(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XIII. Conclusions » pp. 271-291
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(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XIII. Conclusions » pp. 271-291

Chapitre XIII.
Conclusions

Examen des diverses solutions données au problème des antinomies. — L’individualisme, conclusion de notre théorie des antinomies.

Arrivés au terme de notre analyse des antinomies, nous devons, pour fixer nos conclusions, examiner quelques questions d’ordre général.

1º Dans quelle mesure le mot antinomie convient-il pour désigner les conflits ou désaccords entre l’individu et la société ?

2º En quel sens convient-il d’entendre l’antinomie ?

3º Les antinomies proposées comportent-elles une solution ?

4º À quelle espèce d’individualisme conduit la constatation d’antinomies insolubles ?

Une première question est celle de savoir si le mot antinomie est bien celui qui convient pour désigner les conflits qui peuvent s’élever cuire l’individu et la société. On peut distinguer ici deux sens du mot antinomie : un sens strict ou absolu et un sens large ou relatif.

Au sens strict, antinomie signifie qu’une chose en exclut une autre et que si l’une est, l’autre n’est pas. — Si l’on donne au mot antinomie ce sens absolu, on ne peut parler d’antinomie entre l’individu et la société ; car en fait l’individu n’existe jamais et n’a probablement jamais existé à l’état isolé. Individu et société sont deux réalités qui existent concurremment et qui se supposent l’une l’autre, tout en s’opposant l’une à l’autre. — Il convient de remarquer d’ailleurs que dans l’ordre concret, dans l’ordre des réalités vivantes et agissantes, le sens relatif du mot antinomie est le seul acceptable. Il ne peut être question d’antinomies au sens absolu qu’à propos de thèses et d’antithèses métaphysiques, telles que celles que Kant a mises aux prises, vainement d’ailleurs, dans sa Critique de la raison pure et qui ne sont que des couples de notions contradictoires érigées en absolus, chacune de son côté, par la vertu d’un artifice dialectique. — Pris au sens relatif, le mot antinomie signifie que deux choses sont dans un rapport tel que le développement de l’une se fait aux dépens du développement de l’autre, que la pleine affirmation de l’une contrarie la pleine affirmation de l’autre, que l’une tend à détruire ou du moins à amoindrir et à affaiblir l’autre. C’est en ce dernier sens que nous prenons ici le mot antinomie. Antinomie veut dire ici antagonisme virtuel ou actuel, désharmonie foncière, conflit inévitable entre deux choses d’ailleurs corrélatives et inséparables.

Maintenant l’antinomie entre l’individu et la société prend une signification différente, selon qu’on la considère d’un point de vue subjectif ou d’un point de vue objectif.

Entendue dans un sens subjectif, elle se pose dans le for intérieur des individus. Chaque homme un peu individualisé est, à cet égard, comme une « maison divisée ». Deux âmes cohabitent en lui, à la fois indissolublement liées et irréductiblement hostiles : l’âme sociale et l’âme individuelle. Nous sentons très bien ces deux âmes opposées vivre côte à côte en nous, se mêler, se pénétrer, ruser l’une avec l’autre, se tendre des pièges, se jouer de mauvais tours. Notre vie morale n’est que la suite des péripéties de cet interminable duel. Les deux génies qui sont en nous sont habiles à se donner le change ; ils vont parfois jusqu’à s’emprunter leurs points de vue et leurs arguments pour mieux se duper l’un l’autre. Plus d’une fois l’individu qui ne cherche dans ses attaques contre la société qu’une satisfaction de ses désirs antisociaux se persuade à lui-même qu’il obéit à une préoccupation de justice sociale, qu’il poursuit un idéal de sociabilité supérieure, et par contre, tel autre qui prétend ou qui croit même poursuivre un but social, un idéal politique et moral supérieur, ne recherche au fond qu’une occasion de renverser ce qui existe et jouit surtout du plaisir de la destruction.

L’antagonisme de ces deux âmes ne se fait d’ailleurs pas jour chez tous les hommes avec une égale intensité. Ceux chez qui l’antinomie arrive à son point culminant de sensibilité douloureuse sont des âmes complexes et délicates, ayant à la fois un besoin profond d’idéal, des aspirations vers une sociabilité supérieure, et un vif sentiment de l’individualité, un esprit d’indépendance qui les prédispose à souffrir des contraintes, des tyrannies et des hypocrisies inséparables de toute vie sociale (Vigny par exemple).

