(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre huitième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre huitième »

Chapitre huitième

Les gains de la prose française au dix-huitième siècle. — § I. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. — Bossuet et Montesquieu comparés. — § II. Du silence de Montesquieu sur les Gracques. — De ses jugements sans considérants. — § III. L’Esprit des lois ; comment s’est fait ce livre. — § IV. Attraits de l’Esprit des lois. — Genre de vérités ; beautés de la langue et du style de Montesquieu. Manque de méthode. — § V. De la pensée de l’Esprit des lois. Fortune de ce livre au dix-huitième siècle. Montaigne et Montesquieu. — § VI. Des erreurs de Montesquieu et de leur cause principale.

Ici commencent les vrais gains de la prose française. Non que l’éloquence religieuse ne se soit enrichie de très beaux mouvements dans Massillon, et la philosophie morale de plus d’une maxime profonde dans Vauvenargues, mais on ne peut pas compter comme de véritables gains des écrits qui en font regretter de très supérieurs dans le même genre. Massillon et Vauvenargues ont affaibli, l’un la prédication chrétienne, l’autre la morale qui nous défend contre nos passions. Tous les deux gâtent la langue du dix-septième siècle, l’un en la surchargeant, l’autre en l’énervant.

Avec Montesquieu, Voltaire, Buffon, nous entrons dans les nouveautés durables. Les mêmes hommes de génie qui ont relevé l’esprit français d’un commencement de décadence, le soutiennent à la hauteur où ils l’ont porté d’abord, ou le portent plus haut. Ils font à leur tour un siècle qui s’appellera de leurs noms. Sans doute le dix-huitième siècle ne tiendra jamais dans l’éducation publique la même place que le dix-septième, et ce serait un malheur que le second fît négliger le premier. Mais, étudiés dans leur ordre, les chefs-d’œuvre de ces deux grandes époques seront toujours la plus forte école où notre nation puisse apprendre à se continuer, en valant mieux. Si la pensée a eu quelque chose de trop timide au dix-septième siècle sur certaines matières de grande conséquence, le dix-huitième siècle y supplée, et rend à l’esprit humain, avec la liberté, la vérité. Si c’est au contraire le dix-huitième siècle qui a été téméraire, le dix-septième vient avec sa science plus tranquille et plus sûre de l’homme, avec sa sagesse libérale, rabattre ces témérités et remettre les choses au vrai. Et s’il est un système d’éducation qui puisse gouverner les passions de l’homme en les lui laissant, et qui, pour la France en particulier, soit propre à préparer ses générations aux fortunes diverses que les sociétés humaines ont à traverser, certes c’est celui où, après Descartes, Pascal, Bossuet, les maîtres familiers et populaires sont Montesquieu, Voltaire et Buffon. Je ne parle que des prosateurs.

Cependant, on n’admire pas de la même façon les grands prosateurs du dix-huitième siècle et ceux du dix-septième. On ne peut pas goûter les premiers sans faire des réserves, ni réfléchir sur leur puissance sans penser à leurs faiblesses, ni leur obéir sans de nécessaires retours d’indépendance. L’esprit français s’y reconnaît ; mais il est d’autres modèles qu’il leur préfère, parce qu’il s’y trouve encore plus ressemblant. On est plus charmé que soumis, plus séduit que dominé. On s’y engage avec circonspection, comme si l’on craignait quelque piège. C’est pour cela qu’ayant à parler de leurs écrits, on me verra mêler les restrictions aux éloges, et plus habituellement sur la défensive que dans l’abandon.

§ I. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. — Bossuet et Montesquieu comparés.

C’est à Montesquieu que commence cette suite d’ouvrages supérieurs marqués du genre de perfection où il était permis d’atteindre après le dix-septième siècle. Le premier en date est le livre des Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains.

Il n’importe guère plus de savoir si l’idée lui en est venue de Saint-Evremond ou de Bossuet, que de rechercher si les Lettres persanes lui ont été inspirées par les Siamois de Dufresny ou par le Spectateur d’Addison. Montesquieu était de force à concevoir tout seul la pensée de son livre. Il y rêvait tout en écrivant les Lettres persanes. Rica, visitant la grande bibliothèque d’un couvent de dervis, y remarque les historiens et surtout les historiens de la décadence romaine ; c’est Montesquieu lui-même qui prend date, et par d’admirables réflexions sur la chute de l’empire romain révèle une pensée en travail, et met la main sur le sujet, du droit du premier occupant.

Autant il est oiseux de rechercher si Montesquieu s’est inspiré de Bossuet, autant il peut être utile de comparer ces deux juges si excellents des choses humaines. C’est une heureuse nécessité de cette étude, qu’on ne puisse lire Montesquieu sans avoir besoin de relire Bossuet, ni contenter son esprit sur un des plus grands objets de l’histoire, sans demander tour à tour des lumières à l’un et à l’autre. La comparaison des deux écrivains n’est donc pas un hors-d’œuvre littéraire, c’est le sujet.

En ce qui regarde la grandeur romaine, il semble que Montesquieu en ait mieux vu les causes politiques, Bossuet les causes morales.

Personne ne nous instruit plus à fond ni avec plus d’agrément que Montesquieu du détail des institutions et des maximes qui donnèrent à Rome l’empire du monde. Il fait voir admirablement avec quel bonheur de première invention et quel esprit de suite on y fait servir la guerre à l’agrandissement au dehors et à la paix au dedans ; avec quelle audace réfléchie on la porte chez l’ennemi au lieu de l’attendre ; avec quelle habileté on change les vaincus en alliés pour en vaincre d’autres ; avec quelle magnanimité farouche on y sacrifie la nature à la discipline ; avec quel sens pratique on imite de l’ennemi ses usages militaires et jusqu’à ses armes pour le battre ; avec quelle prévoyance Rome se fait de ses colonies militaires comme autant d’enceintes fortifiées qu’il faudra franchir avant de l’atteindre. Toutes ces causes politiques de la grandeur romaine sont expliquées par Montesquieu avec une clarté supérieure, et chacune au meilleur moment, lorsqu’un acte décisif, un revers réparé, une crise civile étouffée, fournissent aux explications comme des preuves à l’appui, et confirment les remarques de l’écrivain par l’autorité des exemples.

