(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre X. L’antinomie juridique » pp. 209-222
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(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre X. L’antinomie juridique » pp. 209-222

Chapitre X.
L’antinomie juridique

Le droit est en corrélation étroite avec les formes économiques et politiques. L’antinomie juridique n’est donc qu’un prolongement des précédentes antinomies.

Il est arrivé au droit ce qui est arrivé à la religion et à l’art.

Après avoir eu tout d’abord exclusivement le caractère d’une institution sociale, d’une force sociale contraignante, le droit est devenu de plus en plus un sentiment de la conscience individuelle. L’idée du droit s’est dissociée en deux idées secondaires : l’une, l’idée ancienne, celle du droit social, consigné dans les codes, garanti par la contrainte légale ; et l’autre, l’idée nouvelle, celle du droit individuel, du droit considéré comme un fait de conscience, une idée, une force intérieure qui pousse l’individu à soutenir certaines prétentions, à revendiquer certains avantages comme lui étant dus soit par ses semblables pris isolément, soit par l’ensemble de la société. Non seulement ces deux idées se sont dissociées de plus en plus dans les· esprits, mais elles en sont venues à s’opposer l’une à l’autre. Le droit comme idée intérieure, comme sentiment individuel et volonté de revendication personnelle s’est trouvé en conflit avec le droit comme contrainte sociale. Auguste Comte a bien exprimé l’antinomie entre ces deux façons d’entendre le droit quand il a prononcé sa fameuse condamnation du droit individuel : « L’idée du droit, dit-il, est fausse autant qu’immorale, parce qu’elle suppose l’individualité absolue. » Auguste Comte veut dire que l’idée du droit individuel est une idée antisociale parce qu’elle est un principe au nom duquel l’individu se tient en état de révolte virtuelle constante contre tout ordre social, en état de mécontentement virtuel à l’endroit de toute législation existante. — Et sans doute ces deux idées du droit : l’idée du droit social et celle du droit individuel ont des points de contact et réagissent l’une sur l’autre. Le droit comme institution sociale n’est pas sans fortifier l’idée du droit individuel, en ce sens du moins qu’on conçoit difficilement ce droit individuel désarmé et démuni de tout pouvoir de se faire respecter, pouvoir qui suppose une coercition sociale. Inversement, l’idée du droit individuel n’est pas sans influence sur le droit social ; ce dernier devient moins rigide, moins brutal et moins autoritaire à mesure que l’idée du droit individuel gagne plus de terrain dans les consciences et relègue au second plan l’idée du droit social, sans toutefois la détruire entièrement.

Ainsi, en un sens, les deux idées se supposent et s’entr’influencent : mais en même temps elles s’opposent, comme Auguste Comte l’a bien vu et cette opposition se retrouve dans tous les problèmes juridiques de l’heure présente. Il s’agit toujours dans ces problèmes, de savoir où cesse le droit de l’individu et où commence celui de la société ou inversement.

Cette limite est indécise et variable et les solutions apportées sont toujours provisoires, contestables et révocables.

Le conflit du droit social et du droit individuel est en perpétuel devenir. La marche du droit, comme celle de la religion et de l’art a été dans le sens de l’individualisme. Dans l’ancienne conception du droit, l’idée de l’institution sociale prime, domine et écrase l’individu de toute sa hauteur. La majesté de la loi ravale aussi bas que possible la faiblesse et l’insignifiance de l’individu. Dans L’Humaine Tragédie de M. A. France, un juge dit à l’accusé : « Il te convient de souscrire à la sentence qui le condamne, car, prononcée au nom de la ville, elle est prononcée par toi-même, en tant que partie de la ville. Et tu y as une part honorable comme citoyen, et je le prouverai que tu dois être content d’être étranglé par justice… »« En effet le contentement du tout comprend et renferme le contentement des parties et puisque tu es une partie, infime à la vérité et misérable de la noble ville de Viterbe, ta condamnation qui contente la communauté doit te contenter toi-même… Et je le démontrerai encore que tu dois estimer ton arrêt de mort aimable et décent. Car il n’y a rien d’utile et de convenable comme le droit, qui est la juste mesure des choses et il doit te plaire qu’on t’ait fait cette bonne mesure. D’après les règles établies par César Justinien, tu as reçu ton dû. Et ta condamnation est juste, par là plaisante et bonne. Mais serait-elle injuste et entachée et contaminée d’ignorance et d’iniquité (ce qu’à Dieu ne plaise), il te conviendrait encore de l’approuver… Car une sentence injuste, quand elle est prononcée dans les formes de la justice, participe de la vertu de ces formes et demeure par elles auguste, efficace, et de grande vertu. Ce qu’il y a de mauvais en elle est transitoire et de peu de conséquence et n’affecte que le particulier, tandis que ce qu’elle a de bon, elle le tient de la fixité et permanence de l’institution de justice et, par là, elle satisfait le général. En raison de quoi, Papinien proclame qu’il vaut mieux juger faussement que de ne point juger du tout ; car les hommes sans justice sont autant que bêtes en forêts, tandis que par justice se manifeste leur noblesse et dignité96. »