L’antinomie peut, en second lieu, être entendue dans un sens objectif. Elle est alors un conflit entre l’individu isolé et le groupe ou les groupes dont il fait forcément partie.

D’un côté, il y a un individu isolé, différent par hypothèse, des autres ; conscient de cette différence et entendant y persévérer ; un individu dissident ou révolté qui, en suite de son attitude, est plus ou moins mal vu, plus ou moins vilipendé et persécuté par le groupe. — Et d’autre part il y a le groupe conformiste et tyrannique, armé de ses sanctions. Ici, je ne suis plus en discorde avec moi-même. Je me heurte bel et bien à une force étrangère, extérieure à moi, et différente de moi et qui me fait très bien sentir son existence par les représailles qu’elle exerce au besoin contre moi. Force d’ailleurs incommensurablement supérieure à moi en puissance, en étendue, en durée, en ressources ; ce qui ne m’empêche pas de lui résister, parce que je sens que lui céder serait m’annihiler dans ce que j’ai de plus intime et de plus précieux : le sentiment de mon indépendance et de mon existence personnelle.

Enfin, en se plaçant encore au point de vue objectif, on peut constater, au sein même de la société, un conflit au moins virtuel entre deux espèces d’esprits ou, si l’on préfère, entre deux types de tempérament : le tempérament ou le caractère social (ou grégaire) et le caractère individualiste. Cette différence n’est pas l’effet de la vie sociale et, de même, elle résiste à l’expérience de la vie sociale. Car la marque d’un véritable caractère est l’imperméabilité à l’expérience. L’individualiste, par exemple, reste individualiste, quelle que soit son expérience des inconvénients pratiques de cette attitude morale quand on est forcé de vivre en l’état de société. Au reste, ces deux sortes d’esprits ne peuvent guère s’entendre, ni se convaincre. Leur façon de sentir la vie et la société est trop différente.

Les solutions données au problème des antinomies peuvent se ramener à trois.

1º Il y a une première solution qui consiste à considérer l’homme comme un être naturellement social. C’est la solution de Guyau et en général des sociologues qui admettent l’existence d’une sorte d’altruisme et de socialisme primitif (ce dernier mot pris au sens le plus large). — Dans les sociétés primitives l’individu aurait très peu existé ou même pas du tout.

L’individu n’était pas individualisé ; il était absolument absorbé dans la solidarité inconsciente de la tribu. — Il nous paraît difficile d’admettre à aucun moment une socialisation aussi complète de l’individu. Chez le sauvage même le moins individué, les mouvements de la peur, de la colère, de l’instinct sexuel, de la jalousie, procédaient bien sans doute d’un désir égoïste, si peu conscient de lui-même qu’ait été cet égoïsme. Les transgressions à la coutume sociale, pour rares qu’elles fussent, ne devaient pas être absolument inconnues. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, nous sommes des êtres en partie seulement socialisés. Nous sentons très bien les deux âmes rivales : l’âme individuelle et l’âme sociale, s’opposer en nous. Et leur antagonisme ne semble pas près de finir.

2º D’après A. Comte et Spencer, il n’y a pas de solution de continuité entre l’individu et la société. Au début, il est vrai, la nature humaine n’était pas aussi altruiste, ni aussi socialisée qu’elle l’est aujourd’hui. Mais elle était virtuellement sociable et altruiste. Et ces virtualités devaient se développer plus tard selon une évolution continue et définie. D’après Comte, l’humanité tendu réaliser de plus en plus ses virtualités altruistes. Selon Spencer l’humanité a débuté par l’égoïsme ; mais elle portait en elle le germe de l’altruisme. L’égoïsme primitif s’est transformé et se transforme de plus en plus en altruisme. L’individu peut de moins en moins s’isoler d’autrui, s’opposer au groupe, se refuser à la solidarité. Il en a aussi de moins en moins la tentation. Les antinomies qui se manifestent encore entre l’individu et la société tiennent à une adaptation incomplète et inachevée : elles seront aplanies complètement un jour par la vertu de l’évolution fatale et bienfaisante.

