(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre dixième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre dixième »

Chapitre dixième

Suite de l’histoire des gains. — § I. Histoire naturelle de l’homme. Variétés des races humaines ; unité de l’homme. — § II. Histoire de l’individu. Description physique et morale de l’homme. — Chasteté du pinceau de Buffon. — § III. Histoire naturelle des animaux. — Les dégoûts de Buffon. — § IV. Les Époques de la nature. — Le Discours sur le style.

§. I. Histoire naturelle de l’homme. Variétés des races humaines ; unité de l’homme.

En passant de Voltaire à Buffon, on quitte les vérités fécondes, mais agressives et militantes, de l’histoire des sociétés humaines, pour les vérités pacifiques des sciences naturelles, et l’éloquence de combat pour l’éloquence tranquille de la démonstration scientifique.

Aucune littérature n’en offre un plus majestueux monument que l’Histoire naturelle de l’homme.

Avant Buffon, on n’étudiait que l’individu, on négligeait l’espèce ; il apprit à mieux étudier l’un, et il créa la science de l’autre. Aristote et Pline ont cru aux monstres. Même au temps de Buffon, les Portugais ne reconnaissaient pas un homme dans le nègre, et plus d’un philosophe était de leur avis. Le seul titre du chapitre sur les Variétés de la race humaine trancha la question en la posant. Il y a différentes races humaines ; il n’y a qu’une espèce : le nègre est un homme.

Buffon parcourt du regard de l’esprit les quatre parties du monde ; il en divise les populations en quatre races principales, dont il peint les traits caractéristiques, notant les dégradations et les nuances par où elles se touchent, et, dans certaines populations de transition, se mêlent et se confondent. Des ressemblances et des différences résultent des lois qu’il déduit des faits par le raisonnement. Une vérité supérieure se dégage peu à peu de ce travail et plane sur toutes les vérités particulières, noble conquête de l’espèce humaine désormais réhabilitée dans toutes ses races : c’est l’unité de l’homme.

Parmi les vérités scientifiques, il en est qui ne touchent que l’intelligence, et qui, une fois acquises, demeurent au fond de l’esprit humain immobiles et inactives. Telles sont certaines vérités de l’astronomie physique, qui, pareilles aux étoiles fixes que le télescope a découvertes, jettent incessamment une lumière sans variation et sans chaleur. On les apprend avec une secrète joie, on a plaisir à les savoir ; mais il n’en passe rien de la tête au cœur, et elles n’ont aucun effet appréciable sur la vie morale. D’autres vérités, au contraire, influent sur les sentiments des individus comme sur l’esprit des nations, et sont comme des forces immortelles qui, une fois créées, ne cessent pas d’agir.

De ce nombre est la vérité, pour la première fois trouvée et exprimée par Buffon, de l’unité de l’homme, première marque de sa supériorité sur les animaux, après la pensée. Ceux-ci sont enchaînés au sol qui a vu naître leurs premières générations : c’est à peine si une acclimatation artificielle parvient à faire végéter hors de leur patrie quelques individus dégénérés. L’homme est partout. Il vit sur tous les points du monde, non pas autre à l’orient, autre à l’occident, mais partout le même, partout roi de la création et maître des animaux. Et si c’est le même homme, qui donc l’a mis sur la terre et l’y a mis debout, homme fait, capable dès le jour de sa naissance de se défendre contre la nature et de se multiplier, qui, si ce n’est Dieu ?

Voilà dès l’abord où nous mène par sa propre force cette grande vérité, et Buffon lui-même qui le premier l’a trouvée, se voyant en face de la création du genre humain, confesse avec simplicité qu’il ne sait pas d’explication plus décisive de la présence de l’homme sur la terre.

