(1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »

Chapitre dixième.

§ Ier. Pourquoi rien n’a péri dans les Fables de la Fontaine. — § II. De la fable, et de son attrait particulier. — Des fabulistes français aux treizième et quatorzième siècles. — De la fable dans Ésope et dans Phèdre. — § III. De la forme que La Fontaine a donnée à la fable. — § IV. De la morale dans les Fables de La Fontaine. — § V. Il est le plus Français de tous nos poètes. — § VI. Le plus inspiré des anciens. — § VII. Le poète qui a eu le plus de goût. — § VIII. Des Contes de La Fontaine et de ses autres poésies.

§ I. Pourquoi rien n’a péri dans les Fables de La Fontaine.

La Fontaine s’est rangé parmi les dramatiques : il appelle ses fables

Une ample comédie à cent actes divers.

Le dramatique était son tour d’esprit. Tous ses ouvrages, pour ne parler que des excellents, sont des récits en action. Le sujet est le même que dans les pièces de Racine et de Molière : c’est l’homme tel qu’il est. Le plus rêveur en apparence des poètes de ce temps-là ne rêve jamais. La rêverie, comme genre, est inconnue au dix-septième siècle.

Il s’en glisse quelquefois dans les charmants récits de La Fontaine ; c’est comme une volupté de sa pensée, à laquelle il se laisse aller un moment ; mais bientôt il reprend son récit ; le poète ne s’est regardé un moment que pour mieux voir dans le cœur d’autrui.

Le petit théâtre de La Fontaine a été plus heureux que celui de ses deux amis ; rien n’en a passé de mode, rien n’en a péri. Si cette scène est plus humble, elle n’est point sujette aux servitudes théâtrales. On n’y voit pas la part du métier ; il ne s’y trouve point de confidents pour donner la réplique, points de longs monologues pour l’acteur populaire. L’amour n’est pas forcé d’y affecter la forme passagère qu’il reçoit des mœurs, du tour d’imagination de l’époque, ou de l’exemple du prince ; il n’y est ni pompeux ni raffiné. Le fabuliste n’excite ni le gros rire, où il entre un peu de mode, ni les larmes, qui sèchent si vite. La raison seule y sourit ou s’y attendrit.

La Fontaine a senti aussi vivement qu’aucun de ses contemporains les grandeurs de son époque, mais il n’a été dupe ni du grandiose ni de l’étiquette. Ses mœurs, non pires que celles des autres, mais qu’il ne prenait pas soin de cacher, soit paresse, soit qu’il trouvât innocent ce qu’il ne sentait pas le besoin de dissimuler, ses mœurs lui rendirent ce service, qu’en le faisant écarter de la cour elles lui conservèrent son naturel. Personne ne fut moins courtisan, quoiqu’il n’eût pas demandé mieux que de l’être. Ce n’était ni fierté de caractère ni timidité du génie ; ce fut sa toilette négligée qui le sauva. La Fontaine à la cour en eût pris les airs, par facilité d’humeur et par imitation.

N’avait-il pas été bel esprit un moment à la cour de Fouquet ? Il est fort heureux qu’on ne l’ait pas trouvé d’assez bonne compagnie. Il y a gagné une physionomie à part, dans cette galerie de si nobles portraits.

Aussi, tandis que dans les œuvres de ses deux amis la critique peut compter plus d’une partie séchée, tout vit, tout est toujours vert dans La Fontaine. Tel passage qui provoquait le gros rire dans les pièces de Molière n’émeut plus notre parterre ; il rira plutôt d’un jeu de mots dans le goût de notre temps, d’une pointe, de quelque phrase de grand style mise dans la bouche d’un niais. De même, si la partie romanesque ou de galanterie noble, dans le théâtre de Racine, n’est pas tout à fait morte, grâce aux accents pathétiques que le cœur du poète y a mêlés, elle est du moins fort refroidie. Et ce qui prouve que ce n’est pas notre faute, mais celle du poète, ou plutôt du tour d’esprit qu’il subissait, c’est que, dans ces parties refroidies ou mortes, les idées communiquent leur fragilité à la langue. Quand Racine parle de son fond, sa langue est de diamant ; quand il parle selon l’étiquette contemporaine, il est terne, effacé ; il manque de fermeté et de précision. Pour Molière, la galanterie de la cour ne l’inspire guère mieux, et le français n’est là ni de tradition ni de génie. Il choque moins pourtant que dans la bouche d’un Mithridate, d’un Achille, transformés par moments en doucereux de la cour de Louis XIV.

C’est là une des causes de la popularité de La Fontaine, la plus grande popularité littéraire des temps modernes, et certainement de notre pays. Unique dans son genre, en France comme en Europe, il n’a point excité de disputes. Tout le monde l’accepte : la multitude, sans en raisonner, par le doux et irrésistible empire du vrai sous l’habit le plus simple ; les doctes et les poètes, parce que ses exemples n’accablent personne. On le met à part : l’idée de disputer à La Fontaine le prix de son art, ou même de se faire compter après lui, n’est venue à personne, pas même aux gens d’esprit qui se sont crus fabulistes. Toutes leurs préfaces demandent pardon d’avoir osé faire des fables après la Fontaine. Pour les grands auteurs dramatiques, on n’est pas d’aussi bonne composition ; on ne se rend pas après Corneille, Racine, Molière ; on a imaginé des théories qui permettent de faire mieux, ou tout au moins de tenter autre chose. La Fontaine n’est d’aucune école. On a essayé d’en faire un des pères d’une école française plus libre et d’une poésie plus naïve ; je n’y veux voir qu’un hommage un peu détourné à cette gloire aimable et chère, entre coûtes, à notre pays.