Cette théorie, fort différente de celle de Guyau, et même, à certains égards, opposée à celle de Guyau ne nous paraît pas plus exacte. Il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur ce qu’a de contestable l’optimisme fataliste de Comte et de Spencer. Un fait très important à opposer à ces deux philosophes, c’est que l’égoïsme et l’individualisme ne semblent pas perdre du terrain dans l’humanité, bien au contraire. L’égoïsme revêt des formes plus subtiles, plus compliquées, plus délicates et plus profondes. Il se fait de plus en plus conscient, voulu, il devient égotisme, c’est-à-dire égoïsme théorétisé, volonté de différence et d’isolement, dilettantisme amoral et antisocial. Aujourd’hui, plus qu’elle ne l’a fait jamais, l’âme individuelle s’oppose à l’âme sociale. L’individu regimbe rentre le groupe, se cabre contre la solidarité ; il a le sentiment qu’il peut traiter avec le groupe d’égal à égal et que le groupe n’est rien de moralement supérieur à lui ; il lui rend à l’occasion mépris pour mépris, sarcasme pour sarcasme. L’irrespect à l’égard des décisions des groupes est un sentiment qui tend à prédominer citez des âmes très cultivées et très délicates. Il est certain que si l’individualisme antisocial ne gagne pas en étendue (car l’esprit grégaire est toujours très puissant dans les masses médiocres et moyennes), il gagne du moins en profondeur, en intensité et en lucidité.

3º D’après M. Durkheim, s’il n’y a pas à proprement parler solution de continuité entre l’individu et la société, du moins, selon ce philosophe, le « social » est d’un autre ordre que le psychologique. Il obéit à des lois propres et irréductibles à celles de la psychologie individuelle114. La société est une entité distincte des individus ; extérieure à eux et qui leur impose des modes d’action et de pensée qu’ils n’auraient pas sans elle.

La vie collective n’est pas un simple prolongement de la vie individuelle ; elle est quelque chose de nouveau ; une puissance sui generis qui se forme en dehors et au-dessus des individus ou plutôt qui coexiste avec eux ; car jamais on n’a connu d’individus vivant dans l’isolement. L’individu, toutefois, est, originairement, et reste toujours plus ou moins réfractaire à la discipline sociale : il ne peut la sentir sans regimber contre elle ou du moins sans en éprouver la tentation. À l’origine même des sociétés il n’y a jamais eu de parfait conformisme, de complète absorption de l’individualité, de parfaite soumission à la discipline du groupe115. Le groupe qualifie crimes les infractions à la discipline ; or le crime, d’après M. Durkheim, est un phénomène sociologique normal ; il atteste donc comme un fait normal et universel la résistance des individus à la discipline du groupe. Il semble résulter de tout cela que M. Durkheim admet un conflit possible entre l’individu et le groupe ; une résistance possible de la part de l’individu. Mais ajoutons de suite que, selon M. Durkheim, la lutte est tellement inégale, la puissance de la société est tellement écrasante, que l’individu, s’il a quelque bon sens, doit bientôt reconnaître sa faiblesse et s’incliner devant la société. Après quelques velléités de résistance, l’individu ne peut manquer de se soumettre, « Pour amener l’individu à se soumettre de son plein gré, il n’est nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d’infériorité naturelles — qu’il s’en fasse par la religion une représentation sensible et symbolique ou qu’il arrive à s’en former par la science une notion adéquate et définie116. » La science sociologique assumera donc la même fonction qu’ont assumée jusqu’ici les religions ; elle courbera l’individu devant la société. La morale sociocratique est, comme les morales religieuses, une morale de la crainte et de l’automatisme.

La position de M. Durkheim nous paraît différer à la fois de celle de Guyau et de celle de Spencer. M. Durkheim n’admettrait pas avec Guyau que l’homme, l’individu, est spontanément sociable et altruiste, qu’il est socialisé d’emblée et qu’il ne peut y avoir conflit entre l’individu et la société et résistance sérieuse et profonde de l’individu à la société. Il admet l’existence de ces résistances mais il croit en même temps que la société est armée pour les mater.

