(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre sixième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre sixième »

Chapitre sixième

§ I. Pourquoi Boileau est tout à la fois si attaqué et si populaire. — § II. Ce qui restait à faire après Malherbe. — Influence des littératures italienne et espagnole. — § III. Des poésies de Toiture et de Saint-Amant. — § IV. Condition et mœurs des poètes de 1627 à 1660. — § VI. Des obstacles et des secours que rencontre Boileau dans sa tâche de législateur de la poésie française. — § VI. Caractère et tour d’esprit de ce poète. — § VII. Principes de sa poétique. — § VIII. Des liaisons de Boileau avec Racine, Molière et La Fontaine, et de son influence sur ses amis. — § IX. Du vrai dans les ouvrages de Boileau. Ce qui le met au-dessus de Regnier. — § X. Perfection de l’art d’écrire en vers. — Ce qu’il faut penser du Lutrin.

§ I. Pourquoi Boileau est tout à la fois si attaqué et si populaire.

Les écrits de Descartes et de Pascal, les doctrines de l’Académie française et de Port-Royal, avaient assuré l’art d’écrire en prose. Il n’en était pas de même de la poésie, ni de l’art d’écrire en vers, en quoi consiste la perfection de la poésie. Il restait beaucoup à faire après Malherbe pour consolider son ouvrage. Ce devait être la tâche de Boileau. Il faut ajouter, à la gloire de Port-Royal, que ses leçons et ses exemples dans l’art d’écrire en prose donnèrent de grandes lumières à celui de nos poètes qui a le mieux connu, et peut-être le mieux pratiqué, l’art d’écrire en vers.

Depuis deux siècles, Boileau a été comme un épouvantail dont tous les poètes ont eu peur. Tous en effet le trouvent sur leur chemin, menaçant de difficultés sans nombre, de fatigues, de sueurs, quiconque veut arriver à la gloire des vers. Le poète dramatique, le poète lyrique, l’élégiaque, le poète comique, et jusqu’à l’auteur de sonnets, ont à compter avec lui. Tous sont importunés de cet idéal de chaque genre que leur présente Boileau, et de cet autre idéal d’une langue parfaite, d’obligation pour tous les genres, sans laquelle il ne s’écrit rien de durable. De là, tantôt des attaques ouvertes contre ce poète, et tantôt des admirations, comme celle de Voltaire, où les critiques se mêlent de si mauvaise grâce aux éloges. Ces critiques, du reste, ne lui ont pas plus porté bonheur, qu’à Marmontel le « mal qu’il dit de Nicolas », selon le mot piquant et si inconséquent du même Voltaire. De là, de notre temps, ce mépris pour Boileau, renouvelé, pour la violence des termes, de celui de Pradon, et qui, comme toute impiété, n’a réussi à personne. Les seuls poètes qui n’aient pas attaqué Boileau sont Molière, Racine et La Fontaine. Tous les autres ne lui en veulent-ils si fort que pour n’avoir pas donné les règles d’un art inférieur à celui de ces grands hommes, ni ménagé de degrés de l’excellent au pire ?

Si Boileau est le plus contesté de nos poètes classiques, en revanche il est un des plus populaires. Depuis près de deux siècles, aucun gouvernement, aucun système d’enseignement ne l’a retranché des études nécessaires. Nous apprenons à lire dans ses ouvrages ; nous en sommes imbus ; Boileau est dans nos veines. On n’est pas libre en France de ne pas lire Boileau. Ne serait-ce point comme faisant partie de l’autorité publique, qu’il a le privilège d’être contesté ?

Ces attaques et cette popularité ont une même cause. Boileau est la plus exacte personnification, dans notre pays, de l’esprit de discipline et de choix, de la règle qui nous enjoint de nous proportionner, de nous approprier aux autres, de donner le plus haut degré de généralité à nos pensées. C’est à quoi tous les grands esprits ont travaillé depuis le commencement du dix-septième siècle. Descartes, Pascal, l’Académie française, Port-Royal, qu’ont-ils fait autre chose, que de chercher cette règle des ouvrages de l’esprit ? Seulement ils l’ont prescrite en l’appliquant, et non, comme Boileau, sous la forme de lois qui ne souffrent point d’infractions. Cette règle marque la grandeur de l’esprit français ; car n’est-ce pas dans l’intérêt du genre humain qu’il s’en est imposé les difficultés redoutables, et qu’il s’y soumet ? Nous n’aurions pas tant d’efforts à faire si nous n’écrivions que pour un temps ou pour un lieu. Boileau a sans cesse revendiqué cette grandeur pour l’esprit français et pour notre langue ; voilà ce qui le rend et le rendra toujours populaire. Mais comme on n’y peut atteindre, ni s’y soutenir sans de grands efforts, sans le travail qui fait du privilège de bien écrire le plus difficile de nos devoirs envers nos semblables, il n’est pas étonnant que Boileau, qui enjoint le travail, qui immole la liberté de chacun à l’utilité de tous, soit toujours attaqué. S’il est attaqué avec plus de vivacité qu’il n’est admiré, c’est que nous l’admirons par raison et l’attaquons par tempérament. Je m’explique par là comment l’admiration pour Boileau a toujours été, dans notre pays, une sage coutume plutôt qu’un entraînement, et comment l’opposition qu’on lui a faite a toujours été moins un progrès du goût qu’une mode.

§ II. Ce qui restait à faire après Malherbe. — Influence des littératures italienne et espagnole.

Il semblait qu’après Malherbe il n’y eût plus qu’à perfectionner l’art d’écrire en vers selon les règles qu’il avait tracées. On peut s’étonner aussi qu’après les chefs-d’œuvre de Corneille, la fortune de ce grand art eût continué d’être douteuse, et que Corneille lui-même n’eût pas trouvé dans sa sublimité le secret de ne point reculer, en tant d’endroits de ses ouvrages, en deçà des réformes de Malherbe. Mais telle est la condition de la poésie, telle est sa dépendance du tour d’imagination propre à chaque époque, que les beautés pour ainsi dire dogmatiques de Malherbe, et tant de morceaux de génie de Corneille, n’en avaient pu donner une idée définitive, ni en assurer la tradition. De 1627 à 1660 tout avait été remis au hasard ; et, quoiqu’il y eût déjà des modèles, il n’y avait pas de doctrine.

Deux sortes de poètes jouissaient alors de la faveur publique. Il y avait, d’une part, les continuateurs de Ronsard, qui persistaient à le suivre en dépit de Malherbe, d’autant plus attachés à leur idole qu’elle avait été plus attaquée. Ils regrettaient le passé, fidèles à la ballade, à la villanelle, aux vieux mots gaulois, au système de poésie facile qui permettait à Ronsard de faire, si on l’en croit, quatre cents vers dans sa journée. Balzac parle agréablement d’un de ces poètes « qui n’appelait jamais le ciel que la calotte du monde ; qui rimait toujours trope à Calliope ; qui n’eût pas voulu changer cil pour celuy, la mesure du vers le lui eût-elle permis ; qui tenait bon pour pieça, pour moult, pour ainçois, contre les autres adverbes, plus jeunes, disait-il, et plus efféminés75. » Mais ce poète était fort vieux, et il avait pu connaître Ronsard. D’autres, de l’âge de Balzac ou plus jeunes, avaient abandonné les mots surannés, mais retenu, quelques-uns l’exagérant, la prolixe facilité de Ronsard. C’était Godeau, évêque de Grasse, qui faisait en un jour trois cents vers en stances de dix ; Magnon, qui entreprenait sous le titre d’Encyclopédie un poème qui devait avoir trois cent mille vers. Il y a cent cinquante descriptions dans l’Alaric de Scudéry ; celle de la bibliothèque d’un ermite forme près de la moitié du cinquième livre.

D’autre part. il y avait les disciples de Malherbe, les puristes, qui outraient quelques-unes de ses prescriptions, et, déplaçant la condition de la difficulté vaincue, la transportaient des choses aux mots, du choix des pensées à la pratique de quelque règle de détail, par exemple la richesse de la rime. Ils rimaient donc richement des pauvretés, ou s’amusaient à emprisonner des pensées lâches et vagues dans les liens d’une métrique difficile, qui rendait le contraste plus ridicule. Ceux-là participaient des deux écoles : de celle de Ronsard, pour la prolixité et la négligence ; de celle de Malherbe, pour le soin excessif donné au détail.

Ces deux défauts vont d’ordinaire ensemble. C’est en négligeant les pensées que l’esprit se repose de l’effort que lui a coûté le travail des mots. Où l’arrangement tient tant de place, la conception doit être médiocre. Les mêmes auteurs, qui se donnaient en poésie pour disciples de Malherbe, et que Malherbe eût désavoués, savaient, dans de volumineux romans en prose, se garder d’employer un mot en disgrâce. Gomberville, qui s’était rendu célèbre par sa haine pour le mot car, et s’opiniâtrait à en demander l’abolition à l’Académie française, se vantait de ne l’avoir pas mis une seule fois dans son roman de Polexandre, qui n’avait pas moins de cinq gros volumes. Le purisme se rencontrait dans les mêmes pages avec la prolixité.

Ainsi, deux écoles, dont l’une était sans discipline, et dont l’autre suivait une discipline fausse, Ronsard continué et Malherbe mal compris, tel était l’état de la poésie dans la première moitié du dix-septième siècle.

Veut-on connaître le fond de tous ces ouvrages en vers ? Le langage du temps les divisait en deux genres : le galant et le soutenu. Le soutenu comprenait les pièces de théâtre, les poèmes descriptifs, les épopées, fort communes alors. Le galant s’entendait surtout de ces vers à Iris, badinage imité de l’Italie, dont ni quelques vers gracieux de Charles d’Orléans, ni l’esprit de Marot, ni ce que Malherbe y met quelquefois de son grand style, ni la faveur de Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV, n’ont pu faire un genre durable. C’est le détail de tous ces Amours, que Sarrazin, dans une pièce coquette, fait assister, sous la forme de personnages, aux funérailles de Voiture. On y voyait, dit-il,

Les Amours d’obligation,
Les Amours d’inclination,
Quantité d’Amours idolâtres,
Une troupe d’Amours folâtres,
Force Cupidons insensés,
Des Cupidons intéressés,
De petits Amours à fleurettes,
D’autres petites Amourettes,
Mêmement de vieilles Amours,
Qui ne laissent pas d’avoir cours,
En dépit des Amours nouvelles.
Et, bref, tant d’Amours qu’à vrai dire
On ne pourroit pas les décrire.
Comme l’on voit les étourneaux
Tournoyant aux rives des eaux,
Lorsque la première froidure
Commence à ternir la verdure,
Leur nombre, qui surprend les yeux,
Noircit l’air et couvre les cieux ;
Tels, ou plus épais, ce me semble,
Se pressant, cheminoient ensemble
Tous les Amours de l’Univers.76

Le galant comprenait encore toutes ces pièces plus que libres, reste de l’ancienne poésie, moins excusables à mesure que les mœurs se poliçaient. Les petites pièces courtisanesques rentraient aussi dans ce genre ; c’étaient des billets en vers, des demandes de faveurs ou des remercîments, les quittances rimées des gages que certains poètes recevaient des grands seigneurs à titre de domestiques, redevance de flatterie qu’ils payaient à l’échéance de chaque quartier ; c’était enfin tout le langage de la civilité d’alors, embelli, affadi, surchargé de vaines métaphores, auxquelles le mauvais goût du temps donnait un prix de convention.

La France avait reçu ce mauvais goût, par contagion, de l’Italie, où il était né après l’épuisement des grandes œuvres, et de l’Espagne, où il florissait au plus beau moment de la littérature nationale, comme une sorte d’ivraie qui avait crû en même temps que le bon grain. Ses gentillesses et ses puérilités charmaient les courtisans et les grands, et, par esprit d’imitation, toute la société polie, provoquaient l’émulation intéressée des poètes, et retardaient le dernier progrès qui restait à faire en France, pour que désormais, dans les œuvres de l’esprit, la raison et la vérité fussent maîtresses.

La mode italienne, si malmenée par Malherbe, dans ses dédaigneuses remarques sur Desportes, avait gagné jusqu’au réformateur lui-même. Lui, qui traite si cavalièrement Pétrarque, donnait de temps en temps dans le pétrarchisme. Plus d’une pièce nous le montre atteint du mal dont il voulait guérir les autres. Dans une ode à Marie de Médicis, à l’occasion de son mariage, c’est le réformateur qui a écrit cette vigoureuse et imposante strophe :

Ce sera vous qui de nos villes
Ferez la beauté refleurir,
Vous qui de nos haines civiles
Ferez la racine mourir ;
Et par vous la paix assurée
N’aura pas la courte durée
Qu’espèrent infidèlement,
Non lassés de notre souffrance,
Ces Français qui n’ont de la France
Que la langue et l’habillement.

Plus loin, dans la même pièce, voici l’imitateur du pétrarchisme qui, de la même plume, à propos de l’arrivée par mer de la nouvelle reine, écrit ces fadeurs solennelles :

Quantes fois, lorsque sur les ondes
Ce nouveau miracle flottoit,
Neptune en ses caves profondes
Plaignit-il le feu qu’il sentoit !
Et quantes fois, en sa pensée
De vives atteintes blessée,
Sans l’honneur de la royauté
Qui lui fit celer son martyre,
Eût-il voulu de son empire
Faire échange à cette beauté77 .

Ailleurs, retournant à trente ans en arrière, à l’époque où il paraphrasait les Larmes de saint Pierre, il renchérit sur les exagérations du Tansille78 dans cette peinture des pleurs que coûte à Marie de Médicis la mort d’Henri IV :

L’image de ces pleurs, dont la source féconde
Jamais depuis ta mort ses vaisseaux n’a taris,
C’est la Seine en fureur qui déborde son onde
Sur les quais de Paris.
Nulle heure de beau temps ses orages n’essuie,
Et sa grâce divine endure en ce tourment
Ce qu’endure une fleur que la bise ou la pluie
Bat excessivement.

Le poète italien n’a rien écrit de si mauvais. C’est la punition des imitateurs, de n’imiter que les défauts, en les aggravant79.

C’est par ces pauvretés qu’on plaisait à Marie de Médicis et à ses amis d’Italie, fort pardonnables, d’ailleurs, d’aimer des choses accommodées au goût de leur pays. Malherbe ne s’y trompait-il pas lui-même, et faut-il croire que ces méchants vers n’aient été que des flatteries intéressées ? Il en a mérité le soupçon, lui qui écrivait à un ami à propos d’une de ses pièces : « Ces vers sont au goût de la cour ; ils seront au mien s’ils produisent quelque chose de bon pour moi. Jusque-là je tiendrai mon jugement suspendu80. » Il n’est donc, pas dupe de son intention ; mais ne l’était-il pas un peu de son art ? Ne confondait-il pas encore par moments la poésie avec la versification ? Dans son Commentaire sur Desportes, il s’en prend plus aux mots qu’aux choses. La faute de français paraît lui cacher la faute de goût. C’est pour cela qu’il restait à faire après Malherbe, même contre Malherbe.

Le poète le plus en renom alors à la cour de France n’était pas Malherbe ; c’était l’Italien Marini, qu’avaient attiré en France la faveur et les pensions de Marie de Médicis. Il y était précédé par la renommée d’éclatants succès dans tous les genres de poésie connus, sauf l’épopée et le poème dramatique, et dans des genres sans nom dont il était à la fois l’inventeur et le modèle, tels que « Louanges, Larmes, Dévotions, Caprices », et autres choses semblables. Plus populaire que l’Arioste, plus goûté que le Tasse, qui lui-même l’était plus pour les concetti de son Aminta que pour les beautés de la Jérusalem délivrée, il travaillait à son poème d’Adone, dans une sorte d’attente universelle, comme celle que devait exciter, plus tard, un poème destiné au même oubli, la Pucelle de Chapelain.

Fêté par les courtisans et par les gens de lettres, ayant, s’il faut l’en croire, « assez d’argent pour en faire part à ses amis », c’est au sein de cette opulence, si nouvelle dans la maison d’un poète, qu’il acheva ce poème tout plein des futilités ingénieuses, de la mollesse, des satisfactions de vanité, au milieu desquelles il l’écrivait, œuvre brillante et frivole comme sa vie.

Il en faisait des lectures, dont le bruit flatteur entretenait l’impatiente curiosité du public. Chapelain, qui commençait à poindre, y était admis ; il avait, disait-il, « admiré et réadmiré » le poème. L’œuvre paraissait enfin, ayant en tête une préface où Chapelain louait « la floridité » et l’élégance du style, et déclarait le poème « tissu dans la nouveauté selon les règles de l’épopée, et le meilleur en son genre qui sortira jamais en public81 ! » Plus tard il modéra son admiration. « Le bonhomme Chapelain, écrit Mme de Sévigné, trouve l’Adone délicieux en certains endroits, mais d’une longueur assommante82. » Il est vrai qu’il était alors octogénaire, et que déjà les satires de Boileau avaient fait peur aux amis de l’Italianisme des admirations de leur jeunesse. Cependant, même à cette date, Mme de Sévigné, bien qu’avertie par ce retour de goût de Chapelain, qualifiait d’admirable le cinquième chant, qui ne l’est guère. Elle trouvait charmante cette peinture tout au plus ingénieuse d’un « petit rossignol qui s’égosille pour surmonter un homme qui joue du luth, se perche sur sa tête et meurt enfin. » — On l’enterre, dit Marini, dans « le ventre creux du bois sonore83. »

Tous les lettrés, toute la cour, les grands, tout ce qui lisait en France, était sous le charme. Quand Marini, quittant la France, pour aller jouir de sa gloire dans sa patrie, recevait sur son chemin des honneurs qu’on ne rend qu’aux princes, voyait les villes lui ériger des statues, et leurs plus nobles habitants se disputer à qui l’aurait pour hôte, la France lettrée s’associait d’esprit à un enthousiasme dont le retentissement arrivait jusqu’à ses oreilles.