Quant au rôle prépondérant du sénat dans la grandeur romaine, il s’en faut que Montesquieu l’ait découvert le premier. Machiavel, qu’il a eu tort de ne pas nommer, et après Machiavel, Bossuet qui parle de la sagesse de cette assemblée auguste comme d’une chose prédite par le Saint-Esprit dans le livre des Machabées, nous avaient déjà introduits dans l’intérieur de la curie. Mais par Montesquieu nous pénétrons encore plus avant, et nous voyons « l’assemblée auguste » de plus près que dans Bossuet. Ce grand corps qui parmi ses traditions avait celle du secret, et qui reste impénétrable même pour les historiens de Rome, c’est un Français du dix-huitième siècle qui le dévoile.

Montesquieu connaît les talents du peuple romain ; il connaît moins ses vertus. N’est-il pas étrange que ce soit un prêtre catholique qui note parmi ces vertus la religion ? Cependant Montesquieu y avait pensé tout d’abord. Dans un discours de sa jeunesse79, il avait traité de la politique des Romains dans la religion ; il est vrai qu’il s’agit de la religion en la main des grands pour gouverner les petits, par « cette crédulité des peuples qui est toujours au-dessus du ridicule et de l’extravagant. »

Bossuet l’entend d’une tout autre façon. Où le publiciste ne voit qu’un expédient politique, l’évêque reconnaît et admire une des vertus de la nature humaine. Pour lui, un peuple religieux est un peuple qui sait quelque chose de meilleur que lui-même et de plus cher que la vie, et qui s’y soumet. Ce peuple a en lui la première cause de toute grandeur humaine, le dévouement. Bossuet la voit tout d’abord et du premier coup ; il ne conçoit pas de grandeur pour les nations hors des vertus qui font la grandeur individuelle de l’homme. Ces vertus étaient dans son cœur ; elles étaient de son temps. C’est le temps des grands sentiments par lesquels on se rachetait des grandes fautes. C’est le temps où l’on mourait héroïquement dans son lit. Le cœur restait intact au milieu des souillures des passions ; on savait quelque chose de mieux que se conserver, et la crainte de Dieu était autre chose que la peur. Bossuet avait vu de quoi la religion rend capable le cœur où elle est maîtresse de la volonté ; il savait de quelles chutes elle relève les âmes ; il ne lui en coûta pas de reconnaître dans le sentiment religieux, là même où la religion était fausse, une des causes de la grandeur du pays.

Les Pères de l’Église ne s’y étaient pas trompés, eux qui, dans les premiers siècles de l’Église, sur tous les points du monde romain, partout où il y avait des hommes vivant en société, c’est-à-dire de la matière pour l’extrême bien comme pour l’extrême mal, avaient si profondément médité sur la nature humaine. Ce jugement sur Rome, Bossuet l’avait reçu de son plus cher modèle, de saint Augustin, ce maître si maître, comme il le qualifie parmi tant d’autres appellations reconnaissantes.

L’auteur de la Cité de Dieu explique la grandeur romaine par le dévouement. Il met les Romains au-dessus de leurs dieux, et il fait de la fortune de leur ville le juste prix dont il a plu à Dieu de récompenser leurs vertus. Vue de génie et témoignage de candeur chrétienne, d’autant plus méritoire que le paganisme était encore debout, que ses apologistes lui rapportaient les gloires de l’ancienne Rome et que le dessein du livre de saint Augustin est d’élever la cité de Dieu sur les ruines de la plus grande des cités terrestres !

Pour connaître le détail d’exécution de la grandeur romaine, il faut lire Montesquieu ; pour en connaître l’âme, il faut lire Bossuet.

Dans l’explication des causes de la décadence, il semble que l’avantage soit au premier. Bossuet y est très court, quoiqu’il n’en dise rien qui ne soit considérable. Il n’aime pas la décadence il en détourne la vue ; mais de ce regard détourné et fugitif il n’en aperçoit pas moins les causes principales. Montesquieu s’y plaît, et comme il arrive aux hommes de génie, dans leur sujet de prédilection, il y excelle. Il n’était pas loin encore du temps où il avait raillé la décadence du grand règne, et il écrivait les Considérations avec la plume qui venait d’achever les Lettres persanes. Lui aussi avait son « maître si maître », le grand peintre des décadences, Tacite.

§ II. Du silence de Montesquieu sur les Gracques. — De ses jugements sans considérants.

Des deux principales causes qu’il a signalées, les guerres loin de Rome qui habituent les soldats à ne considérer plus que leurs chefs « et à voir de plus loin la ville », et la substitution d’un faux peuple romain au vrai peuple détruit par les guerres civiles et étrangères, Bossuet avait touché à la première, et où Bossuet a touché il montre le chemin. Pour la seconde, peu s’en faut qu’il ne l’ait développée, à l’enlever à jamais même aux esprits de la force de Montesquieu. Mais ce que Montesquieu a vu après Bossuet, il eût pu le voir sans l’aide de Bossuet, et il y a une manière de développer les pensées d’un autre qui équivaut à les trouver.

Ces deux causes ont été si actives et si puissantes, que Montesquieu leur donne leur vrai nom en les appelant des causes de destruction. Il en est une autre plus destructive encore, sur laquelle il est singulier qu’il se taise : c’est le coup porté à la constitution romaine par les Gracques. Le nœud du drame est à cette époque si fameuse et si fatale. Personnages des plus considérables dans toute histoire, hommes qui emportent tout dans l’histoire de leur pays, les Gracques seront à jamais un sujet de jugements contradictoires, et admirés, même de ceux qui les condamnent.

Pourquoi le sujet n’a-t-il pas tenté la pénétration de Montesquieu ? A peine mentionne-t-il les Gracques dans une courte et indifférente réflexion sur la lutte où ils succombèrent. Il était pourtant sur la voie, quand il parlait de la puissance d’une république où l’on observe les lois, non par crainte, non par raison, mais par passion, comme Lacédémone et Rome. La conséquence était sous sa main. Si Rome a prospéré tant que l’obéissance aux lois y a été une passion, le jour où une autre passion s’y est rendue plus forte, ce jour-là la décadence a commencé. Les Gracques, en violant les lois, détruisirent ce qui modérait l’ambition des nobles et rendait la patience plus facile au peuple par l’espérance. Avant même que Rome eût atteint toute sa grandeur, le premier pas fut fait vers sa chute.

Bossuet l’a bien vu ; Montesquieu ne l’a pas dit.