L’individu n’est rien ; il doit être trop heureux d’être sacrifié à la société et de jouer le rôle du guillotiné par persuasion.

Une pièce récente intitulée La Maison des juges 97 décrit la mentalité juridique représentée en quatre générations de magistrats. Dans cette pièce, l’ancêtre, le vieux juge Petrus représente la raison d’État et le dogme de l’infaillibilité juridique. Bien que cette thèse soit mise à dessein par l’auteur dans la bouche d’un centenaire, elle n’est pas tout à fait abandonnée, même aujourd’hui. Si on ne condamne plus à mort, si on n’exécute plus pour la raison d’État, il reste que pour la raison d’État on serait parfois tenté de cacher la vérité, lorsque, socialement, la vérité n’est pas bonne à faire connaître. Le conflit de l’intérêt social, que ce soit l’intérêt de l’État ou l’intérêt de certains groupes influents dans l’État, et le droit individuel n’est pas près de cesser.

Au fond, encore aujourd’hui, quelle est la fin du droit et de la justice ?

La fin de la justice n’est pas de donner satisfaction au sentiment de justice des individus (on a vingt-quatre heures pour maudire ses juges). Le juge se propose avant tout de régler un différend, de solutionner tant bien que mal un conflit.

Peu importe au fond que l’une des deux parties ou peut-être les deux se sentent et se croient, dans l’intimité de leur conscience, lésées par le jugement rendu. Le grand bienfait de ce jugement est de rétablir l’ordre troublé, de sauvegarder la paix sociale. Le mot célèbre de Goethe pourrait servir d’épigraphe à tout libellé de jugement : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. » Le juge voulût-il donner satisfaction au sentiment de justice des individus, cette tâche dépasserait ses forces. Le juge ne peut descendre dans l’intimité des consciences, sonder les reins et les cœurs ; il ne peut apprécier que d’une façon très imparfaite et approximative les conditions, les circonstances, les mobiles d’un acte. Le juge applique un article du code à un cas donné comme le mathématicien applique une formule à un problème particulier. Mais la formule mathématique s’applique exactement tandis que l’article du code s’ajuste toujours assez mal au détail des faits. C’est pourquoi le juge ne doit pas y regarder de trop près. Sa fonction est de juger et il doit juger en tout état de cause. Ce dogmatisme juridique s’exprime naïvement dans l’article IV du Code civil qui enjoint au juge de juger coûte que coûte : « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » Ainsi, en tout état de cause, la décision juridique doit être tenue pour bonne et elle doit l’être parce que, quelle qu’elle soit, elle vaut mieux pour l’ordre social que l’absence de jugement qui laisserait se perpétuer un débat et une cause de trouble.

De même que le juge ne peut arguer, pour s’abstenir de juger, de l’insuffisance de la loi, le justiciable ne peut arguer de son ignorance de la loi. On connaît la fiction juridique : « Nul n’est censé ignorer la loi » axiome aussi faux que cet article : « Tous sont égaux devant la loi ». Comme si les inégalités naturelles et les inégalités sociales ne rendaient pas évidemment utopique l’égalité devant la loi. Il y a antinomie entre l’idée de loi et l’idée d’individualité. La loi, c’est l’abstraction, l’individu, c’est la vie et la diversité de la vie. Les lois ne sont que des généralisations factices où l’on fait rentrer, en les bousculant et en les détériorant, le plus possible de cas particuliers : d’où sous une apparente unité qui repose surtout sur des mots, des heurts constants, des contradictions perpétuelles de détail.

