(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre VIII. L’antinomie économique » pp. 159-192
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(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre VIII. L’antinomie économique » pp. 159-192

Chapitre VIII.
L’antinomie économique

Après avoir étudié l’antinomie en psychologie, en esthétique et en pédagogie, où nous avions affaire à des idées et à des sentiments, étudions-la en économie où nous aurons à considérer plutôt des besoins et des intérêts.

L’économie est peut-être le domaine de l’activité ou l’antinomie entre l’individu et la société se fait sentir avec le moins de force. Il y a à cela plusieurs raisons. La première est l’universalité et l’uniformité des besoins économiques fondamentaux. Les individus diffèrent beaucoup moins les uns des autres par leurs besoins économiques que par leurs besoins sentimentaux, intellectuels et moraux. L’estomac est un fait universel. Le besoin de bien-être, de confort est commun à peu près à tous les hommes de notre civilisation. Dans l’ordre des besoins et des fins économiques, l’homme le plus individualisé par ailleurs ne diffère pas essentiellement de ses voisins. La conscience de son unicité et de son originalité ne lui vient pas des considérations économiques. C’est en économie qu’il y a le moins de dissonances donnant lieu à des revendications individuelles. Non seulement la même fin (le bien-être) s’impose à tous ; mais aussi en grande partie les mêmes moyens. Chacun par exemple est bien forcé de recourir aux moyens de transport en usage. Encore y a-t-il place ici pour une certaine variabilité. Ainsi un homme riche pourra préférer le mode de transport isolé : l’auto, au mode collectif et banal : le chemin de fer. Mais en règle générale une certaine communauté de fins et de moyens, de besoins, de désirs et de modes d’action s’impose en économie. Et cette communauté relative s’oppose à l’extrême variabilité des sentiments, des croyances et des désirs, en art, en religion ou en morale.

Une autre raison qui atténue ici l’antinomie de l’individu et de la société, c’est que l’activité économique de l’individu lui est plus extérieure en quelque sorte que sa vie sentimentale et intellectuelle. L’activité économique n’engage pas le for intérieur, la vie profonde de la pensée et du sentiment. L’individu peut faire deux parts dans sa vie : l’une vouée à la tâche ou, si l’on veut, à la servitude économique inévitable ; l’autre consacrée au loisir et à la libre culture de ses goûts personnels. Ce système de cloisons étanches donne une certaine satisfaction à l’instinct d’indépendance individuelle.

La même raison psychologique explique peut-être encore ce fait que les divergences d’opinion en matière économique n’émeuvent pas autant les âmes et ne divisent pas aussi profondément les hommes que les querelles religieuses ou morales. Par exemple une discussion entre protectionnistes et libre-échangistes ne sera généralement pas aussi passionnée, ne mettra pas en branle des sentiments aussi profonds ni aussi intimes que l’opposition d’un croyant et d’un athée, d’un partisan de la morale traditionnelle et d’un libertaire. En général une innovation économique ne suscite pas les mêmes résistances, ni les mêmes indignations qu’une innovation philosophique, religieuse ou morale. Du moins elle suscite des résistances moins acharnées et moins durables. Un inventeur industriel peut être en butte à des vexations de la part de ceux dont son invention alarme les intérêts (Fulton et les bateliers de l’Elbe) ; mais au bout d’un petit nombre d’années, les résistances cèdent. Au contraire, une innovation qui touche au domaine des idées, des croyances, des sentiments, suscite de la part du milieu une opposition aussi durable que furieuse (Galilée et l’inquisition ; en général toute innovation tendant à détruire la conception philosophique et morale régnante). Ici, les haines suscitées sont profondes, tenaces, implacables.

Ajoutons que dans une société, les intérêts économiques peuvent se dissocier jusqu’à un certain point des intérêts religieux, éthiques, politiques même. L’organisation scientifique de l’économie que Saint-Simon voulait donner au monde ne devait, dans la pensée de ce philosophe, apporter aucun changement notable dans la politique ni dans la morale. De même les socialistes d’aujourd’hui mettent à part l’organisation économique d’un côté et de l’autre côté les croyances religieuses et morales, ces dernières considérées comme « choses privées ». Le domaine économique semble par définition indifférent aux religions et aux morales et par là-même soustrait à la mainmise de l’Esprit prêtre, ce grand ennemi de l’individualité. Il y a là deux séries de faits relativement indépendantes l’une de l’autre. Un grand développement économique, accompagné des aises et des commodités qu’il apporte à l’individu, paraît compatible avec un assez grand relâchement des liens sociaux, avec un affaiblissement des croyances religieuses et morales et avec une diminution de la sociabilité générale72.

Toutefois, si l’antinomie entre la société et l’individu est, en économie, moins aiguë qu’ailleurs, il y a malgré tout un certain nombre de points sur lesquels l’individu se trouve plus ou moins atteint, limité, contrarié et comprimé, soit dans ses intérêts, soit dans sa vie intérieure, dans son désir d’originalité, dans ses goûts et ses aspirations par le mécanisme économique.

Examinons ces contrariétés dans les différentes branches de l’économie : production, répartition, consommation de la richesse.

