(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre sixième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre sixième »

Chapitre sixième

Suite de l’histoire des pertes. — La comédie après Molière. — § I. Regnard ; le Joueur. — Dufresny. — Dancourt. — Turcaret. — § II. Marivaux. — Destouches. — La Chaussée. — § III. Retour à Molière. La Métromanie. — Le Méchant. — § IV. Diderot. La théorie de la comédie sérieuse. — § V. Beaumarchais. — Le Barbier de Séville. — Le Mariage de Figaro. — § VI. Andrieux et Collin d’Harleyille. — Fabre d’Églantine ; le Philinte de Molière.

Il semblait qu’il y eût du nouveau à tenter dans la tragédie après Corneille et Racine. Comme je l’ai dit au chapitre précédent, la scène pouvait être plus animée, l’action plus rapide, la représentation plus semblable à la réalité. Ce triple changement fut l’œuvre de Voltaire ; c’est la nouveauté durable de son théâtre.

Après Molière, qu’y avait-il à essayer de nouveau dans la comédie ? Est-ce du côté du spectacle ? Nul n’y pouvait songer. Le spectacle, la pompe, une vaste scène, ajoutent à l’effet de la tragédie ; ils mettent les portraits dans leurs cadres. Nous sommes dans l’histoire ; l’appareil théâtral nous donne la date, le lieu, les costumes ; il nous rend contemporains du passé. La comédie n’a que faire de tout cela. C’est assez pour elle d’un paravent pour coulisse, d’un salon pour scène. Plus le théâtre a l’air d’un appartement, mieux le spectateur s’y reconnaît. Le comble de l’illusion, pour la comédie, c’est de faire croire au public qu’il est chez lui. A quoi bon plus d’action ? Ceux pour qui le Misanthrope n’en a pas assez avaient de quoi se dédommager dans le Tartufe. Y avait-il à s’approcher un peu plus de la vérité dans le dialogue, en y réduisant la part de chacun et en abrégeant les tirades ? Soit. Si quelqu’un pensait que discourir comme Alceste et Philinte n’est pas causer, et que les belles tirades sentent trop la thèse, il n’avait qu’à venir au Molière du lendemain. Là il assistait à une conversation ; là le dialogue est vif, coupé ; l’attaque et la riposte s’y succèdent comme les coups dans un duel. Aimait-on mieux pour la comédie la prose que les vers ? On n’avait qu’à faire comme Fénelon, et à chercher dans la prose de l’Avare la perfection que les vers ôtent, selon lui, au Misanthrope. Préférait-on l’inattendu de l’intrigue aux effets prévus de la comédie de caractère, le bon rire des bourgeois au fin sourire des gens de cour ? Molière y avait pourvu. Molière corrigeait, complétait, perfectionnait Molière. Il avait pris, tour à tour, à la volonté des gens, les nobles traits d’Alceste, la mine d’aigrefin de Mascarille, le visage refrogné de Sganarelle, l’air ingrat et les mains crochues d’Harpagon. Il avait porté tous les costumes, depuis l’habit brodé d’Alceste jusqu’au sac de Scapin. Il n’y avait pas un goût, pourvu qu’il fût franc, qui n’y trouvât la chose qu’il aimait le mieux, et en perfection.

Molière ne laissait d’autre champ à ses successeurs que le choix dans l’imitation.

On ne s’avisa pas d’abord d’essayer de la haute comédie. Personne après Molière n’était de force à l’oser. On reprit tout ce qu’il avait successivement abandonné. La comédie recula modestement jusqu’à l’Étourdi. Les pièces à intrigue ramenèrent les coups de théâtre, les aparté, les valets de fantaisie, des rôles au lieu d’hommes, l’esprit du poète au lieu de la nature. Les caractères généraux paraissaient épuisés ; il restait les caractères anecdotiques, un joueur, une coquette de village, des Normands qui se réconcilient, un philosophe sans le savoir ; ou bien les travers du jour, une bourgeoise à la mode de 1692, une femme d’intrigue de la même année, un financier de 1709. Les auteurs regardaient désormais le monde au microscope, au risque de prendre pour un caractère un ridicule plusieurs fois grossi.

§ I.

Le Joueur de Regnard. — Dufresny. — Dancourt. — Turcaret.

Le Joueur de Regnard

En 1696, une comédie en vers fit dire que Molière avait trouvé un successeur. Ce fut le Joueur, de Regnard. Il faut lire le Joueur après l’Étourdi ou le Menteur, non après le Misanthrope. J’y vois une intrigue plaisante ; j’y cherche un caractère. Le nom même de caractère ne convient qu’à une disposition dominante qu’ont enracinée et fortifiée le temps et l’habitude. On n’en change pas, on ne s’en dépouille pas. On peut en être puni ; en est-on jamais corrigé ? Dans les comédies durables, chaque personnage porte la peine de son caractère. On en voit de rudement châtiés : il n’en faut pas demander davantage. Espérer qu’ils changeront, qu’il y aura, comme dit le grand Corneille, purgation des passions, n’y songeons pas. On sent bien que Tartufe, que l’Avare, que le Misanthrope même ne se corrigeront pas ; mais ce qui suffit à la vérité suffit à la morale, et pourvu que le spectateur qui vient d’applaudir à leurs disgrâces songe, en s’en allant, à ce que coûte un travers ou un vice, que veut-on de plus ?

Jouer n’est pas un caractère ; la preuve c’est qu’on s’en corrige : le joueur cesse de jouer. Bourdaloue, dans une peinture éloquente des ravages du jeu, parle de gens « que la nécessité des temps force d’apporter quelque tempérament à leur jeu52. » On joue donc plus ou moins selon les temps : le jeu peut donc être une affaire de mode. Pour un joueur qui l’est par passion, combien le sont pour faire comme les autres ! Regnard avait eu, dans sa jeunesse, la fureur du jeu. Plus tard il s’y modéra. Où l’on peut se modérer, il n’est pas impossible qu’on se corrige, et si l’on se corrige du jeu, un joueur n’est pas un caractère. On ne tirera jamais d’un rôle de joueur le comique de caractère, qui est le vrai comique.

Il est un cas pourtant où ce genre de comique peut naître de la passion du jeu ; c’est quand cette passion est vieille et qu’elle a pris l’homme tout entier. C’est « le jeu effroyable, continuel, sans retenue, sans borne », dont parle la Bruyère, « où l’on expose sur une carte ou à la fortune du dé la fortune de sa femme et de ses enfants53. » Le jeu poussé jusqu’à cette fureur est une seconde nature ; c’est tout l’homme. Mais alors il faut le renvoyer au drame.

Le Joueur de Regnard n’est qu’un de ces jeunes étourdis qui jouent par imitation et que l’âge corrige.

Je l’attends à quelques années de là. Il sera Regnard, toujours joueur peut-être, mais jouant un jeu honnête et borné, et mettant avant le jeu tout ce que dans sa jeunesse il mettait après. Je ne vois dans toute la pièce que Regnard qui, sous le nom de Valère, me montre son esprit et rime agréablement ses souvenirs de mauvais sujet.

Cependant la Harpe loue le comique du caractère dans le rôle du Joueur. Est-ce parce qu’il est amoureux quand il a perdu, indifférent quand sa bourse est pleine ? Qu’y a-t-il là de si comique ? Un joueur malheureux ne pense qu’à se rattraper. Heureux, il redevient amoureux ; voilà la nature. Si Valère oublie dans la joie du gain son amour pour Angélique, et s’il s’en souvient dans la perte, c’est qu’il n’est pas assez amoureux quand il aime, ni assez joueur quand il joue.

Je voudrais bien voir où le Joueur parle en vrai joueur. Serait-ce quand, après un coup qui l’a ruiné, il s’écrie :

Non, l’enfer en courroux et toutes les furies N’ont jamais exercé de telles barbaries.
Je te loue, ô destin, de tes coups redoublés.
Je n’ai plus rien à perdre, et tes vœux sont comblés.
Pour assouvir encore la fureur qui t’anime,
Tu ne peux rien sur moi : cherche une autre victime.

Et, plus loin :

Sort cruel, ta malice a bien pu triompher,
Et tu ne me flattais que pour mieux m’étouffer.

Il y a là des souvenirs des vers de Racine ; c’est peut-être une ingénieuse parodie ; ce n’est pas l’accent de la vérité.

La joie de Valère dans le gain est-elle plus vraie ? Je l’entends, après un coup heureux qui vient de remplir d’or son chapeau, vanter l’état du joueur, sa vie où s’enchaînent les plaisirs, le cuivre devenant or dans ses heureuses mains, les belles qui le poursuivent de leurs billets doux, les vieux seigneurs qui le cajolent, les festins, les bals, la comédie, etc. Pourquoi ne serait-ce pas tout aussi bien le langage d’un financier, qui, à la vue de sa cassette, songerait à tout ce qu’un mortel peut se donner avec de l’argent ? Je n’aime pas ces traits qui conviennent également à deux conditions très différentes ; ils ne caractérisent ni l’une ni l’autre.

L’idée de génie, dans le Joueur, c’est d’avoir amené Valère à mettre en gage le portrait d’Angélique. Au premier mot qu’il en dit à son valet, celui-ci se révolte :

Ah ! que dites-vous là ? Vous devez le garder.

Et Valère de répondre :

Tu sais jusqu’où vont mes besoins.
N’ayant pas son portrait, l’en aimerai-je moins ?

Voilà le joueur. Regnard l’a pris sur le fait. Le portrait mis en gage procure à Valère mille écus, et ces mille écus ont ramené la fortune. Valère va-t-il les retirer de son gain pour racheter le portrait ? Son valet le lui conseille honnêtement. Oh ! non, répond-il,

C’est un dépôt.

Trait charmant, le sublime du genre. L’argent du jeu ! Comment donc ? C’est le seul sacré ; le joueur n’a de devoirs qu’envers son gain.

Quelques traits de plus de cette force, et le joueur serait un caractère. Tel qu’il est, c’est le mélange ingénieux d’une esquisse vraie et d’un portrait de fantaisie. Ce qui appartient à l’esquisse est comique, même à la lecture ; ce qui appartient au portrait n’est plaisant qu’à la scène.