Cependant la mode commençait à se tourner vers les Espagnols. Durant nos longues luttes avec l’Espagne, les haines nationales avaient ôté aux deux peuples l’envie de se connaître. Quelle apparence que, dans le pays de la Ménippée, on fût d’humeur à imiter les gentillesses du bel-esprit espagnol ? A la paix de Vervins, les préventions s’adoucirent. Les deux cours, et, à leur suite, les deux peuples se rapprochèrent. En 1595, le ministre et le secrétaire de Philippe II, Antonio Perez, entrait au service d’Henri IV, et il en recevait une pension, que Sully ne se montrait pas toujours très empressé à payer. Par lui le goût des lettres espagnoles s’introduisait à la cour, et de la cour se répandait parmi les auteurs, avec le désir d’imiter ce qu’il était de mode d’admirer.

On lisait à l’envi, on se passait de mains en mains les lettres et les billets galants d’Antonio Perez. Ses dissertations sur l’amour étaient le grand attrait des festins magnifiques qui se donnaient alors à Paris, et dont il était le convive le plus recherché. Henri IV aimait son esprit ; il prenait un vif plaisir aux anecdotes que lui contait Perez sur Philippe II et sur sa cour ; il l’appelait un maître dans l’art de conter, maestro de cuentos. On criait dans les rues un recueil des aphorismes et des pensées d’Antonio Perez. Il y avait joint des lettres dédiées aux « curieux de la langue espagnole. » Le nombre de ces curieux allait croissant84.

Un événement de cour vint encore y ajouter. Ce fut un double mariage, qui, en créant des liens de parenté entre les deux familles régnantes, acheva de mêler les deux nations85. Pendant quelques années, les deux cours n’en firent qu’une, où il était à la fois d’étiquette et de bon goût de parler les deux langues. Malherbe, prenant la lyre espagnole, pour chanter « ces deux grands hyménées »,

Dont le fatal embrassement
Doit aplanir les Pyrénées86,

apostrophait ainsi le futur époux d’Anne d’Autriche :

Roi que tout bonheur accompagne.
Vois partir du côté d’Espagne
Un soleil qui vient te chercher.
Ô vraiment divine aventure
Que ton respect fasse marcher
Les astres contre leur nature87 !

Ces vers sont un vrai bouquet de fleurs espagnoles. Malherbe imitait, sans qu’il crût mal faire, les conceptos de l’Espagne, qui n’étaient eux-mêmes qu’une imitation, avec renchérissement, des concetti de l’Italie.

Telle avait été en effet la marche de ce singulier tour d’esprit, qui durant tout un siècle, formé de la dernière moitié du XVIe et de la première moitié du XVIIe, domina dans les œuvres d’imagination chez les trois grands peuples de race latine. Même l’âpreté du génie saxon n’en sut pas défendre l’Angleterre, au temps où l’Angleterre avait Shakespeare88.

Au fond, la mode espagnole n’était que la mode italienne transplantée à Madrid, et aggravée. Pendant tout le seizième siècle, l’Italie, sauf Venise, avait été espagnole ou sous l’étroite dépendance de l’Espagne. Les dominateurs du pays en avaient pris les mœurs. Les étudiants espagnols affluaient aux universités d’Italie, comme autrefois les jeunes Romains aux écoles de la Grèce vaincue par leurs pères. Mais, à la différence de la Grèce, qui renvoyait les fils de Rome dans leur pays, policés par ses philosophes et ses poètes, et conquis au goût des lettres et des arts, l’Italie du seizième siècle renvoyait en Espagne ses élèves espagnols, gâtés par le bel esprit, qu’elle tenait plus en honneur que le génie.

La communauté de race avait porté, dès le siècle précédent, les deux pays et les deux esprits l’un vers l’autre. Mais l’imitation italienne ne domina en Espagne que vers le temps de Boscan (1526-1553), dont les poésies, calquées sur le modèle italien, donnèrent naissance à une école qui rivalisa désormais avec l’école nationale, et qui finit par avoir le dessus. Les poètes formés par la poétique nouvelle s’appelèrent cultos, ou, comme nous dirions en français, puristes. C’est qu’en effet le purisme le plus étroit est le fond de cet art, qui pourrait être défini l’art de versifier difficilement des bagatelles. On y travaillait avec un soin extrême à n’être point compris, et l’on pensait atteindre la hauteur de l’art en se rendant inaccessible aux lecteurs. Le chef et le héros de cette école, Gongora (1561-1627), s’y employa si bien qu’il fallut une succession de commentateurs pour expliquer ses poésies à un public qui s’obstinait à les admirer sans les comprendre

Ce que j’ai cité plus haut des faiblesses de Malherbe pour la mode italo-hispanique donne une idée du genre de poésie auquel Boileau allait avoir affaire. Les actes de la vie publique des souverains, leurs mariages, les naissances et les morts de leurs enfants, leurs fêtes, leurs plaisirs, et tout ce que la ville imitait des mœurs de la cour, telle en est la principale matière. Il n’y avait pas à parler aux souverains de leurs affaires, la chose n’eût pas été de leur goût ; ni des grands sujets de la pensée, religion, politique, philosophie : la domination espagnole en Italie, en Espagne l’inquisition y eût mis bon ordre. Il ne restait qu’à les regarder et à les peindre du dehors, tels qu’ils se montraient en public, et c’est à quoi se bornaient les poètes qui vivaient de leurs dons, et qui les avaient à la fois pour protecteurs et pour lecteurs.

Voilà près de la moitié de cette poésie. Le reste consiste en un mélange, ou plutôt en un entassement de poésies de toutes sortes, depuis celles qui portent des noms de genres, jusqu’à ces jeux d’esprit, sans nom et sans nombre, qui sont aux vraies œuvres de l’esprit ce que sont au travail fécond de l’ouvrier vigoureux les tours de force du bateleur. La production est immense et incessante. Imaginez une sorte de défi général entre tous les poètes de l’Espagne et de l’Italie, à qui mettra en vers le plus de choses disparates et les choses les moins poétiques, à qui produira l’antithèse la plus inattendue, la métaphore la plus extravagante, la pointe la plus énigmatique. Supposez chez les tenants de ce défi poétique une sorte de furie, semblable à celle qui fait chanter tous à la fois les oiseaux d’une volière, non pour exprimer leurs petites passions, mais pour s’imiter et se surpasser, vous aurez une idée assez juste de cette poésie. J’ai recours à des comparaisons, ne trouvant pas de manière droite pour caractériser cette espèce de dépravation de l’art, où il y a moins d’art que d’artifice, moins de choses que de figures, et où l’esprit, faute d’avoir à s’employer au service de la raison et de la vérité, en arrive à jouer avec ses qualités comme avec ses défauts, et à s’amuser de soi-même.

C’est vers le temps que cette mode florissait, je devrais dire plutôt sévissait en France, qu’un des beaux esprits de l’Espagne, Balthazar Gracian (1601-1658), donnait aux poètes de son pays la recette de cette falsification littéraire, qui avait remplacé le grand naturel et l’ampleur de style des Mariana et des Cervantes. « Les conceptos, dit-il, sont la vie du discours, l’esprit de la parole ; ils ont d’autant plus de perfection qu’ils ont plus de subtilité. Il faut tâcher que les propositions embellissent le style, que les difficultés l’avivent, que les mystères le rendent curieux, les exagérations saillant, les renchérissements profond, les allusions dissimulé, les métaphores subtil ; que les ironies lui donnent du sel, les sentences de la gravité. » Il est vrai que Gracian ajoute : « A tout cela il faut mêler un grain de justesse ; car la prudence assaisonne tout. » Ce grain lui a plus d’une fois manqué1.

Telle était la tyrannie exercée par la mode italo-hispanique, qu’à côté des mauvais poètes qui s’y jetaient, en pleine illusion, par médiocrité et frivolité, des esprits supérieurs, de grands poètes, qui avaient goûté de la vraie gloire, allaient demander à la mode les succès bruyants et lucratifs. Ils n’ont pas l’excuse d’avoir pris de bonne foi l’une pour l’autre. Le premier et le plus brillant de tous, Lope de Vega, s’y était si peu trompé qu’il avait commencé par se moquer des cultos. « Faire une composition toute de figures, disait-il, est chose aussi ridicule et aussi absurde que si une femme se fardait non seulement le visage, mais le nez et les oreilles. Qu’est-ce qu’un style chargé de tropes et d’images ? Un visage enflé et coloré, comme celui des anges qui sonnent de la trompette, ou des quatre vents qui soufflent aux quatre coins des cartes géographiques. » Il n’épargnait pas les épigrammes aux poètes à la mode, qu’avait portés, disait-il, vers le genre nouveau « un calcul qui leur a réussi ; car, dans le style ancien, ils n’eussent jamais été poètes, dans le nouveau ils le sont devenus du jour au lendemain. » Il appelle plaisamment le nouveau style cultidiablesco. Il termine par ce tercet un sonnet écrit dans le goût du jour :

Entends-tu Fabio, ce que je viens de dire ?
Parbleu, si je l’entends ! — Non, tu mens, Fabio,
Car c’est moi qui le dis et je ne l’entends pas.

Qui croirait qu’après avoir raillé les novateurs avec cet esprit, et s’être engagé avec cet éclat contre la mode, Lope de Vega lui ait emprunté, dans plus d’une pièce, les mignardises dont il se moquait ? Lui aussi fait des « anges bouffis et colorés », quand il dit de Polyxène : « C’est un lis immolé sur des autels rouges » ; du signe du Taureau, « Le Taureau de Phénicie paît des étoiles dans le céleste parc » ; du tonnerre, « l’artillerie céleste crache des balles de grêle » ; d’un aveugle ivrogne, « Il n’y voyait goutte, quoiqu’il en bût beaucoup. » Lope de Vega dédiait un de ses ouvrages à Marini ; il lui envoyait son portrait ; il disait que « le Tasse n’avait été que l’aurore du soleil de Marini. »

L’exemple donné par Lope de Vega, et suivi plus tard par Caldéron, ne séduisit pas Cervantes. On est heureux de voir qu’au temps où le cultéranisme faisait le plus de bruit et rapportait le plus d’argent, le plus grand nom de la littérature espagnole, un nom qui se présente tout d’abord à l’esprit quand on pense à faire une première liste et comme un premier choix parmi les hommes de génie chez toutes les nations, l’auteur du Don Quichotte n’ait pas eu pour la mode des complaisances intéressées. Il était témoin des succès du bel esprit, il avait le génie assez fécond et assez souple pour se passer la fantaisie de s’y essayer ; le gain qu’on en tirait pouvait tenter sa pauvreté ; il s’en moqua doucement, et il ne changea pas d’avis. Je ne me fie pas aux railleries de Lope de Vega et de Caldéron contre la nouvelle poésie ; elles sont trop vives pour qu’ils y persévèrent. Cervantes se contente de les livrer au bon sens de Sancho, qui raille finement la prétention de « vouloir faire du pain meilleur que le pain de froment. »

D’un critique si fin et si modéré je ne crains pas de palinodie. Cervantes juge la mode avec le bon sens de Sancho, et il se défend de ses profits avec le désintéressement chevaleresque de Don Quichotte.

§ III. Les poésies de Voiture et de Saint-Amant.

Le produit le plus brillant et le plus agréable de l’imitation italo-hispanique en France, c’est Voiture ; et tout Voiture, sauf quelques pages supérieures, que j’ai appréciées ailleurs89, est dans cette épitaphe que lui fit Ménage :

Les Grâces italiennes, les Muses ibériques,
Le Mercure gaulois, la Sirène latine,
Les rires, les délicatesses, les malins propos,
Les jeux d’esprit et les gentillesses,
Et tout ce qu’il y eut jamais d’élégances,
Tout cela gît avec Voiture dans le même tombeau90.

Tout cela, en dépit de l’énumération, est peu ; mais ce peu était encore en 1660 en haute estime. Même après les Satires de Boileau, des personnes de marque, des seigneurs de la cour tenaient que tout était précieux de M. de Voiture, et qu’il fallait se donner bien de garde de supprimer ses moindres billets91. Même après le Lutrin, dont le libraire Barbin disait à l’auteur : « Monsieur, votre Lutrin s’enlève ; s’il plaît à Dieu, nous en vendrons cinq cents exemplaires », il paraissait une septième édition des œuvres de Voiture. Telle est la ténacité des modes littéraires. Changer souvent de mode en fait d’habit paraît une grâce, et garder la même un ridicule ; témoin les railleries qu’on faisait des gens restés fidèles, sous Louis XIV, au pourpoint qui se portait du temps du roi son père. Changer de goût littéraire, c’est tout au moins confesser qu’à une certaine époque on ne l’a pas eu bon, et personne n’aime à faire cet aveu-là. Aussi en dépit du nouvel esprit qui allait chasser de notre poésie toutes ces fausses grâces, la société polie résista-t-elle longtemps. Elle devait finir par se rendre, mais elle ne voulait pas se rendre sans défense. Il y avait d’ailleurs dans la poésie qui allait disparaître du bon mêlé au mauvais, et si la mode avait gardé des partisans, c’est grâce au « grain de bon sens » que, même avant le conseil de Balthazar Gracian, nos Français savaient mettre jusque dans des jeux d’esprit qui semblent l’exclure.

Un autre produit moins aimable de l’école italo-hispanique, Saint-Amant, en imitait les jeux d’esprit avec la furie française, et n’était pas toujours assez de sang-froid pour y mettre « le grain de bon gens. » Celui-là possédait tellement à fond son Marini, qu’il pouvait parier avec Chapelain à qui saurait au juste le nombre de stances dont se compose l’Adone, et il gagnait son pari. Voici un spécimen de ce que lui inspirait, peut-être après boire, la muse de Marini. Il s’agit d’Andromède délivrée par Persée des griffes du monstre marin. Persée s’approche du rocher où est enchaînée Andromède. Il est tenté un moment de la confondre avec le rocher ; mais, voyant « sa pudeur virginale, son teint pareil

A la clarté matinale
Qui devance le soleil,

il revient de sa méprise, qu’il explique ainsi :

Il est bien vrai que, sans peine,
Il auroit pu desja mieux
Sortir d’une erreur si vaine,
Par les rayons de ses yeux :
Mais, quoy qu’ils fissent parestre.
Ne pouvoit-ce pas bien estre
Quelques diamans aussi,
Qui, sur la roche natale,
Où nature les estale,
Reluisoient à l’heure ainsi ?
D’ailleurs estoit-il croyable,
Se pouvoit-il concevoir
Qu’en un climat effroyable
Rien de si doux se peust voir ?
N’y qu’au milieu de l’Afrique,
A qui le chaud qui la pique
Noircit mesme jusqu’au sang,
Parmi des visages sombres,
Où les corps passent pour ombres,
Il s’en trouvast un si blanc ?

Saint-Amant disait dans une pièce sur la nuit :

Paisible et solitaire Nuit,
J’aime une brune comme toi.

Dans des Plaintes sur la mort d’une Sylvie :

Ruisseau, qui cours après toi-mesme,
Et qui te fuis toi-mesme aussi,
Arreste un peu ton onde icy,
Pour escouter mon deuil extresme.
Puis, quand tu l’auras sceu, va-t’en dire à la mer
Qu’elle n’a rien de plus amer…
Que si par mes regrets j’ay bien pu t’arrester,
Voici des pleurs pour te haster.

Ailleurs, parlant d’un bel œil malade, il dit de l’œil resté sain :

Le cher frère, obligé de ce que son pareil
Luy va donner moyen d’estre appelé soleil.

Veut-on savoir ce qui l’empêche de décrire le front d’Orante ? Le voici :

Je dépeindrais son front, si le jaloux zéphire
Redoutant que l’amour ne me le fist décrire,
Et qu’un autre que luy ne lui portast ses vœux,
Ne me le cachoit point avec ses blonds cheveux.

Je ne m’étonne pas que cette poésie impatientât Saint-Évremont, et que, dans un moment de mauvaise humeur contre Chapelain, il ait fait cette jolie scène de comédie où il le représente seul, faisant des vers avec un soin ridicule et peu de génie :

Tandis que je suis seul, il faut que je compose
Quelque ouvrage excellent, soit en vers, soit en prose.
La prose est trop facile, et son bas naturel
N’a rien qui puisse rendre un auteur immortel.
Je quitte donc la prose et la simple nature,
Pour composer des vers où règne la figure.
« Qui vit jamais rien de si beau.
(Il me faudra choisir pour la rime flambeau.)
« Que les beaux yeux de la comtesse ?   »
(Je voudrois bien aussi mettre en rime déesse.)
Qui vit jamais rien de si beau
« Que les beaux yeux de la comtesse ?   »
«   Je ne crois point qu’une déesse
Nous éclairât d’un tel flambeau.
« Aussi peut-on trouver une âme
Qui ne sente la vive flamme
« Qu’allume cet œil radieux ?   »
Radieux me plaît fort : un œil plein de lumière,
Et qui fait sur nos cœurs l’impression première
D’où se forment enfin les tendresse d’amour.
Radieux ! J’en veux faire un terme de la cour.
« Sa clarté qu’on voit sans seconde,
« Éclairant peu à peu le monde,
« Luira même un jour pour les dieux !
Je ne suis pas assez maître de mon génie ;
J’ai fait, sans y penser, une cacophonie.
Qui me soupçonneroit d’avoir mis peu à peu ?
Ce désordre me vient pour avoir trop de feu.