Élever l’espèce humaine à ses propres yeux par l’idée que seule elle possède le privilège de n’être exotique nulle part, et que le premier homme a été à un certain moment l’œuvre unique du divin artisan, est un des effets toujours agissants de la vérité trouvée par Buffon. Le dix-huitième siècle ne le sentit pas : l’unité de l’homme conduisait à Dieu ; cela ne faisait pas le compte des préjugés du temps : elle fut niée. Voltaire y opposa une théorie qui, en expliquant la variété des races par l’apparition multiple de l’homme sur divers points du globe, essayait de détourner les esprits de l’idée religieuse d’une création volontaire vers le hasard de plusieurs créations spontanées. La vérité nouvelle n’en fit pas moins son chemin, et, dès le jour où elle parut dans le monde, elle suscita les premiers doutes qui préparèrent l’émancipation des noirs. En dépit de Voltaire qui les tenait pour dûment esclaves, de la politique qui prescrivait, dans l’intérêt des colonies, « de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à leur espèce94 », la France, persuadée par Buffon, y reconnaissait des hommes, et, dès la quatrième séance des états généraux, un La Rochefoucauld invitait l’assemblée à prendre en considération la liberté des noirs.

Buffon, traçant un portrait du caractère moral de la race nègre, avait dit : « Je ne puis écrire leur histoire sans m’attendrir sur leur état. Ne sont-ils pas assez malheureux d’être réduits à la servitude, d’être obligés de toujours travailler sans pouvoir jamais rien acquérir ? Faut-il encore les exécrer, les frapper et les traiter comme des animaux ? L’humanité se révolte contre ces traitements odieux que l’avidité du gain a mis en usage, et qu’elle renouvellerait peut-être tous les jours, si nos lois n’avaient pas mis un frein à la brutalité des maîtres et resserré les limites de la misère de leurs esclaves. On les force de travail, on leur épargne la nourriture même la plus commune. Ils supportent, dit-on, très aisément la faim ; pour vivre trois jours il ne leur faut que la portion d’un Européen pour un repas ; quelque peu qu’ils mangent et qu’ils dorment, ils sont toujours également forts, également durs au travail. Comment des hommes à qui il reste quelques sentiments d’humanité peuvent-ils adopter ces maximes, en faire un préjugé, et chercher à légitimer par ces raisons les excès que la soif de l’or leur fait commettre95 ? » On ôterait à Buffon le meilleur de sa gloire si l’on doutait que le grand seigneur libéral, qui porta le premier à la tribune politique de la France la question des noirs, eût lu ce sévère et énergique appel à l’humanité.

§ II. Histoire de l’individu. — Description physique et morale de l’homme. — Chasteté du pinceau de Buffon.

Le premier historien des races humaines est aussi le plus fidèle historien de l’homme. Dans la description de l’homme physique, sa science est exacte et son pinceau reste chaste. Jusque dans le détail des fonctions les plus secrètes de la nature, il sait ne rien taire en ne disant rien qui puisse faire rougir le lecteur, et il reste peintre en éteignant la description au moment où la science coûterait à la pudeur. Grâce à cette chasteté qui, pour ne pas corrompre les imaginations, « détruit le sentiment dans l’expression », l’âme s’intéresse à la description de son enveloppe, parce que c’est elle-même qui la décrit.

Toutes ces choses étaient et sont encore nouvelles. La nature avait eu ses peintres ; l’homme physique n’avait pas eu le sien. Exceptons pourtant quelques coups de pinceau de Descartes dans ce petit Traité des passions (1649), où il fait voir ce qui se passe au fond de l’homme, considéré comme corps, quand il est sous l’empire des passions. Il faudrait encore citer avec estime un traité sur la même matière, du peintre Lebrun, qui suivait les indications sommaires et si lumineuses de Descartes. Buffon n’a pas ignoré le traité de Descartes ; mais il fait autre chose. Descartes décrit, et le plus souvent imagine arbitrairement les effets physiques des passions ; Buffon décrit les attitudes qu’elles font prendre à l’homme ; il montre les mouvements de l’âme dans la pantomime du corps.

Sa description de l’homme moral nous reporte au plus beau moment de la philosophie spiritualiste du dix-septième siècle. Quel tranquille défi au matérialisme qui allait rendre Helvétius si populaire ! De quelle hauteur tombe le dédain sur ces négateurs de l’âme, qui ne sont ni nommés ni même indiqués par allusion, et qui, au dépit de se voir réfutés, ont à ajouter le dépit de se voir omis !

Sur le majestueux visage de l’historien de l’homme moral, on n’aperçoit même pas le pli du sourire ironique ; il semble ignorer ce qui se dit à Paris sur la nature de l’homme. Les belles inventions de l’homme-machine ne sont pas arrivées jusqu’à sa retraite de Montbard.