On en pourrait dire autant de tous les personnages de Regnard. Ce ne sont ni des types ni des individus. Enfants de sa bonne humeur, quelques traits d’observation juste, sinon profonde, les font par moments ressembler à des gens de connaissance. On dirait une joyeuse mascarade où de temps en temps un masque qui tombe laisse voir un visage d’homme. S’ils ne sont pas plus comiques, c’est qu’ils ne veulent être que plaisants. Regnard avait fait parler Polichinelle avant de s’essayer à faire parler le cœur humain. Songea-t-il même jamais au cœur humain, ce cynique mitigé, comme il s’appelle, qui invite ses amis à venir dans sa maison de Montmartre prendre leur part d’un festin qu’égayeront les « mots piquants »,

… enfants nés dans le vin ?

Le mot piquant c’est ce que cherche Regnard ; et s’il le trouve souvent, souvent aussi il le manque. Ses personnages sont ces hôtes qu’il convie aux luttes des mots piquants. Nul ne veut y être des derniers ; mais il s’en faut que tous y soient heureux.

Beaucoup de franche gaieté, avec le parti pris de toujours faire rire, voilà le fonds du théâtre de Regnard. Je sais des juges instruits et de goût qui n’admettent pas la restriction. S’ils le font de bonne foi, et non par peur du mot de Voltaire que « qui ne se plaît pas à Regnard n’est pas digne d’admirer Molière », c’est moi qui ai tort. Mais comment rire quand on n’en sent pas l’envie ? Il y a quelqu’un de plus gai que les pièces de Regnard, c’est le poète lui-même. Derrière ses personnages parfois plus grimaçants que plaisants, je le vois lui-même, au milieu de ses joyeux convives, riant du bon rire des gros mangeurs et des gens replets, et je préfère involontairement à ce qui a passé de sa gaieté dans ses pièces ce qu’il en gardait pour ses amis. Les personnages de Regnard semblent avoir été chargés de répéter ses bons mots. Le meilleur s’en est perdu en passant par leur bouche.

Je sais qu’en parlant ainsi de Regnard, je tombe sous le coup de la sentence de Voltaire. Soit ; je ne suis pas digne d’admirer Molière. Mais si je l’aime, si j’y passe mes meilleures heures, si je ne m’en lasse point, si j’y trouve toute comédie, même celle qui fait rire les plus mélancoliques, que gagnerais-je de plus à être « digne de l’admirer ? »

Les mêmes juges qui goûtent la gaieté de Regnard parlent aussi de l’excellence de son style.

C’est encore un éloge que je garderais pour Molière. Où le fond est si léger, comment le style serait-il excellent ? Regnard a souvent le vers aisé, net, bien tourné ; il ne l’a jamais éloquent. Il est par moments bon écrivain en vers ; il n’est jamais poète. Éloquence, poésie, tout le style est là, et il n’y a ni éloquence ni poésie où le comique ne naît pas des caractères. Voilà pourquoi les délicats en fait de poésie, ceux mêmes qui ne souffrent pas que Thalie soit une muse, ne refusent pas à Molière le nom de grand poète. Parlez-moi plutôt de la langue de Regnard que de son style. Vraie dans tout ce qui est esquisse vraie, spirituelle et correcte dans les choses de bon sens, presque sœur de la langue de Boileau dans les traits de satire contemporaine, la langue de Regnard dans tout le reste est de la langue facile. Les impropriétés n’y sont pas rares ; les vers prosaïques, si différents des vers familiers, y abondent ; la rime n’y obéit pas toujours, et où elle n’obéit pas elle commande. Le secret de Molière s’est perdu :

Enseigne-moi, Molière, où ta trouves la rime.

Il la trouvait où Regnard ne la cherche pas toujours, dans l’accord de la rime et du sens. Lisons-le donc un peu pour lui, un peu pour revenir, plus charmés par la comparaison, au divin poète chez qui la rime n’est qu’une grâce de plus qui nous invite à apprendre par cœur les vers que nous venons de lire.

Le théâtre de Regnard n’a tout son prix qu’à la scène. Il lui faut des acteurs dont le geste expressif et la voix mordante relèvent les mots qui se traînent, dont le jeu mette la gaieté où il n’a songé qu’à mettre la farce. Il les faut espiègles, alertes, vifs, pour ces artifices de scène où il ne peut y avoir de naturel que leur talent. Quand le Joueur, rentré le matin après une nuit passée au jeu, à demi égaré par ses pertes, parcourt la scène à pas précipités, si le valet qui le poursuit de sa robe de chambre déployée est un acteur habile, toute la salle rira de bon cœur. La lecture éteint ce feu des jeux de scène, refroidit plus d’un effet de surprise, émousse plus d’une pointe. Il est vrai que faire rire à la scène, en dût-on le succès à de bons acteurs, ce n’est pas si peu, puisque c’est la gloire.

Regnard avait été quelque temps brouillé avec Boileau. C’était après la satire contre les femmes. Regnard y répondit par une satire contre les maris. Il n’eut pas l’avantage. Ce fut l’occasion de la querelle. La vraie cause était le dépit d’un auteur au début qui en voulait à Boileau de la gêne des règles. Devenu plus juste avec plus de talent, Regnard se rapprocha de celui de tous les critiques qui a eu le plus de souci de la gloire des écrivains. Les Ménechmes furent le gage de leur réconciliation. Comment redevenir l’ami de Boileau sans faire quelque chose pour les règles ? Regnard y trouva la force d’écrire avec grand soin cette petite pièce, très librement imitée de Plante, où beaucoup de vers ont la franchise et la correction du maître. Le Joueur ne devrait être que pour une moitié dans la célébrité de Regnard ; les Ménechmes y devraient être pour l’autre.

Dufresny. — Dancourt — Turcaret.

Il est triste que Regnard n’ait pas fait une seule fois mention de Molière. Il est plus triste qu’il se soit trouvé un auteur qui s’impatientât de cette gloire jusqu’à trouver qu’il manquait quelque chose à Molière. Ce quelque chose, qui le croirait ? c’est l’esprit. Dufresny s’en avisa le premier, et osa le dire. S’il s’agit de l’esprit de mots, Dufresny n’avait pas tort ; Molière s’en passe dans les comédies de caractère. Ce n’était pas faute d’en avoir presque autant que Dufresny ; témoin tout ce qu’il en a prêté aux légères créations de l’Étourdi et du Dépit amoureux. De ce hors-d’œuvre, dont le génie vigoureux de Molière s’était bientôt dégoûté, Dufresny fit le fond de tous ses repas. C’était un fureteur de ces aventures anecdotiques dont un homme d’esprit tire des sujets de pièces, en s’y chargeant de tous les rôles. Les paysans de Dufresny sont Dufresny en paysan. On se trouve de l’esprit en lisant Molière, en lisant Dufresny on craint d’être un sot ; et comme c’est l’espèce de peur qu’on pardonne le moins, on se venge du livre en le fermant.

Dancourt eut la sagesse de se faire un art à sa taille. Il s’abstint d’écrire en vers, et composa, sur le modèle des comédies bourgeoises de Molière, des pièces en prose assez gaies, écrites avec naturel, qui firent rire Louis XIV, rendu difficile par Molière.

Après Regnard et Dancourt, le nom populaire de Turcaret nous avertit qu’il y a là un ouvrage durable. Turcaret vit ; il est au milieu de nous. La révolution de 89 lui a ôté sa vaste perruque, son habit d’or, les diamants qui chargeaient ses doigts ; elle lui a laissé sa suffisance et sa sottise. La finance renouvelle sans cesse les copies de Turcaret. L’esprit d’égalité les force à ressembler, au moins par l’habit, aux autres hommes ; mais le cœur est resté le même. Ces gens-là pensent tous, comme Turcaret, que l’argent donne toutes les qualités dont il tient lieu.

C’est un trait de génie d’avoir entouré Turcaret de fripons ; la compagnie est digne de l’homme. Celui qui n’estime que l’argent mérite de vivre au milieu de gens qui ne pensent qu’à lui voler le sien. La morale de la bonne comédie le veut ainsi, et la vérité le veut avant la morale. Si rangent tout seul donnait de vrais amis, des serviteurs fidèles, qui donc aurait tort de s’enrichir à tout prix ? Le châtiment inévitable du travers de Turcaret, c’est d’avoir affaire à des gens qui entendent bien lui reprendre une partie de ce qu’il a pris. Ces fripons-là, d’ailleurs, font leurs coups hors du ressort du Châtelet ; ce sont de ces honnêtes gens qui ne se permettent que ce que la loi ne défend pas, et qui s’aiment trop pour nous donner la consolation de se faire pendre. Gil Blas en est plein ; on tiendrait plus de compte à Lesage de son Turcaret, s’il n’avait pas fait Gil Blas.

§ II. Marivaux. — Destouches. — La Chaussée.

Marivaux

C’est le contraire qui est arrivé à Marivaux. Son roman de Marianne, quoique travaillé pendant vingt ans, et en beaucoup d’endroits d’un agrément et d’un fini proportionnés au travail, n’a pas fait tort à ses pièces. Beaucoup de choses dans ce roman sont mortes. Si l’on ne savait que l’auteur a mis vingt ans à l’écrire, et qu’il a survécu vingt ans à son œuvre inachevée, on le devinerait : il sent la lassitude. Le travail qui ne ramène pas l’écrivain au naturel l’en éloigne presque autant que l’imitation des choses à la mode. Pour vouloir être trop rare, Marivaux s’est perdu dans ses propres finesses. Le vrai même dans Marianne manque de naïveté, et c’est souvent le spécieux qui se présente à sa place. Enfin, le théâtre de Marivaux est plus aisé que son roman, et quoique là encore le fini y touche souvent au précieux, on se délasse et on se détend du Marivaux de Marianne dans le Marivaux des Jeux de l’amour et du hasard et des Fausses confidences.

Ces pièces sont loin pourtant d’être de la force de Turcaret. Turcaret est un caractère ; il est toujours de ce monde. Parlez au premier venu de Turcaret, le nom évoque l’homme ; plus d’un qui n’a pas la pièce de Lesage connaît pourtant Turcaret. Voilà la vie et la gloire.

Au contraire, parlez, même à un homme instruit, de Dorante et de Silvia. Lesquels ? dira-t-il. On en compte plusieurs, même dans Marivaux. Mais parlez de deux jeunes fiancés qui, pour s’éprouver, se font la cour sous un déguisement, l’un de valet, l’autre de soubrette, tout le monde s’en souvient et nomme les Jeux de l’amour et du hasard.