Peut-être, par une illusion du temps où il écrivait son livre, les défenseurs de la liberté du citoyen et les champions du peuple lui cachaient-ils, dans les Gracques, les factieux qui détruisaient le respect de la loi, et par qui Rome allait passer de l’âge héroïque à l’âge purement humain. Il les connut plus tard, et c’est un soulagement de lire dans l’Esprit des lois ce qu’il dit des maux infinis qui sortirent de l’entreprise des Gracques, et dont le plus grand fut l’usurpation de la loi par les magistrats chargés de la défendre, et le peuple instruit à la mépriser par ceux qui la violaient à son profit.

Il y a plus d’un exemple, dans les Considérations, de questions historiques auxquelles Montesquieu semble se dérober. Il s’y rencontre aussi plus d’un jugement sans considérants. Par exemple, est-ce assez de dire des lois de Rome que, bonnes pour faire un grand peuple, elles deviennent impuissantes pour le gouverner ? Ce qu’on voudrait savoir, c’est par quelle condition des choses humaines les mêmes lois qui ont aidé une petite république à grandir, lui sont à charge quand elle est grande. Montesquieu nous le laisse à chercher, au risque de ne le trouver pas et, en attendant, de décider de la chose à la légère.

Beaucoup s’accommodent de la discrétion de Montesquieu, et ce ne sont pas les moins passionnés de ses admirateurs. Ils lui savent gré de compter sur eux. Ils ne devinent pas le secret, ils n’y essayent même pas ; il leur suffit de se croire de ceux auxquels on donne de ces secrets-là à deviner.

Pour moi, qui n’admire Montesquieu que pour les lumières que j’en reçois, là où ce grand esprit pose la question en me laissant la charge de la résoudre, je cesse de l’admirer. Les livres qui traitent de la politique, de l’histoire, des gouvernements, où nous sommes la plupart ignorants ou prévenus, ne doivent pas nous laisser la décision ; car ce qui nous reste de telles lectures, c’est la vanité d’être institués juges de telles choses, et le penchant à critiquer d’autant plus vif qu’on sait moins ce qu’on critique.

Dans le Discours sur l’histoire universelle, on ne court aucun de ces risques. Bossuet ne pose point de problèmes, et ne jette point de pâture à nos doutes. Tout est décision et conclusion. Point de jugement sans les motifs, et point de motifs dont notre bon sens ne puisse à l’instant vérifier la justesse. C’est proprement la morale de ce Discours. L’explication qu’il nous donne de l’élévation et de la chute de Rome fait à chacun de nous sa part personnelle et sa leçon. Il nous apprend par quelles qualités nous pouvons contribuer à la grandeur de notre pays, par quels défauts nous risquons d’en hâter la décadence. Les Considérations, sans nous enseigner le contraire, nous cachent souvent nos torts ou diminuent notre part de devoirs dans les fortunes de notre patrie : elles nous disposent à juger, du haut de notre innocence, ceux qui portent le fardeau des affaires publiques. Je sors d’une lecture du Discours résolu à moins exiger des gouvernements et plus de moi-même. Les Considérations me laisseraient croire que je n’ai point à m’aider pour être bien gouverné, et que ceux qui gouvernent m’ont pris ma place. Aussi, ne faut-il entrer dans les Considérations qu’armé contre leurs séductions de la sagesse supérieure du Discours.

Je ne compare pas ces deux grands monuments pour élever l’un aux dépens de l’autre. La comparaison sert à faire voir non des infériorités, mais des différences dont la vérité historique, la morale et la langue ont profité. Seulement, on me pardonnera de garder une secrète préférence pour le Discours, comme plus propre à me conduire, et comme faisant sortir pour tous, de l’étude de l’histoire, la vérité qu’il nous importe le plus d’avoir présente, à savoir que les vertus privées font seules la grandeur publique. Mais cette préférence ne me gâte ni le plaisir que j’ai à apprendre dans Montesquieu des choses si considérables avec si peu d’efforts, ni les nouveautés de cette étude du cœur humain transportée de l’homme aux sociétés, et de l’individu aux nations, ni les beautés de ces portraits des grands personnages historiques, tirés de la demi-obscurité où les avait laissés l’art ancien, et qui nous font lire dans ces âmes profondes avec l’œil de Montesquieu ; ni tout cet esprit des Lettres persanes, assaisonnant les vérités les plus élevées ; ni cette langue si neuve, qui a gardé la justesse et la propriété de l’ancienne, et qui la rajeunit sans y mettre de fard. Je ne parlerais même pas de quelques fleurs mêlées parmi toutes ces beautés, si Montesquieu n’eût reproché à Tite-Live d’en jeter sur « les énormes colosses de l’antiquité. » Il faut le noter, non pour trouver un si grand esprit en faute, mais comme un avis donné aux plus habiles, de prendre garde si ce ne sont pas leurs propres défauts qu’ils reprochent aux autres, et de parler avec ménagement des anciens.

§ III. L’Esprit des lois. — Comment s’est fait ce livre.

Si l’on eût demandé à Montesquieu comment il avait fait l’Esprit des lois, il aurait pu répondre comme Newton : En y pensant toujours. Aussi loin qu’on remonte dans sa vie, après ses premières et courtes incertitudes entre les lettres et les sciences, on peut noter des pensées qui l’y préparent ou des études qui l’y mènent. Le Discours sur l’usage de la religion chez les Romains l’en approche ; les Lettres persanes l’en distraient sans l’en séparer, et dans les plus belles il semble déjà s’y essayer. Les Considérations sur la grandeur et la décadence romaines en sont comme le préambule. C’est son penchant le plus ancien, son habitude ; c’est ce sujet de prédilection auquel un grand esprit travaille, même avant d’en avoir tracé le plan et trouvé le titre ; où va tout ce qu’il pense de plus solide et de plus constant, tout ce qu’il y a de l’homme mûr dans le jeune homme. C’est ce qui sera non seulement son œuvre principale, mais son esprit même, cet esprit qui se forme parmi les distractions, les imitations momentanées, les hésitations des débuts, comme se forme le caractère dans le trouble des premières passions et parmi les contradictions des premières expériences.