Dans la production, une antinomie classique est celle des intérêts particuliers et de l’intérêt général. Fourier la formulait ainsi : « L’industrie présente une subversion saillante : c’est la contrariété des deux intérêts collectif et individuel. Tout industrieux est en guerre avec la masse et malveillant envers elle par intérêt personnel. Un médecin souhaite à ses concitoyens de bonnes fièvres, et un procureur de bons procès dans chaque famille. Un architecte a besoin d’un bon incendie qui réduise en cendres le quart de la ville, et un vitrier désire une bonne grêle qui casse toutes les vitres. Un tailleur, un cordonnier ne souhaitent au public que des étoffes de faux teint et des chaussures de mauvais cuir, afin qu’on en use le triple, pour le bien du commerce ; c’est leur refrain. Un tribunal croit opportun que la France continue à commettre chaque année cent vingt mille crimes et délits à procès, ce nombre étant nécessaire pour alimenter les cours criminelles. C’est ainsi qu’en industrie civilisée, tout individu est en guerre intentionnelle avec la masse ; effet nécessaire de l’industrie antisociétaire ou monde à rebours. On verra disparaître ce ridicule dans le régime sociétaire où chaque individu ne peut trouver son avantage que dans celui de la masse entière73. »

Il est important de faire remarquer ici que la contrariété signalée par Fourier constitue moins une antinomie de l’individu et de la société qu’une antinomie de la société avec elle-même. Car Fourier n’oppose pas ici à la masse les individus en tant que tels, mais bien certaines catégories de producteurs ; les cordonniers par exemple ou les médecins, ou les magistrats dont l’intérêt, en tant que corporation, est différent de l’intérêt de la masse.

Mais voici, dans l’ordre de la production, une question qui met aux prises l’individu en tant que tel et le groupe. C’est celle du travail isolé en tant qu’il s’oppose au travail en coopération. La question ici est de savoir si l’individu peut produire isolément autant que quand il est associé. La réponse n’est pas douteuse. L’individu isolé ne peut produire autant qu’associé74. En se solidarisant, les animaux, les sauvages, les civilisés accomplissent des œuvres qu’ils ne seraient pas arrivés à produire s’ils étaient restés isolés. L’antinomie se résout ici au profit du groupement ou plutôt il n’y a pas véritablement d’antinomie. Dans son propre intérêt, et dans celui de l’œuvre qu’il veut mener à bien, l’individu doit s’associer. Et dans l’association même, l’initiative de l’individu, son apport personnel est forcément très réduit. Cette initiative ne peut aboutir qu’à une réforme partielle des modes de production ; rarement à un bouleversement, à une révolution véritable dans la technique industrielle. Il en est du producteur industriel comme du savant. Les neuf dixièmes du savoir du savant et de l’habileté du producteur sont dus à la collaboration scientifique, à la coopération industrielle. Le savant greffe sa découverte sur tout l’acquis scientifique antérieur ; l’inventeur industriel accepte et utilise tous les engins, tout le mécanisme industriel et économique de son époque : il n’innove que très peu. En industrie comme en science, la part de l’invention, de l’originalité, en un mot de l’individualité est infinitésimale. En tous cas elle est infiniment plus faible qu’en art, en religion, en poésie, en philosophie.

Faut-il aller toutefois jusqu’à nier complètement l’originalité individuelle dans l’invention industrielle comme semble le faire M. Draghicesco75 ? Nous ne le croyons pas. Il y a dans l’invention industrielle, comme dans l’invention littéraire, artistique ou philosophique, un élément proprement personnel : la cérébralité de l’individu, qui est irréductible aux influences sociales. Il ne faut pas oublier non plus que l’originalité individuelle, si faible et si rare qu’elle soit et même qu’elle devienne de plus en plus par suite de la complication croissante de la technique scientifique et industrielle, il ne faut pas oublier que cette originalité, même supposée infinitésimale, est la seule source du progrès et que le cerveau de l’inventeur est le point de départ d’une initiative que les travailleurs ne font que recueillir, imiter et propager à travers la société entière.

Au fond l’invention prime et commande le travail que seule elle rend possible. L’invention n’est pas une des espèces du travail ; elle en est le principe, la cause initiatrice76. La question est délicate qui consiste à faire la part, dans la production, de l’invention qui représente l’initiative individuelle et du travail qui représente l’effort collectif.

Si l’organisation sociale de la production n’autorise que dans une faible mesure l’originalité individuelle, elle ne laisse pas d’imposer à l’individu des gênes et des contraintes qui tendent à le diminuer physiquement, intellectuellement et moralement. La principale de ces contraintes est la division du travail dont on a souvent signalé la répercussion funeste sur le physique et surtout le moral du travailleur. La division du travail est une exigence de la production dont l’effet est de parquer un peu au hasard les hommes dans des ateliers comme dans des box. Un individu qui peut avoir certaines aptitudes ou certains goûts est obligé d’en développer d’autres moins grands chez lui ; d’abandonner la meilleure partie de soi-même. Il éprouve de ce fait un sentiment de vie diminuée, qui le conduit plus d’une fois à des sentiments de mécontentement social et de révolte individualiste.