Il faut tenir compte aussi de la déformation spéciale subie par ceux dont la profession est d’appliquer la loi. La fonction arrive fatalement à dominer l’individu. On peut assister dans la salle d’audience et cette étrange comédie de deux hommes qui, par fonction, accusent et défendent, avec une égale émotion, un individu sur lequel ils pensent souvent tout le contraire de ce qu’ils disent.

Il est vrai que beaucoup de juristes, aujourd’hui, protestent contre le caractère mécanique de l’administration de la justice et réclament l’individualisation de la peine. Ils admettent qu’il ne doit plus y avoir élimination indistincte et mécanique de tous les individus qui ont troublé en quelque manière l’ordre public. Si les actes criminels sont peu divers, les processus psychiques qui les font naître sont nombreux. Il faudra distinguer les délinquants ; faire un triage entre eux, soigner, amender et réadapter ceux qui sont curables. Soit ; mais d’abord cette conception est loin d’être admise par tous les juristes. Ceux qui légitiment le châtiment par son exemplarité n’ont que faire de l’individualisation de la peine. Ensuite l’individualisation de la peine n’est jamais qu’une approximation, par suite de l’impossibilité où est le juge de pénétrer dans le secret des cœurs. Ajoutons que l’individualisation de la peine se fait trop souvent à rebours. On distingue des « catégories de délinquants » non d’après leur psychologie individuelle, mais d’après leur rang social, leur parenté ou leurs relations98.

Tout droit est un droit de classe. Il protège la catégorie sociale dans l’intérêt de laquelle il est fait et refuse sa protection ceux qui n’en font pas partie ou vivent en marge de cette catégorie.

Le droit bourgeois opprime le pauvre. Il protège les biens plutôt que les personnes. Le droit familial protège les gens mariés ; il traite le mariage comme un acte social, non comme un acte individuel. C’est pourquoi l’union libre n’a pas d’existence reconnue et ses conséquences sont presque traitées par le code comme des délits. Les enfants naturels, adultérins, incestueux, sont frappés d’une tare juridique. Le droit actuel méprise ou ignore l’individu en tant que tel ; il ne le protège qu’en tant que membre d’un groupe reconnu et autorisé. Même les lois les plus libérales, celles qui semblent relâcher quelque lien social (par exemple la loi du divorce) affirment encore en un certain sens l’asservissement de l’individu à la volonté collective. Elles l’affirment en ce sens qu’elles font partie d’un système général de contrainte. Prise isolément, la loi du divorce est une loi émancipatrice de l’individu ; mais elle forme bloc en réalité avec l’ensemble des dispositions légales qui constituent une contrainte plus générale : le mariage civil. Elles ne sont qu’une pièce dans un système de servitude, et l’individu, pour bénéficier de cette loi, doit se plier aux formalités obligatoires.

Le fait de recourir à la loi du divorce est ainsi un hommage indirect rendu à l’opinion, à la loi, au mariage en tant que lien légal, à toutes les puissances sociales.

Le droit nouveau qu’apportera l’avènement du quatrième État, le droit syndicaliste sera vraisemblablement fondé, tout comme le droit actuel, sur le mépris de l’individu en tant que tel. Le contrat collectif du travail supprime la liberté du travailleur isolé. Le syndicat entend exercer sur ses membres une domination unilatérale et illimitée. « Entrer dans une association, dit un juriste contemporain, ce n’est pas simplement signer un contrat : c’est adhérer à une discipline, plus clairement devenir une cellule dans un organisme99. »

Résumons l’antinomie juridique. Elle oppose le droit individuel au droit social ; le sentiment de la justice, tel qu’il s’exprime dans la conscience de l’individu à l’idée de la justice considérée du point de vue social, idée qui se ramène à celle du maintien de l’ordre ; l’idée d’individualité à l’idée de loi.