D’autre part M. Durkheim nous paraît différer de Spencer en ce qu’il n’admet pas, comme ce philosophe, une solution globale, unique et universelle du problème des antinomies, solution obtenue par le jeu mécanique de la loi d’évolution et valant pour l’humanité entière devenue finalement altruiste. Au lieu de cette solution unique et en quelque sorte rectiligne, M. Durkheim admettrait plutôt des évolutions partielles, variables avec la structure des sociétés et leurs conditions d’existence, chaque société se défendant comme elle l’entend, et se créant son système de contraintes et de sanctions efficaces contre l’individu. La contrainte et l’obéissance forcée nous paraissent jouer un plus grand rôle dans la morale de M. Durkheim que dans celle de Spencer et surtout de Guyau. L’altruisme spontané y joue, par contre, un rôle moindre. Dans la morale sociocratique de M. Durkheim comme dans la morale chrétienne, l’individualisme reste le péché originel et indélébile qu’il faudra toujours combattre.

La solution de M. Durkheim nous paraît moins utopique que celle de Guyau et de Spencer ; plus modeste et plus conforme à l’esprit scientifique, en ce qu’elle ne prédit pas le règne de l’altruisme universel. — Toutefois M. Durkheim nous semble trop compter sur les sentiments de résignation et d’obéissance que doit engendrer, selon lui, dans les âmes des individus, l’expérience des contraintes sociales et de la toute-puissance de la société. L’imperméabilité à l’expérience est la marque des vrais caractères. Chez les tempéraments individualistes, l’expérience des contraintes et des sanctions sociales, loin de provoquer la résignation et l’obéissance, ne provoque que la résistance, la révolte ouverte ou secrète. L’individualisme originel résiste chez eux âprement et reste sinon invaincu, du moins indompté.

De telles âmes ne se laisseront pas persuader aisément de la supériorité intellectuelle et morale de la société ; elles continueront à voir dans cette dernière une machinerie plus ou moins habile destinée à mater et à duper les individus et le sentiment qu’elles éprouveront vis-à-vis d’elle sera surtout la défiance.

Selon nous l’antinomie reste insoluble, ne comportant ni la solution globale et utopique des Guyau et des Spencer, ni la solution plus modeste de M. Durkheim obtenue par la vertu des contraintes sociales, des religions et de la morale sociologique. C’est que nous sommes des êtres partiellement socialisés sans doute, mais trop individualisés malgré tout pour nous absorber sans résistance dans la société. En nous l’âme individuelle subsiste à côté de l’âme sociale. La pression sociale, si écrasante ou si habile et astucieuse qu’elle soit ne triomphera pas vraisemblablement de ce qu’il y a d’incompressible malgré tout dans l’individu, à savoir l’individualité elle-même.

Notre théorie des antinomies justifie l’individualisme comme attitude de l’individu en face de la société. Mais comment entendre cet individualisme ?

Nous écartons d’abord bien entendu l’individualisme sociologique de M. Draghicesco qui nous paraît un simple jeu de mots. Car cet individualisme revient à dire qu’un homme est d’autant plus individualisé qu’il est plus semblable aux autres ; d’autant plus différencié qu’il est plus conforme et plus confondu dans la masse, d’autant plus original qu’il est plus banal.

Nous écarterons de même ce que certains philosophes appellent l’individualisme du droit 117. On entend par là l’individualisme qui proclame l’identité essentielle des individualités humaines comme êtres raisonnables et par suite leur égalité au point de vue du droit. Cette doctrine n’a d’individualiste que le nom. En effet elle insiste exclusivement sur ce qu’il y a de commun chez les individualités humaines ; elle néglige de parti pris ce qu’il y a en elles de divers, de singulier et d’unique ; bien plus elle voit dans ce dernier élément une source de désordre et de mal. Elle proclame la nécessité d’une discipline sociale rationnelle. Ce rationalisme sociologique et moral est plutôt une forme de l’humanisme ou du socialisme (au sens large du mot) qu’un véritable individualisme. Tout rationalisme sociologique et moral est une expression de la volonté sociale d’un groupe ; une affirmation de la domination de la société sur l’individu.

Il y a maintenant l’individualisme que nous appellerons individualisme uniciste. C’est l’individualisme de la différenciation pure et simple, de l’unicité. Cet individualisme n’est plus sociologique, mais physiologique.

Il ne considère plus l’individuation comme un produit social, comme un résultat d’un certain degré de différenciation et de complication sociales ; mais bien plutôt comme une idiosyncrasie native, inscrite dans la constitution, dans la physiologie même de l’individu. Cet individualisme n’est plus rationaliste, mais irrationaliste. Il nie toute certitude rationnelle, tout dogmatisme sociologique et moral au nom duquel la volonté sociale s’arrogerait le droit d’imposer son autorité aux individus. Comme nous ne saurions jamais suivre à l’infini le retentissement de nos actes et comprendre leur rapport avec l’ensemble des choses, comment pourrons-nous jamais avoir une certitude sur la valeur morale de ce que nous faisons ? Aucun système rationaliste n’a donc autorité pour régenter la conduite de l’individu. Chacun doit être libre de conduire sa barque, à ses risques et périls et de chercher son bien à sa façon.