Les voyages de Montesquieu n’avaient pas pour but, comme le dit d’Alembert, par une illusion propre au genre apologétique, de se rendre utile aux diverses nations qu’il visitait. Les pays où Montesquieu a voyagé y ont trouvé leur compte, et dans ce sens d’Alembert a raison ; mais l’auteur de l’Esprit des lois pensait plutôt à faire servir les nations à son livre, et ses voyages n’ont été que la manière la plus agréable d’y travailler. C’est pour ce livre futur qu’il parcourut successivement l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, l’Angleterre, portant dans ces divers pays, non pas une indiscrète préférence pour le sien mais une curiosité libre et sympathique, et, comme il le dit dans ses Pensées, le vœu sincère de les voir dans un état florissant.

Il y recherchait les personnages considérables. Il vit le prince Eugène à Vienne, à Venise le fameux Law et le non moins fameux comte de Bonneval ; en Angleterre, les philosophes et les hommes d’État, à une époque de grande liberté de pensée et de parole. De retour en France, il quittait de temps en temps sa solitude pour venir à Paris faire des voyages dans les esprits et les cœurs. Une grande dame d’alors qui l’y voyait, Mme de Chaulnes, disait de lui, ne croyant pas le louer : « Cet homme venait faire son livre dans la société ; il retenait tout ce qui s’y rapportait ; il ne parlait qu’aux étrangers dont il croyait tirer quelque chose. »

Son travail est à la fois un labeur de bénédictin et un plaisir d’épicurien. Point pressé, point impatient de faire parler de lui, sachant qu’il en coûte plus d’être trop fréquent que de se faire attendre, il ne s’acharne pas à son livre, et il ne le quitte pas. Quand il parle du plaisir qu’il éprouve chaque matin, en s’éveillant, à voir la lumière, il pense à ce livre qu’il va retrouver, livre heureux d’un homme heureux. Il s’y fatigua pourtant ; sa vue s’y altéra ; ses jours s’y abrégèrent ; il n’est pas de volupté qui ne se paye cher, même celle du travail. Enfin l’Esprit des lois parut, et entre l’éclat de son apparition et la mort de Montesquieu quelques années s’écoulèrent, pendant lesquelles il connut qu’il avait fait un chef-d’œuvre, comme on connaît qu’on a fait une bonne action, presque plus par l’ingratitude que par la reconnaissance de ceux qui devaient en profiter.

Ainsi s’est fait l’Esprit des lois, « l’enfant né sans mère », comme Montesquieu l’appelle lui-même, voulant dire qu’il n’avait eu ni guide ni devancier. Je ne courrai pas le risque, en le contredisant, de l’accuser de vanité. Cependant, si La Bruyère ne s’est pas fait tort en disant de ses Caractères. « Je rends au public ce qu’il m’a prêté », on ne fait pas tort à Montesquieu en disant qu’il a rendu à la France du dix-huitième siècle ce qu’il en a reçu. La lumière qui venait chaque matin éclairer sur sa table de travail les pages commencées, était cette lumière d’une grande époque qui de toutes parts rayonne vers un grand esprit, et qui s’y réfléchit en s’épurant.

§ IV. Attraits de l’Esprit des lois. — Genre de vérités. — Beautés de la langue et du style de Montesquieu. — Manque de méthode.

L’Esprit des lois n’a tout son prix que lu à sa date et dans son ordre, après les grands prédécesseurs de Montesquieu, en le comparant avec eux, non pour donner des rangs, mais pour distinguer les mérites. Pour qui connaît les grands écrivains du dix-septième siècle, ce qui reste dans l’esprit comme dernier souvenir, c’est comme un portrait général de l’homme, auquel tous ces grands peintres ont travaillé. Peindre l’homme pour nous l’apprendre, et nous l’apprendre avec le conseil de nous y reconnaître, tout va là au dix-septième siècle. Par tous les chefs-d’œuvre en tous genres le lecteur est sans cesse ramené sur lui-même. Il est son propre et presque unique spectacle. Si on lui parle des sociétés, il ne s’agit pas des sociétés politiques, ni de lui en faire porter des jugements inutiles au grand objet de la connaissance de soi-même ; il s’agit des sociétés purement civiles et des devoirs que chacun est tenu d’y remplir pour être heureux en contribuant au bonheur public. Enfin, on quitte le dix-septième siècle, plein de maximes et de commandements sur la conduite de l’esprit et de la vie, invité, exhorté par toutes les voix qui parlent de haut à s’étudier, à se savoir, à valoir mieux.

Après ces enseignements, et comme au sortir de cette grande école, voici qu’une littérature nouvelle, « engageante et hardie », vient tirer le lecteur de lui-même, l’appelle au dehors, lui fait voir, au lieu de l’homme abstrait, l’habitant d’un pays et le citoyen d’une ville ; au lieu d’un type de société formé d’honnêtes gens qui s’occupent de leur réforme intérieure, sous une puissance établie de Dieu, des sociétés aussi diverses que les climats, les territoires et les religions. Cette littérature lui découvre les ressorts de ces sociétés, explique et compare leurs constitutions, leurs lois, les causes de leur fragilité ou de leur durée, l’invite à se faire juge de toutes ces choses par sa raison, désormais appelée à faire partie d’une puissance nouvelle qui se nommera l’opinion publique.

Le plaisir qu’il éprouve est extrême. Il sent à la fois s’accroître ses connaissances et ses droits sans que ses devoirs s’en augmentent. Les vérités du siècle précédent lui parlaient d’obéissance et de déférence, des droits des autres et de ses propres devoirs ; elles le traitaient en sujet de quelqu’un ou de quelque chose ; elles armaient sa raison contre lui-même. Qu’on s’imagine sa surprise et son enchantement quand il passe des vérités du dix-septième siècle à celles du dix-huitième, des Pensées de Pascal, par exemple, à l’Esprit des lois de Montesquieu. La morale de l’Esprit des lois ne l’oblige qu’à des vœux généraux d’humanité, de justice, de liberté pour tous, qui l’acquittent de toute obligation particulière. Elle ne lui dit pas ce qu’il aurait à faire de sa personne pour que ces vœux s’accomplissent, et pour mériter sa part dans le bien commun. Il est juste, libéral, humain, dès qu’il veut que tout le monde soit de même. De plus, le voilà en possession d’une faculté nouvelle : il appelle les rois, les ministres, les gouvernements à son tribunal ; il ne pense plus guère qu’à juger, à décider, à charger tout le monde des devoirs dont il s’exempte. Mauvais effet d’une lecture par tant d’autres côtés bienfaisante, si l’Esprit des lois était lu avant les Pensées, ou si Montesquieu ôtait l’envie de connaître Pascal.