Il y a des plus grands noms que celui de La Fontaine : ce sont les noms de fondateurs qui ont créé à la fois un art et une langue. Homère, Dante, Shakspeare, Corneille, ces pères de l’art antique et de l’art moderne, sont de plus grands hommes. Ils ont vu les choses humaines de plus haut ; ils sont plus admirés, ils sont moins populaires que la Fontaine. La foule sait confusément ce qu’elle leur doit ; les doctes seuls et les esprits très cultivés vont s’en instruire dans leurs livres. La Fontaine est le lait de nos premières années, le pain de l’homme mûr, le dernier mets substantiel du vieillard. Nous avons bégayé ses fables tout enfants. Devenus pères, en les faisant réciter à nos fils, nous nous étonnons d’y trouver de graves plaisirs pour notre âge mur, après y avoir pris un si vif intérêt dans notre enfance. C’est le génie familier de chaque foyer ; il nous fait aimer cette vie sans nous cacher une seule de ses misères. Il connaît nos plus secrets, nos plus immuables instincts ; il sait ce que nous pouvons porter de joie et de peine. Sans nous rudoyer jamais, il nous avertit ; s’il nous gourmande, c’est du ton de notre conscience, dont il connaît tous les ménagements pour nous. Il réconcilie chacun avec sa condition. Il n’y a de plus populaire que le livre de la religion. Celui qui n’a que deux ouvrages dans sa maison a les fables de la Fontaine.

J’ai indiqué une des causes de cette popularité. Il y en a de plus sensibles pour tout le monde : le genre même de la fable, la forme que La Fontaine lui a donnée, la place qu’il y fait à la description, la perfection de son goût, sa langue, le caractère de sa morale.

§ II. De la fable et de son attrait particulier. — Des fabulistes français aux treizième et quatorzième siècles. — De la fable dans Ésope et dans Phèdre.

Je ne ferai point de dissertation sur la fable. A regarder ce genre trop en savant, on se jette, comme Lessing, dans des subtilités. La fable, du moins, aurait dû échapper aux théories. Je ne sais si c’est la tyrannie ou la liberté qui donna naissance à l’apologue ; je me borne à remarquer qu’on a goûté ce genre dans des pays et dans des temps fort divers, et que de toutes les conventions littéraires qu’on nomme genres, il n’en est aucune dont s’accommode un plus grand nombre d’esprits. Il n’y faut ni savoir ni points de vue particuliers. Si un certain degré de culture est nécessaire pour en goûter toutes les beautés, il suffit d’avoir l’esprit sain pour s’y plaire. On lit des fables à tous les âges de la vie, et les mêmes fables ; à chaque âge elles donnent tout le plaisir qu’on peut tirer d’un ouvrage de l’esprit, et un profit proportionné.

Dans l’enfance, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe, ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de leurs caractères. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour, où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y retrouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe, pour l’innocent contre le coupable. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin ; ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux : j’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. Ils regardent mieux et avec plus d’intérêt. C’est là pour cet âge le profit proportionné.

Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens ; ils préfèrent les illustres séducteurs, qui les trompent sur eux-mêmes, et leur persuadent qu’ils peuvent tout ce qu’ils veulent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable. Ils sont trop superbes pour goûter ce qu’enfants on leur a donné à lire. C’était une lecture de père de famille, dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale domestique. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue des plaisirs, ouvre le livre dédaigné, quelle n’est pas sa surprise, en se retrouvant parmi ces animaux auxquels il s’était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées !

Ce temps d’ivresse passé, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s’approchant d’un plus grand ; de ses forces, en luttant avec un plus fort ; de son intelligence, en voyant le prix remporté par un plus habile ; quand la maladie, la fatigue lui ont appris qu’il n’y a qu’une mesure de vie ; quand il en est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, qui le lui dit et qui le console, non par d’autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu’on en peut ôter de pointes par la comparaison avec le mal d’autrui.

Vieillards enfin arrivés au terme « du long espoir et des vastes pensées », le fabuliste nous aide à nous souvenir. Il nous remet notre vie sous nos yeux, laissant la peine dans le passé, et nous réchauffant par les images du plaisir. Enfermés dans ce petit espace de jours précaires et comptés, quand la vie n’est plus que le dernier combat contre la mort, il nous en rappelle le commencement et nous en cache la fin. Tout nous y plaît : la morale qui se confond avec notre propre expérience, en sorte que lire le fabuliste c’est ruminer ; l’art, dont nous sommes touchés jusqu’à la fin de notre vie, comme d’une vérité supérieure et immortelle ; les mœurs et les caractères des animaux, auxquels nous prenons le même plaisir qu’étant enfants, soit ressouvenir des imperfections des hommes, soit par cette ressemblance justement remarquée entre les goûts de la vieillesse et ceux de l’enfance. Il est peu de vieillards qui n’aient quelque animal familier : c’est quelquefois le dernier ami ; celui-là du moins est éprouvé. Il souffre nos humeurs, il joue avec la même grâce pour le vieillard que pour l’enfant. Le maître du chien n’a ni âge, ni condition, ni fortune : le faible est pour le chien le seul puissant de ce monde ; le vieillard lui est un enfant aux fraîches couleurs, le pauvre lui est roi.

Il est vrai qu’en attribuant toutes ces propriétés à la fable, nous avons involontairement en vue le genre tel que La Fontaine l’a traité. Cependant Ésope, Phèdre, ses deux modèles dans l’antiquité, donnent la même sorte de plaisir et de profit, quoique à un degré moindre. La fable dans toute sa grâce et dans tout son effet moral est de l’invention de La Fontaine.

Il avait eu des devanciers en grand nombre en Europe, et particulièrement en France, où nous voyons la fable fleurir à l’origine de notre littérature et dans sa maturité glorieuse. L’histoire littéraire compte, aux treizième et quatorzième siècles, quantité de fabulistes qui se cachaient par modestie, ou peut-être pour se recommander, sous le nom générique d’Esope. Ils développaient longuement, dans le goût des compositions poétiques du temps, les sujets venus de l’Inde et de la Grèce ; ils y entassaient des digressions, soit philosophiques, soit religieuses, parmi lesquelles brillent quelques éclairs de vive raison, des vers heureux, dont les meilleurs ne diffèrent de ceux de la Fontaine que par l’orthographe. L’art de développer un sujet ou un genre par son propre fonds leur était inconnu. Les animaux n’y sont pas représentés avec leurs caractères, et c’est à peine si leurs espèces et leurs formes sont respectées. On prête à l’oiseau ce qui convient au quadrupède ; on fait faire au plus petit ce qui demanderait la force et la taille du plus grand. Leurs ressemblances avec les hommes n’y sont pas tirées de leurs mœurs. Le plus souvent même le poète ne leur donne aucune propriété particulière, et l’histoire naturelle n’a rien à y prendre : ce sont des hommes du temps sous des noms d’animaux. Quant à la morale de ces fables, elle n’est guère que locale, parce que les personnages sont des gens de parti. Ils concluent pour ou contre l’Église, contre plus souvent. Sous ces peaux de bêtes, je reconnais les scolastiques.