Cette pièce n’est qu’une situation, mais je n’en sais guère de plus aimable au théâtre. Les deux jeunes gens s’éprennent l’un de l’autre, attirés par un charme secret dont ils ne songent pas à se défendre, tant ils sont sûrs de n’y pas céder. Peu à peu ce charme, devenu plus fort, les étonne, puis les inquiète, et à la fin les domine. Marquer ces progrès et cette marche insensible de l’attrait qu’on ne s’avoue pas à la passion qu’on déclare ; mettre sans inconvenance une fille de condition en face d’un valet qui lui fait une déclaration d’amour ; nous faire consentir qu’elle écoute ce valet et qu’elle réponde de façon à ne pas le désespérer et à ne pas l’encourager ; la retenir dans le naturel et la vérité, entre la raison qui lui montre le péril, et le penchant secret qui le lui dérobe, fuyant et s’avançant à demi, retirant les paroles échappées, fermant son cœur presque en même temps qu’elle l’entr’ouvre, c’est un vrai tour de force de l’art, ou tout simplement une vérité de cœur humain vue avec simplicité, en un jour de veine heureuse, non par le Marivaux bel esprit, entêté du fin 54 et ne voyant dans Voltaire que « la perfection des idées communes », mais par le Marivaux homme de bien et doux, naturel à force de candeur, et peut-être à son insu.

Les Fausses Confidences ne sont que la même situation, avec des circonstances qui la diversifient. Ici le Dorante n’est pas un valet ; mais s’il est quelque chose de plus, c’est de fort peu : il est l’intendant de celle qu’il ose aimer. Il y a là, comme pour Silvia, un cas de mésalliance : La mère d’Araminte, bourgeoise entichée des grandes alliances, veut faire chasser Dorante, parce qu’il a le double tort de n’être pas l’intendant de son choix et d’oser lever les yeux sur sa fille. Araminte commence, ainsi que Silvia, par le plaisir secret de se voir aimée sans conséquence. Elle laisse venir la tentation, parce qu’elle se croit certaine de vaincre. En défendant Dorante contre sa mère, elle croit ne défendre que son droit d’avoir pour intendant qui bon lui semble, et la cause du bon sens contre le préjugé des grandes alliances. Mais ce qui au fond la pousse à parler, c’est l’amour. A la fin elle verra clairement dans son cœur, et c’est elle-même qui ordonnera son mariage avec Dorante.

Rien de plus aimable, de plus fin avec aisance, de plus ingénieux sans subtilité que ces scènes de sentiment. Qu’importe que Marivaux nous y mène par le chemin de l’invraisemblance ? Si détournées que soient les routes, pourvu qu’on arrive à la vérité, je ne chicane pas. A ce prix-là, je me résigne volontiers à traverser, dans Marivaux, ses inventions de maîtres déguisés en valets, ses faux confidents, même son marivaudage, qui paraît la langue naturelle de ces invraisemblances, et dont il réserve d’ailleurs les grâces minaudières pour ses valets.

Destouches.

Vers le temps ou Paris applaudissait les pièces de Marivaux, un homme doué de cet esprit du monde qui est plutôt le tact que le sentiment du ridicule et le talent de le peindre, Destouches, d’abord diplomate, puis auteur par passe-temps, crut avoir trouvé, dans les loisirs de sa jolie maison de campagne près de Melun, un genre de comédie nouveau. Resté diplomate, même dans le témoignage qu’il se rend comme auteur, « il n’entendait, dit-il modestement, qu’essayer, par quelque changement dans les mœurs et le ton des personnages, à se rendre supportable après Molière. » Regnard et Dancourt avaient prodigué les saillies d’esprit, les équivoques, les jeux de scène, Lesage, dans Turcaret, n’avait peint que des fripons. Destouches voulut épurer la comédie de tout ce qui provoquait la grosse gaieté ou qui sentait la mauvaise compagnie. Il imagina une sorte de comédie bienveillante et diplomatique, où tous les personnages prétendent intéresser, les uns par leurs vertus, les autres par des travers dont ils guériront. Avec Destouches, on ne désespère de l’amendement de personne. C’est de la comédie qui prétend ingénument ne pas faire rire. Les mœurs du théâtre de Destouches, plus douces que vraies, ses caractères qui se corrigent invariablement à la fin de la pièce, son dialogue obligeant et qui sent la négociation, les bonnes manières de ses personnages qu’on dirait formés autour du tapis vert de la table d’un congrès55, tout cela veut être joué en famille. Le meilleur ouvrage de Destouches, le Glorieux, demande un parterre d’enfants, quoiqu’il n’y manque pas de traits justes et délicats, dont les parents peuvent faire leur profit.

Le succès ne fit pas défaut aux pièces de Destouches. Cette comédie ingénue devait plaire à des spectateurs qui avaient vu la comédie effrontée de la régence, et qui peut-être y avaient eu des rôles. Le bon ton des personnages, quantité de bons sentiments qui font ressembler ces pièces à des moralités, beaucoup de cet esprit qui fait plutôt estimer l’auteur que rire de ses personnages, une raillerie dont les pointes sont émoussées, un style coulant et flatteur, une correction superficielle, tout cela fut très goûté d’abord, puis délaissé. La bonne compagnie avait peut-être raison d’applaudir ces jouvenceaux gourmandés par un père respectable et qui se corrigent à ses genoux. Mais les critiques de Destouches, ou, comme il les appelle, ses envieux, n’avaient pas si tort de regretter la gaieté de Regnard, la bonhomie de Dancourt, ou même les saillies de Dufresny. La comédie de Destouches avait cessé de faire rire ; c’était une transition naturelle à la comédie qui allait faire pleurer.

La Chaussée.

Le premier qui fit pleurer à la comédie fut la Chaussée. C’était un homme d’esprit et de goût. Il avait commencé par se moquer des nouveautés de Lamotte, de son Homère abrégé et traduit, et de ses odes en prose. Le début promettait ; mais à l’âge de plus de quarante ans, une actrice charmante, Mlle Quinault, le jeta lui-même dans des nouveautés qui n’eurent guère moins d’éclat ni une fin plus heureuse que celles dont il avait ri. Elle le pria de faire d’une anecdote de société une pièce de rire et de larmes. La Chaussée donna le Préjugé à la mode. L’ouvrage fut très applaudi. D’autres le suivirent, qui ne le furent pas moins. La question du mélange des deux genres paraissait résolue. On venait de trouver le moyen de faire passer le spectateur dans la même soirée par les deux états extrêmes de l’âme, le rire et les larmes.

Par malheur, on ne rit pas et on ne pleure pas des mêmes choses aujourd’hui qu’en l’an 1735. Il y a une sensibilité comme une gaieté de mode. Il arrive même que ce qui a fait pleurer les pères fait rire les fils. La Chaussée ne connut que les pleurs et le rire du jour. Il y eut des contemporains qui s’en aperçurent, et qui se doutèrent de l’illusion.

Le mot de comédie larmoyante est du temps. Larmoyer n’est pas pleurer ; ces gens-là le sentaient bien. La Chaussée lui-même ne se fiait guère à son genre, tant il prend de précautions pour ne pas forcer le rire ou les larmes, et pour se tenir dans le juste milieu. De cet honnête combat entre les incitations de la mode et les scrupules de son goût, il résulta un travail sans vérité, qui finit par ne plus faire rire ni pleurer personne, même de son vivant.

C’est à Voltaire, dit-on, que mademoiselle Quinault avait offert d’abord le sujet du Préjugé à la mode. Il résista prudemment à la tentation d’être le père de la comédie larmoyante ; il ne résista pas à l’émulation des succès de la Chaussée. Il fit jouer l’Enfant prodigue un an après le Préjugé à la mode, et Nanine deux ans après la Gouvernante. Voltaire, imitateur tardif de la comédie larmoyante, la prit plus au sérieux que la Chaussée lui-même. Au lieu de rester, comme l’inventeur, sur les limites du gros rire et des grosses larmes, il se servit du burlesque pour égayer son spectateur et du tragique pour l’attendrir. On est médiocrement peiné qu’un homme qui eut du génie en tant de choses en ait manqué pour la comédie ; mais il est triste de voir Voltaire disputant à la Chaussée le prix dans un genre dont il se moque, et abandonné cette fois par son esprit qui ne voulut pas faire les affaires de son amour-propre. Ce vers même de dix syllabes où il est si à l’aise, y est sans grâce et sans vivacité. Où la pièce prétend toucher, il est lourd ; où elle veut faire rire, il n’est que grimaçant.

On ne lit plus Destouches, ni la Chaussée, ni les comédies où Voltaire s’est compromis, croyant, cette fois encore, qu’il était capable de faire tout ce dont il excellait à parler. Il y aura toujours des spectateurs et des lecteurs pour les auteurs de comédies qui ont suivi les voies de Molière, pour Dufresny, quoiqu’il ne lui ait pas trouvé d’esprit, pour Marivaux, quand il n’abuse pas du sien, pour Dancourt, pour Lesage, pour Regnard, en tête de tous. Des trois genres de comédie où Molière a excellé, ils ont imité le moins difficile, la comédie d’intrigue. C’est à leur louange ; il y a une sorte d’originalité à savoir ce qu’on est capable d’imiter.

§ III. Retour à Molière. — La Métromanie. — Le Méchant.

L’imitation de Molière est si féconde, qu’il en a bien pris à deux auteurs de cette première moitié du siècle de quitter la poésie légère, pour s’aventurer, sur les pas de ce guide, dans la haute comédie. C’est Piron, le génie de l’épigramme gaie, et Gresset, le génie du petit vers de collège. Molière apprit à Piron qu’il valait mieux que ses épigrammes ; à Gresset, que l’art sérieux du Méchant ne ferait pas tort aux aimables mignardises de Vert-Vert et de la Chartreuse.

Piron semble avoir écrit la Métromanie devant quelque image de Molière, les yeux fixés sur le visage du contemplateur, lui demandant le secret de créer un caractère. Mais il a tort de croire que Molière eût trouvé son sujet fécond. La passion de rimer peut être un ridicule : ce n’est pas un caractère. Molière a eu dans l’esprit deux personnages entêtés de vers. Il s’est bien gardé d’en faire deux sujets de pièce. Oronte ne paraît qu’un moment pour faire les honneurs de son sonnet. Quant à Trissotin, s’il est en scène jusqu’à la fin, est-ce à titre de faiseur de vers, ou de faiseur de dupes avec ses vers ? Il s’est introduit chez Philaminte, pour un gain plus solide que la louange des précieuses. Notre homme en veut à la fille, pour sa dot. Ce dessein, adroitement mené, de tirer profit de la sotte admiration qu’on a pour lui, voilà ce qui fait le caractère. Trissotin est le Tartufe du bel esprit. Il s’insinue chez les gens par de petits vers, comme l’autre par la dévotion.