Mais Buffon n’en a pas fermé l’entrée à d’autres erreurs de son temps. On expliquait alors les idées par la table rase où s’impriment les images que transmettent les sens. Buffon croit que des sens plus exercés ajouteraient à nos facultés morales. « Si les enfants, dit-il, avaient les bras hors du maillot, l’exercice prématuré du toucher leur donnerait plus d’esprit. » L’usage de laisser aux nouveau-nés les bras libres est devenu général ; en avons-nous plus de gens d’esprit ? Son premier homme, chez qui toutes les idées entrent successivement par la porte des sens, n’est pas le fils de Descartes. Dans Descartes, l’âme se révèle d’abord à elle-même, puis reconnaît Dieu, son auteur ; après quoi, regardant son enveloppe, elle la distingue de soi, mais sans l’affirmer, tant il lui est impossible d’être assurée d’une autre existence que la sienne. Dans le premier homme de Buffon, l’âme découvre tout ce qui n’est pas elle ; elle ne se découvre pas elle-même. Je ne suis point surpris qu’après cette prise de possession de l’existence par une succession de sensations délicieuses, le premier homme s’endorme voluptueusement sans rendre d’actions de grâces à personne. La théorie de l’homme intérieur double que se partagent les deux puissances souveraines de la nature humaine, le principe ou sens spirituel et le sens intérieur matériel, est de la mauvaise psychologie. Les combats dont nous sommes le théâtre sont des combats de l’âme contre elle-même. Le corps en est souvent l’occasion, il est vrai, et c’est ce qui fait dire à saint Paul : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? » Mais il n’y a pas un certain principe qui cède à la passion et un autre qui lui résiste ; c’est le même qui est tour à tour vainqueur et vaincu, et qui sent sa victoire par son contentement de lui-même, sa défaite par ses remords. L’homme intérieur est simple, parce qu’il n’y a qu’une conscience.

Buffon s’est trompé sur le nombre et la nature des combattants ; mais il décrit en grand peintre le combat. S’agit-il de montrer ce qu’il en coûte à l’âme pour avoir cédé l’empire aux sens, il égale, par la force et la sévérité de ses tableaux, les grands moralistes du dix-septième siècle. Dirai-je même que l’impression de cette morale purement naturelle est plus forte ? On peut suspecter la morale du dix-septième siècle de nous demander le plus pour avoir le moins. Buffon n’exagère rien : ni le zèle de la prédication, ni les raffinements du spéculatif ne le passionnent et ne forcent son langage ; c’est la science qui regarde tranquillement une violation de l’ordre moral, et qui la décrit comme elle la voit. Son impartialité ajoute à l’effet. Ce que le moraliste ou le prédicateur a voilé par des scrupules d’art ou par respect pour la chaire, Buffon le montre dans sa nudité, et l’effet que ceux-ci veulent produire par la violence de leur dégoût, il le produit sans effort par la fidélité de son pinceau. Il s’en faut pourtant qu’il soit indifférent ; il a l’émotion que donne la vue du désordre à l’historien de l’ordre. C’est dans cette mesure qu’il est grand moraliste.

Il n’y avait pas d’apparence que le moraliste qui a poussé le soin jaloux de la dignité de l’homme jusqu’à ôter arbitrairement aux animaux toute propriété ressemblant du plus loin à la pensée, s’interdît de parler du devoir à l’âme réintégrée par lui dans ses droits, et raffermie dans sa foi en elle-même. Ces conseils, donnés comme en passant, avec une gravité majestueuse et douce, ont une force singulière. On ne les attendait pas ; ils viennent tout à coup rappeler l’intelligence au but moral de toute science, qui est de savoir pour mieux valoir. C’est encore un trait commun à Buffon et à Descartes, qu’au milieu de spéculations qui semblent si étrangères à la science de la vie, il leur arrive par moment de jeter sur le monde moral un rapide et sûr regard. Cette science du penseur me donne confiance en celle du naturaliste.

§ III. Histoire naturelle des animaux.