Les modèles anciens, Esope et Phèdre, avaient plutôt indiqué qu’exploité les richesses du genre. Les propriétés des animaux, les ressemblances de leurs mœurs avec celles de l’homme, y sont touchées avec justesse : la morale sort naturellement du récit ; mais tout cela est court et sommaire. Le fabuliste n’a qu’une épithète pour peindre un personnage ; souvent même il se borne à le nommer. C’est à l’imagination du lecteur à se représenter, quand ce personnage entre en scène, sa physionomie et ses mouvements. La même brièveté donne à la morale l’air d’aphorismes tirés de quelque poète gnomique et adaptés à un petit récit. La fable et la morale semblent n’être qu’un raisonnement, dont l’une forme les prémisses et l’autre la conclusion. Le sujet n’a pas été trouvé avant la morale : le moraliste a commencé, le fabuliste a suivi. J’aime mieux celui qui pense d’abord au récit ; la morale y est ce qu’elle peut. Aussi ne se plaît-on aux fables d’Esope et de Phèdre que pour le mérite de la justesse ; et ce n’est pas si peu ; mais on n’y fait pas amitié avec les personnages : on a l’instruction sans le plaisir.

§ III. De la forme que La Fontaine a donnée à la fable.

Faire de la fable « une comédie à cent actes divers », c’était la créer. La fable appartient à La Fontaine comme la comédie à Molière : l’idée en est venue après la chose. Tâchez donc de penser à la fable sans rencontrer La Fontaine ! Il n’est pas d’ouvrages de l’esprit où notre diversité infinie de goûts ne trouve quelque chose à désirer ou à regretter : Molière même n’a pas contenté tout le monde. Il s’est vu des délicats, Fénelon, par exemple, à qui l’art du Misanthrope et du Tartufe a laissé des scrupules. Faut-il croire que La Fontaine a trouvé des censeurs ? Je ne parle ni de Lessing, ni de l’Allemagne : c’est un pays d’où il nous est venu des attaques même contre Molière. L’idéal effarouche des esprits jaloux d’une liberté de spéculation illimitée ; ils s’en défient comme d’une règle.

C’est par la forme dramatique que La Fontaine plaît si universellement. Comme il n’est pas de plaisir d’esprit plus vif que celui du théâtre, le livre qui nous donne quelque image de la scène est sûr de nous attacher. Le recueil de La Fontaine est un théâtre où nous voyons représentés en raccourci tous les genres de drame, depuis les plus élevés, la comédie et la tragédie, jusqu’au plus simple, le vaudeville. Les lecteurs sont spectateurs, et toutes les émotions qu’on éprouve au théâtre, la fable nous les donne en petit ; émotions douces, en deçà du rire et des larmes, quoique telle fable gaie nous fasse plus que sourire, et que plus d’un visage se soit mouillé en lisant les Deux Pigeons.

La curiosité est tenue en éveil par les incidents, dans la fable comme dans le drame. Les événements y sont plus réduits, les passions s’y précipitent plus vite, les discours y sont moins longs ; mais cette loi du drame, qui, par des routes plus ou moins détournées, fait arriver chacun à ce qu’il a mérité, y est observée exactement, et l’on goûte à la fois un plaisir de surprise en la voyant contrariée, un plaisir de raison quand elle s’accomplit. Il est cependant telle de ces petites pièces dont le dénoûment nous laisse une impression de mélancolie, parce que le bien y a le dessous. Je ne vois là qu’une ressemblance de plus avec la vie. C’est pour réparer les échecs du bien dans ce monde, qu’après la justice des événements humains, d’où le drame tire son principal intérêt, il en est une autre pour toutes les iniquités impunies, en laquelle l’homme croit et espère.

La forme dramatique n’est pas la seule dont se serve La Fontaine. Il craindrait qu’on ne s’en lassât ; ou plutôt, il en change par plaisir. Plus d’une fable n’est qu’un récit sans interlocuteur et sans dialogue. D’autres sont mélangées de description et de récit. Souvent le poète intervient de sa personne, comme un auteur qui interromprait les comédiens pour dire son avis sur la pièce : il s’amuse de ses propres inventions ; il se met lui-même en scène ; il sourit ; il se plaint doucement : il regrette les années qui s’envolent. Que ne lui passerait-on pas ?

Il a rendu le moi aimable. C’est du caprice ; mais ce caprice se montre si à propos et si en passant, qu’on est tenté de le prendre pour une des lois du genre. Tel est le privilège du génie ; la physionomie même par laquelle le génie est une personne, l’humeur, l’abandon, y paraissent armant de conditions du genre.

A des formes si variées l’uniformité d’un mètre unique n’eût pas suffi. La Fontaine y emploie des vers de toutes les mesures. C’est en ce point surtout qu’il s’est montré oseur. Je ne sache pas, avant lui, d’ouvrage populaire écrit en vers de tous les mètres. L’histoire littéraire en trouverait peut-être quelque échantillon médiocre dans des recueils ignorés. A l’époque où La Fontaine composa ses premiers poèmes, l’usage était d’écrire chaque ouvrage en vers, petits ou grands, soit dans la même mesure, soit en strophes formées symétriquement de vers inégaux. La Fontaine devait imaginer un mètre particulier pour ses fables. Ce mètre est une combinaison de tous les autres, libre mais non capricieux, et distribuée avec un goût exquis. Le premier ouvrage où l’on en vit l’effet fut sa Joconde. Boileau, qui se fit le champion de l’aimable chambrière, loua dans la pièce, « outre ce je ne sais quoi qui nous charme, et sans lequel la beauté même n’aurait ni grâce ni beauté65 », la hardiesse de La Fontaine à rompre la mesure. Il l’entendait non seulement des libertés que celui-ci prend avec la césure en la transportant à tous les pieds du vers, mais de cette diversité des mètres par laquelle le vers s’adapte à toutes les allures de la pensée, et se moule en quelque sorte sur chaque sujet.