Au vers : Éclairant peu à peu le monde, il substitue

S’épand déjà sur tout le monde,
Voilà ce qui s’appelle écrire avec justesse !
Et ce qui m’en plaît plus, tout est fait sans rudesse :
Car tout ouvrage fort a de la dureté,
Si par un art soigneux il n’est pas ajusté.
a Chacun admire en ce visage
a La lumière de deux soleils :
« Si la nature eût été sage,
« Le ciel en auroit deux pareils. »
La pièce finie, Chapelain se loue de l’art qu’il y a déployé :
Je n’ai fait que vingt vers, mais vingt vers raisonnés,
Magnifiques, pompeux, justes et bien tournés.
Par un secret de l’art, d’une grande déesse
J’oppose les attraits à ceux de ma comtesse,
Et des charmes divins, dans l’opposition,
Je fais voir la confusion.
Quant à l’autre couplet, j’y reprends la nature,
Qui des corps azurés a formé la structure,
De n’avoir su placer à ce haut firmament
Qu’un soleil seulement.
La comtesse en a deux : c’est au ciel une honte
Qu’un visage ici-bas en soleils le surmonte.
J’achève heureusement : il me falloit finir ;
Aussi bien nos auteurs commencent à venir92 .

Cette pièce ingénieuse nous donne le secret du frivole travail qu’on appelait alors la poésie. Chaque détail de la scène en est une critique précise. Ainsi Chapelain hésite d’abord s’il écrira en prose ou en vers. Pourquoi se décide-t-il pour les vers ? C’est que les vers sont plus de mode. Mais sur quel sujet rimer ? Eh ! n’a-t-il pas quelque bel œil à chanter ? Comme Saint-Amant a sa Sylvie et son Orante, Chapelain a sa comtesse. C’est, sous trois noms, la même « Iris en l’air. » Cette négligence du peu à peu qu’il prend pour un excès de feu poétique, c’est la facilité de Ronsard ; ce soin d’éviter la cacophonie, c’est le purisme. Le radieux qui lui plaît si fort, et dont il veut faire un terme pour la cour, c’est le néologisme à froid des Précieuses. Il n’est pas jusqu’au titre de la scène qui ne soit caractéristique. Dans l’image de Chapelain faisant des vers avec un soin ridicule et peu de génie, je reconnais la recherche dans la négligence, et le mauvais emploi de l’esprit qui choque surtout chez ceux qui en ont.

Quelques vers heureux peuvent être tirés de ce fatras, et cités, comme circonstances atténuantes, à la décharge de quelques-uns des coupables ; ils ne changent rien au jugement qu’on doit porter de tous. Que le naturel chez certains d’entre eux ait quelquefois percé sous la livrée de l’imitation ; que le grain de justesse dont parle Gracian s’y mêle à de froides extravagances : au fond, ce ne sont que des jeux d’esprit d’imitation étrangère sur des inventions communes ; des pointes espagnoles ou italiennes parmi des platitudes gauloises. Je n’ai, pour mon compte, aucun chagrin à reconnaître que, poètes ou prosateurs, nous perdons tout à imiter l’étranger, et que nous avons toujours payé du plus pur de notre naturel le tort de copier le tour d’esprit de nos voisins.

§ IV. Conditions et mœurs des poètes de 1627 à 1660.

La condition des poètes et trop souvent leur caractère étaient conformes à ces habitudes d’esprit. Sauf très peu d’exceptions, ils avaient des mœurs misérables. Voiture, assez homme d’esprit pour se faire respecter, souffrait qu’on le bernât. On sait ce qu’était la berne. L’usage en était venu des Romains, chez qui c’était un passe-temps fort goûté, sous les Césars, de berner les chiens et les ivrognes93. Les Espagnols l’avaient imité des Romains, avec des raffinements ; et nous, nous l’imitions des Espagnols. Le pis, c’est que Voiture berné contait la chose avec des enjolivements à mériter qu’on recommençât 94.

La plupart de ces poètes étaient joueurs, avares, parasites. Le même Voiture jouait avec tant d’ardeur, dit Tallemant des Réaux, qu’il était forcé de changer de chemise toutes les fois qu’il sortait du jeu. Chapelain, comblé de pensions, associait deux ou trois personnes pour leur faire don de sa Pucelle ; il en donnait un exemplaire à la condition de le prêter à tels et tels qu’il désignait. La Calprenède, qui traitait avec son libraire pour un ouvrage en deux ou trois volumes, menaçait de l’allonger jusqu’à trente, pour se faire donner de l’argent. Scarron souffrait que les courtisans de sa femme, depuis madame de Maintenon, portassent chez lui de quoi faire bonne chère. Colletet, « homme de peu de sens, dit le même Tallemant, mais qui aime fort à chopiner », renchérissait sur Scarron, et menait sa femme dîner et coucher en ville. Ménage, qui était nourri chez le cardinal de Retz, y faisait fort indiscrètement manger un laquais. Sorti de chez le cardinal, il y envoyait quérir tous les soirs sa chandelle, et se faisait saigner par le chirurgien de ses domestiques. Faret dans Boileau rime avec cabaret, et il le mérite. Saint-Amant avait les mœurs de Faret.

Un puéril commerce de louanges était la seule amitié qui liât ces poètes entre eux. Il n’était si petit auteur qui ne pût faire imprimer en tête de ses productions, en manière de certificats, des pièces de vers à sa louange, signées des poètes les plus à la mode. Les écrivains de Port-Royal s’émurent de cette prostitution de la louange à cette époque : « : Il y a sujet de s’étonner, est-il dit dans la Logique, qu’on trouve des personnes qui soient si avides de louanges, et qui ramassent avec tant de soin celles qu’on leur donne. Cette complaisance détruit toute la force du langage, les mots n’étant plus les signes de nos jugements, mais d’une civilité tout extérieure qu’on rend à ceux qu’on veut louer, comme pourrait être une révérence. » La peur de la critique était égale au désir d’être loué. On fermait par des louanges la bouche qui pouvait parler, et, pour conjurer la critique, on prodiguait aux lecteurs les caresses dans des préfaces où l’on intéressait leur vanité à la fortune du livre. La réciprocité des louanges était devenue un devoir de civilité ; on en demandait en proportion de ce qu’on en donnait. Personne ne trouva ridicule le neveu de Voiture, Pinchêne, recommandant les œuvres de son oncle à la bienveillance du lecteur, « par la raison, disait-il, qu’on n’avait rien lu de lui qui ne fût à l’avantage de ceux dont il avait parlé95. »

Cette complaisance n’était si grande et si universelle que parce que la vanité était sans bornes. Les anecdotes en abondent ; quelques-unes passent la vraisemblance. Balzac, dans une lettre écrite à Costar sous le pseudonyme de Girard, se faisait envoyer par le roi et la reine, à leur passage à Bordeaux, des ambassadeurs plénipotentiaires, comme au plus grand homme du siècle. Il donnait une édition de ses ouvrages où toutes les lignes finissent par un mot entier, afin qu’aucune hésitation des yeux ne trouble l’attention du lecteur et ne compromette l’effet du discours. Par un raffinement de la même vanité, il parlait des moindres auteurs non moins magnifiquement que de lui-même ; excellent moyen d’en tirer le double. Par exemple, à qui croit-on qu’il écrive ceci : « Votre sujétion est si noble et si glorieuse, que les Muses mêmes et les Grâces voudraient faire ce que vous faites ? » A un certain Pauquet, secrétaire de Costar ! Et il ajoute pour Costar : « Sans doute elles voudraient toujours écrire, s’il voulait toujours dicter. »

Balzac, en louant Costar, savait à quel homme il avait affaire, à quel intérêt il plaçait ses louanges. Ce Costar avait tellement fait de la louange son habitude, qu’il louait le plus souvent sans sujet, persuadé que la louange rapporte toujours à qui la donne. Il n’y avait pas de non dans sa conversation, « de telle sorte, dit plaisamment Tallemant des Réaux, qu’on pouvait lui dire, comme fit un ancien à un approbateur obstiné : « Réponds-moi donc une fois non, afin que l’on puisse reconnaître que nous sommes deux. »

Chapelain n’était pas moins complaisant que Costar. Voiture l’avait appelé l’excuseur de toutes les fautes. Il disait de tout écrit, de quelque main qu’il vînt : « Cela n’est pas méprisable. » C’est ainsi qu’il parvint à tenir suspendu, pendant de longues années, le ridicule qui, au premier cri de guerre de Boileau, fondit sur lui, dissipant cette gloire poétique formée de complaisance, de crédit, d’attentes prolongées, d’un certain art de se faire désirer et de forcer les gens, par des louanges données à leurs vers inédits, à soutenir ses vers imprimés.

Qui ne connaît la vanité de Scudéry, les défis de ses préfaces à ceux qui ne goûteront pas ses vers, ses caresses mêlées de menaces au public ? Cette vanité a survécu à ses livres. Scudéry est le type de la vanité littéraire. Ses complaisances, moins connues, n’étaient pas moindres que sa vanité. Il faut lire les éloges qu’il met au-devant des livres de ses amis. Gare à son épée de garde française, si l’on hésite à les admirer !

Gomberville, le grand ennemi du mot car, enjoignait à tous les faiseurs de comédies de ne point prendre, sans sa permission, des sujets de pièces dans son roman de Polexandre. Il se faisait graver en taille-douce, au frontispice d’une pièce morale, vêtu comme un des sept sages de la Grèce, avec cette traduction gréco-latine de ses nom et prénoms :

THALASSIUS BASILIDES A GOMBERVILLA.

ce qui veut dire :

Marin Leroy de Gomberville.

N’exagérons pas les torts de ces auteurs. Une part en doit revenir à l’époque, aux mœurs générales, qui forçaient le grand Corneille de prostituer ses vers au financier Montauron. Les auteurs faisaient partie de la domesticité des grands seigneurs. On les prenait à gages, la mode ayant remplacé les fous par les beaux esprits, et ils faisaient des vers misérables, des épigrammes, des sonnets, des chansons galantes, pour égayer des gens de grande maison, occupés d’intrigues politiques.

Veut-on voir comment un poète entrait au service d’un grand seigneur ? L’anecdote regarde Chapelain, pourtant la plus haute tête d’alors. M. Arnauld d’Andilly avait fait voir à M. le duc de Longueville les deux premiers livres de la Pucelle. Le duc en fut si charmé qu’il voulut sur-le-champ arrêter M. Chapelain. Mais Chapelain faisait alors partie de l’ambassade de M. de Noailles à Rome. Il se dégage d’auprès de l’ambassadeur, et redevient disponible. M. de Longueville l’apprend : il se fait amener Chapelain, et, après quelque conversation avec lui, il tire d’une cassette un parchemin, demande à Chapelain son nom de baptême, et l’y inscrit. Chapelain rentré chez lui trouve la pièce, et y voit le brevet d’une pension de 2,000 francs à prendre sur tous les biens de M. de Longueville, sans être obligé à quoi que ce fût.

Sarrazin appartenait au même titre au prince de Condé. Il se mêla d’une affaire qui déplaisait à son maître, et il perdit les bonnes grâces du prince, qui le frappa, dit-on, avec des pincettes. L’anecdote, vraie ou fausse, fut crue et répétée, parce qu’elle était vraisemblable.

Telle était la condition des auteurs sous Louis XIII, et pendant la régence d’Anne d’Autriche. Il n’en est plus de même sous Louis XIV. Les auteurs sont au roi, en qui se personnifie l’Etat, et qui leur décerne des pensions à titre de récompenses publiques. Le roi vient au secours du talent sans fortune ; il ne gage plus les successeurs des bouffons de ses ancêtres96.

Il ne faut pas trop s’indigner contre ceux qui par leur conduite et leurs mœurs s’ajustaient à la bassesse de cette condition. J’en fais la remarque pour qu’on ne donne rien à Boileau au-delà de son dû. Si les poètes de la première moitié du siècle étaient seuls responsables de l’état de la poésie, et seuls coupables de leurs propres mœurs, et si Boileau avait seul le mérite du grand art et de la belle conduite qu’il y opposa, il n’y aurait pas de termes pour le louer. Laissons aux deux époques une part dans les fautes des uns et dans le mérite de l’autre, pour blâmer comme pour admirer dans de justes bornes.

§ V. Des obstacles et des secours que trouve Boileau dans sa tâche de législateur de la poésie française.

Le secours que Boileau reçut de la partie saine du public fut très puissant. En outre, dans le temps qu’il écrivait ses satires, Racine composait, comme pour lui donner raison, Andromaque et Britannicus ; Molière, le Tartufe et le Misanthrope, après les Précieuses ridicules ; La Fontaine, ses pins belles fables. Mais les obstacles qu’il avait à vaincre ne furent pas médiocres.

Ces obstacles venaient à la fois des choses et des personnes.

Il nous est aisé aujourd’hui de séparer le dix-septième siècle en deux moitiés distinctes, et d’y reconnaître deux époques littéraires différentes. Mais vers le milieu de ce siècle les deux moitiés se confondaient en une seule société, et les principaux personnages appartiennent aux deux époques à la fois. Les vieillards de la fin du siècle avaient été les jeunes gens du commencement ; et tels qui, dans les écoles de l’Université ou aux jésuites, avaient appris par cœur les poésies de Ronsard, devaient opposer le préjugé de leurs premières admirations aux doctrines qui les discréditaient. Les plus modérés pouvaient n’être pas contents qu’un jeune homme de vingt-quatre ans prétendît les détromper et leur faire trouver ridicules des vers qu’ils avaient récités ou applaudis dans les compagnies. Le grand Condé, né en 1621 et mort en 1686, avait vu successivement l’hôtel de Rambouillet et Molière. On lui donnait à rire, dans les Femmes savantes, de ce qu‘il avait peut-être goûté chez les Précieuses. Malgré les vives lumières d’esprit dont le loue Bossuet, il osait à peine se prononcer entre les poètes contemporains de sa jeunesse et les nouveaux venus ; et si à une lecture de la Pucelle il avait trouvé les vers « un peu ennuyeux », il n’allait pas jusqu’à ne les point trouver admirables. Mme de Sévigné, cet esprit si naturel, admirait les Précieuses, et quelquefois en était. Elle ne cachait pas ses tendresses pour ce qu’on appelait les vieux. Et qui donc représente plus exactement que le grand Corneille lui-même les deux époques et les deux goûts, le subtil et le grand, la déclamation et le naturel, l’imitation espagnole et le pur génie français ?

Il y avait, d’ailleurs, du bon dans tout ce que Boileau allait attaquer, et peut-être de quoi justifier les anciens attachements. Les Précieuses, en raffinant, ce qui était leur ridicule, avaient souvent rencontré la délicatesse, qui était leur but. Dans ces pièces à Iris, dans ces épigrammes, dans ces saletés même, où il faut bien aller fouiller pour suivre les traces de l’histoire de notre poésie, il y a plus d’un vers heureux, et la langue des successeurs de Ronsard a senti la discipline de Malherbe. Les mêmes hommes qui faisaient de méchantes poésies faisaient de la prose sensée et correcte ; et l’on peut dire qu’au temps du Discours de la méthode et des Provinciales il s’écrivait beaucoup de choses où, sans être ni aussi forte ni aussi passionnée, la prose n’est ni moins exacte, ni moins française. Il résultait de ce mélange du bien et du mal, que, vers 1660, le goût du public était encore incertain, et que le siècle offrait le spectacle d’une nation saine au fond, où la langue de la prose était bonne et la langue poétique mauvaise et artificielle.

Outre ces obstacles de choses, Boileau en trouvait de plus grands dans les personnes.

Des contempteurs de Boileau, peu au fait de l’histoire de notre littérature, ont estimé qu’il n’était ni de bon goût ni généreux d’attaquer des poètes obscurs, et d’entretenir la postérité des ridicules de poètes oubliés. Obscurs et oubliés, oui ; mais à quoi le doit-on, sinon aux doctrines qu’a fait prévaloir Boileau ? Quand il se prit corps à corps avec eux, souvenons-nous qu’il avait vingt-cinq ans, qu’il s’attaquait à des poètes en crédit, que ces poètes étaient tous contre un seul.

Ils étaient puissants par les grands seigneurs qui les avaient à leurs gages. Chapelain, en particulier, l’était par M. de Longueville. Attaquer le domestique, c’était attaquer le maître. Deux hardis critiques97, dit l’abbé d’Olivet, avaient osé chagriner Chapelain : son Mécène prit soin lui-même de faire son apologie. De quelle façon ? en doublant sa pension. Un autre de ses patrons, M. de Montausier, parlait de donner des coups de bâton à l’un et de berner l’autre98.

Puissants comme clients des grands seigneurs, ces poètes ne l’étaient pas moins comme coterie. Ils s’assemblaient tous les samedis chez Mlle de Scudéry. On disait : « Je suis de tous les samedis de Mlle de Scudéry », comme plus tard on devait dire des Marly de Louis XIV : « Je suis de tous les Marly. » Chapelain s’y montrait fort assidu ; il était l’âme de la cabale. On y intriguait contre les nouveaux talents ; on se soutenait, on s’entre-louait, on se concertait, tantôt pour négliger, tantôt pour discréditer tous ceux qui ne cabalaient point, ou dont on n’avait pas peur. Faut-il insister sur ce que devait avoir de puissance, soit pour égarer, soit pour intimider le goût du public, une association de poètes ligués par le danger commun, tenant à tous les grands personnages de la cour, loin d’ailleurs d’être sans mérite, et dont quelques-uns, très médiocres poètes, étaient de fort habiles gens ? Ils avaient la possession, qui est une si grande puissance. Leur coterie durait encore en 1696 ; on les voit cabaler contre le Discours de réception de La Bruyère, et prendre le parti de tous les ridicules flagellés dans son livre.

Enfin, plusieurs d’entre eux étaient puissants par eux-mêmes. N’est-ce point, par exemple, une preuve assez frappante du crédit personnel de Chapelain, qu’à une époque où Descartes et Pascal avaient écrit, où Bossuet se faisait entendre dans la chaire, où Molière, Racine, La Fontaine, Boileau avaient produit quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre, le choix de Colbert ait désigné Chapelain pour régler la distribution des libéralités du roi, et tenir la feuille des bénéfices littéraires ? Que dire du chancelier Séguier, qui donne un privilège à la Ménardière pour imprimer une critique de Chapelain, qu’il n’aimait pas, et, sur la réclamation de Chapelain, retire ce privilège et déclare qu’on le lui a surpris ? Attaquer Chapelain, c’était presque un délit contre l’ordre public. Des comédiens de Clermont l’avaient joué sur le théâtre ; ils furent réprimandés99.