Le métromane de Piron n’a ni la vanité d’Oronte, ni la cupidité de Trissotin. Le titre de la pièce le dit : il a la manie des vers. Soit. Si sa manie est sérieuse, il va nous donner à rire. Mais, dès la première scène, je vois qu’au lieu de s’appeler de son vrai nom Damis, il s’est donné le sobriquet de M. de l’Empyrée. Il ne m’en faut pas plus pour le juger. S’il ne se prend pas au sérieux, je suis sûr qu’il ne sera pas plaisant. Quoi de moins plaisant en effet que Damis ? Il ôte aux autres le plaisir de se moquer de son travers, en s’en moquant lui-même. Damis a ce qu’il veut. On n’a pas la moindre envie de rire.

Damis a un autre défaut, le pire de tous : ses qualités n’attachent pas. Il est désintéressé, mais il ignore le prix de ce qu’il sacrifie. Il pouvait épouser une riche héritière, il la cède à un ami. Le beau mérite ! il n’en est pas amoureux. On ne lui veut ni mal ni bien, et quand, à la fin de la pièce, il s’écrie :

Muse, tenez-moi lieu de fortune et d’amour !

il fait penser à la fable du Chien qui lâche sa proie pour l’ombre.

Un seul rôle dans la Métromanie est vivant : c’est M. Baliveau, oncle de Damis. Celui-là déteste la manie des vers, et ne veut pas laisser son bien à un métromane. Ce n’est qu’une esquisse, mais l’esquisse est vraie. Aussi les meilleurs vers de la pièce sont-ils dans la bouche de Baliveau. Molière n’eût pas désavoué cette apostrophe à Damis qui parle de chercher fortune « au Temple de mémoire » :

Où vas-tu la chercher ? Ce temple prétendu
(Pour parler ton jargon) n’est qu’un pays perdu,
Où la nécessité, de travaux consumée,
Au sein de son orgueil se repaît de fumée.
Eh ! malheureux, crois-moi, fuis ce terroir ingrat ;
Prends un parti solide et fais choix d’un état
Qu’ainsi que le talent le bon sens autorise,
Qui te distingue, et non qui te singularise.

Après Baliveau, ceux qui parlent le mieux, dans la Métromanie, sont les valets. Vrais valets de comédie d’ailleurs, copiés sur ce type, mi-parti de traits de convention et de traits de nature, que Molière avait rajeuni. Piron suit le maître, et s’en trouve bien. Ses valets sont sensés ; ils voient les travers de leurs maîtres, et ils y cherchent leur profit. Voilà pourquoi ils parlent avec vérité et gaieté.

Les choses se passent de même dans le Méchant, de Gresset. Les meilleurs vers sont dans le rôle d’Ariste, le sage, l’ami sensé de la sotte famille où le Méchant s’est rendu le maître en y brouillant tout le monde. Viennent ensuite les valets, une Lisette, un Frontin, esprits prompts, fines langues, dont on se souviendrait si Gresset, au lieu de les appeler de noms génériques, leur eût donné des noms propres. Lisette surtout, quand je la vois aux trousses du Méchant, me rappelle Dorine aux trousses de Tartufe ; par le bon sens, la riposte leste, le mot vif et heureux, elle en est par moments la digne fille.

Le principal rôle dans le Méchant, Cléon, n’est pas plus un caractère que le Damis de la Métromanie. Il est méchant pour le plaisir de l’être. Or, au théâtre, ce n’est pas l’être assez. Il ne fait pas rire, et il ne fait pas peur. Que fait-il donc ? On se le demande après avoir lu la pièce. Ce méchant n’a pas de dessein. Je me trompe, il pense par moments à tout brouiller, pour pêcher une femme en eau trouble. Il y a dans la maison une jeune fille et une vieille tante. Laquelle veut-il ? La tante au commencement, la nièce à la fin ; ni l’une ni l’autre, pour peu que la chose soit trop difficile. Il en a pris son parti d’avance :

Si rien ne réussit, je ne me pendrai pas.

Singulier propos dans la bouche d’un méchant. Aussi ne s’inquiète-t-on guère pour les gens qui ont affaire à Cléon. Que craindre d’un méchant qui ne tient même pas à ce que ses méchancetés lui profitent ?

La première fois qu’on joua le Méchant, Cléon ne parut qu’un homme comme tout le monde. J.-J. Rousseau note le fait56, comme une preuve, selon lui, de l’influence corruptrice des lettres sur les mœurs. Si les spectateurs ne trouvaient pas Cléon assez méchant, dit-il, c’est qu’ils l’étaient plus que lui. Rousseau se trompe. De ce que le parterre ne trouva pas Cléon assez méchant, il ne s’ensuit ni qu’il fût plein de méchantes gens, ni que les lettres corrompent les mœurs. Le public était venu voir un méchant ; on lui montrait un brouillon, à peine un peu plus méchant qu’un médisant, et beaucoup meilleur qu’un méchant : il était désappointé, et il le disait.

Cependant le Méchant est plus près d’être un caractère que le Métromane. Il y a dans tout brouillon un esprit satirique. C’est par là que Cléon est un peu de notre connaissance. Au sage Ariste qui l’attaque dans sa manie de brouiller, il répond :

Croyez-vous aux méchants ?...
Pour moi, je n’y crois pas, soit dit sans intérêt.
Tout le monde est méchant, et personne ne l’est ;
On reçoit et l’on rend ; on est à peu près quitte.
Parlez-vous des propos ? Comme il n’est ni mérite,
Ni goût, ni jugement qui ne soit contredit,
Que rien n’est vrai sur rien, qu’importe ce qu’on dit ?...
Aujourd’hui, dans le monde, on ne connaît qu’un crime,
C’est l’ennui : pour le fuir, tous les moyens sont bons.
Il gagnerait bientôt les meilleures maisons,
Si l’on s’aimait si fort ; l’amusement circule Par les préventions, les torts, le ridicule.
Au reste, chacun parle et fait comme il l’entend.
Tout est mal, tout est bien, tout le monde est content.

Voilà de ces « vers heureux et d’un tour agréable », que loue Voltaire, si bon juge, même dans un moment où il aurait bien envie de n’être pas équitable. J’en trouve encore dans la réponse d’Ariste :

On n’a rien à répondre à de telles maximes.
Tout est indifférent pour les âmes sublimes.
Le plaisir, dites-vous, y gagne ; en vérité,
Je n’ai vu que l’ennui chez la méchanceté.
Ce jargon étemel de la froide ironie,
L’air de dénigrement, l’aigreur, la jalousie,
Ce ton mystérieux, ces petits mots sans fin,
Toujours avec un air qui voudrait être fin ;
Ces indiscrétions, ces rapports infidèles,
Ces basses faussetés, ces trahisons cruelles ;
Tout cela n’est-il pas, à le bien définir,
L’image de la haine et la mort du plaisir ?
Aussi ne voit-on plus où sont ces caractères,
L’aisance, la franchise et les plaisirs sincères.
On est en garde, on doute enfin si l’on rira :
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
De la joie et du cœur on perd l’heureux langage
Pour l’absurbe talent du triste persiflage57.

C’est bien dit. L’Ariste de l’École des maris eût dit mieux ; mais, pour parler même un peu moins bien que son aîné, le nouvel Ariste avait dû pratiquer l’ancien. Ses vers ont l’originalité de la bonne éducation, la meilleure après celle du génie.

La Métromanie et le Méchant ont l’honneur de mettre Voltaire de mauvaise humeur. Il a tort de dire de la première, qu’il appelle la Piromanie, qu’elle ne doit son succès passager qu’à le Franc et à lui58. Elle le doit à « l’esprit et aux beaux vers » qu’il a le bon goût d’y louer lui-même, et ensuite à Molière. Pour le Méchant, je veux bien accorder à Voltaire que Gresset, devenu dévot, s’est fort exagéré le crime de l’avoir écrit. Oui,

Gresset se trompe, il n’est pas si coupable ;
Un vers heureux et d’un tour agréable
Ne suffit pas…

Mais il y a dans le Méchant quelque chose de plus, et n’y eût-il que « vers heureux et d’un tour agréable », ce n’est pas si peu ; car de tels vers ne se trouvent que pour des vérités fines et délicates. C’est la qualité du Méchant, et cette qualité manque à Nanine. Il y manque aussi les « beaux vers » de la Métromanie. Voltaire, qui s’en doutait un peu, n’en a-t-il pas voulu à la Métromanie et au Méchant d’avoir été plus heureux que Nanine ? Il y a deux choses dont il n’était pas incapable : être mécontent de lui, et ne pas le pardonner aux autres.

§ IV. Diderot. — Théorie de laComédie sérieuse.

Les plus agréables de ces pièces ne pouvaient contenter la hauteur d’ambition où nous avait mis Molière pour la comédie. Aussi, vers le milieu du siècle, le public demandait-il du nouveau. Deux hommes inégalement célèbres entreprirent de lui en donner ; à tout prix, peut-on dire, quand on voit les noms. Le premier, c’est Diderot, qui a écrit tant de pages sans laisser un livre, et parlé de tant de choses sans rien dire de décisif sur quoi que ce soit ; écrivain auquel on peut d’ailleurs pardonner bien des torts pour le travers, si rare, d’avoir toujours été trop jeune. L’autre est Beaumarchais chez qui tout sent l’aventurier, même les bonnes actions, même l’honnêteté, qui eut ses heures dans cette vie singulière ; auteur comme on est homme d’affaires, qui fit, entre autres spéculations heureuses, deux ouvrages supérieurs. Certes, s’il suffisait d’être hardi pour faire du nouveau, la hardiesse ne manqua pas à ces deux hommes, esprits insoumis, auxquels les voies régulières étaient inconnues. Ils n’eurent pas, d’ailleurs, le tort d’admirer médiocrement Molière ; mais ils virent en lui l’auteur de comédies plutôt que la comédie elle-même, et ils crurent, en quittant sa tradition, ne s’affranchir que d’un homme, tandis qu’ils sortaient de la comédie, hors de laquelle il n’y a, pour les plus heureux, que l’oubli après le succès d’un jour.

C’est ce qui s’appela, sous la plume téméraire de Diderot, le premier en date des deux réformateurs du théâtre, un retour à la nature.