Voilà sans doute un des plus grands charmes de La Fontaine. Le vers s’allonge ou s’accourcit non pas au hasard, mais d’après des convenances très délicates. Pour une description, pour un tableau, pour un récit où les événements n’ont pas à se presser, c’est d’ordinaire le grand vers de douze syllabes. L’esprit se prête alors à sa pompe et se met à son pas. Dans le dialogue, dans le récit pressé, ou quand le poète y jette quelque réflexion, ce sont tous les mètres alternativement, mais sans confusion : l’alexandrin, en général, pour les choses importantes ; le petit vers, pour les indifférentes ; les vers de deux syllabes, si vers il y a, pour finir le sens. On croirait qu’un dessein profond a coupé ou allongé ces vers, et il est telle fable qui supporterait cette analyse effrayante. Mais ne raffinons pas.

La Fontaine n’a pas dû, pour chaque vers, chercher le rapport de la pensée avec la longueur du mètre.

Plus d’un vers s’est présenté tout fait à son esprit dans l’inspiration, petit ou grand, à la place où il convenait, et il est allé s’y mettre de lui-même sans que le poète l’eût d’abord mesuré. Tout a contribué à cet arrangement, l’instinct, le goût délicat et rapide, le dessein, l’humeur, tout, sauf la paresse ; car on sait que, pour aimer beaucoup le dormir et le rien-faire, La Fontaine ne se ménageait pas au travail ; sa paresse, dans l’intervalle de ces charmants chefs-d’œuvre, pourrait bien n’avoir été que du repos bien gagné.

La Fontaine n’a pas seulement connu notre fond, il a su de quelle manière et dans quelle mesure nous sommes attentifs. Les autres poètes, soit dessein, soit par la loi de leurs genres, semblent vouloir exciter l’attention ou la tenir éveillée : lui, se soumet à tous ses caprices. Nous ne savons pas s’il nous mène ou s’il nous suit. Il n’y a pas de poésie humaine qui nous donne plus d’aise, qui nous enveloppe plus doucement, qui nous domine plus en paraissant nous obéir.

Il est vrai qu’il n’y a pas de genre d’ouvrage qui s’accommode mieux que la fable à notre humeur de chaque moment. On ne lit pas une tragédie dans toute disposition d’esprit, ni même une comédie, quoique nous y soyons plus souvent prêts qu’à la tragédie. A quel moment la fable n’est-elle pas la bienvenue ? Nous savons ce qu’elle va nous demander. Elle nous laissera où elle nous a pris. C’est une distraction bonne en toute occasion, et qui ne donne pas, même aux plus paresseux, la peur d’avoir à apprendre quelque chose ; le profit ne s’y annonce pas, il s’y glisse sous le plaisir. Les autres genres nous tendent plus ou moins l’esprit ; c’est même là leur propriété et leur puissance. Mais si cette ardeur d’attention est trompée, qu’il est à craindre que l’esprit trop tendu ne revienne sur lui-même avec déplaisir ! La fable ne nous fait pas courir ce risque ; elle ne prétend que caresser notre esprit, et, en quelque disposition qu’elle le trouve, elle se garde bien de l’y troubler. Ce lui est même une bonne chance d’avoir affaire à un lecteur nonchalant : elle est bien sûre de s’en faire un ami, en occupant sa paresse sans le déranger.

Est-ce bien de la fable que je parle, ou de La Fontaine ? Le genre et le poète se confondent. Quand je crois analyser le genre, c’est le poète que je contemple.

§ IV. De la morale dans les Fables de La Fontaine.

Voilà bien des causes de la popularité de La Fontaine. La plus intime est sa morale. La Fontaine a-t-il donc une morale ? Ne donnons-nous pas ce nom à sa science profonde de la vie, science qui ne condamne ni n’absout, mais qui fait voir toutes choses au vrai, et qui en porte des jugements dont peuvent s’autoriser également les gens sévères pour condamner, les indulgents pour absoudre ? L’impartialité de cette morale lui ouvre toutes les consciences. Comme elle conseille et ne censure pas, elle ne rencontre ni objections ni défiances. Si La Fontaine blâme les abus, c’est sans aigreur, et peut-être avec l’arrière-pensée qu’ils ne sont guère moins nécessaires et vénérables que les bons usages. Sa sagesse n’est jamais grondeuse ; il n’en demande pas plus qu’il n’en fait, et il n’en fait guère.

La satire ne lui sied pas ; elle ressemble, sous sa plume, à de la colère soufflée du dehors à un homme pacifique. Il va tout d’abord aux gros mots. Lulli lui avait commandé un opéra, il composa Daphné. Lulli n’en voulut pas. On fit accroire à la Fontaine qu’il devait se tenir pour offensé. Il écrivit le Florentin. Dans cette pièce, Lulli

… est un mâtin
Qui tout dévore,
Happe tout, serre tout   : il a triple gosier.
Donnez-lui, fourrez-lui66

Mme de Thiange intervint ; La Fontaine se débattit d’abord :

J’eusse ainsi raisonné, si le ciel m’eût fait ange,
Ou Thiange ;
Mais il m’a fait auteur   : je m’excuse par là67 .

Bientôt il céda, et fit sa paix avec Lulli.

Une autre fois, La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, lui donne un sujet de fable. Il y fallait être dur pour les gens ; il s’agissait de peindre l’espèce de méchants auxquels ressemblent ces chiens de village qui se jettent sur les chiens étrangers, et qui,

… n’ayant en tête
Qu’un intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Tous accompagnent ces passants
Jusqu’aux confins du territoire68 .

La Fontaine n’a réussi qu’à demi. Cette fable des Lapins, malgré des traits charmants, est de ses plus faibles ; outre qu’on ne s’attend pas à y voir le peintre et l’ami des lapins à l’affût sur un arbre,

Poudroyant à discrétion
Un lapin qui n’y pensait guère.