Certains sociologues insistent bien sur les bienfaits de la division du travail. M. Draghicesco attribue à l’usine, comme à l’école et après elle, un rôle éducatif. Elle opère un dressage systématique de l’individu ; elle le subordonne à une tâche d’ensemble. D’après M. Durkheim, la division du travail est une enseigneuse de solidarité. Elle apprend à l’individu son insuffisance et sa dépendance. Il y a ici une sorte de collusion des influences pédagogiques et des influences économiques en vue de réduire l’individu au rôle d’organe docile du mécanisme social. « Il faut apprendre à l’individu, dit M. Durkheim, à jouer son rôle d’organe. »

C’est contre cette discipline niveleuse du travail et de la division du travail que protestait Nietzsche : « Les louangeurs du travail. Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours de la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d’un intérêt général ; l’arrière-pensée de la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail — c’est-à-dire de cette dure activité du matin au soir — que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires ; il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Aussi une société où l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sécurité : et c’est cette sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême. — Et voici (ô épouvante !) que c’est justement le “travailleur” qui est devenu dangereux ! Les “individus dangereux” fourmillent ! Et derrière eux, il y a le danger des dangers, l’individuum77 ! » Le sentiment du bien être prédomine dans ces situations ; bien-être misérable et servile qui détache l’individu des aspirations élevées, de tout instinct de grandeur, de tout désir d’indépendance et d’affirmation de soi. L’idéal humain comporte seulement ces qualités de travailleur morne et de salarié satisfait. Le pli professionnel efface l’originalité individuelle. La morale professionnelle résout le problème suivant posé par Nietzsche : « J’essaie une justification économique de la vertu. — Le problème, c’est de rendre l’homme aussi utilisable que possible et de le rapprocher, autant que faire se peut, de la machine infaillible : pour cela, il faut l’armer des vertus de la machine ; il faut qu’il apprenne à considérer les conditions où il travaille d’une façon machinale et utile comme les plus précieuses : pour cela il est nécessaire qu’on le dégoûte, autant que possible, des autres conditions, qu’elles lui soient présentées comme dangereuses et décriées. — Ici la pierre d’achoppement est l’ennui, l’uniformité qu’apporte avec elle toute activité mécanique. Apprendre à supporter l’ennui — et non seulement à le supporter, — apprendre à le voir entouré d’un charme supérieur ; c’est ce qui fut jusqu’à présent la tâche de toute instruction supérieure. Apprendre quelque chose qui ne nous regarde en rien et sentir que le “devoir” consiste précisément dans cette activité “objective” ; apprendre à évaluer séparément le plaisir et le devoir, voilà la tâche et l’action inappréciable de la pédagogie. C’est pourquoi le philologue fut jusqu’à présent l’éducateur par excellence : son activité elle-même donne l’exemple d’une monotonie s’élevant jusqu’au grandiose ; sous son égide, le jeune homme apprend à bûcher : première condition pour remplir plus tard, avec excellence, le devoir machinal (comme fonctionnaire de l’État, bon époux, rond de cuir, lecteur de journaux, soldat, etc.)78. »

Cette morale apparaît surtout dans les professions dites libérales, accompagnée de toutes sortes de préjugés destinés à maintenir l’honneur et le prestige du corps. — Dans le régime socialiste, la solidarité professionnelle ne serait vraisemblablement pas moins tyrannique que dans l’économie bourgeoise. Là aussi il y aura des moralistes et des politiques pour utiliser la vertu moralisatrice du travail et de l’enseignement professionnel. Le syndicalisme avoue son but qui est d’absorber l’individu dans le groupement professionnel. Les modernes syndicats admettent l’idée d’une discipline plus tyrannique et plus unitaire encore que celle des anciennes corporations. Ceux qui ont vu de près les organisations syndicalistes ont remarqué le peu de liberté qui y est laissée à l’individu, la surveillance et la défiance collectives qui y règnent, la perpétuelle menace d’ostracisme, d’excommunication, d’exclusion ou même de violence directe contre les dissidents.

 