Ajoutez à ce premier attrait une langue dont les nouveautés viennent des choses, non des mots, et qui nous donne le plaisir du changement sans qu’il en coûte rien au goût. Voltaire a raison de compter Montesquieu parmi les auteurs du dix-septième siècle ; il y est né en effet, et il en a retenu la langue. C’est encore cette finesse qui saisit les nuances les plus délicates, cette propriété qui les fixe, cette clarté qui les rend visibles. Il semble par moments que les mêmes mains tiennent encore la plume. Le portrait des Français, qu’on lit au livre XIX80, est-il de Montesquieu ou de La Bruyère ? Qui a parlé si grandement d’Alexandre81? Est-ce Montesquieu ou Bossuet ? Je suppose un habile homme ne sachant pas qui a écrit ces réflexions sur le monarque, « lequel peut faire des hommes des bêtes et des bêtes des hommes, qui doit être exorable à la prière, ferme contre les demandes ; à qui la raillerie piquante est bien moins permise qu’au dernier de ses sujets, parce que les rois sont les seuls qui blessent toujours mortellement82 » ; risquerait-il sa réputation de connaisseur en les croyant de Fénelon ?

Outre ces beautés de la langue renouvelée du grand siècle, il y a dans l’Esprit des lois les nouveautés du style de Montesquieu. Le style, c’est proprement ce qui est personnel à l’écrivain dans la langue commune. On ne lit pas Montesquieu sans être très attentif à son style, et il faut dire qu’il ne nous aide pas à oublier l’auteur. Ce style nous tient tout près de lui. Montesquieu nous fait plutôt des confidences à voix basse sur des choses supérieures, curieuses, rares, qu’il ne veut nous amener de force à des opinions contentieuses. Il y a dans cette langue la part du mystère, de la satire voilée, de l’ironie détournée. Il y a aussi le demi-mot, et ce n’est, pas ce qui flatte le moins le lecteur qui pour tout demi-mot s’estime bon entendeur. Cela me mène à l’épithète qui caractérise le style de Montesquieu : c’est un style flatteur. Les obscurités même n’en déplaisent pas : on y voit des avances faites à notre sagacité ; elles ont prouvé des panégyristes83.

Le manque de méthode de l’Esprit des bis n’est pas la moindre de ses séductions. Le même d’Alembert, au dire de qui les obscurités de ce livre sont « des vérités importantes voilées pour ceux qu’elles auraient pu blesser, mais claires pour les sages », estime que le désordre n’y est qu’apparent, et qu’aux yeux de ces mêmes sages, l’ordre « qui se fait apercevoir dans les grandes parties de l’Esprit des lois ne règne pas moins dans les détails.

Au risque de n’être pas compté parmi les sages, je confesse n’avoir vu l’ordre ni dans les détails ni dans les grandes parties. Et pourquoi l’y chercherais-je au prix que d’Alembert y met, à force de lectures « répétées et opiniâtres ? » Montesquieu lui-même n’eût pas su beaucoup de gré à son panégyriste, de faire en son nom aux lecteurs de l’Esprit des lois des promesses si semblables à des menaces. Je croirais plutôt qu’il a pris plus de peine pour manquer de méthode que pour en avoir. Son mot : « Mon livre sera plus apprécié que lu84 », est d’un auteur qui craint de demander trop au public. Montesquieu connaissait son lecteur ; il lui avait appris tout le premier à chercher dans les livres le plaisir sans la peine. Sa théorie du goût85 menait là un public tombé de cette hauteur d’attention ou les sévères méthodes littéraires du dix-septième siècle avaient élevé les contemporains. Les Lettres persanes, et plus tard les Considérations avaient persuadé aux lecteurs qu’on peut sans travail s’instruire des choses les plus délicates de la politique et de l’histoire, et devenir profond en s’amusant. Montesquieu le savait pour l’avoir voulu lui-même, et cette inquiétude sur la fortune de l’Esprit des lois était peut-être méritée, pour avoir trop songé à rendre les Lettres persanes sérieuses et les Considérations amusantes.

Son génie n’est pas d’ailleurs de ceux qui s’imposent une méthode, ni qui se privent d’une pensée, parce qu’elle se présente hors de son lieu. Il est l’homme aux considérations ; il faut le prendre au mot ; et considérer n’est pas nécessairement raisonner, déduire ou conclure. Cependant, les considérations dans Montesquieu se pressent par moments dans l’ordre rigoureux de raisons qui s’enchaînent. Mais cela dure peu. Il rentre bientôt dans son naturel, qui est de méditer librement, par saillies plutôt qu’avec suite, et dans son dessein, qui est moins de convaincre son lecteur que de l’éclairer.

Convaincre est le dessein des grands écrivains au dix-septième siècle : aussi la méthode est-elle une de leurs gloires. Avoir sans cesse en vue le public, ne penser à soi qu’après tous les autres, composer, c’est-à-dire s’ajuster à l’esprit d’autrui, sacrifier des idées, ranger celles qu’on choisit, ménager les transitions, non de rhétorique, mais de logique, voilà l’art au dix-septième siècle, et l’art ainsi appliqué est du dévouement. Montesquieu en était-il capable ?

Son public en méritait-il l’effort ? En tout cas, la méthode n’était pas son penchant. Il est de ceux qui songent à se payer de deux façons de l’emploi qu’ils font de leur esprit, par le plaisir qu’ils y prennent et par la gloire. Du même pays que Montaigne, presque du même tour d’esprit, il ne s’excepte pas de sa doctrine de l’art pour le plaisir, et il jouit de lui-même. Mais le plaisir de Montesquieu, si l’on songe où il l’a cherché, est plutôt d’un stoïcien que d’un épicurien, et pour rappeler sa comparaison de Rollin avec une abeille, lui aussi est une abeille qui a bien mérité de prendre sa part de son miel.

§ V. De la pensée de l’Esprit des lois. — Fortune de ce livre au dix-huitième siècle. — Montaigne et Montesquieu.

Si le sujet de l’Esprit des lois appartient au dix-huitième siècle, la pensée, qui est autre chose que le sujet, n’appartient qu’à Montesquieu, et cette pensée est plus dans les parties de son livre où il contredit son époque que dans celles où il veut lui complaire.