Ce jour-là, La Rochefoucauld l’a gâté. Il le met de mauvaise humeur contre les hommes, et il lui donne la malencontreuse idée de nous apprendre qu’en temps de chasse ses plus aimables bêtes avaient sujet de le craindre. Je me figure volontiers Boileau chasseur69 : la chasse, pour un satirique, c’est encore la guerre ; mais comment supporter La Fontaine tueur de lapins ?

Si sa morale nous plaît si fort, c’est qu’elle ne se croit pas toujours efficace, et qu’elle avoue ne pas connaître autant de remèdes qu’il y a de maladies. Quelquefois elle se cherche elle-même, mais sans subtiliser, sans faire d’effort pour se trouver :

Quelle morale puis-je inférer de ce fait   ?
Sans cela, toute fable est un œuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits   ; mais leur ombre m’abuse70 .

La morale qui décide, qui n’hésite pas, eût-elle raison, risque parfois d’effaroucher. Mais où ne réussit pas la morale qui abdique ?

Cependant le goût du bien domine dans la morale de La Fontaine. Il ne s’y trouve rien pour justifier sa vie d’époux trop peu rangé et de père trop peu tendre. Sur ces deux points il ne se sent pas en règle, et il n’en dit rien. Il est vrai qu’il ne loue nulle part la fidélité, et que plus d’un trait lui est échappé contre les enfants :

Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)…71

Tout ce qui d’ailleurs est bon à savoir et à pratiquer en morale domestique, l’indifférence pour les faux biens, l’attachement modéré aux vrais, rien de trop72, la discrétion, l’indulgence, le prix des vrais amis, la bienfaisance, toutes ces choses sont rendues aimables dans ses fables. Cette sagesse, au lieu d’être dogmatique, est douce et sereine ; elle paraît plutôt la volupté d’un esprit excellent et d’un cœur droit, qu’une conquête inquiète de la raison sur les mauvais penchants. Elle est sans colère contre ceux qui ne la pratiquent pas ; aussi ne l’aperçoit-on pas toujours, mais on la sent. Examinez-vous après une lecture de La Fontaine ; s’il ne vous a pas fort ému contre vos défauts, du moins vous a-t-il doucement encouragé à être homme de bien.

§ V. La Fontaine est le plus français de nos poètes.

Je n’ai pas épuisé toutes les causes de la popularité de La Fontaine. Il en est qui tiennent à son tour d’esprit, à sa langue, au choix de ses modèles, à son goût, par où il semble avoir quelques avantages même sur ses illustres amis.

La Fontaine est peut-être de tous nos poètes le plus profondément français. Il l’est par cet esprit sensé qui proportionne ses émotions à leur cause, droit, sincère, aimant la liberté pour soi et pour autrui ; s’arrêtant en beaucoup de choses au doute, à cause de la douceur de cet état ; plus vif que passionné ; hors de toute grimace comme de tout sentiment excessif ; sensible sans transports ; tenant le milieu en tout dans la spéculation et dans la conduite ; un second Montaigne, mais plus doux, plus aimable, plus naïf que le premier.

Quoique le poète nous occupe plus que l’homme dans La Fontaine, je ne résiste pas à faire remarquer combien il était Français par l’idée qu’il avait de son pays. Dans son opéra d’Astrée 73, faisant allusion à la guerre de Flandre, ne s’avisait-il pas de menacer, de son chef, l’Allemagne des armes de Louis XIV ?

Le Rhin sait leur vaillance   ;
Le Danube en pourra ressentir les effets74 .

Partisan de la révocation de l’édit de Nantes, comme Racine et Boileau, par une erreur commune aux meilleurs Français de ce temps-là, il disait du roi :

Il veut vaincre l’erreur   : cet ouvrage s’avance   ;
Il est fait   ; et le fruit de ses succès divers
Est que la vérité règne en toute la France,
Et la France en tout l’univers75 .

Nous sommes meilleurs juges que La Fontaine de la politique qui révoqua l’édit de Nantes, mais nous n’entendons pas mieux que lui le rôle qui sied à notre pays.

Par sa langue, La Fontaine est le plus français de nos poètes. Tous les âges de notre langue poétique, ou plutôt un choix des beautés de chaque âge, forme la sienne. Avait-il lu tous nos vieux poètes, et y prenait-il son bien, comme faisait Molière dans ses devanciers ? Il n’en dit rien, lui qui aimait tant à parler de ses lectures. Mais on pourrait extraire de ses ouvrages, du milieu de la langue nouvelle où il les reçoit, des échantillons des meilleurs tours de la vieille langue : le neuf et le vieux tout y paraît du même temps. La Fontaine est doublement créateur ; il sent dans la vieille langue tout ce qui vit encore, et il le remet au jour ; et, pour la langue nouvelle, aucun poète n’y est plus hardi.

Il n’était pas mauvais qu’il commençât par être de l’école de Voiture, quoique ce poète ait pensé le gâter. Par elle il remonta jusqu’aux poètes du seizième siècle, dont plus d’un excellent tour était passé de mode ; par ces poètes il donnait la main aux auteurs des fabliaux. Toutes les générations qui ont passé sur le sol de la France ont parlé quelque chose de cette langue. Le français-gaulois, si vif pour tout ce qui est détail familier, fine moquerie, trait d’humeur, idées nées du sol et qui ne nous seraient jamais venues du dehors, y tient sa place à côté de ce grand langage, fruit de l’esprit français, alors qu’il est devenu la plus pure image de l’esprit humain. Le français de Paris s’y montre dans ses nuances si variées et si justes, ses délicatesses, son coloris modéré, cette rigueur logique qui sent sa langue universelle ; et, à côté, le français des provinces y trouve à loger çà et là, dans quelque coin, ses naïvetés locales, sa rusticité expressive, ses fautes gracieuses.

Il avait retenu de l’école de Voiture, qui doit en garder l’honneur, le goût pour la description. Que ce goût lui fût naturel, cela n’est pas douteux ; son humeur le portait vers les champs ; sa première profession même76, car il en eut une, le mettait trop souvent en présence de la nature pour qu’il n’apprît pas à l’aimer. Mais Voiture l’avertit peut-être de son propre goût ; et lui donna l’idée de rendre la nature visible dans ses vers. Aucun poète n’a fait un usage plus heureux et plus discret de la description. Il peint comme Virgile, de sentiment. L’école de Voiture, quand elle est exacte, inventorie ; ses descriptions sont des états de lieux. La Fontaine décrit à grands traits, avec la fidélité d’une sensation renouvelée plutôt qu’avec l’exactitude d’un calque. Il ne remarque dans le paysage que ce qui intéresse les mœurs et la situation de ceux qui l’habitent ; il fait vivre de la même vie la scène et les acteurs. Son recueil est semé de ces vers qui peignent sans décrire, et qui font sentir même l’impalpable, la chaleur, la fraîcheur, l’étendue :

Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent77 .