Considérons maintenant l’antinomie dans l’ordre de la répartition. Nous retrouvons ici la désharmonie entre les intérêts particuliers et l’intérêt général que nous avons déjà signalée à propos de la production. — La richesse, une fois produite, chacun de ceux qui ont collaboré à sa production, capitaliste ou travailleur, cherche à se tailler dans la richesse produite la part la plus large possible, fût-ce au détriment de la masse. Un économiste, M. Otto Effertz79 remarque que l’intérêt de la collectivité est la productivité maxima. L’intérêt des individus est la rentabilité maxima, c’est-à-dire la part la plus grande possible que les individus essaient de se tailler dans le revenu social. M. Effertz énumère en détail les lésions que la rentabilité inflige à la productivité, les unes déterminées par la rentabilité des fabricants (destructions rentables ou dardanariat, polls, trusts, cartels, qui limitent artificiellement la productivité) : les autres déterminées par la rentabilité des ouvriers (sabotage, prohibition ou destruction des machines, etc.80). — Y a-t-il vraiment là une antinomie de l’individu et de la société ? — On doit faire ici, ce semble, une remarque analogue à celle que nous avons faite précédemment à propos d’une opposition d’intérêts relevée par Fourier dans la production. Cette remarque consiste à dire qu’il y a moins ici antinomie de l’individu en tant que tel et de la société, qu’antinomie de la société avec elle-même ou antinomie entre deux fractions de la société. En économie en effet, l’intérêt de l’individu se confond dans une certaine mesure avec l’intérêt des autres individus qui appartiennent à la même classe sociale que lui, qu’il s’agisse de la classe des patrons ou de la classe des salariés. Car pour faire triompher ses prétentions ou ses revendications, l’individu est ici fatalement conduit à s’associer (lock-out pour les patrons ; syndicats pour les ouvriers) en vue d’obtenir la rentabilité maxima. Ce n’est pas en tant qu’individu : c’est pris en tant que classe que le salarié s’oppose au patronat ; que le prolétaire s’oppose à la classe bourgeoise ou à l’ensemble de la société administrée par des dirigeants bourgeois. — Ainsi on peut dire qu’il s’agit plutôt, dans les cas considérés par M. O. Effertz (et aussi par M. Vilfredo Pareto) d’une opposition d’intérêts entre deux fractions de la société qu’entre l’individu en tant que tel et la société ou le groupe en général. — Toutefois la lutte d’un contre tous se retrouve au sein même de la catégorie sociale avec laquelle l’individu a la plus grande communauté d’intérêts et la plus grande affinité économique. Car au sein de ce groupe même, la concurrence et la rivalité entre individus subsistent, les intérêts individuels peuvent être jusqu’à un certain point divergents et les avantages obtenus inégaux (par exemple entre industriels faisant partie d’un même trust ou cartel, mais ne s’en faisant pas moins concurrence). On conçoit que l’égoïsme et l’envie puissent porter plus d’une fois l’individu, comme le remarque M. Pareto, à préférer un état où la prospérité du groupe serait moindre mais où tous pâtiraient également à un état plus prospère, mais où lui, individu, serait personnellement défavorisé.

En tous cas, il y a antinomie entre l’individu et le mécanisme social de la répartition en ce que, quel que soit le régime de répartition, ce régime même ne va jamais sans une répercussion fâcheuse sur l’individualité psychologique et morale. Le régime de la propriété individuelle assure sans doute ou du moins rend accessible aux individus une certaine indépendance économique et par voie de conséquence une certaine liberté de vie privée et une certaine indépendance morale. Mais d’abord il n’assure ce bienfait qu’à ceux qui possèdent. Ensuite, même par ces derniers la propriété individuelle n’est pas toujours et absolument une cause et une garantie d’indépendance. Qui dira le labeur, les servitudes, les humiliations souvent, auxquelles il faut se contraindre, en régime bourgeois, pour acquérir et garder le cher argent ? M. O. Effertz, dans son livre : Les Antagonismes économiques, en a dressé une liste édifiante81. L’argent nous possède plus que nous ne le possédons ; il nous lie et nous tyrannise de mille façons. M. P. Hervieu, dans son roman L’Armature, a bien analysé le rôle de l’argent et montré comment il amène les possédants à subir les pires compromissions, les plus vilaines situations, à vaincre les pires répugnances, à avaler les pires couleuvres, à refouler des sentiments les plus naturels et les plus impérieux. — Voilà pour ceux qui possèdent. Mais que sont, que valent et que peuvent, en régime bourgeois, les non possédants ? — Littéralement rien. Pour eux il n’y a d’indépendance d’aucune sorte, ni matérielle, ni morale. Leur lot est la dépendance, l’insécurité. Les travailleurs intellectuels sont aussi à plaindre que les travailleurs manuels. Leur culture supérieure ne leur sert qu’à mieux sentir leur condition humiliée. M. Ch. Maurras a noté ce fait caractéristique de notre régime bourgeois : l’Intelligence asservie à l’Argent : ancilla ploutocratiae 82. — En régime collectiviste, les besoins d’indépendance de l’individu seraient-ils mieux sauvegardés ? On peut en douter. La manie égalitaire et autoritaire ferait vraisemblablement disparaître toute différence de fortune, du moins toute différence un peu importante. Posséder deviendrait un crime comme aujourd’hui, en régime bourgeois, c’est un crime de ne posséder pas. Aujourd’hui du moins l’argent confère à quelques privilégiés une enviable indépendance à l’égard de l’opinion. Cette indépendance disparaîtrait. Il faudrait vivre de tout point selon le vœu de l’opinion publique qui n’aura jamais été si tyrannique qu’en régime collectiviste.

Abordons maintenant l’antinomie dans l’ordre de la consommation. — Nous trouvons ici un conflit entre une théorie aristocratique et individualiste de la consommation et une autre théorie démocratique et égalitaire.