Ici, comme dans l’Histoire naturelle de l’homme, Buffon est inventeur. La dégénération des espèces, sous la triple influence du climat, de la nature et de la domesticité ; la loi de la distribution des espèces sur le globe, sont deux grandes vérités que la science doit à Buffon. Avant lui, les animaux du nouveau monde étaient appelés du même nom que les animaux analogues de l’ancien. Il fait cesser cette confusion. Il distingue ceux qui sont propres à chacun des deux continents et ceux qui leur sont communs. De cette comparaison sortent deux remarques fécondes : l’une, que la nature vivante paraît, en général, beaucoup moins grande et moins forte dans le nouveau monde que dans l’ancien ; l’autre, que les animaux du nouveau monde, comparés à ceux de l’ancien, forment comme une nature collatérale, comme un second règne animal, qui correspond presque partout au premier.

Ainsi, selon ses propres paroles, chaque animal a son pays, sa patrie naturelle, où il est retenu par une nécessité physique. La zoologie se lie à la géographie. Une lumière nouvelle, dit un juge compétent de Buffon96, éclaire les rapports des choses créées. Un coin du voile est levé, l’œuvre de Dieu est mieux connue ; de nouvelles idées d’ordre, de beauté, d’harmonie, entrent dans nos esprits charmés, à la suite de ces vérités qui guident désormais les naturalistes, en brillant pour tout le monde.

La science, qui la première nous a appris les grands titres de Buffon, nous a mis en garde contre le principal défaut de l’Histoire naturelle des animaux. Ce défaut, qui le croirait ? c’est que l’historien n’est pas impartial.

Il ne se contente pas de revendiquer la supériorité de l’homme sur les animaux, il les en accable. Comme Descartes et Malebranche, il ôte tout aux uns au profit de l’autre, et l’animal dont il oppose l’unité à ce qu’il appelle la duplicité de l’homme, n’est qu’une machine. Les abeilles mêmes, il nous les gâte. Leurs alvéoles ne sont, selon lui, qu’un effet de la forme de leurs corps et de ce qu’il appelle la compression. Il ne ménage pas plus les aimables images de la prévoyance des fourmis. Que Descartes et Malebranche aient traité les animaux avec mépris, on ne s’en étonne pas. Ils sont si jaloux des prérogatives de la nature humaine, Descartes, parce qu’il croit les lui avoir restituées, Malebranche, parce qu’il la voit en Dieu, que, pour relever la pensée, ils méprisent la vie. Dans Buffon, plus naturaliste que métaphysicien, plus de justice envers les animaux n’eût été que séant, car si en regard du matérialisme de son temps il a mis l’homme très haut, il ne l’a pas mis assez près de Dieu pour qu’il fût besoin de lui donner pour piédestal la nature animale dégradée. Lui qui a imaginé pour l’homme un sens intérieur matériel, comment n’a-t-il pas trouvé pour l’animal un sens intérieur spirituel ?

On reconnaît là son point faible : trop de confiance dans la vue de l’esprit, et l’observation négligée comme le petit côté du naturaliste. De même que son insuffisance comme observateur l’avait trompé sur la nature des animaux, son dédain pour les méthodes le trompa sur leurs propriétés. Il voulait que le naturaliste entrât dans la science sans guide, et qu’il examinât les objets à mesure que les lui présenterait la nature ou l’occasion, dans leurs rapports avec l’homme, et par l’utilité qu’il en tire. On voit le péril de cette étude. Du jour où nous examinerons les animaux par leurs rapports avec nous et d’après leur utilité, notre imagination, nos usages, nos goûts, nos dégoûts corrompront notre étude. Nous leur ferons des qualités de tout ce qui nous plaira en eux, des défauts de tout ce qui nous y déplaira. Nous les verrons avec l’œil du fabuliste plus qu’avec l’œil du naturaliste.

C’est ce qui est arrivé à Buffon. Il a, pour un historien des animaux, d’étranges partialités ; il a ses héros et, si j’osais dire, ses bêtes noires. Aux uns il prête des qualités morales qui supposeraient tout au moins un principe intérieur spirituel ; il charge les autres de défauts qui supposent une perversité calculée. La description du lion semble un panégyrique, et celle du tigre un acte d’accusation. « L’un a la colère noble, le courage magnanime, le naturel sensible ; il méprise les insultes ; il pardonne à de petits ennemis des libertés offensantes ; l’autre, trop long de corps, trop bas sur ses jambes, n’a que les caractères de la basse méchanceté et de la cruauté insatiable. » Une science plus exacte les a reconnus tous les deux également capables d’attachement et de reconnaissance. Buffon, grand seigneur, juge le cerf dans ses rapports avec les grands seigneurs, et il y voit la cause finale des chasses à courre. Son cygne, je dis le sien, « est fier de sa noblesse et de sa beauté. » Il ôte au cygne de la nature le mérite de sa grâce, qui est de s’ignorer elle-même. J’aime pourtant mieux encore ses partialités que ses dédains. Est-ce bien un naturaliste qui a écrit ceci : « Ces tristes oiseaux d’eau dont on ne sait que dire, et dont la multitude est accablante ? »

