(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « F.-A. Cazals » pp. 150-164
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(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « F.-A. Cazals » pp. 150-164

F.-A. Cazals

Cazals était l’un des boute-en-train des soirées de la Plume. Qui ne se le rappelle, dressant au milieu du brouillard des pipes, dans le vacarme des soucoupes, sa silhouette 1830, et chantant d’une voix réfractaire, sans trop se soucier du piano, Struggle for life ou les Bigorneaux de l’École romane. « Il avait, dit Rachilde, l’aspect d’un gentil Arlequin, narines retroussées, lèvres goulues et rouges, cheveux furieux, pas de moustaches, toute sa finesse dans sa main, une main longue et fluette, une petite batte. »

Ses chansons plaisaient par leur persiflage léger, leur malice sans fiel et leur tour d’esprit bien parisien. Il lui suffit d’en avoir amassé de quoi fournir un volume21.

Cazals n’œuvre point dans le sentimentalisme mais ni dans la rosserie à la mode. Il se garde précieusement de ces deux excès.

C’est un esprit averti qui passe à travers les événements, armé d’ironie, et sans leur accorder plus d’importance qu’ils n’en méritent. Il n’a pas assez d’illusions pour s’indigner. Il y a toujours place chez lui pour une pointe de bonne humeur.

C’est sans aigreur qu’il constate que :

Quand on n’s’appelle pas Camondo
Il n’y a pas beaucoup d’monde au
               Cimetière !

Il note encore :

Qu’ici pour bien vivre il faut s’y
           Prendr’ d’avance !

Il se console, avec un bon conseil, du lien peu sûr des amitiés courantes :

Si vous avez besoin d’amis,
Commencez par avoir des louis.

Il sait la valeur du mot Progrès, et quand Barrès, député, parle de l’avènement d’une République honnête, il lui répond, sur l’air de Cadet-Roussel :

Ah ! ah ! ah ! oui, vraiment,
Barrès en a pour un moment !

Les scandales du Panama ne l’ont ému juste assez que pour lui inspirer cette réflexion profondément judicieuse :

Si tes enfants sont corrompus,
Ô France, il ne faut plus en faire !

D’ailleurs la politique n’est pas son fait. Il est plus à son aise dans l’épigramme littéraire. Il a chanté le Bonnet à poil de Coppée, les Pieds de Péladan, le Rhum et eau de Verlaine, le monocle et les cigares de Moréas, la jaquette de du Plessys, le Geste de Laurent Tailhade, etc.

Ses escarmouches sont loin d’être meurtrières. Il ne s’en prend qu’aux faiblesses avouables et il se contente d’esquisser. Il n’en veut qu’à l’extérieur, aux apparences ; il effleure, il dédaigne l’effort nécessaire pour appuyer. C’est cette légèreté, cette mesure dans l’attaque qui le sauvent des rancunes tenaces et qui désarment jusqu’à ses adversaires.

Il excelle là surtout où il faut des qualités primesautières, de l’improvisation, du brio ; son premier coup d’œil est le bon. Il n’a pas le temps d’y revenir.

Il découvre tout de suite le point faible, il sent le ridicule et, s’il le voulait, il ferait un vaudevilliste sans pair. C’est le même don d’observation qu’il apporte dans ses chansons et dans ses croquis, et personne n’a, comme lui, saisi les gens dans leur geste essentiel et leur attitude spécifique.

L’actualité lui fournit assez de sujets pour qu’il ne se donne point la peine d’aller en chercher ailleurs. Mais c’est un attrait qui passe vite. En relisant ses couplets, on est amené insensiblement à leur restituer la vie de l’heure, l’atmosphère du Soleil d’or chargée de bière et d’alcool, le grouillement et l’entrain de la foule, l’éclat des lumières, le ronflement et les cris de la rue voisine. N’importe, ces chansons gardent une valeur documentaire indiscutable. Elles forment un recueil instructif, une petite histoire anecdotique des mœurs des Cénacles du Quartier Latin. Elles expliquent et complètent l’œuvre artistique de la Plume. On y suit pas à pas l’évolution des esprits. Elles marquent une époque curieuse dans l’histoire des lettres depuis le moment où tout Saint-Denis, révolutionné, se mettait aux fenêtres pour voir passer les « décadents » jusqu’au moment où le vagabond Verlaine recevait, dans un galetas du quartier Saint-Jacques, au milieu de l’élite de la Jeunesse, par l’organe du comte Robert de Montesquiou-Fézensac, les hommages de la Noblesse de France.

Jean Moréas22, parlant de Cazals, dit :

« … Le regretté maître Eugène Carrière fit un jour un beau portrait de Verlaine. Il le montre ascétique et contrit, sans doute à cause de ses poésies dévotes. Cette expression n’était pas étrangère au poète ; toutefois, son air vrai fut plutôt cavalier et cape espagnole, ou bien encore paysan selon nos Joyeux Devis, moitié gothique, moitié renaissance.