Étrange destinée des mêmes mots ! On avait dit aussi des Fâcheux de Molière que c’était un retour à la nature. La Fontaine écrit à Maucroix, à la date de 1660 :

Nous avons changé de méthode :
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Ce que La Fontaine entendait par la nature, c’était, à la place des valets de convention de la farce italienne, les gens de connaissance qu’on venait de voir dans les Fâcheux ; c’était, au lieu des lazzis de Jodelet, les naïvetés échappées à un caractère ; c’était enfin l’homme remplaçant la marionnette. Voilà ce qui faisait dire à La Fontaine de l’auteur de ces nouveautés :

J’en suis ravi, car c’est mon homme.

Boileau, dont Molière n’était pas moins l’homme, n’entend pas la nature d’une autre façon. Ce qu’il a dit des pièces perdues de Ménandre, il le pensait du théâtre de Molière :

Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y vit avec plaisir ou crut ne s’y point voir.
L’avare, des premiers, rit du tableau fidèle
D’un avare souvent tracé sur son modèle59.

La nature que le dix-septième siècle applaudit dans la comédie, c’est donc le caractère en action et en paroles. C’est le fond de l’homme, que trouble, sans le changer, la passion. Voilà pourquoi les peintures de ce fond n’ont reçu aucune atteinte du temps, et pourquoi rien n’a vieilli de ce langage. L’art, qui s’attache à exprimer la nature participe de son caractère inaltérable, et, comme il représente ce qui n’est pas sujet au changement, ses couleurs ne passent point.

A la nature ainsi interprétée au dix-septième siècle, voici la nature que Diderot substitue :

Ce ne sont plus les caractères qu’il faut mettre sur la scène, ce sont les conditions.

La condition n’a été jusqu’ici que l’accessoire ; il faut en faire le principal. C’est du caractère qu’on tirait autrefois toute l’intrigue ; aujourd’hui la condition doit être le fond de l’ouvrage. Le financier, le père de famille, l’homme de lettres, le philosophe, le citoyen, le magistrat, le grand seigneur, l’intendant, etc., sont les personnages de ce que Diderot appellera la comédie sérieuse. Joignez-y les parents à tous les degrés, les gens de tout état, célibataires, maris, veufs, orphelins, enfants naturels, « combien de détails importants ! s’écrie Diderot, que de circonstances ! que d’actions publiques ou domestiques ! que de situations à en tirer ! Qui verra la fin d’un genre de comédie dont les conditions seront le fond ? Il s’en forme tous les jours, de nouvelles. » Ainsi s’exalte Diderot en vantant son invention.

La condition donnée, il reste à la combiner avec un caractère. Diderot détermine les proportions du mélange. La condition y sera pour les deux tiers, le caractère pour le reste. On aura un magistrat un peu avare, un intendant légèrement misanthrope, un négociant quelque peu tartufe. Grâce à ces mélanges, la condition rajeunira le caractère, et, pour peu qu’on s’y entende, « on pourra faire, affirme Diderot, un Misanthrope nouveau tous les cinquante ans. » Nous sommes à deux cents ans du premier ; le second, nous l’attendons encore.

La condition étant « la base » de la comédie sérieuse, toute l’intrigue doit consister à jeter le personnage dans les situations les plus incompatibles avec sa condition. S’agit-il d’un juge, par exemple ?

« Qu’il soit forcé, — je cite Diderot, — par les fonctions de son état, soit de manquer à la dignité et à la sainteté de son ministère, et de se déshonorer aux yeux des autres et aux siens, soit de s’immoler lui-même dans ses passions, dans ses goûts, sa fortune, sa femme et ses enfants. Que la violence de cette situation mette tout un peuple à la gêne, et que les spectateurs soient troublés, incertains, éperdus, comme ces gens qui, dans un tremblement de terre, voient les murs de leurs maisons vaciller et sentent la terre se dérober sous leurs pieds. » Voilà pour Diderot l’idéal d’une comédie sérieuse. Sérieuse, en effet, car je défie qu’on y trouve le plus petit mot pour rire.

Aussi bien, Diderot ne veut pas qu’on rie. Sa prétention va plus haut. Jusque alors la comédie, tout en pensant à nous amuser, entendait mêler à cet amusement quelque enseignement sur nous-mêmes. Elle croyait y réussir par la création de caractères où nous pouvions nous reconnaître. C’était s’y prendre mal, selon Diderot. Pour peu que le caractère soit chargé, dit-il, le spectateur peut ne s’y pas reconnaître, et la leçon qui se tire de la ressemblance est perdue. Parlez-moi de la condition pour produire cet effet ! Au juge qui est assis au parterre, je montre un juge sur la scène. Ce serait hasard qu’il ne s’y reconnût pas. On ne se cache pas son état, dit Diderot. Voilà donc le juge spectateur corrigé par le juge acteur. Jamais leçon n’aura été plus à son adresse.

C’est se tromper étrangement sur la nature humaine. Nul ne se reconnaît de Sosie. Qu’on me demande de mon propre portrait s’il est ressemblant, fût-il d’un maître de l’art, fût-ce mon visage même gravé par la lumière sur le papier, il me faut le jugement d’autrui pour croire que c’est bien moi que je vois. Encore n’en suis-je pas convaincu. Qu’un complaisant me dise : « Le peintre ne vous a pas flatté », ou « la lumière enlaidit tout le monde », me voilà de son avis. Ce que nous sommes pour notre figure, à plus forte raison le sommes-nous pour notre caractère. Boileau l’a dit :

Et mille fois un fat finement exprimé
Méconnut le portrait sur lui-même formé.

Je le crois bien : pour se reconnaître, il eût fallu qu’il se trouvât ridicule. N’en demandons pas tant aux gens. Le juge du parterre ne se retrouvera donc pas dans le juge qui est en scène, et je le vois quittant la salle, soit en hochant la tête, si le portrait n’est pas beau, soit en se l’appliquant, s’il est flatté, dans l’alternative de ne pas se reconnaître du tout, ou de s’ignorer un peu plus qu’auparavant.

La vraie comédie n’a pas la prétention de nous mettre de nos personnes sur la scène pour nous intéresser ou nous instruire ; mais la leçon, quoique indirecte et impersonnelle, n’en va pas moins toucher celui qui en a besoin. Il n’y a pas un spectateur intelligent qui n’emporte de la pièce quelque chose à son adresse. De tous les personnages qui passent sous nos yeux, nous ne sommes tout à fait ni celui-ci ni celui-là. Si vains que soient certains hommes, même de leurs vices, nul ne se croit ni Sganarelle, ni Tartufe, ni Alceste. Mais il y a des traits de tous ces caractères dans chacun de nous. Pendant la représentation, nous sommes bien réellement sur la scène, non pas une fois, mais plusieurs fois ; notre conscience ne s’y trompe pas. Il n’est pas une pièce de Molière d’où je sois revenu sans quelques lumières nouvelles ou réveillées sur moi-même, et sans me confesser tout bas de tel travers de ses personnages, mes illustres frères. Il est vrai que je m’en dédommageais en me trouvant quelque ressemblance avec leurs bons côtés ; aussi la purgation n’était-elle pas complète. Il en est ainsi pour tout spectateur capable de se rendre compte de son plaisir. Voilà le profit que nous tirons de la comédie qui n’a jamais prétendu que nous faire rire. A la vérité, le rire qu’elle provoque est mélancolique ; quand nous sortons du théâtre, on ne devine pas à nos visages si nous avons ri ou pleuré.

Dans la comédie sérieuse de Diderot, le caractère n’étant que l’accessoire, je m’attends bien à cette maxime : « C’est aux situations à décider des caractères » : et à celle-ci : « Le plan d’un drame peut être fait et bien fait sans que le poète sache rien du caractère qu’il donnera à ses personnages60. »

Je n’exhume pas ces paradoxes d’un livre oublié, pour me donner le vain plaisir de triompher d’idées qui n’auraient plus de champions. La doctrine de Diderot n’a pas cessé d’être en honneur. C’est un de ces sophismes immortels comme la médiocrité qui s’en autorise pour se dérober aux grands efforts, comme l’art mercenaire qui cherche le succès d’argent.

Molière aurait dit, tout à l’opposé de Diderot : « C’est aux caractères à décider des situations. » Pour une fois que la situation donne l’essor au caractère, cent fois c’est le caractère qui fait naître la situation. Si l’on s’y trompe, c’est faute d’y regarder d’assez près. Par exemple, voici un homme qui nous paraît capable, éclairé, honnête ; pourquoi végète-t-il ? C’est, dit-on, que le malheur s’attache à sa maison, ou la faute de la société qui ignore un tel homme. Approchons-nous, et perçons les apparences. La vraie cause de ce malheur obstiné se découvre à nous : c’est un fond de caractère caché à tous, souvent même à l’homme qui en pâtit ; et voilà la société justifiée. La beauté du théâtre, c’est de montrer comment le bonheur ou le malheur des hommes sort invinciblement de ce fond, et comment, dans les épreuves de la vie, la personne dont chaque homme a le plus à se plaindre, c’est lui-même.

Dans la théorie de Diderot, jeter un personnage dans les situations les plus opposées à son caractère, voilà le maître-œuvre. Il veut bien en trouver des exemples dans Molière, chose louable, au moment où il entreprend de réformer sa tradition ; mais ces exemples montrent tout le contraire de ce qu’il y voit. « Si vous rendez Alceste amoureux, dit-il, que ce soit d’une coquette ; si Harpagon, que ce soit d’une fille pauvre. » Molière l’a bien entendu ainsi. Mais il ne s’agit pas là d’une opposition créée artificiellement entre des caractères et des situations ; c’est la vie réelle observée et prise sur le fait. Alceste est entêté de franchise, de droiture, de défiance des hommes ; il ne croit pas à la sincérité, à l’amitié. Je parie qu’il va se laisser prendre aux premiers semblants qu’il en verra ; et qui est plus prodigue de ces semblants qu’une coquette ? Harpagon s’éprend pour une fille pauvre. C’est d’abord nécessité, car quelle fille riche voudrait pour mari d’un avare affiché ? Et pourtant Harpagon ne serait pas vrai, s’il croyait Marianne tout à fait pauvre. L’avarice ne recherche pas la pauvreté. Harpagon ne va pas jusqu’à s’imaginer que Marianne est riche ; ce serait d’un sot encore plus que d’un avare. Mais il croit volontiers ce que Frosine lui a dit d’un certain pays où Marianne et sa mère ont du bien. Il n’ira pas aux informations, parce qu’il est amoureux ; mais, parce qu’il est avare, il gardera l’espoir que Marianne ne sera pas sans dot.

Voilà la nature. Le caractère a créé la situation, et cette situation, loin d’être, comme le veut Diderot, l’opposé du caractère, en est la conséquence naturelle.