La théorie aristocratique et individualiste est celle des partisans du luxe. Le luxe représente l’exception, le privilège en économie ; le raffinement des besoins et des goûts. À ce titre, il est la raison d’être supérieure de la production ; il est la fleur de la civilisation économique. L’individualiste aristocrate admet que la société n’ayant d’autre but que de produire des hommes supérieurs, il est naturel et légitime qu’une armée d’esclaves et d’ouvriers sacrifie sa vie et son idéal de bien-être démocratique au confortable et au luxe des privilégiés. On peut voir dans cette théorie du luxe une application économique de l’individualisme aristocratique des Gobineau, des Nietzsche, des Renan. Il y a toutefois une différence entre un Gobineau et un Renan. Gobineau, grand seigneur, croit qu’il faut de la fortune pour tenir un rang social supérieur. Selon lui, les qualités morales de magnificence, de générosité, d’initiative, de maîtrise de soi, de fierté sociale, de noblesse d’âme ne peuvent s’allier qu’à une très grande richesse. La consommation doit être inégalement répartie et rendre possible pour les favorisés la mise en œuvre des qualités qui font l’homme supérieur et rendent l’humanité grande. — Renan, sorti des classes moyennes habituées à être moins exigeantes en matière de différences de rang, de jouissances de luxe, de dépenses d’apparat, de magnificence nobiliaire, Renan croit que la supériorité intellectuelle peut s’allier à l’égalité économique.

En face de ceux qui disent qu’on doit produire des objets de luxe à l’usage des privilégiés, on trouve ceux qui soutiennent qu’il ne faut produire que des utilités communes à tous. La consommation doit être la même pour tous et la production doit se régler sur la consommation. Les socialistes réprouvent les consommations de luxe comme égoïstes, improductives, aristocratiques, comme répondant à des soucis d’orgueil nobiliaire.

Il y a actuellement un certain lien logique entre capitalisme et libéralisme. Si l’homme le plus libéral est celui qui admet la plus grande variété de jouissances, la plus grande diversité de vie, il est certain que l’économiste capitaliste est plus libéral que le socialiste. Le libéral aujourd’hui est l’homme qui accepte dans leur diversité tous les modes d’existence des classes riches ou qui du moins les tolère, tandis que le socialiste égalitaire, le révolutionnaire, voudrait tout niveler, sacrifier cette diversité à l’unité ; remplacer la diversité et l’anarchie capitaliste par un ordre nouveau et forcément autoritaire.

À laquelle de ces deux théories de la consommation l’évolution économique donne-t-elle actuellement raison ? Ni à l’une ni à l’autre d’une façon décisive. Il y a aujourd’hui une forte tendance à l’égalisation des conditions d’existence, à l’interdiction des consommations de luxe. Mais d’autre part il y a aussi entre les hommes une grande diversité de goûts et d’appréciations. Chaque individu a ou peut avoir son opinion sur le confort, son idéal particulier du bien-être. Cela peut être une source de division entre individus, entre familles, entre classes et sous-classes sociales. En fait, les consommations de luxe se maintiennent ou même s’accroissent. Les riches achètent des automobiles et les défenseurs du capitalisme consolent les démocrates égalitaires en les persuadant qu’un temps viendra où les automobiles seront à la portée de toutes les bourses. Ainsi se poursuit et se perpétue, sans se solutionner, le conflit entre le désir de consommation privilégiée et individualisée (le luxe) et la tendance démocratique à faire prévaloir l’égalité dans la consommation.

À travers les vicissitudes de ce conflit, une donnée toutefois reste constante : un mètre d’évaluation impersonnel qui donne au luxe lui-même, dans notre civilisation, ton caractère de banalité et d’anonymat. C’est le mètre de « l’offre et de la demande » caractéristique, selon la remarque de Nietzsche, d’une culture de commerçants. « On voit maintenant se former, remarque ce philosophe, la culture d’une société dont le commerce est l’âme… Celui qui s’adonne au commerce s’entend à tout taxer d’après le besoin du consommateur et non d’après son besoin personnel ; chez lui, la question des questions, c’est de savoir “combien de personnes consomment cela”. Il emploie donc dès lors, instinctivement et sans cesse, ce type de la taxation : à propos de tout ; donc aussi à propos des productions des arts et des sciences, des penseurs, des savants, des artistes, des hommes d’État, des peuples, des partis et même d’époques tout entières : il s’informe à propos de tout ce qui se crée, de l’offre et de la demande, afin de fixer, pour lui-même, la valeur d’une chose. Ceci, érigé en principe de toute culture, étudié depuis le plus grossier jusqu’au plus subtil et imposé à toute espèce de vouloir et de savoir, sera la fierté de vous autres, hommes du prochain siècle83. » Tel est le mètre d’évaluation : évaluation de Bourse, question de nombre. Ce mètre est significatif du mépris de notre civilisation pour le goût individuel, pour les convenances individuelles, les évaluations individuelles. Les choses valent non pour moi ; mais pour une moyenne d’hommes et elles doivent valoir pour moi par le fait qu’elles valent pour cette moyenne. Ces valeurs seules valent qui sont demandées, qui plaisent à la généralité, qui, par suite, sont déjà banalisées, qui sont cotées à la Bourse, qui répondent à des besoins très répandus ou susceptibles de se répandre largement. Cela seul vaut qui se vend ou est susceptible de se vendre beaucoup. Le règne de l’offre et de la demande est donc le règne de l’Argent. Le mètre qui s’impose à tous étant l’urgent, et ce mètre n’étant discuté par personne est employé indifféremment pour mesurer la valeur des produits et celle des hommes. C’est d’après le critérium fortune qu’on juge de la valeur des gens. Vous possédez tant : donc vous valez tant. Il y a là une sorte d’application économique de la loi psychologique du transfert. L’idée de valeur attachée d’abord à l’argent en vient à s’attacher à celui qui possède l’argent. De là ce fait que la valeur intellectuelle, la plus individualisée de toutes, est généralement méprisée de la masse.

