(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « La doctrine symboliste » pp. 115-119
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(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « La doctrine symboliste » pp. 115-119

La doctrine symboliste

Les Décadents dissemblaient des Symbolistes en ce sens qu’ils admettaient l’émotion directe, la traduction exacte des phénomènes de la vie au lieu d’en exiger la transposition, qu’ils n’allongeaient pas outre mesure l’alexandrin et qu’ils usaient des poèmes à forme fixe. Ils mettaient aussi moins de gravité étudiée dans leurs manifestes et ne s’embarrassaient pas de leur donner un tour scientifique, une saveur d’axiome, le piquant d’une formule algébrique. En voulez-vous un exemple ? J’avais prié l’un d’eux, mon ami Édouard Dubus, de rédiger les principes de son esthétique, à l’usage des lecteurs du Décadent. Et Dubus, qui était le garçon le plus naturel du monde, se crut obligé de prendre le ton. Voici le fatras pédantesque qu’il me remit :

« Le Beau, seul est l’objet du poème. La Vérité, le Bien, la Passion peuvent s’y rencontrer, mais seulement à titre d’accessoires. Le résultat poursuivi par le poème sera uniquement une émotion esthétique.

« Le Beau étant la Variété dans l’Unité, plus un poème offrira de motifs à l’émotion esthétique dans une rigoureuse unité de but, plus il se rapprochera de l’idéal poursuivi.

« L’émotion esthétique a pour cause (étant admise la réalité du monde extérieur, mais comme une réalité de fiction) des différenciations de mouvement de la matière, perçues au moyen des sens. La couleur, le son, le parfum se réduisent en dernière analyse à des vibrations de la matière. Le changement de direction dans le mouvement constitue la forme…

« Le poète délaissant la copie du monde extérieur créera ses formes esthétiques par le dégagement de l’essentiel dans les éléments que fournit la nature.

« Les formes esthétiques seront évoquées par des sons (les mots) choisis, associés et rythmés (vers, strophes), en vue d’une émotion esthétique à produire.

« Elles seront reliées entre elles par l’unité d’un sujet de composition.

« Le sujet de composition, toujours moral, transparaîtra nécessairement sous les diverses formes esthétiques évoquées.

« Elles exprimeront le sujet par correspondance. Étant admise la théorie spinosiste de l’unité de substance, les modes de la substance évoluent parallèlement. Tout phénomène psychique ou physiologique a sa correspondance dans un aspect réalisé ou possible du ciel. Les Formes esthétiques du poème sont des symboles. Le symbole étant défini : une figure, une image, qui exprime une chose purement morale.

« Le poème destiné à produire une émotion esthétique sera symbolique.

« Le poème symbolique est celui qui, évoquant par le vers des formes esthétiques logiquement reliées entre elles dans l’unité d’un sujet de composition, a pour objet la réalisation du Beau. »

C’était pour protester contre tant de solennelle gravité que le Décadent insérait des échos dans ce goût :

« Notre ami Piombino s’étant laissé barboter son manuscrit en tramway, n’a pu nous donner, en temps utile, sa chronique hebdomadaire. »

Néanmoins, l’action des Symbolistes et des Décadents contre la littérature en vogue était parallèle. Ils avaient les mêmes haines et les mêmes admirations. Ils étaient pris du même désir d’introduire dans leurs vers plus de mystère, plus de rêve, plus de musique, et de substituer au mode narratif et didactique une méthode synthétique aux raccourcis violents. Les uns et les autres sentaient le besoin de s’affranchir de formules surannées et de réformer la prosodie, mais les Décadents n’entendaient pas faire table rase du passé. Ils préconisaient des réformes indispensables, conduites avec méthode et prudence. Les Symbolistes, au contraire, ne voulaient rien garder de nos vieux usages et ambitionnaient de créer de toutes pièces un nouveau mode d’expression. On a dit que cette divergence de vues provenait de ce que les Symbolistes étaient en majorité d’origine étrangère. Ils n’étaient point retenus aussi solidement au respect de la tradition. Et ce qui donnerait une valeur à cet argument, c’est qu’ils avaient commencé par substituer aux mythes helléniques qui forment le plus clair de notre patrimoine lyrique, les mythes scandinaves. Ils se sentaient plus d’affinités pour les légendes de l’Edda et des Niebelungen.

Cette question de l’origine, qui est négligeable quand il s’agit de peser la valeur d’un écrivain, devient importante quand il s’agit d’expliquer les faits et de justifier certaines hérésies. Il est de toute évidente qu’une oreille française, fortement enracinée, restera toujours sensible au délicat tremblé de l’e muet. Ce n’est que de sa langue maternelle que l’on perçoit jusqu’au bout les fines et mystérieuses résonances. Ce vœu de négliger les muettes dans le corps du vers répugne à notre tempérament analytique, et c’est Ronsard qui a raison quand il écrit :

Mari-e, vous avez la joue aussi vermeille
Qu’une rose de mai…

Encore ne faut-il pas considérer comme étrangers les écrivains de race gréco-latine (Pélasges).