L’Unicisme est un individualisme de la force et non plus du droit. L’Unique aspire naturellement à déployer sa force, à épanouir, sans souci des conséquences sociales, ses tendances quelles qu’elles soient. Aussi bien, l’idée de contrat, base du droit, gêne-t-elle l’individu dans sa spontanéité et son instantanéité. L’Unicisme conséquent supprime les contrats118.

Enfin l’Unicisme est un individualisme de l’isolement et de l’hostilité d’un contre tous. Se sentir et se vouloir diffèrent, se décerner ce brevet de différence, n’est-ce pas s’égaler à toute la société, n’est-ce pas du même coup supprimer, pour soi du moins, les obligations du pacte social ? Pourquoi en effet respecterions-nous ce pacte s’il est l’œuvre de gens avec lesquels nous n’avons ou ne voulons avoir rien de commun ?

L’individualisme uniciste revêt d’ailleurs autant d’aspects particuliers qu’il y a de modes possibles de différenciation pour les individus. — Un homme ne peut voir le monde, un homme ne peut penser exactement comme un autre homme ; de là un individualisme intellectuel. — Un homme ne peut sentir exactement comme un autre ; de là un individualisme sentimental. — Un homme ne peut avoir exactement les mêmes raisons d’agir qu’un autre ; de là un individualisme moral. — Un homme ne peut avoir exactement la même manière de sentir la beauté qu’un autre ; de là un individualisme esthétique. — Un homme ne peut avoir exactement les mêmes intérêts qu’un autre ; de là un individualisme économique. — Un homme ne peut avoir exactement la même puissance, ni par conséquent le même droit qu’un autre ; de là un individualisme juridique ou antijuridique, comme on voudra. — Ainsi dans les différents ordres de pensée et d’activité, l’individualisme uniciste nie tout idéal collectif : idéal intellectuel, sentimental, moral, esthétique, économique, juridique, politique. Il est purement négatif et destructif. Il représente une pure attitude d’abstention sociale ou de révolte antisociale, une mise en théorie de la désobéissance et de l’insoumission, un mépris philosophique des conventions sociales, de la morale, du droit, du pacte social tout entier.

Il y a enfin un autre individualisme moins simpliste et moins élémentaire que le précédent, un individualisme qui n’est plus purement négatif et destructif, purement antisocial comme le précédent, mais qui semble compatible, au moins dans une certaine mesure avec l’idée d’un lien social et d’une culture humaine. C’est l’individualisme aristocratique. Les partisans de l’individualisme aristocratique reprochent à l’individualisme uniciste d’être trop modeste et trop vague dans sa revendication en faveur de l’individualité. En effet cette revendication, disent-ils, porte sur une différenciation très générale et très vague. Elle aboutit à une abstention paresseuse ou à une révolte stérile. Reprendre éternellement le leit-motiv de l’unicité est le fait d’un individualisme sans intérêt, sans portée, sans grandeur et sans noblesse. Il est vrai que deux hommes ne voient pas de la même façon la même feuille d’arbre et qu’ils n’apprécient pas exactement de la même manière la distance entre deux arbres. Mais c’est là un élément bien petit et bien faible d’originalité. C’est une originalité au rabais ; c’est un minimum d’originalité ; c’est une originalité très commune et très banale puisqu’elle appartient à tous les hommes sans exception, qu’ils le veuillent ou non.

Il peut y avoir une conception plus complexe, plus riche et plus intéressante de l’originalité.