Les valeurs individuelles ne seront vraisemblablement pas mieux traitées en régime socialiste qu’en régime ploutocratique. On n’y recherchera qu’une moyenne de production destinée et donner satisfaction aux besoins moyens d’une population donnée. Les goûts d’exception et les besoins d’exception seront méconnus et par suite les aptitudes et les mérites d’exception seront dépréciés. Les seuls biens reconnus seront les biens communs, accessibles à l’intelligence et à la sensibilité de tous. Le socialisme n’admettra que des valeurs plébéiennes, égalitaires. La morale qui est une revendication en faveur de la justice et de l’égalité se glissera de plus en plus dans les évaluations. En dépit du mot si vrai de Schopenhauer : « En morale la bonne volonté est tout, en art, elle n’est rien » on verra la société couronner l’effort laborieux, le mérite médiocre et respectueux du goût général plutôt que l’originalité heureuse, hardie et dédaigneuse du goût moyen, de l’esthétique de tout le monde. La notion étroite de justice égalitaire viciera les évaluations des mérites et des œuvres. L’invention qui crée sera dépréciée du profit du travail qui la recueille, l’imite, la propage et l’utilise. La production intellectuelle sera dépréciée au profit de la production matérielle. Le mérite se mesurera à l’effort matériel dépensé. Et cet effort matériel aura seul une valeur morale. Peut-être évaluera-t-on l’effort dépensé dans un travail au moyen d’un mètre matériel tel que les graduations d’un dynamomètre ou le nombre de calories dépensées. À ce compte, un poète qui suera sang et eau pour faire de mauvais vers sera sacré grand poète de préférence à un poète heureusement doué, dont le génie et la facilité diminueront le mérite. La société passera sur toutes les valeurs son niveau impersonnel ; elle imposera une tarification anonyme et fixée d’avance qui ne laissera place à aucune surprise, ni à aucun des effets du caprice et de la fantaisie individuelle. Les inventions seront peut-être examinées et tarifées par la société avant d’être mises en circulation. La société, s’assurera si elles correspondent à des besoins « réels » c’est-à-dire suffisamment généraux. On fera comparaître un inventeur devant un aréopage de socialistes pour savoir si on peut lui permettre de produire son invention, comme autrefois on faisait comparaître un novateur religieux devant un aréopage de théologiens.

Il y a encore un autre point par où le système de nos valeurs sociales froisse le sentiment de l’individualité et l’épanouissement complet et harmonieux, de cette dernière.

On a remarqué avec raison84 que dans notre civilisation, toutes les valeurs tendaient à se dépersonnaliser, à s’éloigner de l’individu, à s’ériger en fins eu soi, en buts généraux et impersonnels, au lieu d’être regardés comme des facteurs composants ou des moyens d’une personnalité saine, forte, complète et harmonieuse. C’est ce phénomène de dépersonnalisation et de « médiatisation85 » des valeurs qui caractérise notre stade de civilisation. De plus en plus les valeurs sont, détachées de l’individu et de plus en plus incapables de s’intégrer dans l’unité d’une individualité harmonieuse. M. Lichtenberger croit qu’il fut une époque où cette désintégration n’existait pas et où l’individualité s’épanouissait plus harmonieusement. C’est l’époque de la Renaissance86. Alors, les valeurs restaient subordonnées directement à la personnalité, à sa santé physique et morale, à sa beauté harmonieuse. Les valeurs n’étaient pas situées en dehors de la personnalité elle-même, comme quelque chose qui la dépassait et la primait. Elles s’intégraient dans la personnalité et se subordonnaient à son libre épanouissement. Ou plutôt la seule, la vraie valeur était alors la personnalité belle, forte et harmonieuse, l’homme complet. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi. Les différentes valeurs, instruction, science, richesse, culture artistique sont devenues des fins en soi, des entités sociales, objet d’un culte métaphysique et laïque.