Le même sentiment de la nature avait indiqué à Molière, parmi les plus puissants moyens d’effet, le contraste des caractères. « Moyen usé, s’écrie Diderot. Voit-on arriver sur la scène le personnage impatient du Bourru, on se dit : Le personnage doux et tranquille n’est pas loin. Pourquoi ces contrastes de caractères, sinon pour rendre l’un des deux plus sortant 61 ? » Et quel si grand mal qu’il en soit ainsi ? Diderot, l’auteur des Salons, devait le savoir mieux que personne. Pourquoi refuser au poète comique, à titre de repoussoir, un caractère secondaire qui fasse valoir le caractère principal ?

Mais on ferait tort aux caractères secondaires en n’y voyant que des repoussoirs dans un tableau. Ce sont des créations qui veulent être appréciées pour elles-mêmes. Les négliger, c’est prouver qu’on n’est observateur qu’à demi, et qu’auprès d’un homme on ne sait pas voir son entourage. Non, Molière n’a pas fait Ariste pour rendre Sganarelle plus sortant, ni Philinte pour mettre en relief le Misanthrope, ni Orgon pour nous faire mesurer par sa simplicité la profondeur d’astuce de Tartufe. Il a trouvé ces gens-là dans la vie, côte à côte, sous le même toit. Oh il y a un Sganarelle, tenez pour sûr qu’Ariste n’est pas loin. Sganarelle sans Ariste, Tartufe sans Orgon, Philaminte sans Chrysale, ne seraient que la moitié d’eux-mêmes.

Si Philinte n’existait pas, il naîtrait de l’exagération même d’Alceste, et tout près de lui, non pour le faire valoir, mais parce que c’est le propre des caractères excessifs d’engendrer leurs contrastes, ne fût-ce que par contradiction.

Dans sa prévention contre les contrastes, Diderot s’emporte jusqu’à dire qu’il faut les abandonner au farceur ; et il le dit à quelques lignes d’une remarque où il oppose à Térence, qui use peu des contrastes, à Plaute, qui en use moins encore, Molière, qui se les permet plus souvent : en sorte que le plus près du tréteau du farceur, ce serait Molière.

J’ai le secret de la passion de Diderot. S’il en veut tant aux contrastes, c’est qu’il a inventé quelque chose qui vaut mieux. Ce sont les différentes.

La belle invention, vraiment ! Au lieu de deux hommes de caractères opposés dont l’un est sacrifié à l’autre, et dont le dialogue, selon Diderot, n’est qu’un tissu de petites idées et d’antithèses, vous avez deux personnes qui diffèrent d’intérêt, d’âge, de passion, et dont l’entretien est grave, aisé, naturel ; témoin, dans le Père de famille, le père et le commandeur. Quel dommage que tant de gens sachent par cœur les « petites idées et les antithèses » du Misanthrope, et que si peu connaissent « les graves entretiens » du Père de famille !

On aurait trop raison contre Diderot, si on lui demandait compte des deux modèles de comédie sérieuse qu’il composa d’après sa théorie. Les applaudissements n’ont pourtant pas manqué au Fils naturel ni au Père de famille. Il n’est pas jusqu’à Fréron qui n’ait constaté le succès de la première pièce, et peut-être en avait-il pris sa part. Voltaire qualifie sérieusement le Père de famille « d’ouvrage tendre, vertueux et d’un goût nouveau62. » Il y a de l’esprit dans tout ce que fait un homme d’esprit ; il doit y en avoir dans ces deux erreurs de Diderot et de son temps. Mais quiconque voudra payer de l’ennui de les lire le droit de les juger, en fera le même cas que ces seigneurs de la cour de Naples, qui se permirent de « bâiller » au Père de famille, pendant que leur roi fondait en larmes63.

Les pièces de Diderot sont oubliées ; ses théories ne le sont pas. Trouver des situations, puis, si l’on peut, y adapter des caractères, est une doctrine trop commode pour n’avoir pas gardé des partisans. Plus d’un succès bruyant et lucratif l’a mise en crédit. On fait même à la comédie sérieuse de Diderot l’honneur d’y reconnaître les origines du drame. Je n’ai garde d’estimer peu le talent qu’exige un drame ; mais je fais l’histoire de ce qui dure, et quel drame a duré ? Les œuvres de l’esprit ne demeurent que par le style, et quel drame s’est élevé jusqu’au style ? D’habiles gens qui s’y sont fait applaudir l’ont si bien senti que, pour lui donner droit de cité littéraire par le style, ils l’ont mis en vers. Ce serait peut-être le bon moyen ; mais alors le drame se renie lui-même, et devient malgré lui la tragédie.

Je vois des gens qui s’impatientent de ces noms de tragédie et de comédie, comme s’il s’agissait de catégories inventées par je ne sais quels tyrans littéraires contre les libertés de l’esprit humain. Que ne s’impatientent-ils plutôt contre l’esprit humain lui-même qui a imaginé les choses qui sont sous ces noms, et tracé lui-même les limites des arts.

§ V.

Beaumarchais. — Le Barbier de Séville. — Le Mariage de Figaro.

Disciple passionné de Diderot d’abord, et, comme le lui dit en termes grossiers une satire du temps,

Singe impuissant de son dieu Diderot,

Beaumarchais commence par exagérer les doctrines du maître. Selon lui la tragédie grecque et la tragédie française ne touchent point. « Enlever, agiter, transporter, bouleverser le spectateur », voilà le but de l’art. Que Bret s’y entend bien mieux que Racine, lui dont le Faux Généreux fait dire à Diderot : « Voilà qui plaira à toute la terre et dans tous les temps ! voilà qui fera fondre en larmes ! L’effet a confirmé mon jugement. » Soyez-en témoins, lecteurs, vous à qui j’apprends sans doute qu’il a existé un auteur au nom de Bret et une pièce appelée le Faux Généreux 64.

Plus loin, Beaumarchais s’écrie : « Plus de comédies avec les pointes et cocardes du comique : plus de ces dialogues qui ne sont que deux longs monologues qui se croisent ; au lieu de cela, le dialogue vif, pressé, coupé, tumultueux, où chacun ne parle que le temps qui lui est laissé par l’impatience de l’interlocuteur. Plus de vers ; transportez-moi loin des coulisses ; arrière le compas de la césure et l’affectation de la rime ! Lamotte-Houdart n’avait pas si tort de n’en pas vouloir, même pour la tragédie, et de faire un Œdipe non rimé. Sa faute, c’était son sujet. »

Diderot avait dit : « Opposez les situations aux caractères. » Beaumarchais renchérit sur le maître. « Je veux, dit-il, que mon Eugénie soit un modèle de raison, de dignité, de douceur, de vertu, de courage… Je veux qu’elle soit seule, et que son père, son amant, sa tante, son frère, et jusqu’aux étrangers, tout ce qui aura quelque relation avec cette victime dévouée, ne fassent pas un pas, ne disent pas un mot qui n’aggrave le malheur dont je veux l’accabler. »

« Tenez vos personnages dans la plus grande gêne possible », avait dit le maître. « Je veux, dit le disciple, que la situation des personnages soit continuellement en opposition avec leurs désirs, leurs intérêts, leurs caractères. »

Soit. A l’œuvre nous allons juger de la doctrine. La recette mitigée de Diderot a produit le Fils naturel et le Père de famille ; la recette renforcée de Beaumarchais nous donnera Eugénie. Un mélange extravagant d’incidents impossibles, de violents démentis à l’expérience, à la vie, de perfections et de perversités imaginaires, voilà ce que des spectateurs prévenus applaudirent un moment comme un retour à la nature !

Ne nous y trompons pas. La première raison des innovations au théâtre, c’est l’ardeur du succès, qui s’accroît à mesure que le désir et la force de le mériter diminuent. Est-ce le nouveau par l’invention que cherchent, après Molière, les auteurs de comédies, ou bien le plus facile où ils se rabattent ? Regnard se dérobe au labeur de la haute comédie dans les facilités de la comédie d’intrigue. Dufresny se sauve des périls du comique dans l’ingénieux. Avec Destouches, la comédie descend du théâtre dans un salon, et, pour ne pas sortir du décent, elle renonce à faire rire. La Chaussée la fait rire et pleurer tout ensemble, parce qu’il est plus facile de réussir dans les deux choses médiocrement que dans une seule en perfection. Mais du moins la comédie larmoyante avait gardé la rime et le dialogue à tirades, dernière image de la comédie évanouie ; Diderot et Beaumarchais les rejettent bravement pour se rapprocher, disent-ils, du langage de la nature, qui parle en prose ; pour se donner, disons-le, une facilité de plus.

Toutes leurs prescriptions ne sont que des tentations ou des dispenses offertes aux esprits médiocres. Fabriquer dans un cabinet un caractère parfait comme l’Eugénie de Beaumarchais, est plus facile que de prendre dans la nature un caractère mêlé. Inventer des situations, comme le veut Diderot, est plus facile que de créer des caractères. Faire contraster les situations avec les caractères, où Diderot voit plus de vérité et d’intérêt dramatique, est seulement plus facile. Écrire en vers, qui paraît à nos deux réformateurs une convention violente, est tout simplement plus difficile qu’écrire en prose. Et de même, dialoguer court, par mots entrecoupés de points, est à la portée de plus de gens que le dialogue à tirades éloquentes, où se répand le caractère et s’épanche la passion, où le poète pense au lecteur tout en travaillant pour le parterre, et conquiert le succès du moment par les beautés qui font les succès durables.

Diderot, plus naïf que Beaumarchais, ne l’a pas dissimulé. Son désir secret, c’est de rendre l’accès du théâtre plus facile. S’il préfère les sujets compliqués aux sujets simples, c’est, avoue-t-il, qu’il est plus aisé d’en faire le dialogue ; et il ajoute : « La multitude des incidents donne pour chaque scène un objet d’intérêt déterminé ; au lieu que si la pièce est simple, et qu’un seul incident fournisse à plusieurs scènes, il reste pour chacune je ne sais quoi de vague qui embarrasse un auteur ordinaire ; mais c’est où se montre un homme de génie. » Rien de plus vrai. D’où vient donc, Diderot, que vous vous donnez tant de peine pour imaginer un art qui puisse se passer d’un homme de génie ?