Voilà en quel crédit étaient ces poètes « obscurs » pour qui se sont attendris les contempteurs de Boileau. Ils avaient tout ce qui donne la force dans ce monde : ils étaient puissants par leurs patrons, par ces sots de qualité dont parle Boileau100, lesquels peuvent impunément juger de travers ; ils l’étaient par leur ligue même, par la vogue qui faisait prospérer leurs vers et suscitait, en dix-huit mois, six éditions du premier tome de la Pucelle ; par le roi, qui prenait Chapelain pour distributeur de ses munificences, et qui pensait à le donner pour précepteur au dauphin ; par la cour, où ils avaient la protection de tout ce qui y tenait un rang ; par la ville, où l’on ne s’avisait guère d’avoir d’autres admirations qu’à la cour. Celui qui leur déclara la guerre était le fils d’un greffier, sans autre appui que ses vingt-quatre ans, et cette haine que lui avait inspirée, dès quinze ans, tout sot livre. Ce jeune homme osa blâmer les bienfaits du roi, et indirectement Colbert, qui en avait confié la distribution à Chapelain ; il prit la défense du public sensé, qui se taisait, contre le public de la mode, qui parlait par toutes les voix ; il plaida, selon ses paroles, la cause de la raison contre la rime, c’est-à-dire de l’esprit français contre une mauvaise école de poésie, et il la gagna.

Aujourd’hui que le danger est passé, il est commode de le croire moins sérieux qu’il n’a été. Mais rappelons-nous ce qu’il y avait à craindre. La prose aurait pu ne pas sauver la poésie, l’une n’étant point sous l’empire de la mode qui faisait toute la valeur de l’autre, et la prose n’étant pas jugée assez noble pour donner des exemples à la poésie101.

Les sublimes beautés du grand Corneille n’avaient pu le garder lui-même de ses fautes, parce que ses fautes lui venaient de la mode ; comment en auraient-elles gardé le goût du public ? Le respect même pour sa gloire trompait les plus habiles : témoin La Bruyère, qui, dans le jugement qu’il en a porté, met Œdipe sur le même rang que les Horaces. Molière n’avait pas encore fait de beaux vers ; il en avait fait beaucoup d’agréables, et sa prose, plus saine que ses premiers vers, ne promettait pas l’incomparable poésie du Misanthrope.

Rien n’était assuré. Les souvenirs et les habitudes prévalaient sur les écrits nouveaux. Le Cid n’avait nullement dégoûté des vers de Scudéry et de Chapelain. On mettait le père Lemoine au même rang que Virgile. Racine débutait par des madrigaux ; il prenait Chapelain, « qui enfin avait de l’esprit », dit le cardinal de Retz, pour juge de ses premiers vers ; il disait : « Voici le jugement de M. Chapelain, que je rapporterai comme le texte de l’Evangile, sans y rien changer. » Qui peut dire qu’il n’eût pas continué à s’affadir ou à raffiner, dans ce style dont il apostrophait ainsi l’Aurore :

Et toi, fille du jour, qui nais avant ton père…

Molière résistait presque à composer le Tartufe et

dans la bouche de Chapelain, dans la comédie des Académistes  :
La prose est trop facile, et son bas naturel
N’a rien qui puisse rendre un auteur immortel.

le Misanthrope, faute de temps, disait-il, pour faire des vers travaillés. Ne pouvait-il pas être tenté par la gloire, plus commode, des deux mille pièces de Lope de Vega ? La Fontaine, si supérieur dans les fables qu’il avait faites difficilement, d’après la nouvelle discipline, pouvait s’en tenir au genre facile et aimable, dans lequel il donnait quittance à Fouquet des quartiers de sa pension, et continuer de haïr le travail. Tout autour de Boileau, l’admiration publique se portait sur d’autres que ses amis. Mme de Sévigné s’obstinait à ne pas admirer Racine et à admirer Mlle de Scudéry, dont les livres lui plaisaient, disait-elle, par-dessus tout.

Même après les Satires, même après les Précieuses ridicules et les Femmes savantes, en 1672, un personnage de marque écrivait à Mlle de Scudéry : « L’occupation de mon automne est la lecture de Cyrus, de Clélie et dû Ibrahim. » Ce personnage était un évêque et un prédicateur de talent, Mascaron. « Je vous avoue, écrivait-il à la même, que dans les sermons que je prépare pour la cour, vous serez très souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard. » Chargé de l’oraison funèbre de Turenne, il priait Mlle de Scudéry de lui dire de quelle façon elle s’y prendrait si elle avait à traiter ce sujet. C’est peu encore. Des hommes d’affaires, en correspondance directe avec Louis XIV, qui avaient pu jouir de la conversation de cet esprit si droit, si naturel, donnaient, comme Mascaron, dans le galant de Cyrus et de Clélie.

Un neveu du grand Arnauld, le principal négociateur de la fameuse ligne du Nord en 1671, un homme que Louis XIV mandait de Suède, où il était ambassadeur, pour le mettre à la place de M. de Lyonne, M. de Pompone enfin, échangeant son nom contre celui de Célidamant, écrivait de Stockholm à M. Duplessis-Guénégaud, transformé en Alcandre, les fadeurs que voici102 :

« Je ne vous dis point, mon cher Alcandre, la « joie que me donne le souvenir de nos Nymphes et de nos Tritons ; s’il a souvent adouci l’exil de vos montagnes, il fait aujourd’hui ma consolation au milieu des neiges et des glaces de la Suède, et ne peut pas moins contre le chagrin du Nord que contre celui des Pyrénées. L’amitié de la Brévone remplit en tous lieux le cœur de ses habitants…, et un Triton, qui y a été nourri comme moi, soupire pour son aimable cœur. Quoique je nage en pleine eau, comme vous voyez, et qu’après avoir traversé les plus beaux fleuves d’Allemagne, j’aie presque aujourd’hui toute la mer Baltique pour me promener, je me trouve loin de la Brévone comme un vrai poisson hors de l’eau ; car, de nous autres Tritons à un poisson, il y a peu de différence… Vous croyez bien que pas une des Muses n’a voulu me faire compagnie dans le Nord, et que des demoiselles nourries au doux climat de la Grèce ne s’embarquent pas volontiers pour la mer Glaciale… Les intérêts du Nord, de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la Hollande sont les plus galantes choses dont je m’entretienne. Peut-être serai-je assez heureux pour reprendre bientôt le langage de la cour d’Amalthée ; et c’est en celui de l’amitié, que l’on y parle mieux qu’en lieu du monde, ou plutôt que l’on ne parle que là, que je vous assure que nul Triton n’est si inviolablement acquis que moi à toutes les Nymphes et à tous les Tritons de la Brévone.

« Célidamant.   »

On sent à quel point les écrivains devaient être dupes d’un tour d’esprit auquel les ministres et les politiques payaient tribut. Je ne m’étonne pas que ce qui faisait l’amusement de M. de Pompone fût, par exemple, l’unique profession de Benserade. Les esprits médiocres, qui ne sont que les esclaves de la mode, s’y jetaient sans réserve, et vivaient de cette fumée ; les hommes de génie, tant le succès leur est nécessaire, l’auraient cherché dans le galant plutôt que de s’en passer. Témoin les premiers écrits des Molière, des Racine, des La Fontaine, des Sévigné, où la critique a trouvé des traces du galant, et qui purent hésiter un jour, jour de grand péril, entre le tour d’esprit d’une époque et le génie même de la nation, dont chacun d’eux était un admirable type.

Le culte de Ronsard avait encore des fidèles.

« Rendons grâce à la Providence, écrivait, après l’Art poétique, le sieur de Lerac (anagramme de Carel) d’avoir donné à la France cet écrivain incomparable. L’antiquité latine ni la grecque n’a point produit d’homme plus né qu’il était pour la poésie. » Et ailleurs : « Il produisait des images sans nombre sur toutes sortes de sujets… Vous trouvez en lui Pindare, Horace, Callimaque, Anacréon, Théocrite, Virgile, et Homère. » Et ailleurs : « Tandis que notre langue durera, il sera en vénération aux personnes de capacité, et qui ne sont point touchées d’envie. » Ce Carel qualifiait de blasphèmes les critiques que Boileau fait de Ronsard103. Il s’imprimait des extraits d’auteurs où Molière figurait à côté de Scudéry et de Gomberville, et des livres portant ce titre : « Décret d’un cœur infidèle, suivi de l’état et de l’inventaire des meubles d’un cœur volage, et tordre de la distribution qui en fut faite. »

Je ne conteste pas la maxime qu’il ne faut disputer ni des genres ni des goûts. Il est pourtant certaines productions littéraires qui ont eu leur jour, et dont il est impossible de dire ni à quel genre elles appartiennent, ni quels goûts ont pu s’en accommoder. Tel est Dom Japhet d’Arménie, pièce en vers, un moment célèbre, que l’indulgence des histoires littéraires appelle une comédie, et la plus comique des pièces de Scarron. Bien loin d’être une comédie, à peine est-ce une farce, surtout pour qui se rappelle la gaieté fine et les grâces naïves de la Farce de Patelin. Il n’y faut voir qu’une bouffonnerie sans invention, sans style, où manque même le gros sel pour tenir lieu d’esprit, et que, faute de termes entre le mauvais et le pire, on ne peut pas juger par comparaison.

Cependant Dom Japhet d’Arménie, composé et probablement représenté en 1653, se jouait encore en 1665, et comme on dit, en style de théâtre, faisait plus d’argent que Cinna 104. Ni l’École des maris qui date de 1661, ni l’École des femmes, représentée l’année suivante, ni le progrès du goût qui ne laissait pas à Molière le temps d’achever le Tartufe, et qui lui en arrachait des mains les trois premiers actes, pour les faire jouer en 1664, rien n’avait réussi à chasser Dom Japhet du répertoire. Il restait encore un parterre que Corneille et Molière n’avaient pas guéri de Scarron. Il y eut tel spectacle, composé de Dom Japhet et des Précieuses ridicules, où le plus gros de la recette ne venait pas de la pièce de Molière, et les mêmes spectateurs, après avoir ri à Dom Japhet, riaient de plus belle aux Précieuses ridicules, sans se douter qu’ils se moquaient de leur mauvais goût105.

A l’époque, où parut Boileau, les forces se balançaient, ou, s’il y avait avantage quelque part, c’était plutôt du côté du tour d’esprit personnifié dans les poètes en possession, que du côté du génie national s’annonçant par des nouveautés et par des auteurs de trente ans. La république des lettres en France pouvait alors se comparer à un État où deux partis, à peu près d’égale force, se disputent le gouvernement. Qu’un caractère, un talent s’y produise, voilà l’un des partis qui devient le maître, et l’État est assuré. Ainsi pour les lettres, entre le tour d’esprit du moment et le génie national, Boileau se range du côté du génie national et lui donne l’empire.

Je ne doute pas que ce génie ne l’eût emporté à la fin par ses propres forces, tout comme je ne doute pas que, sans Richelieu et Louis XIV, la France ne se fût à la fin tirée de l’anarchie et n’eût conquis son unité politique. Mais de même que ce grand résultat se serait accompli plus lentement, avec plus d’alternatives et de sacrifices, si la Providence n’eût fait naître à propos Richelieu pour le préparer, et Louis XIV pour le consommer ; de même, si Boileau ne fût venu à temps faire cesser l’hésitation de tout un siècle, les destinées de la poésie française n’eussent pas été si tôt ni si complètement assurées. Sans l’aiguillon de Boileau, Molière et Racine risquaient de s’égarer, ou de ne pas remplir tout leur génie, Molière en s’en tenant à la comédie bourgeoise ou d’intrigue, Racine en raffinant sur la tendresse, où le portait sa nature délicate et passionnée, tous les deux en n’acceptant pas dans toute sa rigueur la loi, imposée par l’Art poétique, de faire difficilement des vers faciles.

Il faut songer à l’influence qu’un esprit excellent, ferme, sans complaisance, supérieur par la raison, peut exercer même sur des hommes qui le surpassent par l’étendue et la fécondité du génie. Le dix-septième siècle venait d’en donner un exemple éclatant. L’influence du grand Arnauld sur Pascal, sur Racine, sur La Fontaine, qui songeait naïvement à lui faire hommage de ses Contes, sur Boileau lui-même, que cette influence aida et soutint, n’explique-t-elle pas celle que Boileau allait exercer, à son tour, sur ses illustres amis, esprits plus rares, génies plus heureux, qui lui fournissaient les types d’après lesquels il traçait ses règles ?

Toutes les facultés, toutes les forces du génie, et, si je puis parler ainsi, la matière d’un grand siècle littéraire, existaient en France avant Boileau ; de même, avant Louis XIV, dans la France victorieuse de l’Espagne et de la féodalité, il y avait la matière d’une grande nation. Mais comme il fallait un Louis XIV pour organiser cette nation, et lui apprendre tout ce dont elle était capable, de même il fallait un Boileau pour diriger toutes ces facultés, discipliner toutes ces forces, et faire voir à la France une image éclatante de son génie dans les lettres.

§ VI. Caractère et tour d’esprit de Boileau.

On peut le dire de Boileau, avec non moins de raison que de Malherbe : personne n’était plus propre à la dictature qu’il allait exercer sur la poésie. Il possédait toutes les qualités opposées aux défauts qu’il avait à corriger ; c’étaient comme autant d’armes appropriées à tous les genres de combat qu’il allait livrer.

Parmi tant de gens qui s’ignorent, qui font des vers sans inspiration, qui se passionnent à froid pour une maîtresse imaginaire, le premier, Boileau, se connaît, ne fait des vers que sur ce qui le touche, ne chante pas les maîtresses qu’il n’a pas, rompt avec le galant, tire sa poésie de son cœur et de sa raison. Il s’en est rendu témoignage dans l’épître où, traçant son portrait avec cette candeur « qui a fait tous ses vices », il rappelle le temps où son esprit

A tout le genre humain sut faire le procès,
Et s’attaqua lui-même avec tant de succès.

Comment s’attaquer sans se connaître ? S’il a cherché en ses écrits « la seule vérité », il ne l’a point évitée, quand elle lui était contraire. C’est ainsi qu’il s’avoue :

Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Beau vers, qu’il s’applaudissait beaucoup d’avoir fait, dit un de ses biographes, moins sans doute pour le mérite du vers que pour la justesse du trait ; moins en poète charmé de son art qu’en homme sincère qui se peint tel qu’il est. Je suis pourtant plus touché de l’hémistiche qui précède :

…. très peu voluptueux.

Le premier aveu était facile ; il coûtait peu à l’amour-propre. En un temps surtout ou la vertu était la perfection chrétienne, qui eût osé se dire vertueux ? Mais le second aveu demandait du courage. Quand la mode voulait qu’on brûlât de quelque belle passion, quand l’exemple en venait de la cour, ce n’était pas d’une vertu ordinaire de s’avouer peu sensible à l’amour. Il n’est aucun temps où un tel effort ne soit violent pour l’amour-propre, et où le ridicule qui s’attache à l’indifférence sur ce point n’empêche un homme, non seulement de la confesser aux autres, mais de se l’avouer à lui-même. Je n’en admire que plus Boileau d’avoir fait cet effort, et d’avoir pu le faire sans prêter à rire. Il n’y fallait pas moins de vertu que de talent.

On sait par cœur les vers charmants où il se moque de toutes ces galanteries de tête, le lieu commun universel de la poésie d’alors :

Faudra-t-il, de sang-froid et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l’air faire le langoureux,
Lui prodiguer les noms de Soleil et d’Aurore,
Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ?

Il y avait pourtant payé tribut. Quel auteur n’est tout d’abord touché par la mode et enlevé quelque temps à sa propre nature ? C’est par l’imagination que nous commençons à voir les choses, et par l’imitation que nous commençons à écrire. Les meilleurs n’échappent pas à cette condition. « J’ai une espèce de confusion, écrit Boileau à M. le Verrier, d’avoir employé quelques heures à faire des vers d’amourette, et d’être tombé moi-même dans le ridicule dont j’accuse les autres. » Voilà donc un homme qui se connaît, et un poète qui n’est que cet homme-là se faisant voir dans ses vers106 ! Seulement, c’est en satirique que Boileau confesse ce qui lui manque. Il voulait bien se reconnaître peu propre à la poésie amoureuse, pourvu que cet aveu tournât contre ceux qui s’y livraient sans génie.

Cette disposition d’esprit et cette humeur semblaient faire de Boileau l’ennemi naturel de ces riens galants, de ce grand fin, de ce fin des choses, de ce fin du fin, après lequel couraient tous les poètes de l’époque ; mais il s’en faut qu’elles l’aient rendu indifférent au langage de l’amour véritable. Nul, avant lui ni mieux que lui, n’en reconnut l’accent dans Andromaque et dans Phèdre, et les charmantes douceurs des vers de Racine n’eurent pas d’admirateur plus ému que le critique de Pradon La même disposition le tourna contre cette licence grossière qui salissait tous les recueils de poésie du temps. Le licencieux était le seul naturel de ces poètes, comme les subtilités du galant étaient tout leur art. Boileau, en frappant le galant de ridicule, atteignit le licencieux du même coup. Je sais bien qu’on n’a pas cessé depuis lors de faire des vers licencieux, qu’on en fit même sous ses yeux et, pour ainsi dire, sous sa férule ; mais il était fort différent que le licencieux ne fût que le travers secret de certains poètes, ou qu’il continuât d’être un genre à la mode qu’on pouvait cultiver sans s’en cacher. Boileau n’aida pas peu à faire faire cette différence, et à rétablir dans les écrits non la pudeur qui s’effarouche de la vérité, mais celle qui, acceptant ce qu’il y a dommage à ignorer, veut ignorer tout ce qu’il y a dommage à apprendre107.