Oserais-je dire des dégoûts de Buffon pour certains objets de son étude, que la cause principale est que Dieu y manque ? S’il avait cru avec la simplicité de cœur de Newton à un créateur, le ver de terre lui eût paru tout aussi étonnant que le lion, le plus humble oiseau d’eau que le cygne. Il n’eût pas accablé les uns de ses répugnances, ni récompensé les autres, par d’imaginaires qualités, de l’honneur de lui avoir plu. Son siècle, plus fort que sa raison, l’empêcha de voir la main qui a prodigué ces variétés infinies de structure, et qui a mis jusque dans des infusoires invisibles une parcelle de vie que les plus désarmés n’abandonnent pas sans la défendre. Cette faiblesse a coûté à Buffon le meilleur du génie du naturaliste, l’exactitude, et le même siècle qui lui cachait Dieu a le plus douté de la solidité de sa science.

Cependant le plus vif de son éloquence lui vient de sa partialité. Les animaux sont pour lui, non des objets d’histoire naturelle, mais des amis ou des ennemis. De là ses descriptions passionnées, et parmi des erreurs que la science a redressées avec son aide, un sentiment de la vie, de la beauté, de la force dans les animaux, de la convenance de leur organisation à leurs besoins, de leurs mœurs à leurs destinées, qui rachète le tort du grand naturaliste en nous rendant plus sensible le Dieu dont il s’est passé. De là aussi ses vives peintures de leurs propriétés, qui sont à ses yeux comme des reflets confus du caractère de l’homme.

Il les gourmande ou les loue ; singulière contradiction dans un livre qui explique l’âme des bêtes par un système d’ébranlements organiques de la mécanique animale !

L’Histoire naturelle des animaux n’a pas de plus belles pages que celles où Buffon, philosophe du dix-huitième siècle, mais non encyclopédiste, apporte sa part à l’œuvre de réforme. Discret sur les choses établies, respectant les croyances d’autrui, se contentant de conseiller aux hommes un meilleur emploi de leur santé, de leur argent et de leur vie, sévère pour les riches, parce que tous les exemples bons ou mauvais viennent d’eux, exhortant l’Europe à la paix, non pas en politique, mais en sage, il recommande à tous un genre de vie formé sur le modèle du sien, dans l’ordre, la dignité et le travail. Ces pages compensent la part de vaine parure que la science et le goût ont justement critiquée dans l’Histoire naturelle des animaux. Buffon voulait rendre la science populaire ; il y fallait un peu de mode, et par qui avoir la mode en France, si ce n’est pas les esprits frivoles ? C’est pour eux que le cygne s’étale comme s’il se croyait regardé, et que le paon fait la roue. Passons à Buffon un moyen innocent qui a réussi. Les fleurs de l’Esprit des lois s’excusent comme les enjolivements de l’Histoire naturelle des animaux ; c’était l’appât nécessaire pour attirer à leurs beautés fécondes la foule qui ne regarde qu’où il y a du spectacle, et n’écoute que ce qui fait du bruit.

§ IV. Les Époques de la nature.