Qui de nous n’a visité ces royaumes-là, et gardé dans son imagination la fraîcheur humide de quelque marécage solitaire, que le travail de l’homme n’a pas encore disputé au vent et à l’eau ? Ainsi décrit Virgile. C’est la corneille solitaire sur la plage desséchée :

Et sola in sicca secum spatiatur arma78 .

§ VI. La Fontaine est de tous nos poètes le plus inspiré des anciens.

Si La Fontaine est le plus français de nos poètes, il est aussi le plus inspiré de l’antiquité. On sait comment il se tourna tout à coup vers « ces sources éternelles d’instruction et de vie79. » Esprit charmant par son ouverture et son abandon, qui ne cherche pas à se connaître, pour n’avoir pas à se gouverner, et qui se laisse avertir de lui par les autres ; pieux, s’il vient à ouvrir un livre de piété ; galant et presque précieux, quand il lit Voiture ; un ancien, quand il lit les anciens. C’est au plus fort de son goût pour Voiture que son ami Maucroix et Pintrel son parent, tous deux de Reims, où sont « charmants objets en abondance »,

Par ce point-là je n’entends, quant à moi,
Tours ni portaulx, mais gentilles Galloises80,

lui montrèrent les anciens. Il s’y fixa. Il couvre les marges d’un Platon de notes, de réflexions, de maximes de sagesse, faisant d’avance des provisions pour ses fables, auxquelles il ne songeait guère. Dans un voyage de Paris à Limoges, avec un ami de Fouquet exilé, il se trompe d’auberge, entre dans le jardin voisin ; et là, tandis qu’il lit Tite-Live sous une tonnelle, il en oublie le dîner. Le voilà bien loin de Voiture, et pour n’y pas revenir.

Térence est dans mes mains   ; je m’instruis dans Horace   ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse   :
Je le dis aux rochers81

C’est de cette façon qu’il est pris. On le fâche, si l’on touche à un seul des anciens, même à Quintilien. « Il ne s’agit pas de donner des raisons, dit-il quelque part ; c’est assez que Quintilien l’ait dit. » Son début littéraire fut une imitation de l’Eunuque de Térence. L’ouvrage est faible, mais le jugement qu’il porte de l’original est exquis. « Le nœud, dit-il dans sa préface, s’en fait avec une facilité merveilleuse, et qui n’a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs. La bienséance et la médiocrité, que Plaute ignorait, s’y rencontrent partout. » Pintrel travaillait alors à une traduction des épîtres de Sénèque, vrai chef-d’œuvre, non de mot à mot, mais de français délicat, subtil, qui prend à Sénèque tout son esprit et lui laisse ses faux brillants. La Fontaine en traduisit en vers toutes les citations, et peut-être sema-t-il la prose de Pintrel de plus d’un tour heureux82.

Le premier il se sentit blessé par les attaques de Charles Perrault contre les anciens, et ce fut au sortir de la séance de l’Académie française où Perrault avait lu son Siècle de Louis XIV, qu’il écrivit l’épître à Huet, où il les défend avec tant de sensibilité :

Je vois avec douleur ces routes méprisées   ;
Art et guides, tout est dans les Champs-Elysées.

Ce sont plus que ses modèles, ce sont ses amis qu’on attaque. Boileau, pour qui c’était une affaire de raison plutôt que de sentiment, tourne tout son chagrin en plaisanteries piquantes contre l’adversaire des anciens, et l’accable sous les excellentes Réflexions sur Longin, les Petites Lettre.83 de la critique littéraire du temps. Pour La Fontaine, qui n’aimait pas à combattre, il est bien plus touché du mal qu’on fait à ses amis que jaloux de le rendre à leur détracteur. Il gémit, et, par un trait de naïveté charmante, il se croit seul à gémir :

J’ai beau les évoquer, j’ai beau vanter leurs traits,
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.

il le paraphrase ainsi, en se substituant au poète latin

Je puiserai pour vous chez les vieux écrivains.
Écoutez seulement leurs préceptes divins ;
Soyez-leur attentif, même aux choses légères ;
Bien chez eux n’est léger…

J’ai cru rendre service aux lettres latines et françaises en réimprimant cette traduction de Sénèque dans la Collection des auteurs latins traduits en français.

Il est vrai que pour aucun des admirateurs des anciens la querelle n’était plus personnelle. Molière, Racine, Boileau, lisaient les anciens pour un objet particulier. Les deux premiers y cherchaient plus spécialement la vérité dramatique ; Boileau s’y attachait aux traits satiriques, et, dans la morale, à la partie des défenses et des inhibitions plutôt qu’à la partie qui console, ou tout simplement qui instruit sans rien prescrire. Pour La Fontaine, tous les genres lui sont bons ; il est friand de toutes lectures qui lui apprennent quelque chose sur l’homme. Platon lui est aussi cher que Térence, Quintilien tout aussi agréable qu’Esope ou Phèdre. Il n’y recherche pas la vérité pour s’en servir, mais pour le plaisir qu’il y prend. Les livres ne lui sont pas des instruments de travail : ce qu’il en fera, il ne s’en soucie guère ; l’amusement est son objet.