La revendication individualiste qui se dresse contre les contraintes légales peut revêtir deux formes : Il y a un individualisme négatif, individualisme à la Stirner ; individualisme de la révolte pure et simple, de la pure désobéissance aux lois.

Et il y a un autre individualisme, positif celui-là et évolutif, qui oppose à l’ancienne conception dogmatique et autoritaire du droit, une conception plus large, plus souple ; qui adapte le droit à la diversité des individus et des cas particuliers, au lieu de plier la diversité des individus et des actes humains à la règle inflexible du droit. Ici, selon la formule d’un juriste100, « le droit ne domine plus les mœurs : il les suit ».

Cet individualisme insiste sur l’idée d’une évolution du droit, d’une individualisation croissante du droit. Ici l’antinomie entre l’idée d’individualité et l’idée de loi n’apparaît plus comme absolue. Le caractère absolutiste de la loi est atténué par plusieurs causes qui ont joué un rôle dans le passé et qui continuent encore à agir dans le présent. — L’une de ces causes est l’influence de la jurisprudence qui est une sorte de casuistique judiciaire, une adaptation du droit aux individus et aux cas particuliers. L’effort contemporain vers l’individualisation de la peine est la manifestation la plus libérale de cette tendance devenue pleinement consciente d’elle-même. — Une autre cause qui tient en échec l’absolutisme juridique est la tendance naturelle des hommes à désobéir aux lois ; c’est la pratique incessante, directe ou indirecte, ouverte ou sournoise, de l’illégalité. Cette tendance semble permanente, inévitable, indestructible, par là même normale et en un sens utile. Elle est favorisée en partie par le droit lui-même qui fournil au justiciable, par ses variations et ses contradictions, des moyens de tourner la loi, d’opposer la loi à elle-même, de passer à travers les mailles du code. « Il y a en quelque sorte, dit M. J. Cruet, une fonction juridique de l’illégalité, comme il y a une fonction intellectuelle de l’hérésie. » L’illégalité fait évoluer le droit ; elle le renouvelle en le détruisant en partie. Elle appelle à l’existence juridique de nouvelles forces, de nouveaux besoins, de nouveaux sentiments qui veulent se faire jour. On peut dire que l’illégalité d’aujourd’hui prépare la légalité de demain. C’est ainsi que les syndicats ouvriers ont existé illégalement et en tournant la loi avant de conquérir l’existence légale.

Ainsi le droit, en évoluant, tend atténuer l’oppression légale qu’il fait peser sur les individus. L’individualisme juridique est la philosophie du droit qui prend conscience de cette tendance, qui s’efforce de la favoriser et de la généraliser.

Toutefois ce serait s’abuser que de croire que les causes d’antinomies entre l’individu et le régime juridique tendent véritablement à disparaître par le bienfait de cette évolution du droit.

Les contraintes juridiques, comme les autres contraintes sociales, se déplacent plutôt qu’elles ne disparaissent ; les liens légaux se dénouent, se relâchent et reculent sur certains points ; mais ils se renouent, se renforcent et se resserrent sur d’autres points. Le droit syndicaliste qui se substituera au droit bourgeois actuel supprimera certaines servitudes juridiques ; mais ce sera pour les remplacer par d’autres. Évolution du droit n’est pas synonyme de libération de l’individu. Certains groupes peuvent se trouver favorisés par cette évolution ; mais les individus n’en subissent pas moins la pression de ces groupes eux-mêmes. « Le droit, dit M. J. Cruet, ne domine pas les mœurs : il les suit. » Mais les mœurs sont elles-mêmes une contrainte sociale, aussi tyrannique et parfois plus tyrannique pour l’individu que le droit lui-même. En tous cas, le droit nouveau, en tant qu’il reflète les mœurs nouvelles, ne fait comme le droit ancien, qu’affirmer la suprématie de la volonté sociale sur la volonté individuelle.

Aucune évolution du droit ne supprimera non plus l’écart entre le sentiment de la justice, tel qu’il est ressenti par chaque conscience individuelle et la satisfaction que le droit existant donne à ce sentiment. La fin du droit, quoi qu’on fasse, n’est pas de donner satisfaction au sentiment de justice éprouvé par les consciences individuelles, mais de sauvegarder l’ordre social.