Buffon avait passé l’âge de Bossuet prononçant en cheveux blancs l’oraison funèbre du prince de Condé, quand il écrivit les Époques de la nature, son chef-d’œuvre. Après avoir raconté l’histoire de la terre émergeant du sein des mers desséchées, celles des animaux qui la peuplent, des végétaux qui revêtent sa surface, des minéraux que recèlent ses entrailles, celle de l’homme, roi de toutes les choses créées, il voulut raconter ce qui a précédé toute histoire, décrire ce qui n’avait pas de forme, débrouiller le chaos, y suivre, y tracer les grands commencements des choses, en faire sortir par degrés l’univers avec la dernière face que la création lui a imprimée. Dans ce livre prodigieux, il pouvait contenter son cœur, marcher seul, à la lumière du regard intérieur, et, désormais affranchi du secours des autres, découvrir sans voyageurs, observer sans naturalistes, des pays que Dieu seul a vus. Tandis que la plupart des hommes supérieurs, soit fatigue, soit défiance mélancolique dans les vues de l’esprit si souvent démenties, finissent par le détail, le fait, et s’éteignent dans les timides plaisirs de l’érudition, c’est le temps pour Buffon de l’invention, des affirmations hardies, de la foi dans l’esprit, de la passion pour cette recherche des causes où Virgile rêvait le bonheur du sage.

Dans aucun autre de ses ouvrages l’imagination de Buffon n’a été plus puissante ni sa raison plus sûre. Il semble s’y être corrigé de tous les défauts où il était comme engagé de réputation, par l’éclat de ses dédains contre ses contradicteurs. Il rectifie ses premières vues par les expériences récentes, se consolant de s’être autrefois trompé par la pensée qu’on se servait de ses vérités pour redresser ses erreurs. La terre n’est pas seulement un fond de mer ; il y voit la double action de l’eau et du feu ; il y voit, c’est le mot ; à la façon dont Buffon peint ce que d’autres ont découvert, il a l’air de le découvrir.

Il faut penser au Discours de la méthode et au traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, pour trouver à quelles créations de l’esprit humain comparer les Époques.

Après le spectacle de l’homme de Descartes, se connaissant par sa pensée et ne pouvant connaître sa pensée sans connaître Dieu, le plus beau sans doute est celui que nous donne Buffon, quand il fait apparaître devant nos yeux la terre, d’abord masse incandescente, détachée du soleil et emportée vers la route où elle doit éternellement rouler, puis, par le déluge des vapeurs condensées qui tombent sur sa surface attiédie, devenant une mer sans rivages, d’où sort par ses pointes de granit la roche intérieure qui forme le noyau du globe ; les continents s’emparant des espaces abandonnés par la mer ; les volcans vomissant les masses vitres-cibles ; les grands animaux qui viennent peupler les régions du Nord, les premières refroidies et desséchées ; le déchirement du globe en deux vastes continents, dont l’un sera le monde ancien et l’autre le nouveau ; enfin, l’homme prenant possession de la terre pacifiée et rendue digne de recevoir son nouvel hôte.

La science a fait ses réserves sur quelques-uns de ces prodigieux changements. Elle n’admet pas cette retraite définitive de la mer. Elle prouve que des déluges ont inondé passagèrement des parties de la terre. Elle ne reconnaît pas, dans les animaux du Nord, des animaux du Midi qu’aurait séparés du lieu de leur population primitive le déchirement des continents. Aidée de la géologie et de l’anatomie comparée, elle a restitué leurs ossements où s’était mépris Buffon, à des animaux d’espèces très différentes et aujourd’hui perdues. Elle compte un plus grand nombre d’époques ou de révolutions terrestres, et, au lieu de deux successions d’animaux, un homme de génie venu après Buffon, et suscité par lui, Cuvier, a distingué dans quatre couches terrestres les monuments de quatre populations animales. Les hypothèses des Époques de la nature ont été corrigées ; leurs vérités subsistent, et telle en est la grandeur et la fécondité, que la science reconnaissante écrit ses réserves, à titre de simples notes, au bas du texte glorieux où la France et l’Europe les ont apprises pour la première fois.

L’idée du livre subsiste également ; et quelle idée plus belle, dans cet ordre de spéculations, a suscité plus de découvertes ? En reconnaissant dans l’histoire de la nature des époques, et dans les ossements fossiles les médailles de chaque époque, Buffon du même coup inventait une science et en donnait le flambeau aux savants qui devaient rectifier ses idées en en profitant. Pourquoi Buffon, après avoir amené l’homme sur la terre et lui avoir mis en main « le sceptre », s’avise-t-il de supputer le nombre des années que durera ce règne, et d’assigner un jour où, sur la terre envahie de toutes parts par le froid des pôles, l’homme mourant laissera tomber ce sceptre de ses mains glacées ? Je reconnais là l’orgueil du siècle et l’orgueil de l’écrivain. Les incrédules ne sont pas les moins affirmatifs. On ne croyait pas en Dieu, et on s’arrogeait sa prescience.