On pourrait se demander si le portrait que M. Lichtenberger nous trace de l’homme complet, de la belle personnalité de la Renaissance n’est pas un portrait purement idéal. On peut croire en tous cas que même dans les conditions les plus favorables, cet idéal d’humanité ne s’est jamais réalisé qu’en un assez petit nombre d’individualités privilégiées. — Quoi qu’il en soit, le portrait de l’homme moderne s’éloigne aussi loin que possible de cet idéal. « L’homme d’aujourd’hui reconnaît un certain nombre de valeurs médiales, telles que la richesse, le confort, l’honneur, la puissance, la science, etc., qui exercent sur lui une attraction très considérable. Mais ces valeurs se sont, depuis l’époque de la Renaissance, médiatisées à l’excès : elles sont recherchées aujourd’hui non plus comme éléments nécessaires d’une culture harmonique destinée à augmenter la puissance totale de l’être humain, mais comme si elles étaient un bien en soi. La richesse par exemple était désirée jadis comme un moyen d’embellir la vie ou comme un instrument de puissance entre beaucoup d’autres : elle est considérée aujourd’hui comme une fin en soi ; et le développement formidable du régime capitaliste avec les excès qu’il a entraînés a certainement son principe non pas uniquement dans une fatalité économique, mais bien aussi pour une large part, dans une fatalité psychique, dans cette médiatisation à outrance de la valeur de l’argent. La science, estimée jadis comme un moyen de dominer les forces naturelles et considérée à ce titre comme un facteur important de culture est devenue, comme la richesse, une fin en soi. On veut savoir pour savoir. » — La conséquence de cette situation est la production d’individualités psychiques elles-mêmes désintégrées, inharmoniques, incomplètes, spécialisées dans une fonction unique, impuissantes et maladroites dans toutes les autres, et aussi éloignées que possible du type de l’homme complet et harmonieux. Le fonctionnaire, l’intellectuel moderne en sont des exemples. « Les savants, les fonctionnaires, les intellectuels de toute sorte s’ils sont les représentants de la culture moderne, se trouvent en revanche, par suite du mécanisme de la vie contemporaine, presque privés de tout contact avec la sphère d’activité des politiciens et des hommes d’affaires. Confinés dans leur bureau, relégués dans leur domaine spécial à l’écart de la vie réelle, privés des joies saines d’une activité extérieure, et portant des fruits visibles, ils s’étiolent, perdent toute sûreté d’instincts, et souvent dégénèrent : c’est dans leurs rangs que se recrute l’armée sans cesse plus nombreuse des décadents — mécontents ou résignés, pessimistes ou dilettantes — qui constituent un danger des plus sérieux pour l’avenir de notre vieille Europe87. » Ainsi la désintégration des individualités, la dissociation en elles de l’intelligence et de l’instinct, de la pensée et de l’action, de la théorie et de la pratique ne font que s’accentuer sous l’influence de notre mécanisme social.

Ce mal est-il réparable et comment y remédier ? M. Lichtenberger à la suite de M. Weisengrün, indique un remède qui consisterait à « poursuivre l’intégration des valeurs moyennes ».

« Il faut arriver à ce que les valeurs moyennes admises par la presque totalité des hommes redeviennent toutes des parties intégrantes d’une même culture générale, il faut que le civilisé moderne, sans rien abandonner des merveilleux progrès techniques réalisés dans ce siècle, invente et développe en lui une culture spirituelle aussi exactement et nécessairement adaptée à sa civilisation matérielle que le furent jadis l’une à l’autre la culture spirituelle et matérielle de la Renaissance.

« Et cette culture nouvelle ne doit pas être un simple retour à la Renaissance ; elle doit constituer en même temps un progrès.

« L’homme de la Renaissance maîtrisa ses instincts et affina sa personnalité uniquement pour mieux jouir de lui-même ; les instincts sociaux, la notion d’un bonheur collectif existaient à peine chez lui. Ils se sont puissamment développés dans les temps modernes et la culture de l’avenir doit nécessairement tenir compte de ce fait nouveau, Puis, la culture de la Renaissance ne s’appliquait guère qu’à une élite assez peu nombreuse : la culture de l’avenir doit avoir des bases plus larges. Elle doit tenir compte de cette grande loi du nivellement de la culture qui se manifeste clairement au cours de l’évolution historique et en vertu de laquelle le nombre de ceux qui ont part aux bienfaits de la civilisation s’accroît sans cesse d’âge en âge. En résumé, nous devons travailler à restaurer une culture organique comme celle de la Renaissance, mais qui soit en même temps sociale et démocratique88. »

Le remède proposé est bien vague. Il est louable d’aspirer à une culture « organique » qui produirait des individualités harmonieuses, complètes, saines et heureuses. — Mais comment instaurer cette culture « organique » ? Comment éviter la division du travail et ses effets dissolvants pour l’individualité ? Comment concilier avec la socialisation de la culture, avec la démocratisation et l’égalisation des valeurs l’instinct qui porte les individualités à se différencier et à étendre sur autrui leur volonté de puissance ? Aucune culture « organique » ne fera cesser le divorce originel qui scinde l’être humain en deux parties ennemies : le moi et le nous ; la volonté d’égalité et la volonté de différenciation. Au fond, il n’y a pas une si grande différence entre la Renaissance et notre temps au point de vue de la sociabilité. La nature humaine ne change guère. La volonté de domination, d’inégalité, prend seulement d’autres formes ; à la place des barons féodaux, nous avons les barons de la finance et les rois de l’industrie. Une économie sociale et démocratique, si elle pouvait jamais se réaliser, aboutirait à vérifier l’absurde maxime populaire : un homme en vaut un autre. — Mais cet idéal d’égalité n’est jamais souhaité réellement, même par ceux qui le formulent. Sous la fausse humilité socialiste, il y a l’éternelle volonté de puissance égoïste ; il n’y a pas de vie si médiocre qui n’ait son ambition ; il n’y a pas d’égalitaire qui n’aspire secrètement à une supériorité quelconque.