La connaissance qu’il eut de la nature de son esprit m’explique l’infaillibilité de ses jugements sur ses contemporains. Quiconque se fait illusion sur son esprit s’exagère ou rabaisse l’esprit des autres. L’erreur où il est sur lui-même le suit dans ses jugements sur les personnes ; car l’erreur sur nous-mêmes venant de notre vanité, l’erreur sur les autres vient de l’intérêt qu’elle peut avoir à les grandir ou à les rabaisser. Pradon ne jugeait si mal que parce qu’il se connaissait plus mal encore. Il est tout simple que, s’étant cru capable de faire une tragédie, et de disputer le prix à Racine, il ait dit de son rival, en parodiant un vers de Boileau108 :

Si je veux exprimer une muse divine,
La raison dit Corneille, et la rime Racine.

Il est tout simple qu’il mît Regnier au-dessus de Boileau, et qu’il contestât le don de l’observation à Molière, prétendant qu’avant lui on ne connaissait ni marquis ni précieuses109. De même, avant Boileau qui donc connaissait de méchants poètes ? Ces marquis et ces méchants poètes, qu’était-ce que de vains fantômes créés par des imaginations malfaisantes ? Ainsi tous ces poètes étaient les jouets de leur vanité. S’ils s’admirent si fort, c’est qu’ils se mesurent aux louanges dont ils se payent entre eux.

Boileau ne craignit pas de se voir tel qu’il était, ou plutôt il eut assez de génie pour être vrai avec lui-même ; c’est pour cela qu’il fut si bon juge des autres.

L’histoire des littératures n’offre peut-être pas un second exemple d’une telle sûreté de jugement dans un auteur qui apprécie les ouvrages d’esprit de son époque. Rien ne troubla la main qui pesait ainsi les réputations contemporaines. Ni l’influence des personnes, ni la mode qui prévalait au moment où ces ouvrages avaient vu le jour, ni aucun intérêt de vanité, rien ne fit hésiter Boileau. La raison d’un contemporain fut aussi infaillible que la raison des siècles, laquelle met toute chose à sa place et tout homme à son rang. Boileau a dit avant nous de Molière qu’il est le plus grand poète du siècle de Louis XIV ; de Pascal, qu’il en est le prosateur le plus achevé ; d’Athalie, que c’est le chef-d’œuvre de Racine. Il parlait ainsi de Molière alors qu’on imprimait des recueils de poésie où Molière figurait à côté des Gomberville, des d’Urfé, des Benserade, des Scudéry, au même titre d’auteur célèbre du temps ; de Pascal, malgré la défaveur du jansénisme, qui rendait suspectes les Lettres provinciales ; d’Athalie, malgré le doute de Racine, qui fut près de se faire un tort de la froideur du public pour ce chef-d’œuvre. Quant aux auteurs qu’il a critiqués, que n’a-t-on pas fait pour les relever de ses arrêts ? Un seul a-t-il été cassé ? Est-ce pour Quinault qu’on donnerait un démenti à Boileau ? Ne sait-on pas d’ailleurs que les épigrammes de Boileau s’adressent à certaines tragédies de ce poète, dont le succès troubla la vieillesse du grand Corneille, et que n’ont pas rachetées quelques beaux vers d’opéra, auxquels Boileau a rendu justice110?

La connaissance de lui-même, en le délivrant de la vanité, l’avait soustrait à la double servitude des écrivains qui s’ignorent : l’influence des personnes, et le tour d’imagination du moment. Comme il n’eut aucun intérêt de vanité soit à élever les uns, soit à dénigrer les autres, ses jugements sont demeurés. On a si peu suspecté ses critiques de vanité, que, pour y trouver à reprendre, il a fallu l’accuser d’en avoir montré trop peu en triomphant si haut d’adversaires si au-dessous de lui. Pour ses éloges, il ne les gâta point par cet excès qui prouve que, dans nos admirations, c’est notre propre goût que nous admirons. Les éloges que Boileau donne à ses illustres amis sont l’effet d’une affection solide et raisonnée ; c’est celle que doit inspirer le beau ; c’est de cette façon qu’admire la postérité.

Le caractère de Boileau, la dignité de sa vie, ne rendirent pas moins méprisables les mœurs des poètes contemporains, que ses satires n’avaient rendu leurs vers ridicules. Au milieu de ces joueurs, de ces cupides, de ces avares, il eut les mœurs des solitaires de Port-Royal, avec l’enjouement et la facilité de la vie civile. En recevant les dons du roi, depuis que le roi était devenu l’État, il n’aliéna pas son droit de dire la vérité, même au roi111. J’ajoute que se trouvant assez payé de ses ouvrages par les nobles libéralités de Louis XIV, il en abandonnait le profit au public. Quand Boileau écrivait :

Je sais qu’un noble auteur peut sans honte et sans crime
Tirer de son travail un tribut légitime,

c’était une justification délicate de Racine, forcé, par ses nécessités domestiques, de vendre ses ouvrages ; pour Boileau, il donnait les siens. Il achetait la bibliothèque de Patru, et lui en laissait la jouissance sa vie durant. Il appelait les dons du roi sur Corneille, vieux et pauvre. Le plus beau vers qu’ait écrit Boileau, parmi tant de vers faits de génie, comme dit La Bruyère, a été inspiré au poète par l’homme, au génie par la vertu ; c’est celui-ci :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

Ne craignons pas d’accorder aux censeurs de Boileau qu’il lui a manqué, outre l’imagination qui crée les événements pour l’épopée et les caractères pour le théâtre, la sensibilité qui sait faire parler les passions. L’imagination dans Boileau n’est que la faculté de recevoir des impressions très fortes des vérités morales et littéraires, ainsi que des ridicules ; elle éclate dans les détails plutôt que dans les plans, qui ne sont que des développements logiques ornés d’une main habile. A la différence de Racine, où il y a tant à admirer, même quand on en ôte les vers, dans Boileau, les vers ôtés, on sent une certaine faiblesse de conception.

Pour la sensibilité de Boileau, pourquoi nierait-on ce qu’il n’a caché ni à lui-même ni au public ? Certes il ne sent pas comme Virgile, comme Molière, comme Racine. Mais s’il n’eut pas cette force de sympathie qui communique au poète toutes les passions qu’il peint, et qui lui révèle le secret de ces larmes des choses 112 dont parle Virgile, il connut la sensibilité de l’homme de Térence : rien de ce qui est de l’homme ne lui fut étranger. C’est la sensibilité du juge connaissant les passions humaines, moins pour en avoir éprouvé tous les effets que par la lumière de la raison, qui lui en montre le germe dans son propre fond, et le fait compatir aux misères dont il s’est gardé lui-même.

Ce qui n’a pas manqué à Boileau, en aucun endroit de ses écrits, c’est la faculté souveraine en toutes les choses de la vie, comme en tous les ouvrages de l’esprit, c’est la raison. Aucun poète de son temps n’en avait reçu le don plus pleinement ; nouvelle preuve qu’une loi préside à la diversité des talents, et les approprie, selon les temps et les lieux, aux besoins de l’esprit humain. C’était à d’autres à donner les grands exemples de l’imagination qui crée les types, et de la sensibilité qui fait parler les cœurs. Boileau avait à établir des règles, à fixer des esprits incertains, à réparer la poésie, à relever la condition morale du poète ; il avait à remplir la tâche de législateur du Parnasse, titre qui lui fut déféré par son siècle, tant on y croyait une législation nécessaire pour régler et pour assurer l’art d’écrire en vers ! Nul ne convenait mieux à cet emploi qu’un poète chez lequel dominait la raison. Aussi bien, la raison dans Boileau n’est pas la raison d’un géomètre ; c’est celle d’un homme qui sent en poète ce qu’il enseigne en théoricien.

§ VII. Principes de sa poétique.

La raison est l’âme des écrits, le vrai en est l’unique objet : telle fut la doctrine fondamentale de Boileau ; c’est la loi mère de toutes les autres, lesquelles ne sont que des manières diverses d’appliquer la raison à la diversité des genres, et de rechercher le vrai qui convient à chacun. Il l’a gravée dans des vers devenus proverbes :

Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix…
Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Le mot seul est à la fois la limite et la sanction du précepte. Hors de la raison il n’y a ni lustre ni prix, c’est-à-dire ni forme ni fond ; hors du vrai il n’y a pas de beau. Ces vers, que chacun de nous sait par cœur, que l’usage a rendus communs sans les rendre vulgaires, paraissaient inouïs aux contemporains de Boileau, et aux poètes qui ne se sentaient pas en règle sur ce point. Pradon, qui qualifiait Boileau d’Attila badaud, ne lui reproche-t-il pas de parler toujours « à tort et à travers de bon sens et de raison, refrain de sa morale de campagne113 ? » C’étaient en effet des maximes inconnues jusque-là. Malherbe les avait pressenties, et il paraît bien, par ses critiques de détail, que ce qu’il avait en vue, c’est la raison sous la forme du vrai. Mais il n’en eut pas d’images aussi claires que Boileau. Ni la chose ni le mot ne s’en trouvent dans ses notes critiques. Outre la difficulté, même pour un esprit supérieur, de voir toute la portée de ses pensées, et, pour un réformateur, de connaître et d’exprimer d’avance toutes les conséquences de sa réforme, Malherbe n’était-il pas sous l’empire de l’ancien préjugé qui faisait de la poésie un art agréable plutôt qu’utile ? Il lui est arrivé de dire qu’un bon poète n’est pas plus nécessaire à la république qu’un bon joueur de flûte.

En quoi donc la poésie est-elle moins utile aux hommes que la morale et la philosophie ? A quel titre l’empêcherait-on de chercher, comme la morale et la philosophie, le vrai par la raison ? Après avoir été dans notre pays un art frivole, dont les difficultés donnaient un prix de convention à des galanteries, à un vain badinage d’esprit, n’était-il pas temps qu’elle prît enfin son rang parmi les productions de l’esprit qui prétendent à l’empire des âmes, et qu’elle demandât cet empire aux seules choses qui le donnent, la raison et le vrai ? Voilà ce qu’avait pu soupçonner Malherbe et ce que consacra Boileau. Il est juste d’y reconnaître l’influence de Descartes, le père de l’art de penser, qui n’est que l’art de choisir, parmi ses pensées, celles qui ont la marque du vrai, reconnue par la raison ; mais il fut glorieux pour Boileau d’introduire dans la poésie l’esprit du Discours de la méthode. Ce jour-là il n’y eut plus d’un côté des penseurs, et de l’autre des poètes : le poète fut le plus divin des penseurs.

Ces doctrines ne plaisaient guère au plus fougueux des ennemis de Boileau, le « sieur Carel de Sainte-Garde. » Il trouvait tout cela bourgeois, comparé à la poésie des ruelles, à la poésie gagée par les grands seigneurs, au galant, qu’il continuait de défendre contre Boileau. Il lui a même donné quelque part l’épithète de bourgeois. Après une réflexion qu’il estime sans réplique, « Le bourgeois, dit-il, n’y prendra pas garde114. » Je ne trouve pas le mot si malheureux, pour être de l’auteur de Childebrand. Oui, bourgeois ; et pourquoi pas ? C’était en effet la poésie bourgeoise dont le règne commençait ; c’était la poésie de cette classe éclairée et indépendante qui s’était formée au seizième siècle, entre les grands seigneurs et le peuple, et qui prend si hautement parti, dans la Ménippée, pour la royauté contre la féodalité, pour la nation contre l’étranger. Alors elle était une classe, aujourd’hui elle est la nation. Boileau reconnaissait les premiers traits de cette poésie dans Villon, au grand scandale de Sainte-Garde, indigné qu’il fît cet honneur « à un voleur de nuit, dit-il, lequel non seulement tirait la laine, mais perçait les maisons et montait aux fenêtres avec des échelles de corde. » N’eût-il pas été plus juste, plus séant, de faire descendre la poésie française « de Thibaut, comte de Champagne, le chaste amant de la reine Blanche, voire d’Octavien de Saint-Gelais, évêque d’Angoulême, de la noble maison de Lusignan115 ? » De même, pour personnifier le progrès de la poésie française après Villon, quel goût d’aller choisir Marot, cet autre poète bourgeois, un Villon avec des inclinations plus honnêtes, au lieu de Guillaume de Salluste, seigneur de Dubartas !

Ce reproche de bourgeoisie, que Sainte-Garde faisait à Boileau, a été renouvelé par d’autres grands seigneurs de la souche des Sainte-Garde et des Pradon. Mais les premiers l’entendaient surtout de son mépris pour la poésie chère aux grands, laquelle leur paraissait noble, parce qu’elle avait des nobles pour patrons ; les seconds l’ont entendu, comme Marmontel, d’un prétendu défaut d’élévation et d’étendue.

Quoi donc ? est-ce que la raison dans Boileau serait d’une autre sorte que la raison générale ? Est-elle assujettie à quelque système, ou circonscrite à de certains genres d’écrire ? Lequel a-t-elle exclu ? Boileau a-t-il seulement exprimé une préférence pour le genre dans lequel il excellait ? Quelle est la poésie si haute, si passionnée ou si rare, qu’ait proscrite cette libre raison ?

Est-il vrai que Boileau ait parlé froidement de la passion ? Voici des vers où il la recommande au poète, en même temps qu’il en peint avec une brièveté admirable les principaux effets :

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue116 .

A-t-il interdit au poète les inspirations de l’amour, lui qui admet l’amour le moins honnête, pourvu qu’il soit exprimé chastement ; lui qui en conseille la peinture comme la route la plus sûre pour aller au cœur 117 lui qui décide qu’il faut être amoureux pour bien exprimer l’amour118?

Le conseil qui suit vous paraît-il d’un moraliste étroit :

…. Aux grands cœurs donnez quelques faiblesses,

Si l’on regarde la variété des genres, Boileau en a-t-il borné le nombre, lui qui admet quelques genres morts avec le vieil esprit gaulois ? Le rondeau, la ballade, le madrigal n’existent plus que dans l’Art poétique 119.

Aurait-il du moins exclu le roman ? Loin de là, il lui donne des privilèges120.

Il convie les auteurs à l’invention, cet homme qu’on a accusé d’avoir voulu borner la puissance de l’esprit humain121 il leur ouvre tous les trésors et toutes les libertés du style122, ce poète dont on fait un grammairien timide, blâmant en autrui les hardiesses où son esprit ne pouvait s’élever. A la vérité, invention, genres, style, il veut que tout se subordonne à la raison.

Mais qu’est-ce donc que la raison ? Boileau s’est bien gardé de la définir. Il ne l’eût pas définie assez clairement pour les gens qui en manquent, et il savait que les bons esprits la sentent assez pour n’avoir pas besoin qu’on la leur définisse. Quand je fais appel à la raison d’un homme de bonne foi qui s’est trompé, ou qui a fait une faute, je ne la lui définis pas, car je sais qu’elle lui parle en même temps que moi, et qu’elle s’est déjà mise de mon côté. J’offenserais même cet homme, au lieu de le ramener, si je prétendais découvrir en lui sa raison. Tout ce qu’il peut supporter de moi, c’est que je l’aide à voir ce qui n’y est pas conforme. A cela se borne Boileau. Par tout ce qu’il défend au nom de la raison, on reconnaît qu’il s’agit toujours de ce sens de l’humain, par lequel non seulement rien de ce qui est de l’homme ne nous est étranger, mais tout ce qui n’est pas de l’homme nous choque.

Quelque chose donc que vous écriviez, il faut que ma raison en soit d’accord. Si, dans la peinture des passions, vous allez au-delà, non de celles que j’ai pu connaître, car je ne réduis pas le vrai à mon expérience personnelle, mais de celles que je puis concevoir, ma raison ne vous suivra pas. Elle résistera à vos fictions, si vous y excédez la vraisemblance ; elle sera offensée de votre langage si vous sortez non du mien, qui est sans doute trop humble pour exprimer les conceptions de l’art, mais de celui que je tiens pour bon et pour mien, parce qu’il exprime en perfection des choses conformes à ma raison.

L’objet de la raison, comme l’entend Boileau, n’est point une sorte de vrai ; c’est tout ce qui est vrai. C’est à la fois le vrai du devoir et le vrai du fait ; le vrai de Pascal, comme celui de Montaigne. Seulement Boileau veut, et qui l’en blâmerait ? que ce que nous connaissons serve à nous conduire, et que de la peinture de ce qui se fait il sorte toujours quelque enseignement sur ce qui doit se faire. Il invite le poète à chercher la passion au fond du cœur ; il fait plus, il veut que pour la bien exprimer on l’éprouve ; mais c’est sous la réserve qu’en s’y intéressant, le lecteur ou l’auditeur la condamne.

Didon a beau gémir et m’étaler ses charmes,
Je condamne sa faute en partageant ses larmes.

S’il conseille la peinture de l’amour, c’est à la condition que cette passion, souvent combattue de remords,

Paraisse une faiblesse et non une vertu.

Mais cette condition, loin de borner le vrai, n’en fait-elle pas elle-même partie ? Quand nous sommes témoins des effets d’une passion violente, le jugement que nous en portons n’est-il pas mêlé de blâme et de pitié ? Que dis-je ? quand nous sommes nous-mêmes sous le joug de la passion, ne nous jugeons-nous pas tour à tour avec complaisance et sévérité, et ne sommes-nous pas tout aussi près de nous la reprocher comme une faiblesse, que de nous en faire honneur comme d’une vertu ?

Ces principes de la raison et du vrai, Boileau les applique aux genres dont les règles particulières ne sont que les conditions imposées à chaque genre pour être conforme à la raison. Boileau n’a raffiné sur aucun ; il les caractérise sommairement, tantôt par leurs limites, tantôt par la disposition d’esprit à laquelle ils répondent, faisant voir par là qu’ils sont moins des cadres arbitraires, consacrés par leur antiquité, que les convenances mêmes de notre esprit. Quand le poète mêle les genres et confond leurs limites, il fait pis que violer une règle de la poétique, il contrarie notre nature, qui n’a jamais au même moment deux dispositions contradictoires, et qui ne supporte pas l’écrivain qui veut lui faire cette violence.