Est-il donc vrai que Dieu soit absent des Époques de la nature ? On l’a dit, et Buffon y a donné prise. On trouve du moins avec soulagement, dans cet admirable livre, écrite à plus d’une page, sinon la foi en Dieu, du moins l’idée de Dieu. « Plus j’ai pénétré dans le sein de la nature, dit Buffon, plus j’ai admiré et profondément respecté son auteur97. » C’est bien froid, et ces mots de la civilité humaine, admiré, respecté profondément, appartiennent à peine à la langue du sujet. On ne serait pas juste pourtant de n’y voir qu’une précaution contre les censures de la Sorbonne. Buffon est amené à l’idée de Dieu comme par l’impossibilité d’y échapper, en présence de tant de témoignages d’une création volontaire et intelligente. Il avait sous la plume le mot nature ; s’il écrit « l’auteur de la nature », c’est qu’à ce moment-là, l’explication des beautés de l’ordre suprême par une force aveugle et impersonnelle ne satisfait pas son esprit. De même Dieu est nommé par d’autres écrivains du dix-huitième siècle, toutes les fois que leur instinct se rend plus fort que leurs préjugés. Ils rencontraient Dieu par l’intelligence qui remontait, comme à leur insu, vers sa source ; mais leur cœur n’était pas touché. L’idée de Dieu se présente à Buffon en certains moments de clairvoyance supérieure ; mais elle disparaît avant d’être devenue un sentiment et une croyance. Encore ne s’agit-il que du Dieu souverainement puissant. Le Dieu souverainement bon n’est connu que des humbles qui le trouvent par la défiance en leurs lumières et qui le gardent par le cœur.

§ V. Discours sur le style.

Parmi tant de discours académiques, dont plusieurs sont d’excellents modèles, un seul a l’autorité d’un ouvrage d’enseignement : c’est le Discours de Buffon sur le style. Il le doit à l’excellence des préceptes résumés dans la fameuse maxime qui pourrait en être l’épigraphe : « Le style est l’homme même. »

D’autres maximes très belles, l’admirable vers de Boileau :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur,

la phrase célèbre de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent du cœur », nous avaient indiqué d’où vient le meilleur de nos écrits ; la maxime de Buffon nous mène à la source même du style. Le style, c’est l’homme. Où il y a un homme, il y a un style. Cherchons donc l’homme en nous ; démêlons notre raison de notre humeur ; n’ayons pas la vanité de ce qui nous vient d’emprunt, mais sachons estimer ce que nous avons en propre ; tous ces conseils sont dans la maxime de Buffon.

« Quand vous avez un sujet à traiter, dit-il, n’ouvrez aucun livre, tirez tout de votre tête. » Descartes n’eût pas conseillé autre chose, ni Pascal, si ravi de trouver un homme où il croyait rencontrer un auteur. Les défauts, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas le style, ces traits saillants qu’on veut mettre partout, ces mots « qui nous éblouissent un moment pour nous laisser ensuite dans les ténèbres, ces pensées fines, déliées, sans consistance, qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité » ; la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ; les phrases arrangées, les mots détournés de leurs acceptions, les traits irréguliers, les figures discordantes ; — d’où tout cela vient-il, sinon de ce qu’on écrit hors de soi, à côté de soi, et qu’il y a un auteur au lieu d’un homme ? C’est ce qui explique qu’aux époques où fleurit cette manière d’écrire, elle ait tant d’imitateurs. Pour un écrivain qui se replie sur lui-même et s’y défend contre l’imitation, combien qui se livrent, qui abdiquent et qui, une fois sortis d’eux-mêmes, n’y rentrent jamais !

L’imitation n’est si commune que parce qu’elle est facile. Se faire un plan, attendre, avant de prendre la plume, cette plénitude qui est l’inspiration des bons écrivains, rejeter les pensées isolées, les premières vues, se défier des traits, c’est œuvre d’homme ; si le style vient de là, je comprends que pour un style il faille un homme.