Tenons-lui compte pourtant d’avoir eu, dans la famée de ses succès, un moment de clairvoyance. C’est le jour où il confessa que sa comédie sérieuse n’était peut-être que du roman dialogué. On ne voit pas mieux par où l’on pèche. Le Père de famille, le Fils naturel, sont en effet des romans dialogués. Imités du roman le plus populaire d’alors, Clarisse Harlowe, ils ont eu le sort d’une mode venue de l’étranger : après beaucoup de bruit, l’oubli. Il en est de même de l’Eugénie de Beaumarchais. Il croit la créer, parce qu’il répète à plusieurs reprises : « Je veux qu’elle soit ainsi », et il la copie presque servilement sur le type des infortunes de Clarisse. Mais, plus heureux et plus habile que Diderot, il sait se tirer à temps de la comédie sérieuse, comme il fait d’un mauvais procès, et il revient, sur les pas de Molière, à la comédie qui fait rire. Le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro n’ont pas été fabriqués, comme Eugénie, à coups de « je veux » ; ils sont trouvés ; ce sont des caractères.

Il est vrai que ces caractères ne sont pas aimables. Ce sont gens qui pensent avant tout à faire leurs honneurs, et qui savent trop bien qu’on les écoute. Aussi que d’esprit déployé pour être applaudis ! Ils en ont tous, comme Bossuet disait de Fénelon, à faire peur. Mais ils n’en donnent pas au spectateur ; ils lui ôtent plutôt ce qu’il en a. Et puis ils sont tous trop mûrs, hommes, femmes, jeunes filles, adolescents, et de quelle maturité ! La corruption est son vrai nom. « De l’intrigue et de l’argent, te voilà dans ta sphère », dit Suzanne à Figaro. Que vous semble de ce mot d’une fiancée à son fiancé ? Ces gens là n’ont rien à s’apprendre ; leur père ne leur a rien caché de ce qu’ils ont à penser les uns des autres. Ils savent qu’ils jouent la comédie. Tout en se parlant entre eux, ils sont tournés à demi vers le public, et ils lui donnent le mot.

Je parle de leur père. C’est que nul auteur n’a été plus le père de ses personnages que Beaumarchais. J’ajoute que nul père n’a été plus occupé de l’avancement de ses enfants. Que de peines et de démarches pour les produire ! Quelle ardeur et quelle patience ! Il a d’abord contre lui la puissance publique ; il la tourne, il la surprend, et finit par la mettre de son côté. Les ministres, sous le charme, entraînent le pauvre roi Louis XVI qui, par scrupule d’honnête homme, par un juste sentiment du danger de laisser des langues si affilées parler librement de tant de choses, ne voulait pas de cette famille soi-disant venue d’Espagne, où les enfants sont plus effrontés que les laquais, et les laquais plus éclairés que leurs maîtres.

On les accepte sans les adopter ; on est avec eux comme on devait être avec leur père, ébloui, amusé, intéressé, mais point à l’aise. Beaumarchais n’a pas dû avoir un ami qui ne s’attendît à devenir son ennemi. Ses qualités séduisent, étourdissent ; elles n’attachent pas. On n’était pas fâché d’être de ses amis, d’abord pour ne l’avoir pas contre soi, puis pour le relief d’une amitié avec un homme de tant d’esprit ; je doute que le cœur y fût pour quelque chose. Ainsi sommes-nous avec ses personnages. Ils plaisent, on ne les aime pas. Mais, aimés ou non, ils vivent. Vainement la critique, à certaines époques, a voulu voir en eux, au lieu de types vrais, d’ingénieuses machines de destruction dans les mains d’un ennemi de toutes les choses établies. Cette sévérité même est un aveu. On ne se fâche pas si fort pour ce qui ne vit pas ; on l’oublie. Ils vivent donc, du consentement des uns ou en dépit des autres, et pour ne pas mourir. C’est que Beaumarchais les a pris dans la nature et dans la société française. Si ses enfants sont moins bien nés que ceux de Molière, ils n’en vivent pas moins de la même vie. Ce sont tous ensemble des individus et des types, et nous les tenons à la fois comme gens de notre espèce et comme gens de notre pays.

Pour parler d’Almaviva, on en trouverait le caractère, moins les grâces, jusque dans les démocraties de notre temps. Il n’y manque pas, que je sache, de riches dont l’unique état est de courir après le plaisir qui fuit et de tendre des pièges aux femmes de leurs inférieurs. Or, à côté d’un Almaviva, il y a toujours une épouse négligée et languissante qui n’entend pas rester vertueuse pour ménager l’honneur mondain d’un mari infidèle, et qui ne se dérobe pas à la tentation. Si ce n’est pas un page, comme Chérubin, qui trouble son cœur, ce sera quelque adolescent dont elle a éveillé les sens par des airs de langueur et des familiarités imprudentes. Bartholo est aussi une vieille connaissance ; c’est ce type de tuteur avare qui veut épouser sa pupille, d’abord pour n’avoir pas à rendre ses comptes de tutelle, puis parce qu’il la trouve à son goût. Quant à ce Basile qui vit de ses complaisances pour les vices d’autrui, c’est un original dont les copies se renouvellent aussi souvent que ceux qui ont besoin de leurs services. Suzanne, Brid’oison, Marceline, ont aussi reçu le souffle de vie, et sont bien de la maison.

Mais le personnage le plus vivant, c’est Figaro. Il y a là sous le même habit, un caractère, l’esprit d’une époque, Beaumarchais lui-même.

Mélange d’habileté et d’audace, d’impudence et de discrétion, honnête homme qui ne veut pas l’être jusqu’à la duperie, Figaro est un type, cher à la France, de l’enfant de ses œuvres faisant son chemin parmi ceux « qui n’ont eu que la peine de naître », de l’inférieur qui défend son bien contre le supérieur, de l’esprit qui bat le privilège. Voltaire lui-même ne représente pas plus fidèlement la première moitié du dix-huitième siècle que Figaro la seconde. Figaro est le plus adroit et le plus spirituel des libres penseurs, en un temps où telle est la passion pour la libre pensée, que les abus eux-mêmes, personnifiés dans ceux qui en profitent, sont les premiers à rire des coups mortels qu’on leur porte, sans se douter qu’ils sont enveloppés par une multitude immense et silencieuse, qui prend ces rires imprudents pour une confession. Plus d’une des impertinences de Figaro a perdu le mérite de l’à-propos. Les plus gros des abus qu’il harcelait de ses épigrammes ont disparu. Parmi les bons mots du sémillant barbier, beaucoup se sont émoussés qui s’attaquaient à des iniquités aujourd’hui réparées. Mais il en est qui s’attaquent aux abus indestructibles : ceux-là ont gardé toutes leurs pointes ; ils font partie de cette morale éternelle qui tient les sociétés en défiance et les gouvernements en haleine.

Enfin, Figaro c’est Beaumarchais lui-même se vengeant sur tout le monde des difficultés de sa vie, si semblable à celle de son héros, dont il commença par porter la guitare en bandoulière. On voit son cœur mal satisfait dans cette gaieté agressive qui s’épanche toujours aux dépens de quelqu’un. Ses personnages sont les légers croquis de ses ennemis, et leurs propos les répliques de ses procès. Spectacle piquant pour ceux qui savent quelque chose de cette vie aventureuse, et qui au plaisir d’assister à des pièces amusantes peuvent joindre le plaisir de se croire les confidents des plus secrètes pensées de l’auteur.

Voilà ce qui fait la vie des deux comédies de Beaumarchais. Tout en est français ; mais rien n’y est plus goûté de nos jours que l’esprit de mot, si en faveur au théâtre et dans les livres. Je n’estime guère cet esprit, et ce n’est pas sans scrupule que je me sépare, sur ce point, de tout le monde, au moment où j’explique par quel accord de tout le monde deux ouvrages d’esprit sont immortels. Je ne le trouve ni rare, ni varié, et je lui en veux d’exiger de moi plus d’esprit que je n’en ai. Il m’en coûte trop pour être ce bon entendeur à qui le demi-mot suffit, et pour avoir le premier talent après celui de faire des traits, qui est de les saisir au vol.

Au milieu de gens si pétillants, je suis comme un provincial parmi les Parisiens à la mode, ou comme un homme sobre parmi des convives qui s’oublient à table. Mais qu’il soit ou non de mon goût, l’esprit de mot est et sera toujours en faveur dans notre pays. Il y en a d’ailleurs de l’excellent ; par exemple celui qui donne à une bonne raison l’attrait d’une pensée neuve, et fait pénétrer une pointe où aurait glissé une vérité tout unie. Ce genre d’esprit abonde dans Beaumarchais. Il s’en trouve aussi du moins bon ; il y relève le prix du meilleur. Il est vrai que les mêmes mains battent aux deux ; Beaumarchais n’en a que plus de succès : il a pour lui le goût et la mode.

Il y a moins d’esprit de mot dans le Barbier de Séville que dans le Mariage de Figaro ; et sauf Figaro, qui déjà met trop de prix à tout ce qu’il dit, les gens y parlent plus simplement. La pièce est moins spirituelle ; aussi est-elle plus gaie. Oser faire deux pièces avec les mêmes personnages, et y réussir, c’était jouer de bonheur. Autant nous aimons dans la vie à ne pas changer de connaissances, autant au théâtre les nouvelles figures nous plaisent. L’auteur qui produit pour la seconde fois sur la scène les mêmes personnages risque d’avoir affaire à ce genre de curiosité où se mêle le doute du succès, peut-être l’attente d’un échec. Beaumarchais tenta l’entreprise, et retrouva le parterre fidèle ; mais il le lassa en lui présentant, dans la Mère coupable, les mêmes personnages une troisième fois. Qui donc peut supporter Almaviva en époux trompé, Rosine en mère coupable d’un bâtard en âge de se marier, Figaro en vieux serviteur vertueux et chenu ? La Mère coupable est un retour de Beaumarchais vieillissant à la comédie sérieuse de Diderot ; le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro sont de Beaumarchais quittant un moment Diderot pour Molière.

Certes il n’a pas nui à la popularité du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro d’avoir fourni des poèmes d’opéras au plus illustre musicien de notre temps, Rossini, et au génie même de la musique, Mozart. Il se fait à notre insu, entre la prose de l’écrivain et les chants des deux artistes, une confusion de souvenirs qui profite à l’écrivain. Sa tirade nous paraît d’une légèreté moins travaillée à travers la cavatine qui n’est pas moins spirituelle, et qui semble plus facile. Ce je ne sais quoi d’aimable qui manque aux personnages de Beaumarchais, ils le reçoivent de la musique, quand, au lieu de parler, ils chantent ; mais cela même est à la gloire de Beaumarchais, et ce qu’il gagne à être mêlé dans nos souvenirs avec Mozart et Rossini est la juste récompense de ce qu’il leur a prêté.