J’en crois sa déclaration : « Il n’a pas naturellement l’esprit désapprobateur. Il n’écrit point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. S’il pouvait faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu’ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir ; s’il pouvait faire que les hommes pussent se guérir de ce qui fait qu’on s’ignore soi-même, il serait le plus heureux des mortels. »

Cette déclaration, par laquelle s’ouvre l’Esprit des lois, parut au grand nombre une précaution contre les gouvernants et la Sorbonne. Les autres en furent d’autant plus piqués qu’ils la croyaient plus sincère. Voltaire fut de ces derniers. De là certains mots de mauvaise humeur contre Montesquieu, où l’on aime mieux voir le désappointement du chef des désapprobateurs que la jalousie de l’émule. D’Alembert, cette fois bon juge plutôt que panégyriste prévenu, ne met pas en doute la déclaration de Montesquieu, par respect pour sa parole. « Ceux qui ont indécemment attaqué l’Esprit des lois, dit-il, lui doivent peut-être plus qu’ils n’imaginent. » Il eût préféré sans doute louer Montesquieu d’autre chose. Il est certain qu’il ne le compte pas comme un compagnon d’armes dans la guerre du dix-huitième siècle contre l’ordre établi.

Oui, telle a été la pensée de Montesquieu, qu’il a paru plus près de vouloir le maintien des abus que le renversement de l’ordre établi. C’était non seulement une vue de génie ; mais un acte de courage, si l’on regarde le temps, de faire contrepoids, par des idées de respect pour les choses existantes, à l’esprit de censure qui s’attaquait au bien comme au mal, à l’esprit de chimère qui venait à sa suite, rêvant, après la ruine universelle, des sociétés indéfiniment perfectibles. Depuis lors, cette action bienfaisante de l’Esprit des lois n’a pas cessé. Aucun livre n’a plus gardé le mérite de l’à-propos.

Deux esprits se disputent le gouvernement des sociétés humaines, l’esprit de conservation et l’esprit de progrès. Les défenseurs du premier comme ceux du second méritent bien de l’humanité. Mais ceux-ci sont plus aidés. Ils ont la faveur des cœurs généreux ; ils ont aussi la popularité parmi tous les hommes que le présent fatigue, soit parce qu’ils sont mal avec leur temps, soit parce qu’ils ne sont pas bien avec eux-mêmes. Il y a peut-être plus de mérite à défendre l’esprit de conservation ; car le présent paraissant plus fort que l’avenir, on risque, en prenant sa défense, de passer pour être du parti du plus fort, et l’appui même qu’on reçoit des choses établies compromet le défenseur plus qu’il ne le recommande.

La perfection de la raison consisterait à défendre également les deux esprits, avec un peu plus de souci toutefois pour l’esprit de conservation, comme le plus faible, et pour maintenir l’équilibre. Il est vrai qu’il faudrait prendre son parti de ne plaire ni à l’un ni à l’autre. On n’aurait pas l’appui des espérances de l’avenir, ni des illusions qui s’y mêlent, et l’on s’exposerait à être désavoué par le présent dont les idées ne sont souvent que des intérêts respectables. C’est là tout à la fois le caractère de la raison dans l’Esprit des lois et l’histoire de la fortune de ce livre. L’ordre établi l’attaque, et ceux qui en veulent le renversement le louent avec tiédeur ; encore est-ce moins pour les vérités qu’il dit que pour celles qu’on le soupçonne de taire. Sa gloire se fait sans aide, et son nom égale tout à coup les plus grands, sans que personne s’y emploie, ni que la mode s’en mêle. Montesquieu est du petit nombre des hommes qui sont devenus illustres sans faire de bruit.

La vieille monarchie, qui représentait tous les intérêts respectables et tous les abus du présent, n’adopta pas Montesquieu ; la révolution, dans ses premiers hommages à ceux qui l’avaient préparée, ne pensa pas d’abord à lui. Le premier qui parla de Montesquieu dans l’assemblée constituante le mit sous la protection du mot, vrai ou faux, de Voltaire : « Le genre humain avait perdu ses titres, Montesquieu les lui a rendus. » Une statue lui fut décrétée. Mais le marbre et le sculpteur étaient encore à trouver sous la Législative où l’on reparla de lui, cette fois encore, comme d’un protégé de Voltaire. Jusqu’en 1796 rien n’avait été fait en l’honneur de sa mémoire. Il fut heureux pour lui que la proposition de mettre ses restes au Panthéon avortât comme les précédentes ; il échappa à un honneur qu’on avait rendu à Marat.

L’imagination ni la passion n’ont jamais été pour Montesquieu. Il ne parle pas à la passion comme les grands séducteurs ; il ne parle pas à l’imagination comme les grands hommes. Dans son dessein de faire du bien aux sociétés humaines, il lui a manqué d’avoir combattu et souffert. Il n’a pas de véritables colères contre le mal. La réserve qu’il a gardée, pour l’honneur de la raison et de la vérité, dans des questions où l’on risque si souvent de les compromettre en les servant, on le suspecte de l’avoir gardée pour sa commodité. Sa gloire a trop peu coûté à son repos. C’est encore un trait qui lui est commun avec Montaigne d’avoir été si heureux, ou d’avoir si bien conduit sa vie, qu’il ne lui est venu aucun mal, même de ce qu’il n’aimait pas, et que son génie semble n’avoir eue que la plus grande de ses aises. Les vrais grands hommes pâtissent pour servir l’espèce humaine, et troublent leur vie pour améliorer la nôtre. Montaigne et Montesquieu sont plutôt de très grands esprits que des grands hommes.

Entre ceux qui conduisent les nations et ceux qui les égarent, il y a ceux qui les éclairent. Montesquieu est de ceux-là, en un rang où il n’a personne au-dessus de lui. Eclairer, c’est ce qu’il a voulu. Nul n’a mieux su ce qu’il voulait, et n’y a mieux réussi. L’Esprit des lois, c’est, dans la science sociale, le flambeau une fois allumé pour ne plus s’éteindre. Il y a là de quoi faire le meilleur des gouvernements, et il n’y a pas de quoi donner ridée d’un gouvernement chimérique. Tant que la France saura lire dans ce livre, elle sera également en garde contre les impatiences de l’avenir et les langueurs imprudentes du présent. Elle diminuera la part du mal inévitable ; elle l’empêchera du moins de s’aggraver jusqu’au point où les remèdes meurtriers sont nécessaires et où les nations ont à jouer leur vie pour la sauver. Si la chose n’était plus à faire pour nous, si notre pays était à cette heure en possession de cette sagesse, l’Esprit des lois n’y aurait pas peu servi. En tout cas, il en restera la plus parfaite expression, et s’il arrive jamais que les principes de la science sociale se perdent dans quelque catastrophe universelle, nos enfants pourront les rapprendre dans ce livre immortel, le legs le plus précieux que le dix-huitième siècle ait fait à la France, le plus grand service que la France ait rendu à la société moderne.