Le conflit est donc profond, en économie comme ailleurs, entre l’action individuelle et l’action collective, entre l’idée de solidarité et l’idée de liberté, entre le désir d’égalité et le désir de différenciation. Là est la source des antinomies que nous avons rencontrées soit dans l’ordre de la production, soit dans celui de la consommation, soit enfin dans le mode d’intégration des valeurs sociales.

L’individualisme représente, en économie comme ailleurs, la résistance de l’individu à la pression sociale ; le désir de l’individu d’exercer son activité économique à ses risques et périls et de réduire le plus possible la part de la contrainte sociale. Mais on peut distinguer, ici comme ailleurs, deux espèces d’individualisme.

Il y a un individualisme économique en quelque sorte négatif. C’est l’individualisme stirnérien appliqué à l’économie. Cet individualisme, poursuivi dans ses conséquences, aboutirait à l’isolement dans la production et dans la consommation, à la lutte d’un contre tous, au régime du « chacun pour soi » exaspéré. C’est l’individualisme du sauvage qui abat l’arbre pour avoir ses fruits ; c’est l’individualisme anarchiste du système de la « prise au tas » ; c’est, dans notre anarchie économique bourgeoise, l’individualisme de l’escroc, du vendeur à faux poids, du lanceur d’affaires véreuses, de tous ceux enfin qui cherchent, par n’importe quels moyens, à se tailler la part du lion ou du renard dans la richesse produite.

Il y a un autre individualisme qu’on peut appeler positif. Ce dernier individualisme est un appel au génie inventif des individus en vue d’une production accrue et intensifiée ; en vue de la domestication par l’humanité de toutes les forces de la nature, en vue de l’utilisation de toutes les ressources de la planète. Cet idéal économique est subordonné à un idéal esthétique de grandeur et de puissance humaine. Ceux qui se rallient à cet idéal sont individualistes en ce sens qu’ils préconisent la plus grande liberté de l’individu comme le plus sûr moyen de progrès économique. C’est dans cette pensée qu’ils s’efforcent de défendre l’initiative individuelle, facteur capital de la richesse, contre les instincts d’uniformité et d’égalité niveleuse (Tarde).

Ce dernier individualisme est très supérieur au premier. Il fait une place aux considérations sociales. Il ne fait pas entrer seulement en ligne de compte l’intérêt égoïste et immédiat de l’individu. Il se subordonne à un haut idéal de grandeur humaine. — Mais est-ce à dire que dans cet individualisme toute cause d’antinomie disparaisse entre l’individu et la société, entre le moi et le nous, entre l’égoïsme et la solidarité ?

Sans doute, ici, l’individu comprend la nécessité de se subordonner à l’œuvre commune. Il se fait de la liberté économique une idée nouvelle et plus large. La liberté n’est plus ici le caprice, l’essor effréné de l’égoïsme individuel, l’effort vers le gain à tout prix. La liberté est plutôt pour l’individu la possibilité de donner satisfaction à des désirs de plus en plus nombreux et de plus en plus variés, grâce à une organisation économique perfectionnée. Cette liberté ne suppose plus l’isolement, mais l’entraide, la collaboration de tous. Un idéal nouveau : celui de l’accroissement de la puissance collective de l’humanité sur la nature se substitue à l’idéal ancien de la volonté de puissance individuelle s’exerçant sur autrui et contre autrui. C’est à cet accroissement de puissance collective que chaque homme doit travailler et travaillera désormais de plus en plus, chacun se rendant compte qu’il bénéficie des inventions et des richesses produites collectivement et qu’ainsi il vaut mieux être un citoyen quelconque d’une grande ville moderne bien pourvue de toutes les commodités et de tous les agréments d’une civilisation raffinée, que d’être le chef d’un petit village sauvage, misérable et sans sécurité. — Tout cela est vrai. Mais l’idéal nouveau fera-t-il disparaître entièrement l’ancien idéal du gain égoïste et de la puissance égoïste ? Fera-t-il disparaître toute tyrannie des groupes sur les individus ? Il est permis d’en douter. Le fait de travailler collectivement à l’accroissement des ressources de l’humanité ne supprimera pas forcément les conflits entre individus et entre groupes et, en conséquence de ces conflits, la tyrannie des groupes (oligarchies financières, syndicats, etc.) s’exerçant sur les individus ; il ne supprimera pas les inégalités dans la répartition des tâches et des produits, ni les servitudes économiques déprimantes pour l’individu ; celle par exemple de la division du travail.

Il reste donc, même dans cette conception supérieure de la vie économique, assez de causes d’antinomie entre le groupe et l’individu, entre le nous et le moi, entre la solidarité et la liberté, entre la sociabilité et l’égoïsme, entre le désir d’égalité et le désir de différenciation.