L’homme supérieur dans l’individualisme aristocratique, n’est pas celui qui nie tout lien social et toute culture ; c’est celui qui résume en lui la culture d’une époque, mais en la dépassant et en y ajoutant, en la marquant du sceau de sa personnalité. Un Léonard de Vinci, un Goethe sont des totalisateurs en même temps que des créateurs de valeurs ; mais ces valeurs qu’ils résument en eux, ils les incorporent et les subordonnent à leur individualité ; ils les grandissent de toute leur propre grandeur. Ceux-là sont les individus supérieurs, les maîtres, les surhommes. Le surhomme représente le point culminant de la culture d’une époque, tout en s’opposant sur certains points à cette culture. Cet individualisme de la grandeur humaine ne nie plus tout idéal ; il suppose au contraire un idéal de culture progressive. Il représente, dans l’ordre intellectuel, un effort vers la plus grande science, dans l’ordre esthétique, un effort vers la plus grande beauté, dans l’ordre économique un effort vers la plus grande richesse considérée elle-même comme un moyen pour la plus grande puissance ; dans l’ordre politique, un effort vers la plus grande initiative et la plus grande responsabilité chez les maîtres et les créateurs de valeurs ; dans l’ordre moral, un effort vers une affirmation plus intense de la vie, de la grandeur humaine et de l’orgueil humain. Cet individualisme est un impérialisme intégral, une philosophie de la vie intense et de la volonté de puissance triomphante, une philosophie du surhomme.

Y a-t-il quelque trait commun entre ces deux individualismes : l’individualisme uniciste et l’individualisme aristocratique ? On peut, ce semble, en trouver quelques-uns. D’abord l’individualisme uni-ciste est déjà virtuellement un effort vers une affirmation plus intense et plus complète de soi. L’Unique aspire à se distinguer des autres et à primer les autres ; il aspire à plus d’indépendance et de puissance ; il revendique sa « différence » comme un gage de supériorité et un principe d’aristocratisation.

Un autre trait commun à l’individualisme uniciste et à l’individualisme aristocratique est un antichristianisme et un immoralisme déclaré ou latent.

Pour la conscience moderne, antichristianisme et immoralisme se confondent ou à peu près, Les deux idées de christianisme et de morale ne sont pas dissociées. Peut-être ne le seront-elles jamais. Notre morale moderne, même quand elle s’intitule rationaliste et scientifique, n’est pas autre chose qu’un prolongement de la morale chrétienne, une transposition de la morale chrétienne, une théorie seulement modifiée et rajeunie des valeurs morales chrétiennes : sacrifice de l’individualité, égalité des hommes, effacement de l’individu devant la communauté ; soumission à l’autorité, autrefois l’autorité religieuse ; maintenant l’autorité sociale, le point d’aboutissement logique de cette morale est un mysticisme social, une religiosité sociale qui divinise la société et invite l’individu à s’incliner devant elle comme devant le moderne Jéhovah. À ce mysticisme social, l’individualisme, soit uniciste, soit aristocratique, oppose son athéisme social, son impiété sociologique, son irrespect des idoles sociales : irrespect fondé sur un sentiment profond de l’individualité. sur la volonté de sauvegarder les valeurs individuelles : énergie, indépendance, orgueil et noblesse personnels et de les défendre contre les prétentions de plus en plus envahissantes de la morale de groupe119.

C’est pourquoi au fond de l’un et de l’autre individualisme on retrouve le même sentiment d’une antinomie entre l’individu et la société. Dans l’individualisme uniciste, cette idée est évidente. L’individu naît et demeure l’ennemi de la société. L’individualisme aristocratique semble compatible au premier abord avec le souci d’une culture humaine et d’une civilisation progressive. Mais l’antinomie entre l’individu et la société ne tarde pas à se faire jour. La sociabilité supérieure rêvée par l’aristocrate contraste trop avec la société réelle, toujours grégaire, inintelligemment conformiste, ennemie des supériorités et amoureuse de la médiocrité. En face du surhomme et contre lui, la société représente un principe de stagnation et de résistance. Elle s’oppose de toutes ses forces au novateur qui froisse ses sentiments, ses habitudes, ses préjugés, qui alarme ses intérêts. Le plus souvent les individualités supérieures sont sacrifiées aux médiocrités de la vie sociale qui les entoure. L’homme supérieur, d’ailleurs, ne travaille pas pour la société qu’il juge souvent peu intéressante, mais pour le surhumain, c’est-à-dire pour son surhumain à lui, pour son idéal personnel de grandeur. L’homme supérieur ne peut pas ne pas souffrir de ce conflit entre ses aspirations et son milieu et finalement, quelles que soient sa force et sa supériorité, il succombe dans la lutte. L’individualisme aristocratique s’achève logiquement par le pessimisme social, par le sentiment d’un conflit où l’individualité supérieure est fatalement vaincue.