§ VI. Des erreurs de l’Esprit des lois et de leur cause principale.

Ce service est si grand, qu’on ose à peine parler des erreurs de l’Esprit des lois. J’en parlerai pourtant, mais avec la réserve que recommande Voltaire, bien qu’il pût le prendre de plus haut avec Montesquieu, « en le respectant jusque dans ses chutes, parce qu’il se relève pour monter au ciel86. »

Il ne faut pas se méprendre aux erreurs apparentes, erreurs si l’on n’y regarde qu’une fois, vérités détournées et profondes si l’on y revient. Ce n’est pas lire l’Esprit des lois que de s’y donner, dans une rapide lecture, le spectacle le plus éblouissant qu’un écrivain ait produit avec des faits et des idées ; il faut pénétrer, par la réflexion, dans ces maximes qui résument en si peu de mots de longs raisonnements et des méditations assidues. Chez Montesquieu, la pensée est ce que sont dans la science les corps composés de plusieurs substances : il faut pour les démêler toutes les subtilités et toute la patience de l’analyse. L’obscurité résulte en plus d’un endroit de l’excès de concentration. Mais c’est le défaut a une qualité supérieure ; et quand on critique le défaut, il est prudent de se souvenir de la qualité.

Les erreurs de l’Esprit des lois sont : ou des faits invraisemblables que Montesquieu tient pour vrais et explique comme tels, ou des faits certains dont il ne donne pas l’explication vraie, ou des maximes générales qu’on pourrait appeler des erreurs en grand, par exemple la théorie de l’influence du climat. On en a fait des volumes, sans compter ce commentaire où Voltaire semble par moments s’impatienter plutôt contre la gloire de Montesquieu que contre ses erreurs. Oserai-je dire que ce qui importe, ce n’est pas de compter les fautes de Montesquieu, mais de rechercher par quelle cause générale il se trompe ?

Cette cause, c’est qu’il n’a pas eu une connaissance complète de l’homme. Quoi ! un esprit de cette application et de cette force, si profond observateur et si fin, qui, par l’art de diriger son génie vers les études où il était le plus propre, sa vie vers le genre de bonheur dont il était le plus capable, a paru si bien prouver qu’il se connaissait, Montesquieu aurait ignoré quelque chose de l’homme ! Je vais apaiser les admirateurs de ce grand esprit en disant qu’il n’en a ignoré que ce qu’il n’a pas voulu connaître. Il y a une source d’informations où il pouvait compléter sa connaissance, l’antiquité chrétienne : il l’a volontairement négligée. Des deux antiquités, il n’a eu confiance qu’en la païenne ; la chrétienne n’a guère obtenu de lui que du respect : c’était beaucoup pour le temps ; pour un historien des sociétés humaines, c’était trop peu.

Peut-être le mot de respect n’en dit-il pas assez. Je ne verrai jamais, pour mon compte, un calcul de conduite dans l’éloge que fait Montesquieu du christianisme, et je ne me mettrai pas sous le feu des piquantes railleries que se sont justement attirées, dans la Défense de l’Esprit des lois, certains dévots du temps. Plus d’une réflexion courte mais profonde, qui semble comme échappée à une conviction habituelle, une éloquente réfutation du paradoxe de Bayle qui prétend qu’un État formé de véritables chrétiens ne pourrait subsister, le dogme des peines éternelles presque justifié par la théorie des crimes inexpiables, tout cela est d’un homme qui a eu tout au moins une vue supérieure du christianisme. Il n’a manqué à Montesquieu que de regarder quelques instants de plus. Son temps l’a arraché à cette contemplation fugitive, et la lumière chrétienne l’a éclairé un moment sans le pénétrer. Il a su que le christianisme avait des annales ; mais, au lieu de les consulter, il en a détourné les yeux comme d’un fatras de théologie obscure et de morale inaccessible.

J’en vois une preuve entre autres dans ce jugement sur les Pères de l’Église, auxquels il reproche d’avoir censuré les lois d’Auguste sur les mariages, « sans doute, dit-il, avec un zèle louable pour les choses de l’autre vie, mais avec trop peu de connaissance des affaires de celle-ci87. »

Sans parler de la science de l’homme, qui est la plus grande partie de la science des affaires, est-il donc vrai que les Pères, si profonds dans la première, aient été si inexpérimentés dans la seconde ? Quels hommes furent plus mêlés aux affaires de leur temps ? Parmi ceux qui ont la double auréole des grands écrivains et des saints, il n’en est aucun qui soit entré dans la vie religieuse voilé et les yeux fermés au monde. C’est au milieu de ses intérêts et de leurs propres combats contre ses séductions, que, soldats, gens de loi, professeurs, les uns se font chrétiens, les autres deviennent par l’élection les chefs religieux des peuples. Saint Grégoire de Nazianze, Saint Basile, avaient brillé dans les écoles d’Athènes ; saint Chrysostome avait essayé au barreau cette éloquence qui arrachait à Théodose le pardon d’Antioche. Parmi les solitaires mêmes, un saint Jérôme arrivait au désert après avoir passé par l’orgueil et les dissipations de la vie patricienne à Rome, et plus voyagé que Montesquieu lui-même dans le monde romain, alors l’univers. Que n’a pas su saint Augustin des affaires de cette vie ? A laquelle n’a-t-il pas mis la main ?

Evêques, moines, en commerce continuel de méditation et d’extase avec le mystère, est-ce qu’ils cessent pour cela de communiquer avec le monde ?

Ils conduisent la société nouvelle à travers les ruines de l’ancienne, et ils en sont tout le gouvernement. Saint Ambroise était le premier magistrat de Milan, lorsque l’acclamation populaire le fit évêque. Il changeait de titre et non de fonctions. Devenu le guide spirituel du peuple de Milan, il resta son guide temporel, et, comme il l’a dit avec raison, l’Italie du nord put se passer d’un empereur : elle avait un chef.