Nul ne donna plus de temps aux anciens. Molière avait les soins de son théâtre ; Racine et Boileau, des charges de cour. En outre, la piété ôta bien des heures aux études profanes de Racine, la mauvaise santé à celles de Boileau. Lisant les modèles dans la langue originale, ils en lisaient moins. Du jour où La Fontaine fut poète, il quitta cette charge de maître ès eaux et forêts, qui ne lui avait été qu’un prétexte pour se promener sans fin sous de beaux ombrages ou pour sommeiller au bord des ruisseaux. Recueilli par d’aimables protectrices, Mme de la Sablière d’abord, puis Mme d’Hervart, qui, pour prix du gîte offert à cet enfant de la nature, mari sans femme, père sans enfants, ne lui demandaient même pas, comme Fouquet pour sa pension, la redevance annuelle de quelques madrigaux ; lire était la seule chose qu’il eût à faire. Il lisait les chefs-d’œuvre de l’antiquité comme on lit des romans, les latins dans le texte, les grecs dans la traduction, avec cette pénétration du génie qui sent l’original sous le traducteur. Ses illustres amis cultivaient plus étroitement certains auteurs ; La Fontaine pratique l’antiquité tout entière ; il pensait même en être ridicule, comme quelqu’un qui s’opiniâtrerait à une vieille mode.

Ils se moquent de moi, qui, plein de ma lecture,
Vais partout prêchant l’art de la simple nature84 .

Il semble d’ailleurs avoir eu qualité pour caractériser, au nom des grands écrivains du dix-septième siècle, la manière dont ils ont imité les anciens ; ce qu’il dit de la sienne leur est commun à tous :

Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue   ;
J’en use d’autre sorte, et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n’est point un esclavage   :
Je ne prends que l’idée, et les tours et les lois
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Si d’ailleurs quelque endroit, plein chez eux d’excellence,
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et yeux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité85 .

Ce que La Fontaine définit si délicatement, ce n’est pas l’imitation, c’est la prise de possession du bien commun. Ses amis et lui ne dérobaient pas la propriété d’autrui ; ils reprenaient au poète ce qu’il avait pris lui-même, soit à un devancier, soit à la nature. Ce qui se transporte sans nulle violence, d’un poète dans un autre, appartient à tous les deux au même titre. S’il y avait violence, il y aurait vol86.

La Fontaine fait plus que rendre sien cet air d’antiquité que conservent ses emprunts ; il se rend lui-même aussi ancien que ceux qu’il imite. En lisant l’Epître à Huet, je crois lire une épître d’Horace. C’est le même tour aimable et facile ; rien de tendu ni de didactique ; je vois des sentiments qui se succèdent plutôt que des pensées qui s’enchaînent : il se plaint de l’injure qu’on fait aux anciens ; il les admire, il s’en veut de ne les avoir pas admirés assez tôt ; il ne prétend rien démontrer.

Dans les chefs-d’œuvre de ses amis, plus d’un endroit porte la marque, j’allais dire la livrée du goût du moment. Ce sont comme les formules en musique ; chaque époque a les siennes : Molière, Racine et Boileau, les deux derniers plus que le premier, ont de ces formules. La Fontaine s’en est affranchi ; ses défauts sont siens comme ses qualités ; s’il sommeille de temps en temps, comme Homère, personne n’a attaché un oripeau à sa muse. Quant à ses beautés, elles semblent se cacher sous sa simplicité et s’ignorer elles-mêmes. Sa poésie est noble comme son lion, qui ne sait pas qu’il est noble. Rien ne s’y montre de l’époque que ce qui en fut le plus aimable : l’esprit, plus charmant alors qu’en aucun autre âge de la société française ; un peu de La Rochefoucauld, un peu de Mme de Sévigné, avec le naturel qui les avait faits amis ; la galanterie tendre et ingénieuse, qui est la forme de l’amour dans notre pays.

§ VII. La Fontaine a eu plus de goût que Molière, Racine et Boileau.

S’il n’était pas indiscret, en parlant de si grands écrivains, de donner quelque avantage de comparaison à l’un d’entre eux sur les autres, je dirais que La Fontaine a eu plus de goût que ses trois amis. Comparé, sinon à Molière, chez qui les fautes contre le goût sont si excusables, et dont la fécondité et la force déjouaient cette surveillance délicate de l’esprit sur ses productions, mais à Racine et à Boileau, qui en avaient fait une sorte de science, La Fontaine a le goût aussi sain, et il l’a plus libéral. Il est sévère, sans être timide ni superbe. Il songe plus à jouir de ce qu’il aime qu’à se fâcher contre ce qu’il n’aime pas. Il n’a pas l’emportement de Boileau contre les méchants vers. Les fautes lui paraissent le prix dont il est bien juste de payer les beautés si diverses et si charmantes des lettres. Il aimait trop les livres, et trop toutes sortes de livres, pour faire des réserves théoriques en les lisant, ou pour être prévenu contre eux, par quelque principe hautain, avant de les ouvrir.

Dans cette société de quatre amis, qu’il peint au 1er livre des Amours de Psyché, d’où l’on avait banni, dit-il, « la conversation réglée et tout ce qui sent sa conférence académique », on se souvient qu’il est Polyphile, l’amateur de toutes choses87. C’est son vrai nom, et cet amour pour toutes choses ajoute à la gloire de ce goût ; car il n’y a pas peu de mérite, quand on aime tout, à savoir choisir. Les anciens ne lui gâtaient pas les modernes :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse   :
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi
Non qu’il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages88 .

Mais ce choix n’est pas préventif ; les parties défectueuses ne font pas tort aux bonnes ; La Fontaine préfère sans exclure. Nature heureuse entre toutes, il a les qualités sans les défauts, il peut aimer sans haïr, et il sait garder, jusque dans la perfection, je ne sais quelle aisance qui donne à la pureté de son goût l’air d’un instinct.

N’en faut-il pas conclure que le propre du goût est de nous ramener à notre instinct ? L’étude, la comparaison, toute cette intervention de la volonté que suppose le goût, ne font que dégager ce que nous sommes réellement de ce que nous a faits d’abord, soit l’imitation du tour d’esprit de notre temps, soit une mauvaise éducation. Le poète le plus naïf du dix-septième siècle en est peut-être le plus travaillé. Les ratures de la Fontaine sont célèbres. Il ne voyait pas toute sa pensée d’abord ; ce qu’un premier travail amenait sous sa plume, c’était quelque impression encore vive de ses anciennes lectures ; au lieu d’une grâce qui lui fût propre, c’était peut-être une réminiscence de Voiture. Pour arriver à sa vraie pensée, pour se trouver lui-même, il fallait que le goût vînt lui donner du doute sur ce qu’il avait écrit dans cette première faveur de l’esprit pour ce qu’il vient de produire.