La raison pour chaque genre, consiste à se conformer à la disposition d’esprit particulière qui y répond ; le vrai, c’est tout ce qui est conforme à cette disposition. On l’a si bien senti, qu’il est d’usage de dire : la vérité des genres. Or, qu’entend-on par là, sinon la conformité de ces genres, ou de la manière dont ils sont traités, avec la disposition que nous y apportons ? Quand je vois ou lis un poème dramatique, ce que j’y veux trouver, c’est la ressemblance avec la vie ; tout ce qui n’y est pas marqué de cette ressemblance, je le juge hors de la vérité du genre. Qu’on me donne à lire une ode, je m’attends à quelque chant sublime ou gracieux ; si l’inhabileté du poète me jette dans quelque récit, ou me détourne vers des idées satiriques, il mécontente ma disposition lyrique, sans contenter la disposition que je prête soit à l’épopée, soit à la satire.

Le poète n’est pas si maître de nos âmes que le lui disent ses flatteurs : l’empire appartient à celui qui connaît toutes les avenues de notre esprit, non à celui qui les évite ou qui les confond.

Boileau n’entre pas dans cette métaphysique des genres : ce n’était ni dans son plan, ni propice aux développements poétiques, ni nécessaire à une époque où l’on avait foi aux grands exemples de l’esprit humain dans les lettres, comme à la tradition en matière de foi. Mais quiconque n’interprète pas de cette façon ses préceptes sur les genres, les vives descriptions qu’il en fait et les limites qu’il leur a tracées, n’a pas compris Boileau.

C’est faute d’avoir été au fond de sa théorie que des critiques en ont trouvé certaines prescriptions communes et superficielles, et tout au plus bonnes pour les versificateurs de profession. Pour le poète, qu’a-t-il affaire de tous ces préceptes sur la langue, sur la rime, sur le travail ? Par exemple, on s’est scandalisé de ce vers de l’Épître à Molière :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime123 ?

La haute idée qu’il a de Molière, a-t-on dit, de n’y voir qu’un poète qui a le secret de la rime ! N’est-ce pas pitié que Boileau demande à Molière où il trouve la rime, au lieu de lui demander où il a trouvé le Misanthrope ? On oublie que le même homme, invitant ailleurs le poète à s’accoutumer aux difficultés de la rime, dit que, par l’habitude de la bien chercher,

Au joug de la raison sans peine elle fléchit,
Et, loin de la gêner, la sert et l’enrichit124 .

Ainsi, pour avoir le vrai sens de l’admiration qu’inspire à Boileau cette facilité à trouver la rime, il faut se souvenir qu’il l’entend de la rime enchaînée au joug de la raison, de la rime qui enrichit le sens au lieu de le gêner, de la rime telle que la manie Molière dans le Misanthrope. Qu’y a-t-il alors dans ce vers qui fait sourire dédaigneusement d’Alembert, Marmontel et d’autres, sinon un cri d’étonnement à la vue de cette richesse de génie qui faisait trouver à Molière, du même coup, la raison et la rime, et un candide retour de Boileau sur lui-même, qui ne les trouvait pas toujours, même en se consumant à les chercher ? Toute la querelle de Boileau avec les poètes contemporains porte sur la rime qui ne sert pas au sens. C’est à cette rime-là qu’il a déclaré la guerre :

Quand son esprit, poussé d’un courroux légitime,
Vint devant la raison plaider contre la rime125 .

Une irréflexion du même genre a fait blâmer ce vers qui termine l’excellente description du sonnet :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème126 .

« Cela est un peu fort, s’écrie la Harpe, et c’est porter un peu loin le respect pour le sonnet ! » Un admirateur de Boileau a voulu le justifier par une raison de chronologie. Le genre, du sonnet, remarque-t-il, étant encore très populaire en 1674, une poétique ne pouvait ni l’omettre ni l’estimer médiocrement127. Je n’accepte point cette excuse pour Boileau ; il me paraît ici doublement à louer : d’abord, pour avoir fait sentir, par un exemple si vif, le prix de la perfection dans tous les genres ; ensuite, pour n’avoir pas omis le genre du sonnet. C’est la discipline assurée, sans rien ôter à la liberté.

D’autres censeurs se sont offensés de l’estime qu’il fait des transitions, « le plus difficile chef-d’œuvre de la poésie », écrit-il à Racine128. Pénétrons au fond de ces paroles. S’agit-il donc d’une certaine soudure artificielle pour dissimuler le décousu d’une pièce de poésie ! Dans ce cas, ni la peine qu’il y a prise n’intéresserait, ni l’aveu qu’il en fait ne serait utile à l’art. Mais ne l’entend-il pas plutôt du fil même du discours qu’il est si malaisé de ne pas laisser échapper ? Les transitions ne sont-elles pas des vérités intermédiaires qui lient les vérités principales ? Le bon discours pourrait se comparer à une chaîne dont tous les anneaux, quoique de grosseur inégale, seraient d’or. Les plus petits sont les transitions ; mais ils sont d’or comme les plus gros. Où les transitions sont forcées, la faute en est au plan qui a été mal conçu. Vanter l’art des transitions, c’est donc conseiller, par le tour le plus vif, l’art des plans ; et de même qu’en louant le soin donné à la rime, c’est la raison que Boileau recommande, de même, en nous prescrivant le soin des transitions, il nous invite à concevoir fortement le sujet et à en lier toutes les parties. Il donnait ainsi des règles qui nous ont servi à connaître ses fautes ; car si la satire des femmes l’a tué par la multitude des transitions, c’est peut-être parce que cette satire pouvait être mieux conçue, et qu’elle sort par moments de la raison et du vrai.

Il n’est pas une des prescriptions de Boileau où l’on ne trouve la raison pour principe de l’inspiration, et le vrai pour objet. Que dis-je ? il n’en est pas une qui n’assure la liberté du poète par la manière même dont elle la règle. Une doctrine littéraire, qui m’impose la raison et le vrai, a plus de souci de ma liberté que celle qui autorise mes caprices. C’est ainsi que la loi morale, qui m’impose l’honnête, me veut voir plus véritablement libre qu’une certaine philosophie, qui s’en fie à ma sagesse du soin de me conduire, et qui se rend ainsi complice de mes erreurs et de mes défaillances. Car que veulent toutes ces prescriptions, sinon nous exciter à nous connaître ? Où est la liberté véritable, sinon dans la connaissance de soi-même ? Il est vrai que nous ne le croyons pas d’abord ; nous goûtons plus les doctrines qui flattent cette autre liberté fausse, qui vient de l’humeur et des sens, et qui nous trompe sur ce que nous sommes. On s’insurge contre Boileau par la crainte qu’on a de se voir au vrai. Outre qu’il juge les questions brièvement, sans entrer dans des motifs qui provoqueraient la contradiction, et qu’il rend ses décisions en poète, non en philosophe, par de vives images tirées de l’art dont il trace les règles.

Au temps où Boileau écrivait, la simplicité même de ses doctrines en faisait l’autorité. A tous ces jeux d’esprit, où s’évertuait alors tout ce qui tenait une plume, il oppose la raison, le vrai, comme à un siècle déréglé on se contente de rappeler la probité, l’honneur, la foi publique. Car à quoi bon expliquer, subtiliser ?

Notre condition intellectuelle serait bien misérable si, en fait d’écrits, nous n’attachions pas tous le même sens aux mots raison et vrai, comme, en fait de conduite, aux mots probité, honneur, foi publique. Mais il arrive que ces idées, qui sont si claires, ou sont obscurcies par des préjugés, ou cessent de nous être présentes. Les rappeler à propos, en réveiller les images au fond des esprits, c’est une création. Boileau n’avait pas à faire autre chose. Ni la subtilité d’Aristote, ni cette philosophie de l’art, où ce grand homme semble vouloir donner la raison de la raison, n’eussent été de mise là où il suffisait de quelques principes simples, éternels, ou plutôt de quelques-uns de ces mots qui contiennent en eux tout un ordre de vérités, raison, vrai, langue, perfection ; mots de ralliement pour l’esprit humain, aux époques où il oublie ses propres lois et perd l’idée de sa grandeur.

Boileau dut sa célébrité à l’honneur d’avoir prononcé ces mots tout-puissants avec un admirable à-propos. Si la postérité l’a jugé comme son époque, il le doit à ce que cet à-propos se renouvelle sans cesse, l’esprit humain, comme un vaisseau qui chasse sur ses ancres, s’agitant incessamment sur ces points d’appui, dont il ne s’arrache un moment que pour revenir s’y fixer de nouveau.

Cette raison, ce vrai, importunaient comme des fantômes tous les poètes de la vieille école. Rien ne les irritait plus que de s’y voir ramener par le satirique que Pradon faisait fustiger, aux frontispices de ses libelles. Pour comble, Boileau ne prenait pas la peine de discuter avec eux. Il se bornait à leur montrer ces mots magiques ; prenant à témoin son siècle, qui peu à peu s’y reconnaissait lui-même, et se retournait contre ce qu’il avait aimé. C’est avec ces mots que Boileau dissipa toute cette vaine poésie : et telle en a toujours été la force dans notre pays, que tous les poètes qui n’en ont pas compris le sens, ou qui ont osé y contredire, sont allés ou iront rejoindre ceux qu’on a spirituellement appelés les victimes de Boileau.

En même temps qu’il opposait à la poésie contemporaine la raison et le vrai, réintégrés pour ainsi dire dans la langue poétique, d’où la mode les avait bannis, il opposait aux mœurs des poètes un idéal formé de toutes les qualités de l’homme de bien. Le poète, selon Boileau, doit se défendre contre les éloges, et ne jamais dédaigner les critiques, fût-ce même celles d’un sot, qui peut quelquefois donner un bon avis ; chercher un véritable ami qui l’éclaire sur ses fautes ; faire reluire dans ses vers la pureté de sa vie ; fuir la jalousie et les intrigues ; travailler pour la gloire, et non pour le gain129. Beau type de poète, surtout si l’on songe que Boileau en avait pris les traits dans sa propre vie, et qu’il se donnait lui-même en exemple à des poètes pour lesquels chacun de ces traits était un reproche. C’était trop peu de dire :

Aimez donc la raison ;

ce précepte voulait un corollaire. Boileau le trouva dans sa conscience :

Aimez donc la vertu : nourrissez-en votre âme130 .

Voilà l’idéal au complet : car si la vertu n’est que la raison dans la conduite de la vie, quel poète pourra donner une image plus sensible de la raison, que celui qui, sous le nom de vertu, la prendra pour guide de sa propre vie ?

Telles sont les doctrines de l’Art poétique, ce code si vainement attaqué depuis deux siècles, qu’aucun changement de goût n’a pu faire abroger, et dont quelques prescriptions à peine sont tombées en désuétude : encore y aurait-il du péril à les indiquer. Les articles de ce code, exprimés, tantôt par des sentences vives et laconiques comme les réponses des oracles, tantôt par de poétiques images des règles de la poésie, sont présents à tous les esprits cultivés. Juges des ouvrages d’autrui, nous nous dirigeons par ses règles ; auteurs, nous tâchons de nous y conformer, et de nous en aider contre nos défauts. Non seulement l’application en est commune à la prose et aux vers, mais elles s’étendent à l’art de concevoir et d’exprimer toutes choses. Il n’y a pas de législation plus conforme au génie de notre pays. Ceux qui lui résistent ne témoignent pas moins de cette conformité que ceux qui lui obéissent : car ce qu’ils défendent contre Boileau, ce sont le plus souvent leurs propres défauts, et ce dont ils lui en veulent, c’est d’avoir été connus par lui et raillés avant qu’ils fussent nés. On ne cite pas un bon ouvrage en vers qui ait été fait de parti pris contre les règles de l’Art poétique. En peut-on citer un, même chez les nations étrangères, pour peu que tous les esprits cultivés soient d’accord de sa beauté, dont les doctrines de Boileau eussent empêché les belles parties, ou n’aient pas par avance signalé les défauts ? Il resterait à prétendre qu’il peut y avoir de beaux ouvrages, qui ne portent pas la marque de la raison et du vrai, ou qu’il y a une sorte de vrai qui n’est pas conforme à la raison. Mais qui oserait aller jusqu’à cet excès-là ?

§ VIII. Des liaisons de Boileau avec Racine, Molière et La Fontaine, et de son influence sur ses amis.

L’Art poétique est quelque chose de plus que l’ouvrage d’un homme supérieur : c’est la déclaration de foi littéraire d’un grand siècle. Les doctrines en avaient été débattues entre les grands poètes de ce siècle, Molière, Racine, La Fontaine, Boileau, dans des entretiens dont la tradition est demeurée. La Fontaine y fait allusion dans le début des Amours de Psyché. Il parle de quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, et qui avaient lié une sorte de société « d’où l’on avait banni, dit-il, les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. L’envie, la malignité ni la cabale n’avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères, lorsque quelqu’un d’eux tombait dans la maladie du siècle, et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. » Ces quatre amis ne sont autres que Molière, qui y est désigné sous le nom de Gélaste (γελαστός, plaisant) ; Boileau (Ariste) qui était sérieux sans être incommode ; Racine (Acante), et La Fontaine (Polyphile), dont « on pouvait dire qu’il aimait toutes choses131. »

Racine et La Fontaine s’étaient liés les premiers. Ils attirèrent bientôt Molière et Boileau. Celui-ci avait loué un petit appartement, rue du Vieux-Colombier, où ces quatre amis, et Chapelle, leur égal par le goût, se réunissaient deux ou trois fois la semaine, à souper, pour causer de leurs écrits. A l’exception de Molière, déjà célèbre, ils étaient tous à leurs débuts. Racine avait fait la Thébaïde ; La Fontaine, le premier livre de ses Contes ; Chapelle, son Voyage ; Boileau, ses premières satires. De temps en temps, La Fontaine emmenait à Château-Thierry Racine et Boileau. A leur retour, les soupers et les entretiens recommençaient. Il y avait une punition pour les fautes de table : c’était de lire quelques vers de la Pucelle. La peine capitale était une page entière.

Les entretiens roulaient sur toutes les parties de l’art. Chacun donnait, ou son sentiment, comme auteur, sur le genre qu’il cultivait, ou son jugement, comme lecteur, sur les genres que traitaient ses amis. Molière et Racine révélaient les secrètes beautés du poème dramatique. L’amateur de toutes choses, La Fontaine, indiquait le délicat de tous les genres ; Boileau ramenait tout à la raison et au vrai. Le contrôle amical qu’ils exerçaient les uns sur les autres ne s’arrêtait pas aux écrits ; il s’étendait jusqu’à la conduite. Ainsi Molière, Racine et Boileau grondaient Chapelle sur sa faiblesse pour la table, en présence de La Fontaine, qui se taisait, n’ayant guère qualité pour faire la morale à autrui ; ainsi Boileau et Racine engageaient, pour réconcilier La Fontaine avec sa femme, des négociations dont on comprend trop bien que Molière ne se mêlât point.

Déterminer avec rigueur ce que chacun de ces quatre grands écrivains a retiré de ce commerce, personne n’y pense ; nier qu’ils y aient tous beaucoup gagné serait un paradoxe insoutenable. On cite à ce propos une anecdote piquante, dont on n’a peut-être pas tiré toute la morale. Nos quatre amis discutaient sur l’usage des aparté au théâtre132. Molière et Boileau les approuvaient ; La Fontaine n’en voulait point. Il les jugeait contraires à la nature. Boileau imagina, pour les justifier, un moyen plaisant. Pendant que La Fontaine défendait avec chaleur son avis contre Molière, Boileau se mit à lui dire des injures. Il n’en entendit rien, tant il était animé. Alors Boileau de triompher, et de prouver victorieusement à La Fontaine que les aparté sont dans la nature, puisqu’il vient d’être injurié à haute voix et presque à la face, sans qu’il ait rien entendu.

La démonstration n’était pas péremptoire. Ce qu’on en peut tout au plus conclure, c’est que les aparté, pour être vrais, veulent des personnages aussi distraits que La Fontaine. Au fond, il n’avait pas tort de se montrer plus difficile sur ce point que Molière lui-même, lequel tenait aux aparté comme à un moyen commode d’effet, dont le spectateur souffre volontiers l’invraisemblance s’il y trouve à rire. Mais qui nous dit que Molière n’ait pas été touché des bonnes raisons de son ami, et que si les aparté, devenus de plus en plus rares dans son théâtre, disparurent tout à fait de ses chefs-d’œuvre, on ne le doive pas à La Fontaine ?

Des griefs qui laissèrent l’estime intacte, les misères des amitiés humaines, rompirent ces douces réunions, si utiles à tous. Molière et Racine se brouillèrent à cause de l’Alexandre, que Racine eut le tort de retirer à la troupe de Molière. Ils cessèrent de se voir sans cesser de se rendre justice. Ce fut ensuite Boileau et La Fontaine qui se refroidirent. La sévérité de mœurs de Boileau, ses scrupules de religion, sa probité peut-être trop exigeante, le gênaient devant La Fontaine, qui pratiquait de plus en plus la morale de ses contes. Leurs relations en devinrent moins intimes, mais il n’y eut pas brouille. Nous voyons, vers la fin de la vie de La Fontaine, Racine et Boileau le décider à mettre au feu un conte qu’il songeait à adresser au grand Arnauld, qui l’avait loué de ses fables. Entre Racine et La Fontaine l’amitié subsista sans nuage : et qui donc aurait pu brouiller La Fontaine et Molière ?

