’il n’avait pas choisie ; les suivantes, il les écrit pour son compte, et quoiqu’il continue de garder l’anonyme, son humeur le désigne à tous. Ce n’est plus l’esprit curieux dont parle Arnauld, mais l’ardent solitaire qui sentait, dans son cœur et dans sa foi, les blessures faites par ces odieuses maximes à la nature, à la raison, à la piété. Tout Pascal se découvre dans cette magnifique apostrophe à ses adversaires : « Vous vous sentez frappés par une main invisible ; vous essayez en vain de m’attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi ni pour aucun autre. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien. Je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien ni de l’autorité de personne. Ainsi, mes pères, j’échappe à toutes vos prises. »

Pascal ne quitte plus guère ce ton véhément. Le même homme qui, tout à l’heure, maniait la raillerie avec la grâce de Socrate se jouant de Gorgias, entre sans effort dans les grands mouvements de l’éloquence de Démosthène. Il semble avoir deux naturels qui s’excluent, et le second aussi pleinement que le premier. Les Philippiques ne surpassent pas les Provinciales dans l’art d’interpréter les intentions, de découvrir les endroits faibles, de dénoncer les pièges, d’embarrasser, de réduire l’adversaire. Si Démosthène a eu quelques avantages du côté de la matière et du théâtre, je n’en admire que plus Pascal d’avoir égalé ses plus beaux mouvements dans de simples lettres, et dans une matière dont l’intérêt devait sitôt se refroidir. Cette grande éloquence n’a d’ailleurs rien de disproportionné, ni avec son objet, ni avec les dispositions du lecteur ; ce n’est jamais témérairement que ces lettres s’élèvent au ton des antiques harangues. Tel est, en effet, le prix que le christianisme a donné aux vérités de la morale, qu’il n’y a pas d’intérêt purement humain, fût-ce la liberté ou l’indépendance d’un peuple, qui pût inspirer à un politique une éloquence plus durable qu’à un chrétien, qui a la foi et le génie, la défense de ces vérités. Vérités, ou plutôt principes de conservation devenus si nécessaires aux peuples chrétiens, qu’il leur serait aussi impossible de s’en passer que de liberté ou d’indépendance. Aussi la société moderne se manquerait-elle à elle-même, si Démosthène, défendant sa ville contre l’ambition de Philippe, la touchait plus que Pascal défendant les vérités de la morale, l’honneur chrétien, la vie humaine, au prix où l’a mise le christianisme, contre des sophistes qui autorisaient le vice, la calomnie et l’homicide.

De toutes les beautés qui font vivre les Provinciales, celles-là sont les plus hautes. Ce sont toutes les vérités sans lesquelles un Etat chrétien ne peut subsister, le devoir de l’aumône, l’ignominie attachée à la simonie, l’union de la spéculation et de la pratique dans les choses de la morale, l’horreur de la calomnie, le respect de la vie humaine. En défendant ces vérités contre les complaisances mondaines de la compagnie de Jésus, Pascal les a défendues d’avance contre tous ceux qu’elles ont gênés depuis, ou qu’elles pourront gêner dans l’avenir. La lettre sur l’homicide ne condamne pas moins les casuistes politiques, qui veulent tuer les personnes pour détruire les opinions, que les casuistes moralistes de 1656 qui permettaient de tuer pour un soufflet.

Une dernière et suprême beauté a immortalisé les Provinciales, c’est la langue. Descartes avait laissé quelque chose à faire à Pascal ; après Pascal, l’œuvre de la langue française, dans la prose, est consommée.

Les écrits de Pascal sont plus parfaits que ceux de Descartes : non que le style de Descartes soit en aucun endroit moins clair, moins précis, moins frappant que sa matière ne le voulait ; mais cette matière n’a pas eu besoin de toutes les nuances d’expression, de toute la force d’accent, qui varient et passionnent la langue de Pascal. Outre un tour plus libre, plus dégagé, sans que le tissu du style en soit moins serré, ni les rapports des mots aux choses moins exacts que dans Descartes, il y a de tous les styles dans le style de Pascal, parce qu’il y a de tous les hommes dans l’écrivain.

Je ferais toucher du doigt, dans les Provinciales et les Pensées, des passages qu’on dirait de Bossuet pour la magnificence solide et l’audace toujours sensée, ou de Bourdaloue pour la suite d’un discours sévère à la fois et passionné, ou de La Bruyère pour l’éclat des couleurs et la vivacité des contrastes, ou de Voltaire pour la facilité et l’enjouement. Tous les genres d’écrire ont un premier modèle dans cet homme, qui ne s’est jamais piqué de la gloire d’écrire. C’est que Pascal a eu tous les dons de l’esprit en perfection : la rigueur scientifique d’un grand géomètre et l’imagination d’un grand poète ; une raison que ne contente pas ce qui paraît évident à celle de Descartes, et que ne rebute ni ne lasse jamais la difficulté de se contenter ; plus de sensibilité que n’en ont eu Descartes, Bossuet, La Bruyère ; de l’esprit comme Fénelon ; de la gaieté railleuse comme Voltaire. Chacun des grands écrivains qui ont suivi Pascal ont eu, non plus pleinement, mais plus exclusivement, chacune de ses qualités. Ils en ont donné plus d’exemples ; mais rapprochez les exemples du modèle, ce sont des monnaies du même or dont Pascal a marqué pour la première fois le titre.

N’est-ce point pour avoir réuni tous les dons de l’écrivain, à ce point de perfection où aucun n’est dominant, que le style de Pascal est peut-être, de tous les grands styles des dix-septième et dix-huitième siècles, le plus soutenu ? Tout y est choisi, et tout y est naturel. La sévérité n’en gêne pas la liberté, et la liberté n’y produit pas le relâchement. Rien de vague, ni de commun. On ne fait pas de choix dans les œuvres de Pascal ; car quelle page est au-dessous du sujet ou quel sujet a traité Pascal qui soit au-dessous de son génie ?

Boileau regardait Pascal comme le meilleur écrivain en prose de son siècle51. Ai-je trouvé dans mon admiration pour Pascal quelques-uns des motifs de son jugement ?