Voilà une bien illustre preuve que nous n’arrivons au naturel que par le travail. De même que dans les arts du dessin et de la scène, voire dans l’art un peu frivole de la danse, le travail seul nous donne une main sûre, un geste aisé, la grâce et la souplesse des mouvements, de même dans les ouvrages de l’esprit c’est par le travail que nous nous débarrassons des fausses impressions, de l’humeur, de la tyrannie du corps, de l’imitation, du désir de briller, de la vanité, de tout ce qui nous empêche d’être naturels. Le travail seul fait les écrits durables ; le goût seul nous rend capables de travail. Il y a eu des hommes doués d’un beau naturel à qui le goût a manqué, et avec le goût la force de découvrir ce naturel, de s’y attacher, de le défendre contre la tentation des mauvais succès par des complaisances au tour d’esprit de leur temps. Après avoir été les instruments des plaisirs de la foule, ils ont laissé, comme les acteurs célèbres, un nom sans œuvres ; et l’on est réduit à conjecturer leur génie d’après quelques passages où il s’est fait jour, comme on conjecture l’art des grands acteurs par quelques traditions de foyer.

§ VIII. Des Contes et des autres poésies de La Fontane.

L’esprit de cet ouvrage ne me permet pas de parler des Contes de la Fontaine, peut-être même m’empêcherait-il d’en être bon juge. Je ne puis aimer sans préférer, je ne sais pas préférer sans faire quelque injustice. Les Fables, à mes yeux, font tort aux Contes.

Ce scrupule paraîtra peu conforme à la mention détaillée que j’ai faite des contes et fabliaux des ancêtres de La Fontaine89 ; mais si. j’en ai parlé en effet, c’était moins pour indiquer des lectures à faire que par la nécessité de chercher la langue, et d’en épier, pour ainsi dire, les progrès dans les ouvrages les plus goûtés d’alors. L’antiquité même de cette langue, la difficulté d’arriver au sens ôte le sel aux plus piquants ; c’est un plaisir de savant, trop indirect pour être dangereux. La grossièreté des mœurs les excuse d’ailleurs ; la licence n’y était peut-être qu’une honnête liberté. Écrits à une époque de demi-barbarie, ils n’y ont pas eu la faveur des livres défendus. Il n’en est pas de même des Contes de La Fontaine. C’est au plus bel âge de la langue, et pour le plaisir secret d’une société où les mœurs générales étaient graves, que notre poète les a écrits. La lecture en est facile, et la gaze y est toujours transparente, quand le poète ne s’en passe pas tout à fait. En parler pour les blâmer serait pruderie ; les louer, ils n’en ont pas besoin. Ces livres-là ne font que trop leur fortune d’eux-mêmes ; n’en rien dire est le plus sage.

Il faut pourtant défendre La Fontaine du reproche d’avoir voulu tirer gloire ou profit du scandale de ces Contes. L’idée lui en vint, comme on sait, d’une grande dame de la cour, fort voluptueuse, laquelle ne se plaisait qu’aux écrits qui lui présentaient des images de sa vie galante et en prolongeaient ainsi les plaisirs. Il se fit auteur licencieux par laisser-aller, sans se douter qu’il fît tort aux mœurs. Quand les prudes réclamèrent, et que Tartufe se fut récrié en se couvrant les yeux, l’excuse que donna le poète prouva qu’il ne se rendait guère compte de son crime. « Je dis hardiment, écrit-il, que la nature du conte le voulait ainsi » ; et il s’autorise des préceptes d’Horace sur les genres90. Enfin, averti que c’était au genre même qu’on en voulait, et que plus il était conforme aux préceptes d’Horace, moins il plaisait à M. le prévôt de Paris91, il entendit le reproche, et il y fit cette réponse qui absout ses intentions : « La gaieté des contes, dit-il, fait moins d’impression sur les âmes que la douce mélancolie des romans les plus chastes. »

Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles   ; souffrez mon livre   :
Je réponds de vous corps pour corps.
Mais pourquoi les chasser ?
Contons, mais contons bien   ; c’est le point principal,
C’est tout. A cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille92 .

On ne parvint que fort tard à lui persuader que ses Contes n’étaient pas tout à fait innocents. Après une maladie, ne s’avise-t-il pas d’offrir le produit d’une édition au prêtre qui l’avait assisté, pour être distribué en aumônes aux pauvres ? La piété seule à laquelle il accoutuma ses dernières années, l’éclaira enfin ; encore ne suis-je pas bien sûr qu’il n’y ait pas eu là plus de soumission que de conviction, et qu’il crût sérieusement avoir corrompu son siècle en ne songeant qu’à l’amuser.

Deux de ces Contes, la Courtisane amoureuse et le Faucon, le dernier tout au moins, mériteraient la popularité de ses fables, même auprès de ceux qui se respectent le plus dans leurs lectures. Ce sont deux modèles de cette sensibilité douce, sans vapeurs ni fausses grâces, propre aux gens dont le cœur est bon et l’esprit juste. Par le récit, par la narration si malaisée, comme il dit, par la description qui ne l’est guère moins, par les réflexions enjouées ou sérieuses qu’il y mêle, par ses retours sur lui-même, par cette façon de parler de soi au profit des autres, ces deux contes valent ses meilleures fables : et qui vaut plus au monde que ses fables ?

Où La Fontaine est un peu, si peu que ce soit, c’est beaucoup ; c’est tout, comme il disait tout à l’heure du bien conter. Or, dans laquelle de ses plus petites pièces, les plus humbles, les moins connues, rondeaux, sonnets, quittances en vers à Fouquet pour le quartier de sa pension, dizains, chansons, odes même, quoiqu’il y soit encore plus maladroit que Boileau, dans quelle pièce enfin n’est-il pas, au moins un peu ? Il a moins imité Voiture qu’il ne croyait ; il y prenait tout le bon, qui lui fit un moment illusion sur tout le reste. Tout pouvait lui servir ; personne, quoi qu’il en ait dit, ne pouvait le gâter. Il n’eut à craindre que son goût pour la paresse ; mais Boileau était là, qui l’empêcha de s’y laisser aller.