Quand la séparation ou le refroidissement arriva, tout le bien qui pouvait sortir de leur union était déjà fait. Ils s’étaient entendus sur toutes les conditions de l’art, et comme engagés à la fois par l’émulation et par l’amitié à les remplir. Nous devons à ces liaisons illustres non leurs grandes qualités, mais l’unité de direction et d’objet qui leur fit chercher et atteindre, dans les genres très divers où chacun d’eux est le premier, la perfection, c’est-à-dire le vrai par la raison. Pourquoi vouloir séparer Molière et La Fontaine de Racine et de Boileau, et les rattacher à je ne sais quelle tradition plus nationale, qui n’est point celle de du Bellay, l’étude de l’antiquité et le pur français de Paris ? Cela n’est guère soutenable de Molière, mais combien moins de La Fontaine ? N’est-ce pas lui en effet qui, dans la querelle des anciens et des modernes, se prononça le premier pour les anciens ? Huit jours après la séance académique où Perrault avait immolé, dans une ode, les anciens aux modernes, paraissait cette charmante épître à Huet, où, faisant allusion à ces ridicules attaques, l’amateur de toutes choses, Polyphile, disait :

Je vois avec douleur ces routes méprisées :
Art et guides, tout est dans les champs Élysées.
Je le dis aux rochers…

Ne distinguons donc pas deux écoles dans ce groupe de grands hommes. N’ôtons à aucun la part qu’il a eue, comme juge supérieur, comme conseiller sincère, dans les œuvres de ses amis. Laissons surtout à Boileau, qui fut peut-être le moins libéralement traité du côté du génie, la part que lui donnèrent sa ferme raison, son goût incorruptible, dans la composition d’ouvrages qu’il nous a appris lui-même à mettre au-dessus des siens. L’Art poétique a été discuté et convenu entre Molière et Racine, La Fontaine et Boileau ; mais celui-là dut le mieux connaître les lois de l’art, qui eut la gloire de les exprimer si bien.

§ IX. Du vrai dans les ouvrages de Boileau. — ce qui le met au-dessus de Régnier.

Il y a trois époques distinctes dans la vie de Boileau. La première, de 1660 à 1668, est, pour ainsi parler, toute militante. Neuf satires, dont quatre exclusivement littéraires, et les autres semées de traits contre les poètes contemporains, des préfaces agressives, des ouvrages satiriques en prose133, des apologies de la satire, remplissent ces huit années, qui conduisent Boileau de la jeunesse à l’entrée de l’âge mûr134. Le combat est engagé entre les poètes en possession et le nouvel arrivant. Du côté de Boileau, la raison est soutenue par la confiance de la jeunesse, et les attaques sont sans ménagements. Les mauvais poètes, « nation farouche qui prend feu si aisément, ces esprits si gourmands de louanges135 », y ripostent par tous les moyens. A défaut d’apologies écrites dans le style des Satires. ils publient contre Boileau des libelles diffamatoires, calomnient sa vie, sèment de faux bruits sur sa personne. Un traiteur du temps, Mignot, qui s’était cru insulté dans la satire du Repas ridicule, enveloppe sa marchandise dans la Critique désintéressée de Cotin. La neuvième satire, le chef-d’œuvre du genre, fait définitivement passer tous les rieurs du côté de Boileau, et met hors de combat, outre Cotin, les plus déterminés de ses adversaires.

Dans le même temps, Boileau allait récitant dans les compagnies le Dialogue des héros de roman, petit ouvrage à la manière des dialogues de Lucien, où il tournait en ridicule le Cyrus et la Clélie de Mlle de Scudéry. La moquerie était d’autant plus vive, que lui-même (qui le croirait ?) y avait été pris comme tout le monde. Le repentir avait été prompt. La raison, nous dit-il, lui ayant ouvert les yeux, il n’avait pas eu de cesse qu’il ne fît un petit écrit pour se venger d’avoir donné dans ce travers136. Ce dialogue paraît faible aujourd’hui ; il a perdu le sel de la critique personnelle et de l’à-propos. Mais si l’on imagine Boileau le récitant devant des personnes dont la tête était pleine de toutes ces belles passions, et donnant à chaque personnage le ton et le geste qui lui convenaient, on comprend qu’il y fût très applaudi. Un scrupule de cette bonté, dont le loue Saint-Simon137, l’empêcha de livrer à l’impression ce dialogue ; il ne le mit même pas sur le papier, et le garda dans sa mémoire jusqu’à la mort de Mlle de Scudéry. Il n’avait pas voulu « donner de chagrin à une fille qui, après tout, disait-il, avait beaucoup de mérite, et qui, s’il faut en croire ceux qui l’ont connue, avait encore plus de probité et d’honneur que d’esprit138. »

Dans la seconde époque, de 1669 à 1674, la bataille est gagnée. Le roi s’est déclaré pour les nouveaux poètes contre les anciens. Molière dîne à la table de Louis XIV. Continuer la guerre contre des vaincus eût été peu généreux. Boileau a désarmé. Durant ces cinq années, aucune satire n’est sortie de sa plume. C’est le moment d’affermir les conquêtes que l’esprit français vient de faire sur le tour d’esprit contemporain, et de donner des lois à la poésie rentrée dans le devoir. Boileau écrit l’Art poétique. Il en entremêlait le travail de l’ingénieuse plaisanterie du Lutrin, dont les quatre premiers chants furent composés dans le même temps que les deux derniers de l’Art poétique. Si l’humeur satirique s’y fait voir encore, ce n’est plus contre les poètes vaincus, mais contre les gens d’église, touchés d’une main légère qui effleure les personnes et n’atteint pas les choses. Ses préfaces sont pacifiques. Il ne parle plus des beurrières qui lui feront justice des injures de ses calomniateurs ; il ne trouve pas mauvais qu’on l’attaque à son tour, et il fait une sorte de réparation à certains auteurs qu’il avait maltraités.

Ce changement d’humeur le mène insensiblement de la satire à l’épître. Dans l’épître à Guilleragues, il annonce le désarmement :

Aujourd’hui, vieux lion, je suis doux et traitable.

Et plus loin :

Je ne sens plus l’aigreur de ma bile première,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.

Il avait alors trente-huit ans. Il rappelle, sans le désavouer ni le regretter, le temps où on l’avait vu éclater, non sans tumulte, dans le champ de la satire. Aujourd’hui, il est devenu amoureux de plus sévères plaisirs :

J’aime mieux mon repos qu’un embarras illustre…
Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis.
C’est l’erreur que je fuis, c’est la vertu que j’aime :
Je songe à me connaître, et me cherche en moi-même.

Il citait volontiers ce dernier vers comme sa devise, indiquant ainsi à la postérité le secret de sa gloire, qui est de s’être cherché le premier parmi tous les poètes de son temps, et de s’être connu.

Cette disposition philosophique139 persiste de 1674 à 1703, époque de ses honneurs à la cour, qui ne l’étourdissent point et ne le rendent point servile. Choisi par le roi pour historiographe, il en remplit d’autant plus mal les fonctions, qu’il se connaissait peu propre à ce genre de travail. C’est le temps de ses plus belles épîtres. Les grandes vérités de l’art, dont la principale, Rien n’est beau que le vrai, fait le sujet de l’épître à Seignelay140; l’utilité qu’on doit tirer des critiques injustes, pour s’exciter à n’en pas mériter de justes141; l’amour de la campagne, pour s’y étudier soi-même commodément, et en devenir meilleur142; le noble témoignage qu’il se rend à lui-même des motifs qui ont conduit sa plume et dirigé sa vie143 ; l’éloge du travail et la critique de l’oisiveté144; l’amour de Dieu, selon la doctrine catholique, c’est-à-dire avec l’espoir des récompenses éternelles145 ; des remercîments délicats à Louis XIV pour les bienfaits qu’il en a reçus146 : tels sont les sujets de ces épîtres, où s’épanche une humeur pacifique et indulgente. Une seule satire en interrompt le cours : c’est la satire contre les femmes, ouvrage qui parut froid, malgré de grandes beautés, soit qu’on y sentît un poète déshabitué, depuis plus de vingt-cinq ans, de la satire147, et qui en forçait le ton, soit que l’idée ne lui en fût venue ni des mœurs du temps, ni de son expérience personnelle.

L’humeur satirique reprit le dessus dans les dernières années de sa vie. La mort de Racine, qui le laissait seul, et le dernier survivant des grands poètes du dix-septième siècle, des infirmités douloureuses, une sorte de disgrâce de cour, certaines critiques qu’on faisait de ses ouvrages, la vieillesse chagrine, en un mot, lui inspirèrent ses deux derniers ouvrages envers, la satire sur l’Honneur148 et celle sur l’Équivoque149. Celle-ci naquit du souvenir d’une équivoque de mots, qui l’avait arrêté au début d’un poème projeté contre les critiques de son temps. Un procès de famille lui suggéra l’idée de l’autre. Deux sujets peu dignes de lui, et qui prouvent que les vraies sources de l’inspiration étaient taries et que son rôle était fini. L’aigreur remplaçait l’indignation, et le jeu de mots la plaisanterie. Quelques beaux vers de la veine d’autrefois témoignent que la poésie vit encore où la raison est restée entière. Boileau avait gardé cinq ans en portefeuille la satire sur l’Equivoque ; réserve de l’homme qui sait douter de lui-même. Un vain prétexte, où son amour-propre vit un motif d’honneur, le décida à la publier. Il manqua à ce sage la sagesse la plus rare, celle de savoir finir à propos. Heureusement on ne va point chercher Boileau dans la satire sur l’Equivoque, pas plus que dans l’Ode sur la prise de Namur, écrite un jour qu’il ne se connaissait pas.

Ceux des ouvrages de Boileau auxquels nous avons à demander le secret de leur empire sur tous les bons esprits de notre pays, ont été écrits de vingt-quatre à cinquante ans. Ils portent la marque des trois dispositions d’esprit qui forment comme autant d’époques dans sa vie. Ce sont les satires littéraires et quelques satires morales, fruits de cet âge où l’on a un sentiment si vif des défauts et des vices des hommes, et la prétention de les corriger ; l’Art poétique, et les épîtres, qui marquent, l’un, l’âge de la pleine maturité et le désir d’établir ses principes et de confesser sa foi ; les autres, l’expérience, qui croît à mesure que les jours s’écoulent, et qui nous rend plus faciles sur les défauts d’autrui et plus attentifs aux nôtres. Pour le Lutrin, qui n’est qu’un cadre de fantaisie, où le poète des trois époques fait entrer des beautés propres à la satire, au poème didactique et à l’épître, peut-être devrons-nous lui demander pourquoi la fiction y refroidit quelquefois la vérité.

Dans la satire, dans l’épître, Boileau avait eu un devancier illustre, Mathurin Begnier150. Il en fait l’éloge en plusieurs endroits de ses ouvrages. Ici il le nomme parmi les modèles du genre satirique ; là il le loue d’avoir connu le mieux, avant Molière, les mœurs des hommes ; ailleurs il ne réclame pour lui-même que l’honneur de s’être assis sur le Parnasse assez près de Regnier 151. En avait-il reçu en effet des impressions aussi fortes qu’on le pourrait conclure de ces éloges ? ou bien n’était-ce qu’excès de justice, par peur d’être accusé de jalousie envers un devancier qu’on lui opposait comme un rival ? Boileau n’a-t-il pas ménagé quelques admirateurs considérables de Regnier, plutôt que donné son vrai sentiment ? Quoi qu’il en soit, il n’y a guère que les poètes, ou les critiques intéressés à relever le drapeau de Pradon, qui pourraient songer à mettre Boileau au-dessous de Regnier.

Regnier n’a fait qu’une seule satire littéraire, et par malheur elle est dirigée contre Malherbe, qui, parmi les poètes de son temps, n’estimait guère que Regnier. Il y confond la cause des Grecs et des Latins avec celle de Ronsard et de Baïf, et, estimant la poésie d’après ce qu’elle rapporte, il défie les nouveaux poètes de tirer de leurs vers les dix mille livres de rentes qu’ont values à son oncle Desportes les stances et les psaumes biffés par Malherbe. Le morceau le plus piquant est le portrait de ces regratteurs de syllabes, qui prennent garde

… qu’un qui ne heurte une diphtongue152 ;

portrait excellent, parce qu’il y aura toujours des superstitieux de grammaire pour y ressembler. Regnier s’était d’ailleurs ôté toute autorité littéraire, par l’idée qu’il se faisait de la poésie. Au lieu d’y voir l’expression la plus haute de la raison et du vrai, il n’y reconnaissait que l’art et la science, c’est-à-dire le métier et l’érudition, comme l’avait entendu l’école de Ronsard. Sa doctrine favorite,

N’estimer rien de vrai qu’au goût il ne soit tel,

est, en fait de poésie, d’un poète qui prend son caprice pour règle, et, en fait de morale, d’un satirique inconséquent.

C’est peut-être le reproche d’inconséquence que je ferais aux satires de mœurs du bon Regnier. Beaucoup de vers heureux, et qu’on peut dire faits de génie, ne rachètent pas son tort d’être moraliste sans morale. Pourquoi Regnier s’indigne-t-il et à qui en veut-il ? Ce satirique, qui fustige les vices d’autrui, ne s’aperçoit pas qu’il oublie son fouet dans les mauvais lieux. Je l’aime mieux quand il peint, parce que l’imagination y suffit, et quand il raconte, parce qu’il n’y faut que de l’enjouement et de l’esprit, avec une raison ordinaire. Mais pour sentir les vices et avoir le droit de s’en indigner, il faut une raison passionnée, et une hauteur de cœur qu’il n’avait pas.

Bon nombre des pensées de ce poète n’ont pas toute la clarté dont les écrivains de son temps étaient capables. Non qu’il n’eût assez de talent pour les rendre plus claires ; mais il y fallait quelque effort, et sa paresse s’y refusait. Au lieu de chercher des rimes qui enrichissent le sens, il en laisse échapper qui ne l’indiquent même pas ou qui l’obscurcissent. Il manque de proportion et d’ordre ; ses digressions, au lieu d’être calculées pour la variété, sont des divagations ingénieuses auxquelles le caprice l’a entraîné. Il imite les anciens, comme faisaient ceux qu’il appelle les plus vieux, en paraphrasant, dans une langue incertaine des pensées exprimées dans des langues parfaites153. Voilà pourquoi Regnier ne fait pas époque dans l’histoire de la littérature française. Formé, malgré lui, par la discipline de Malherbe, il se range à des règles qu’il n’approuve pas, et il traite un genre sans le porter à sa perfection.

Si, au contraire, Boileau occupe dans cette histoire une place à part, où l’ont affermi successivement tous les retours de goût qui la lui ont disputée, c’est qu’il a, du même coup, porté à sa perfection l’art d’écrire en vers et donné des modèles dans tous les genres qu’il a traités.

Cet empire dont j’ai parlé tout à l’heure, à quoi le doit-il ? Au vrai, qu’il a su trouver et exprimer dans la satire, dans le poème didactique et dans l’épître, trois genres si unis quoique si différents.

Le vrai qui fait vivre ses satires littéraires, le plus original peut-être de ses ouvrages, c’est le vrai d’un excellent plaidoyer en faveur de l’esprit français contre le tour d’imagination qui, au dix-septième siècle, en avait pris la place et usurpé le nom. Mais le plaidoyer va plus loin que le temps et l’ennemi présents. Boileau défend l’esprit français contre ses deux ennemis éternels, la mode et l’imitation de l’étranger ; il le défend contre les passions imaginaires, qui changent de forme selon les époques, et tantôt sont tournées à la galanterie, tantôt affectent la violence ; contre toutes les poésies de tête, élégies amoureuses sans amour, idylles composées dans le cabinet par des savants154 ; contre tous les défauts de langage attachés au mauvais emploi de l’esprit, et en particulier contre la froide épithète, qui les résume tous155. Changez les noms des poètes immolés par Boileau à l’esprit français, sous d’autres noms je vois les mêmes défauts. Les Chapelain, les Scudéry, les Cotin, ne sont si populaires que parce que les défauts qui se personnifient en eux sont éternels. Tel novateur n’est qu’un vieil ennemi de l’esprit français : il y a deux siècles, on le nommait Pradon.

Mais le Boileau des satires littéraires n’est-il pas l’esprit français lui-même, tour à tour lecteur, critique et poète ? Comme lecteur, il revendique son droit de blâmer les méchants vers, et de se choquer de ce qui choque le bon sens156 ; comme critique, il attaque les méchants poètes, à la seule condition de distinguer l’homme de l’auteur, et la vie de l’écrit157 ; comme poète, justiciable à son tour du lecteur et du critique, il s’impose, pour chaque droit qu’il a exercé, un devoir correspondant ; il se demande compte de ce qui le pousse à rimer, si c’est démangeaison ou inspiration véritable158; il se roidit contre toutes les difficultés de l’art159 ; scrupuleux jusqu’à la peur sur le choix des mots160, même alors qu’il plaît à tout le monde, il ne peut se plaire à lui-même161. Il ne manque à cette image de l’esprit français ni la franchise qui nomme toute chose par son nom162, ni l’éveil sur tout ce qui est ridicule, ni la haine des sots et de tout succès qui n’est point mérité163.

Le vrai de l’Art poétique n’est pas d’une autre sorte que celui des satires littéraires. Seulement, au lieu d’une défense de l’esprit français, plaidant sa cause par la bouche de Boileau, c’est un retour de cet esprit sur lui-même, après sa victoire. Alors il considère sa nature, il se compare à l’esprit humain tel que l’ont peint les grands poètes, il distingue dans ces peintures ce qui lui ressemble ; dans les règles appliquées ou inventées par ces poètes ce qui lui est conforme. Mais ce serait méconnaître la portée de l’Art poétique, que d’en réduire l’application aux ouvrages de poésie. Les prescriptions de Boileau ne se bornent ni aux pensées qui peuvent s’exprimer en vers, ni au seul langage de la poésie ; elles s’étendent à toutes les pensées et à toutes les manières de les exprimer, et, par analogie, à tous les arts dont l’idéal est le vrai. C’est ce qui m’explique pourquoi tous les esprits excellents en tous genres dans notre pays sont d’accord sur Boileau, et comment chaque art y reconnaît en quelque sorte sa règle et sa morale. Non que le poète y trouve le secret des vers faits de génie, ni le statuaire et le peintre l’art de créer des figures qui vivent, ni le musicien ce don de la mélodie par lequel il remue au fond de nos cœurs nos sentiments et nos souvenirs ; mais tous se rappellent l’idéal commun, le vrai par la raison, et ils se tournent vers celui qui a proclamé le premier ce principe suprême, qui les règle sans les gêner ni les borner.