Dans la théorie de Buffon, les mêmes règles s’appliquent à la fois aux choses de l’esprit et aux choses de la conduite. Quand il remarque que, faute d’avoir assez réfléchi sur son sujet, un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire, le conseil n’est-il pas aussi bon pour les actions que pour les écrits ? Substituez au mot écrire le mot agir, et voilà l’explication de bien des conduites embarrassées, d’actions qui finissent mal pour avoir été commencées sans décision. Ailleurs, parlant des moyens de donner au style de la gravité, Buffon dit : « Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité. » La maxime n’est pas moins vraie du caractère que du style. Et quand il ajoute : « Si l’on écrit comme l’on pense (mettez : si l’on parle), si l’on est convaincu de ce qu’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style (mettez : du langage), lui fera produire tout son effet… » le précepte s’adresse-t-il aux auteurs seulement ou à tout honnête homme qui veut amener les autres à son opinion ?

Cependant cette théorie du style pèche par un point. Elle ne tient pas compte de la diversité des voies de l’esprit. Quand Buffon prescrit à l’écrivain de conduire sa plume sur un premier trait, et de l’y laisser immobile et comme enchaînée, jusqu’à ce que la logique lui ait montré le trait où elle doit se porter ensuite ; puis, ce nouveau pas fait, de l’arrêter encore, et ainsi jusqu’à la fin de l’œuvre, on dirait un mathématicien enseignant l’art de résoudre un problème. Buffon semble n’avoir connu que la logique des mathématiques, si différente de la logique des lettres. Il n’a pas pensé à la liberté. Les mots sont pour lui des chiffres. Il n’est pas mauvais qu’on pousse jusque-là le soin de la propriété ; encore ne faut-il pas qu’il y paraisse, ni que dans l’homme qui écrit on sente le mathématicien qui calcule. Buffon semble nier les bonheurs du premier jet, suspecter la verve, exclure la peinture à fresque, aussi charmante dans les pages d’un livre que sur les murs d’une coupole. On avait été plus libéral au dix-septième siècle. De l’idéal de ses prédécesseurs, Buffon a gardé et consacré de nouveau les grands traits ; mais, par l’excès même de précision de ses règles, et la superstition de l’analyse, cet idéal descend par moments jusqu’au procédé.

Il lui arrive aussi de prescrire, comme qualités d’obligation, ses propres faiblesses. Buffon aime le noble en homme anobli, plus jaloux de ne pas déroger que l’homme dont la noblesse est ancienne. Il affectionne le mot noble, comme Bossuet le mot grand, comme Fénelon le mot aimable. Mais le grand fait aimer le simple ; l’aimable est bien près de n’être que le simple ; le noble le cache. L’idée du noble est de celles où il peut entrer de la mode et du préjugé. Au temps de Ronsard, un style noble était un style retentissant de termes empruntés à la guerre et à la chasse. Pour Buffon, la noblesse du style, c’est son grand air à lui, c’est le travail de toute sa vie pour garder cet air et se tenir toujours droit.

Je doute que le petit pavillon du jardin de Montbard où, jusqu’en ces derniers temps, le jardinier faisait sécher ses graines, ait vu le naturaliste écrire, tel qu’on l’a représenté, en manchettes et poudré, l’épée de gentilhomme au côté ; mais si on l’a dit, la faute en est à cette faiblesse de l’anobli pour le noble, nulle part plus messéante que dans des écrits dont le sujet est la nature, où il n’y a pas d’ordres privilégiés et où tout est simple.

Je viens de parler du jardin de Montbard. Soit illusion, soit que l’homme imprime à sa demeure quelque chose de son tour d’esprit, on dirait que ce jardin a été fait à l’image de la théorie de Buffon. Le noble, comme on l’entendait alors, y est prodigué. Ce sont des terrasses soutenues par des murs, des escaliers pour monter et descendre noblement, plus de pierres que de gazon et de fleurs, un jardin où le maçon a eu plus à faire que l’horticulteur. Mais un site admirable et dominant, un rocher s’élançant à pic et surmonté d’une vieille tour qui s’y incruste et qui en semble le prolongement, font bientôt oublier les escaliers que le temps a disjoints, et les murs qui s’affaissent sous le poids des terrasses. L’appropriation a des défauts ; le lieu reste grandiose. Ainsi, dans le style de Buffon, parmi quelques ornements vieillis, le vrai, le grand, le noble de la nature choisie subsistent, et si l’on aperçoit quelques rides, c’est dans un monument immortel.