§ VI. Andrieux. — Collin d’Harleville.

Après la comédie effrontée de Beaumarchais et cette gaieté un peu amère où l’on ne sait au juste si l’on rit ou si l’on raille, nous voyons sortir d’un tendre commerce d’esprit et de cœur, entre deux hommes ingénieux et bons, comme une image aimable de la comédie dans ses beaux jours, lorsqu’au lieu de vouloir réformer l’Etat, elle ne prétendait que nous faire sourire de nos travers. C’est cette comédie que retrouvaient en commun, dans leur admiration pour les modèles du dix-septième siècle, et dans un juste sentiment de leurs forces, Andrieux et Collin d’Harleville, deux amis qui se disaient la vérité. Le bon Ducis a chanté cette amitié. Il était digne d’y être admis. Dans d’agréables remarques sur ses Étourdis, Andrieux, longtemps après la mort de son ami, racontant qu’il avait dû à Collin un de ses vers les plus applaudis : « Je m’arrête, dit-il, pour ne pas mouiller de mes pleurs les pages où je parle du plus gai de mes ouvrages65. »

La gaieté vraie, celle qui n’a besoin, pour assaisonnement, du chagrin de personne, la bonne humeur de deux jeunes poètes à qui les jolis vers arrivent sans effort, tel est le caractère et presque toute l’invention de la première pièce née de cette amitié, les Étourdis d’Andrieux.

Sans doute les vers du Meunier sans souci et les piquantes leçons du professeur populaire n’ont pas été inutiles à la réputation des Étourdis ; mais on ne fait que justice à cette pièce en la trouvant très agréable. C’est bien de l’école de Regnard et des Mémoires de Grammont que lisait alors Andrieux, pour s’y tenir en verve, nous dit-il, et y chercher les mots piquants et les vers comiques. Il y a trouvé ceux dont il avait en lui l’heureux don. Ce neveu qui fait payer ses dettes par son oncle en se donnant pour mort, ces usuriers qui ont plus peur d’un revenant que de n’être pas payés, sont du monde de Regnard, quand il cherchait encore des sujets de farce pour le Théâtre-Italien. Mais bon nombre de vers d’un comique aisé et franc témoignent que, tout en lisant de préférence Regnard, Andrieux se souvenait de Molière.

C’est Molière que médite surtout Collin, le bon Collin, comme on l’appelait de son temps, aimable auteur, et plus original par cette bonté que par l’invention dramatique et le style. Il y a, dans toutes ses pièces, des gens honnêtes par lesquels il épanche tous ses bons sentiments. Les pires de ses personnages se sentent de l’indulgente humeur de leur père. Bons ou méchants, tous sont nés dans ce paisible manoir d’Harleville où Collin avait été élevé par une tendre aïeule, sous les yeux d’un père qui lui a suggéré l’Optimiste, et où plus tard, possesseur à son tour du toit paternel, il abritait, après le 31 mai 1792, Andrieux fugitif et menacé.

Collin a eu son jour de force comique : c’est quand il créait, peut-être d’expérience, le rôle de la gouvernante dans le Vieux Célibataire. Ambitieuse et adroite, habile à jouer la douceur et le respect, ayant l’air d’obéir quand elle commande, impérieuse dès qu’elle se croit nécessaire, mais, quand le maître gronde, faisant retraite jusqu’aux repentirs larmoyants et aux demandes de pardon, Mme Évrard est le type de la gouvernante qui veut devenir l’épouse légitime. Acheminer le vieux célibataire au mariage sans l’y pousser ; écarter, par de prudentes calomnies, un neveu et sa jeune femme de la maison d’un oncle incapable de haine et très capable de retour ; ménager un intendant complice de ses petits profits, qui veut sa main parce qu’il la sait bien pleine ; poursuivre le maître en paraissant l’attendre, et tenir l’intendant tout à la fois en échec et en espérance : voilà les fins auxquelles la rusée fait servir les qualités comme les vices de sa nature. Or, c’est en cela que consiste proprement le caractère ; la condition n’est qu’une occasion pour le caractère de se montrer tel qu’il était avant et tel qu’il doit rester après. Ce seul type fait du Vieux Célibataire le chef-d’œuvre de Collin d’Harleville, et c’est assez, même sans le cortège des pièces agréables qui l’ont précédé ou suivi, pour lui assurer une modeste place dans une histoire des écrits durables.

Il y a sans doute, pour ceux qui jugent le théâtre en hommes de l’art, beaucoup à louer dans les autres pièces de Collin. Pour moi, qui n’en juge qu’en lecteur, l’Optimiste, l’Inconstant, les Châteaux en Espagne ne sont que d’ingénieuses esquisses tracées d’une main incertaine. Collin a toujours en vue la peinture d’un caractère, et c’est à sa louange ; mais l’objet à peindre lui échappe. Il tourne agréablement autour de la vraie comédie, il n’y pénètre pas. Aussi manque-t-il à son théâtre ce qui fait durer les ouvrages d’art, le style.

La langue de Collin d’Harleville est saine, si c’est être sain que de n’avoir ni vigueur ni coloris. Je suis surpris que la Harpe n’ait guère trouvé qu’à louer dans ses vers, et que, pour faire acte de critique, il se soit attaqué à quelques lignes de prose oubliées, où le bon Collin est assez osé pour risquer le mot singer. Il n’est pas besoin d’aller chercher la prose de Collin pour trouver sa langue en défaut. Gardons les épithètes de naturels, d’élégants, que la Harpe prodigue à ses vers, pour les scènes où Mme Evrard parle la vraie langue de la comédie. C’est que Mme Evrard est un caractère ; ses paroles disent ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle sera. Tout vient de la nature et de l’habitude qui sont tout l’homme, d’où vient à son tour le style.

Collin fait honneur aux lettres françaises par le souvenir de pureté morale et de douce bonhomie qui s’attache à son nom. Il a en raison de se prédire une réputation pure et de la préférer à la célébrité. Sa prédiction s’est accomplie, parce que sa préférence était sincère et d’un auteur connaissant ses forces. La célébrité était hors de sa portée ; la réputation à laquelle il a borné ses désirs attirera toujours quelques lecteurs de choix vers le coin modeste qu’il occupe dans le temple.

Fabre d’Églantine. — Le Philinte de Molière.

De son vivant, cette réputation lui suscita un envieux à qui la jalousie, chose triste à dire, inspira la meilleure comédie de la fin du siècle. C’est Fabre d’Églantine. Longtemps sifflé sur le même théâtre où Collin d’Harleville était applaudi, Fabre y fit applaudir à son tour le Philinte de Molière. La préface de sa pièce rendit publique sa jalousie que le succès n’avait pas désarmée. La renommée douteuse du Philinte de Molière est comme le châtiment des mauvais sentiments de sa préface. La première lecture en est rebutante. Cependant une certaine force de pensée et de style vous fait revenir au livre, et tel est l’attrait de la vérité, que ce poète sans oreille, ce Crébillon de la comédie, finit par se rendre maître de vous et vous force à marcher à travers les impropriétés d’un style rocailleux et barbare, jusqu’au dénoûment naturel d’une pièce bien conçue et, aux bons endroits, bien écrite. Prendre des noms à Molière, oser lire à son tour dans des cœurs où le regard de Molière avait pénétré, retoucher ses portraits et n’y pas échouer, c’est d’un homme qui aurait pu laisser un grand nom dans l’art, si le temps l’eût permis, et si, ardent et nécessiteux, il n’eût pas été jeté dans les hasards de la révolution par cette passion du bien-être par le pouvoir, qui se pare du nom de passion politique.

Fabre a créé le type de l’égoïste, type si difficile à personnifier. Egoïste ! Qui ne l’est un peu, j’allais dire qui ne l’est trop ? Où en trouver un qui pousse le défaut de tout le monde jusqu’au genre de ridicule dangereux qui fait le fond de la haute comédie ? Fabre a cru que le Philinte du Misanthrope en devait arriver là en vieillissant ; et peut-être n’a-t-il pas eu tort. L’idée en était déjà venue à J.-J. Rousseau66. Fabre la reprend, et développe la création de Molière, les yeux fixés sur le modèle. C’est en effet continuer Molière que nous montrer Philinte, si sec pour autrui, si tendre quand on le touche, qui s’écrie à la nouvelle d’un acte d’improbité dont il est victime :

Je me perds, je m’égare.
Ô perfidie ! ô siècle et pervers et barbare !
Hommes vils et sans foi ! Que vais-je devenir ?
Rage, fureur, vengeance ! Il faut… on doit punir,
Exterminer…

« C’est bien là l’égoïste, dit très judicieusement la Harpe. Les autres souffrent, tout est dans l’ordre ; le mal vient-il jusqu’à lui, le monde entier est confondu. »

Si le temps a pu tourner en égoïsme l’indifférente sagesse du jeune Philinte, pourquoi n’aurait-il pas changé en générosité active la stérile misanthropie du jeune Alceste ? C’est ainsi que Fabre a complété le héros de Molière, et la vérité n’y répugne point. Pour moi, je reconnais encore le premier Alceste à l’ardeur dont le second laisse ses propres affaires pour suivre celles d’un inconnu, et risque de se ruiner pour tirer son ami de la ruine. Mais quoi ? Philinte va-t-il garder un si parfait ami ? Non ; la vérité morale ne le voudrait pas et la nature s’y oppose. Philinte sera sauvé de la ruine par Alceste, mais il perdra son amitié. Juste châtiment de l’égoïste. Le voilà condamné à s’aimer tout seul. Plaignez-le. Il y a des gens qui se tuent pour en avoir été réduits là.

Tant que Fabre d’Églantine s’épuise à disputer le succès à Collin en l’imitant, il y perd ses qualités sans acquérir celles de son rival. Mais sitôt qu’il s’attache au manteau de Molière, sa veine jaillit, et il fait applaudir des beautés nouvelles. Sur les traces de Colin, il courait au hasard après l’ombre de la comédie ; avec Molière, il en retrouve le corps et il se retrouve lui-même.

Sur l’autorité de cet exemple, le dernier et non le moins frappant que nous offre l’histoire de la comédie au dix-huitième siècle, j’oserai dire, en finissant, aux auteurs comiques qui se sentent au cœur le désir secret de faire des choses qui durent : Méditez Molière. Par Molière vous chercherez le comique à sa source la plus féconde, les caractères ; par l’étude des caractères, vous connaîtrez et développerez votre fond ; par votre fond seulement vous aurez un style, et vous vous élèverez aux créations qui ne périssent pas.