Les Pères ne gouvernaient pas seulement les esprits et les cœurs, ils avaient la charge de la chose publique. Ils étaient tout, dans l’ordre civil comme dans la religion, non par ambition, — on sait leurs refus et leurs fuites, — mais malgré eux, parce que, dans la défaillance croissante des puissances temporelles, on allait à eux comme aux plus habiles, par le besoin que de tout temps les hommes ont eu de la science, de l’éloquence et de la vertu. On les vit partout mêlés de leur personne aux révolutions qui ôtaient ou donnaient l’empire. Leurs fautes vinrent de ce que trop de pouvoir trouble par moments les saints eux-mêmes, et je conviens que saint Chrysostome, chassé du siège de Constantinople et rétabli, puis, à travers des émeutes populaires, chassé de nouveau et exilé, a besoin de toute la bonté de sa cause et de toute la majesté de sa disgrâce pour n’avoir pas l’air d’un factieux.

On ne croit pas manquer à Montesquieu en disant que, pour s’être si gravement mépris sur le rôle des Pères de l’Eglise dans leur temps, et sur leur autorité dans toute science sociale, il faut qu’il les ait fort peu lus.

Par cette négligence des grands monuments de l’antiquité chrétienne s’explique un défaut sensible de l’Esprit des lois : c’est cette sorte d’indifférence où glisse, faute de principes certains, l’impartialité de Montesquieu. Trop souvent, parlant de ce qui s’est fait, il s’abstient d’indiquer ce qu’il eût fallu faire. Il donne les raisons des lois ; il en laisse chercher la morale à l’hésitation du lecteur. On ne sent pas assez chez lui, dans une grande faveur pour l’idée du droit, une ferme croyance au devoir. D’Alembert lui en fait une louange : « Montesquieu, dit-il, s’occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels on peut nous obliger à le remplir. » C’est vrai, et finement jugé. Mais j’ai grand’peur pour le devoir, quand, au lieu de nous montrer pourquoi nous y sommes tenus de nous-mêmes, on nous enseigne comment on peut nous y forcer.

Il manque encore à l’Esprit des lois ce que l’antiquité chrétienne pratiquée, non pour sa théologie, mais pour sa science de l’homme, y eût mis sans doute ; il y manque une morale. Une morale, c’est plus que le goût de tout ce qui est moral, plus que l’amour du droit, plus que la justice et la bienfaisance ; c’est la certitude que toutes ces choses ne sont pas de purs mérites de la volonté, mais des lois divines obéies, et qu’en les pratiquant d’un cœur sincère, on reste infiniment au-dessous de ce qu’elles prescrivent. Montesquieu, homme bienfaisant, le bonhomme, comme on l’appelait, par un double hommage à sa bonté et à sa manière d’être bon, Montesquieu avait cette morale dans le cœur : il n’a pas pu, chose singulière, la faire passer de son cœur dans son esprit.

L’aspect sévère sous lequel nous la montrent les moralistes du dix-septième siècle avait effarouché sa douce raison, outre peut-être un désir secret de s’absoudre de certaines pages des Lettres persanes.

Il l’a accusée de vouloir détruire et non régler les sentiments de l’homme, de parler à l’entendement et nom à l’âme88 ; critique injuste, contre laquelle témoigne la popularité sans vicissitudes de ces moralistes soi-disant outrés. L’œuvre du dix-septième siècle a été soumise à plus d’une révision, et je ne sache pas d’écrivain qui n’y ait perdu, gagné, ou reperdu quelque chose ; ces retours n’ont rien ôté à la fortune des moralistes, et peut-être l’ont-ils accrue. Un seul a été et sera toujours débattu, La Rochefoucauld ; c’est tout simple. Notre portrait n’y est pas beau ; c’est à qui ne veut pas s’y reconnaître. Qu’importe, pourvu que l’immortel attrait de la ressemblance nous invite à nous y regarder ?

Il manque aussi à l’Esprit des lois une théorie de l’autorité. Ai-je besoin de dire qu’il ne s’agit ni de l’autorité comme l’entendent ceux qui en usent mal et ceux qui sont incapables d’obéissance, ni de la puissance publique sous une forme particulière de gouvernement. Il s’agit de ce principe, non pas supérieur au principe de liberté, mais apparemment plus nécessaire aux nations, puisqu’il ne souffre pas d’interruption ; il s’agit de cette force protectrice des sociétés, qui se forme de leur consentement intelligent et qui pourrait être le dernier progrès de la liberté dans ceux qui obéissent. Entre l’idéal de l’autorité, tel qu’il apparut à Bossuet sous la forme de la monarchie absolue, tempérée par des lois fondamentales, et les dangereuses rêveries du Contrat social, il manque un corps de doctrines tirées de la science des besoins de l’homme et de l’expérience comparée des sociétés humaines, supérieur à toutes les formes de gouvernement et pouvant les perfectionner toutes. Il eût été digne de Montesquieu d’en avoir l’idée et de tracer un idéal de l’autorité qui fût à jamais une lumière pour les gouvernants, une garantie pour les sujets, un obstacle insurmontable pour quiconque ne peut pas commander et ne veut pas obéir. Il n’y a pas songé. C’est une occasion perdue pour la France et pour l’esprit humain, et on le regrette, surtout en nos temps où les révolutions ont accoutumé de plus en plus les peuples à ne voir dans l’autorité qu’une dictature, et dans les gouvernements que des expédients.

Les erreurs de l’Esprit des lois sont d’ailleurs si peu impérieuses, si pures de déclamation, qu’il n’y a pas de risque qu’elles passionnent la foule ni ceux qui veulent prévaloir par la foule. Elles n’ont été pour rien dans nos malheurs publics. C’est au contraire le propre des vérités qui brillent dans ce livre, comme le feu toujours allumé sur l’autel de Vesta, d’avoir été pour quelque chose dans tous les biens de l’ordre civil dont nous jouissons. Les vérités nous ont défendus de la séduction des erreurs, et jusqu’au paradoxe de la vénalité des charges, que Montesquieu a eu le tort de défendre, ses belles idées sur la justice nous ont appris à le réfuter. Enfin, cette « joie secrète » qu’il a sentie, disait-il, « toutes les fois qu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun », il l’inspire à ceux qui lisent son livre, et il donne à chacun le désir de contribuer pour sa part au bien de tous. Il peut se faire qu’on sorte du commerce de Montesquieu un peu trop content de son esprit ; mais on en sortira toujours meilleur citoyen.