Les préceptes de Boileau ne donnent pas le génie ; qui a jamais dit le contraire ? Mais en perfectionnant le goût du public, qui juge et qui inspire les productions des arts, ils élèvent les conditions auxquelles s’obtient la gloire des succès durables.

Ils excitent le talent de l’artiste par la difficulté de plaire à ses juges ; et si, par des causes plus fortes que toutes les règles et tous les exemples, le niveau du talent a baissé en même temps que le goût du public s’est corrompu, ils retardent le mal et sauvent l’espérance. Pourvu que l’Art poétique forme de bons juges des ouvrages de l’esprit, qu’importe qu’il n’ait pas la vertu de faire des poètes de génie ? Il ne les empêche pas du moins de naître, et il nous apprend à les attendre avec patience en lisant leurs devanciers.

L’Art poétique exprime l’instinct de l’esprit français en ce qui touche les choses de l’art ; il réduit tout à des principes généraux dont chaque lecteur, selon l’étendue ou la délicatesse de son esprit, tire des conséquences qui forment ce qu’on a, de nos jours, appelé l’esthétique. Boileau n’a pas fait un traité d’esthétique ; le nom même n’en était pas connu de son temps. Cette sorte de spéculation, moitié littéraire, moitié philosophique, qui le plus souvent dégénère en une sorte de rêverie laborieuse et confuse, ne s’accommode pas de cet enthousiasme intérieur, de ce feu sans lequel il n’y a pas de poète. Ce n’est pas au poète à spéculer et à raffiner ; il sent et il peint. Voilà ce qu’a fait Boileau dans l’Art poétique, et je ne puis trop m’étonner que d’Alembert ni Marmontel ne l’aient compris, eux qui donnent à Boileau de si singulières leçons, d’Alembert de sensibilité, Marmontel de finesse d’esprit. Vous semble-t-il que Boileau n’ait pas eu l’âme aussi tendre que d’Alembert, duquel on disait : « Il n’est pas donné à tout le monde d’être si sec », et qu’il n’ait pas vu aussi loin dans son art que Marmontel ? Certes, il a bien fait de laisser à ses censeurs ces vues de détail, qui ne sont pas compatibles avec la poésie, et d’avoir mieux aimé écrire de verve un poème vif et frappant, que languir sur un livre de théorie ingénieux et froid. C’est marque de génie d’avoir compris que, dans une forme de langage qu’on a appelée la langue des dieux, il faut n’exprimer que ce qu’il y a de plus universel et de moins sujet à dispute parmi les pensées des hommes.

Chaque fois d’ailleurs que les idées de d’Alembert et de Marmontel sont justes, remontez à leur source : vous les trouverez dans l’Art poétique, et vous pourriez les en tirer comme du fruit on tire la semence. S’ils ne les y ont pas vues, c’est que l’amour-propre leur a caché l’origine et la tradition de leurs pensées, et qu’ils ont cru inventer des principes, quand ils ne faisaient que tirer des conséquences. Et nous aussi, pour peu que nous fassions attention aux motifs de nos jugements sur les productions de l’art, nous découvrons toujours à l’origine, et comme premier germe, quelque aphorisme proverbial de l’Art poétique, exprimant une loi éternelle de l’esprit humain.

Le vrai des satires morales et des épîtres est d’une autre sorte que celui des satires littéraires et de l’Art poétique. C’est le vrai dans la conduite de la vie. Boileau ne s’adresse plus au poète ni au juge des écrits, mais à l’homme ; non plus au goût, mais à la conscience. Il nous fait de vives peintures du vrai, plus souvent du vrai de Pascal que du vrai de Montaigne, du vrai selon l’esprit chrétien, qui est moins l’expression de ce qui se fait que la règle de ce qu’il faut faire. Il nous enseigne l’honneur, la probité, la connaissance de soi-même, le bonheur par la vertu. La sagesse de Boileau n’est pas cette sagesse indifférente d’Horace, pour lequel les vices ne sont que des folies, dont le plus sage n’est pas exempt, et qui soupire après le sommeil sur l’herbe, au bord d’un ruisseau164 ; c’est une sagesse active qu’il emploie à corriger son fonds, à se rendre plus homme de bien pour se rendre plus heureux. A soixante ans il y travaillait encore, et il disait à son jardinier :

Oh ! que de mon esprit triste et mal ordonné,
Ainsi que de ce champ par toi si bien orné.
Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,
Et des défauts sans nombre arracher les racines165 !

L’idée d’un dialogue avec son jardinier a pu lui venir d’Horace disant, lui aussi, à son fermier : « Disputons qui de nous deux saura le plus bravement arracher les épines, moi de mon esprit, toi de ton champ, et lequel vaut le mieux d’Horace ou de sa chose166. » Mais le sentiment est différent : ce qui n’est dans Horace qu’un agréable trait de douce et oisive philosophie, dans Boileau est un vœu ardent de s’amender, avec l’inquiétude chrétienne de n’y pas réussir.

§ X. Perfection de l’art d’écrire en vers. — Le Lutrin.

Le vrai commun à tous les ouvrages de Boileau, c’est la perfection de l’art d’écrire en vers. Ne regardons pas les fautes : où le bien l’emporte, le mal vient de la faiblesse humaine ; de même, où le mal l’emporte, le bien est de hasard. Ne tenons compte que de l’impression dernière ; c’est la bonne. Or, que nous reste-t-il, soit d’une lecture récente de Boileau, soit du souvenir que nous en ont laissé nos études, sinon une impression de perfection ? Tout est vif, tout fiait image ; tout est neuf, parce que tout est exprimé. C’est ainsi qu’il faut entendre l’éloge que se donnait Boileau, de ne rien dire qui eût été dit avant lui. Il voulait parler, non de pensées qui ne pouvaient venir qu’à lui, — c’est un ridicule qu’il a raillé chez les autres167, — mais de celles qu’il s’était avisé le premier d’exprimer. « L’esprit de l’homme, dit-il, est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi, et rien ne lui est plus agréable que lorsqu’on lui offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie et mise dans un beau jour168. » Regnier, soit paresse, soit infirmité de sa langue, nous donne trop rarement ce plaisir. Boileau, plus travailleur que Regnier, et venu au meilleur temps de la langue, s’attache à la poursuite de ses idées jusqu’à ce qu’il les ait saisies et amenées sous son regard. S’il reste parfois au-dessous de l’idéal qu’il a tracé des bons ouvrages, « dont l’agrément, dit-il, et le sel consistent principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies, et des expressions justes », c’est que ses forces trahissent son goût. Ceux qui sourient de la naïveté de ce vers :

Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui,

prennent au propre ce qui doit être entendu au figuré. Ils voient un versificateur à la chasse d’une rime, au lieu d’un poète s’opiniâtrant à éclaircir toutes ses pensées, et qui sait en poursuivre l’expression jusqu’à ce qu’il l’atteigne, fût-ce au coin d’un bois, si le travail du cabinet la lui a refusée.

Tel est l’effet de la vérité des pensées, et la justesse de l’expression, dans les ouvrages de Boileau, qu’à moins de notes qui vous en avertissent, on n’y peut pas distinguer ce qu’il imite des anciens de ce qui lui est propre. S’il n’existait pas des érudits dont cette recherche est la profession, personne ne s’en aviserait. Pour ceux qui, à l’exemple de Pradon accusant Boileau de dépouiller Horace, pensent ôter à la gloire d’un auteur célèbre tout ce qu’ils notent d’endroits imités, ils se méprennent sur l’imitation. Oui, si les pensées empruntées ne font pas corps avec l’ouvrage ; si je les rencontre parmi des pensées faibles et languissantes, et comme en mauvaise compagnie ; si elles ne sont point amenées invinciblement par la suite du discours ; si je puis les en ôter sans qu’il y ait lacune ; si exprimées en perfection dans l’original, elles ne sont qu’ébauchées dans l’imitateur, oui, il y a imitation, ou plutôt il y a plagiat. Mais qui pourrait dire que Boileau n’eût pas trouvé dans son fonds pour la mettre à l’endroit où la voulait le discours, telle vérité de détail exprimée par quelque illustre ancien, ou qu’ayant pu trouver ce qui précède et ce qui suit, l’idée intermédiaire lui eût seule échappé ? Eût-il mieux valu, pour éviter l’emprunt, soit rompre la chaîne du discours, soit ne pas l’entreprendre, de peur de rencontrer des pensées exprimées, il y a deux mille ans dans une langue qui ne se parle plus ? Eût-il été plus beau, pour ne rien devoir à personne, d’omettre des vérités propres au sujet, du même ordre, et, pour ainsi dire, de la même famille ? Si, pour contenter Pradon, Boileau eût pris un soin si puéril de sa gloire d’inventeur, il n’eût guère fait l’affaire de tant de lecteurs qui ne s’inquiètent pas d’où viennent les pensées vraies et les expressions justes, et qui, ne pouvant juger de ces sortes d’emprunts, ne se choquent que du défaut de suite et des lacunes.

Boileau fait une poétique après Aristote, après Horace. Valait-il mieux ne pas la faire ? Pradon lui-même ne va pas si loin. Il s’est borné à reprocher à Boileau de n’avoir fait que traduire Horace, quoique dans un ouvrage de onze cents vers, tout au plus cinquante ou soixante soient imités d’Horace169. S’il a été bon que Boileau fît l’Art poétique, devait-il en exclure, par la seule raison qu’Horace les avait exprimées avant lui, certaines prescriptions communes à tous les ouvrages d’esprit, et laisser volontairement son code incomplet, pour n’y pas donner place à des règles déjà tracées par un autre ? Parce qu’Horace a dit de la tragédie :

… si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi…170 ,

interdirez-vous à Boileau, donnant des règles du même art, dans la langue de son pays, de dire à son tour, où l’endroit le voulait, où l’omission eût été une lacune :

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez ?

Mon père était un homme de bien, de la plus rare probité ; toutes ses actions ont été des fruits de vertu. Si par les mêmes motifs, par le même instinct du bien, par les mêmes principes d’honneur, par ma raison, qui m’appartient quoiqu’elle ne diffère pas de la sienne, je fais le bien comme lui, et le même bien, et de la même façon, et dans les mêmes circonstances, est-ce que je suis un plagiaire de vertu ?

Il en est de même pour les ouvrages d’esprit. L’écrivain moderne crée dans sa langue ce que, dix-sept siècles avant lui, un autre écrivain de génie a créé dans la sienne. Si j’évitais de faire le bien, pour ne pas le faire à la façon de mon père, je ferais le mal, en manquant l’occasion de faire le bien. De même, si, par un vain scrupule, l’écrivain moderne, qui traite des mêmes choses que l’ancien, évite de reproduire une vérité déjà dite, là où l’exigent impérieusement la matière et la suite du discours, il risque de tomber dans le faux pour n’avoir pas voulu répéter le vrai. L’imitation, au sens défavorable qu’on y attache, n’existe pas entre écrivains de génie ; je ne la reconnais que chez un esprit médiocre qui fait des emprunts à un esprit excellent. Regardez bien l’endroit imité. Je suis sûr que les pensées empruntées n’y viennent ni dans leur ordre, ni par un enchaînement nécessaire ; et s’il arrive qu’elles soient exprimées heureusement, le bonheur de ce passage fait d’autant plus de tort au reste. Il y a encore imitation quand une langue imparfaite se guinde à traduire une » langue consommée. Pourquoi Regnier paraît-il plus imitateur que Boileau ? C’est parce que sa langue est au-dessous de celle d’Horace, qu’égale au contraire la langue de Boileau.

Mais pour que l’art d’écrire en vers, dont Boileau a donné les règles et les exemples, vaille les efforts qu’il exige, il faut qu’il ne surpasse pas la matière. Or, n’est-ce point pour n’avoir pas gardé, dans le Lutrin, cette juste proportion entre la matière et l’art, que ce poème, si riche en détails charmants, est pourtant un ouvrage froid ? J’en admire avec tout le monde les belles parties. Cette fine satire des mœurs des gens d’église, cette gaieté maligne, c’est le vieil esprit français, c’est la veine des fabliaux, du Roman de la Rose, dont je suis pourtant fâché de retrouver les personnages allégoriques171, de Villon, de Marot. Les descriptions en sont vives, celles surtout qui sont du même temps que l’Art poétique 172. Mais ces beaux côtés du Lutrin ne m’en dérobent pas le principal défaut, qui est la disproportion entre la richesse de l’art et la pauvreté de la matière.

Boilean ne nous le donne, à la vérité, que comme un ouvrage de pure plaisanterie, une bagatelle, une réponse à Lamoignon, qui l’avait défié de tirer un poème d’une querelle entre le chantre et le trésorier d’une église. Pour venir d’un si grand maître, l’exemple n’en est pas plus à suivre. Le Lutrin pourrait être responsable du vain emploi qu’on a fait du talent poétique au dix-huitième siècle : ce sont des défis du même genre qui nous ont valu des poèmes sur le trictrac et sur le café. Quoique Boileau s’en soit tiré à sa gloire, on aimerait mieux qu’il n’eût jamais abaissé l’art d’écrire en vers ; et s’il est une prescription essentielle qui manque dans sa poétique, c’est celle de n’employer ce grand art qu’à de grands sujets.

Tous les poètes d’ailleurs sont enclins à s’y tromper. L’habitude de donner un tour poétique à toutes leurs pensées leur en cache souvent la valeur, et la préoccupation d’orner peut abuser les plus habiles sur le prix de ce qu’ils ornent. Ainsi ce vers de Boileau :

Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe173

faisait dire à La Fontaine : « Je donnerais le plus beau de mes vers pour avoir fait celui-là. » Il eût donné sa meilleure fable pour ces deux-ci, qu’il citait avec admiration :

Et nos voisins, frustrés de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes174 ;

beaux vers assurément, mais de cette beauté qui sent plus l’adresse que l’inspiration ; un versificateur de talent y peut arriver. Il y a peut-être un trop grand nombre de ces beaux vers dans le Lutrin. En revanche, il y en a un plus grand nombre qui sentent leur poète. Cependant le tout est un peu froid. On pense à la peine que Boileau s’y est donnée. On regrette qu’un esprit si viril, qui a enseigné l’art de travailler lentement, s’épuise à peindre un lutrin, à allumer poétiquement une chandelle, à parodier les plaintes de Didon dans le discours d’une perruquière délaissée, et les paroles d’or de Nestor dans la harangue de la Discorde aux amis du trésorier ; à décrire un combat à coup d’in-folio arrachés de la boutique de Barbin ; et l’on revient aux Satires, à l’Art poétique et aux Épîtres, « ces chefs-d’œuvre, dit Voltaire, de poésie autant que de raison175. »

Dans une nation civilisée, où la poésie n’est point la forme naturelle et directe du discours, mais un art de convention difficile et savant, l’écrivain qui fait choix, pour s’exprimer, de la langue des vers, ne doit l’appliquer qu’à des pensées qui mettent l’esprit dans un haut état, et qui le disposent à entendre quelque chose d’exquis dans une langue inusitée. Il faut qu’on sente, à un certain air de sérieux et de grandeur, que l’homme qui les a conçues a en besoin de quelque langage plus grand que l’humain. S’il s’impose le travail du poète pour dire précieusement des choses au-dessous de ce haut état, il fait ressembler la poésie à cet art qui donne à de viles matières le lustre de l’or, ou qui, par la richesse de l’enchâssement, simule des diamants avec des grains de verre.

On trouve plus d’un diamant de ce genre dans Boileau, et quelquefois, la matière n’y vaut pas le travail. Mais, dans ses chefs-d’œuvre, il est grand écrivain en vers, parce qu’il s’est servi des vers pour exprimer ce que concevait de meilleur un esprit excellent, conduit par un cœur droit176. Les vérités de goût et de devoir qu’il a exprimées sont d’ailleurs si élevées et si hors de débat, qu’on ne veut les lire que dans la langue privilégiée, sous la forme de sentences descendues du trépied sacré. Je ne me figure pas aisément Boileau méditant d’autres vérités, ni se servant d’une autre langue, tant il y est dans son naturel. Ce qu’il a écrit en prose, sauf quelques pages fines et piquantes sur les détails de l’art177, et quelques lettres d’une simplicité éloquente, est bien loin de ses poésies. Il n’arrive pas toujours à sentir vivement en prose, et il semble qu’il s’y détende l’esprit, après les nobles fatigues de la poésie.

Voltaire, à un moment de pleine justice envers Boileau, en a fait le plus bel éloge, quand il a dit de lui : « Despréaux a très bien fait ce qu’il voulait faire178. » Et ailleurs : « Boileau a dit ce qu’il voulait dire179. » Voltaire sous-entendait ceci : Il n’a fait ni voulu dire que ce qui était vrai selon sa nature et sa raison. Aussi est-il d’une injustice puérile de juger Boileau sur ce qu’il n’a pas voulu dire, et de lui opposer une sorte d’idéal formé de traits empruntés à tous les grands poètes de toutes les nations. Il est très évident que Boileau n’est ni Homère, ni Virgile, ni Racine, ni Molière ; mais il faut le prendre tel qu’il est ; il faut ne le juger que pour ce qu’il a voulu dire et pour la manière dont il l’a dit. Or, à moins de croire qu’il n’y a rien de poétique à défendre l’esprit français contre certains défauts, non moins éternels que ses qualités180 ; à moins de prétendre que ni les lois qui président aux œuvres de l’esprit et immortalisent des choses qui sont de l’homme181, ni les vérités qui règlent la vie et la rendent meilleure par le devoir182, ne sont des sujets de poésie, il faut bien avouer que Boileau est un poète. Pour moi, je l’estime si excellent, qu’il n’en est pas un, dans notre pays, dont je trouve plus vrai ce que lui-même a dit d’Homère :

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire183 .