« Enfin, les années de misère avaient ajouté à la physionomie de Verlaine le facétieux tortillement de bouche du vagabond sublime. Ainsi le représentent avec autorité les dessins ou pastels de Cazals. Le musée du Luxembourg en possède un, très enlevé : c’est Verlaine, en tenue d’hôpital, fumant sa pipe. Sur un autre, qui est au musée de Nancy, on le voit dans sa légendaire chambre meublée de la rue de Vaugirard : il travaille couché, un pli drôlement gravé au front. »

F.-A. Cazals restera comme l’iconographe des décadents. Il a fixé pour la postérité quelques aspects familiers de Verlaine. Je me suis fait loi de le proclamer dans cette ballade dont on voudra bien me pardonner le ton humoristique, tellement de circonstance :

BALLADE des portraits de Verlaine.

Bons décadents qui, ce jour de janvier,
Suiviez, unis à la Fleur du Symbole,
Notre cher Maître à son logis dernier,
Au cimetière, au fond des Batignolles ;
Doux névrosés qu’à Rome, V. Pica23
A célébrés sur son harmonica,
Ce que j’annonce est pour calmer vos peines :
De son crayon, aux yeux de l’Univers,
L’affranchissant de la poudre et des vers,
F.-A. Cazals nous a rendu Verlaine.

Soit qu’il s’échoue en plein François premier 24
Avec son feutre en guise d’auréole,
Ou soit qu’il boite avec son cornouiller,
Au clair de lune, au quartier des Écoles ;
Soit qu’il s’esclaffe au refrain de Fathma,
Tout en bourrant sa pipe de tabac,
À l’hôpital, en cache-nez de laine25 ;
Soit qu’il se rue, avec force, à travers
Les bois dénuds que fouette un vent d’hiver,
F.-A. Cazals nous a rendu Verlaine.

J’ai vu partout, ses traits multipliés,
À l’eau, à l’huile, à la cire, à la colle.
Tous les journaux l’ont eu, sur leur papier,
Moine qui prie ou faune qui rigole.
2Chez Valadon, c’est, sous un crâne ras,
Une façon de carme scélérat ;
C’est, chez Carrière26, un Christ à bout d’haleine,
Sans rien d’égal à ces maîtres divers,
Mais plus nature, en tête de ses vers27,
F.-A. Cazals nous a rendu Verlaine.

Envoi.

Pères conscrits, qu’on nous ôte de là
Ce faux Otto (peccavit Chantalat)28,
Et que vos murs, en échange, aient l’étrenne
De ces dessins où, plus riche d’éclat,
F.-A. Cazals nous a rendu Verlaine29.
*
*   *

Léon Deschamps mourut le 28 décembre 1899. Il tomba foudroyé en pleine jeunesse, en pleine fougue de travail. La dernière fois que je l’avais vu, il exultait de joie et de santé. L’année lui avait été favorable. Les affiches s’enlevaient. Il ne comptait plus ses succès de librairie. Il venait de reprendre avec éclat la série de ses banquets. Il voyait poindre enfin, après les années d’incertitude et de lutte, l’auréole de la fortune. Il vibrait d’enthousiasme. Goûtez un peu l’ivresse que respirent ses dernières lignes : « L’Art triomphe une fois de plus ! L’Art pur, l’Art sans compromissions, sans étiquette de chapelle ; l’Art au service de la souveraine Beauté. » Il parlait de « haines à jamais abolies, de consciences haussées à la divinité » et il concluait :

« Nous voilà prêts à fêter au prochain banquet la poésie personnifiée cette fois par Jean Moréas, le plus pur, le plus haut et le plus désintéressé des poètes. »

Je lisais ces lignes de Léon Deschamps, lorsqu’un télégramme m’apprit le coup fatal. J’avais encore à mes oreilles le bruit amical de sa voix et son bon franc rire, indice d’une conscience pure. Je courus aux nouvelles. On précisait : un chaud et froid contracté à la sortie d’une des séances de la Haute-Cour ; un érysipèle de la face ; trois jours de maladie, de cauchemars, de fièvre délirante, puis soudain le réveil d’une conscience abolie, un regard douloureux qui se reprend et qui jette une dernière lueur consciente sur les êtres chers qui vous entourent, comme pour leur demander pardon de les quitter ; des mains hâtivement pressées dans la chaleur d’une rapide étreinte, d’un adieu suprême, puis la tête qui retombe… et… plus rien ! que le silence et le néant.

Tandis qu’on me faisait ce récit, je commentais en moi-même la stupidité du Destin qui épargne tant d’octogénaires paralytiques, tant de ruines humaines, et qui arrache, tout à coup, un homme vigoureux à sa famille, à ses amis, à ses travaux.

Le poète Maurice du Plessys aurait-il raison de blasphémer les dieux et de dire qu’Apollon persécute les siens à la mesure de leur amour ? Il ne les élèverait que pour proportionner à la hauteur des bonds la profondeur des chutes :

Dans la boue il leur fait d’iniques funérailles.

Et en effet la boue n’a pas manqué aux obsèques de Léon Deschamps. Je n’oublierai pas cette sinistre journée d’hiver, sombre, pluvieuse et froide, où le vent hurlait de si lamentable façon.

On avait exposé le corps dans le hall de la Plume, parmi les tableaux de la dernière exposition : les Hâleurs de Gottlob, les Parisiennes d’Henri Boutet, les Pyrotechnies savantes d’Henri de Groux, les Quiétudes rustiques de Maglin. Tout un rayonnement d’art protestait contre l’envahissement des draperies noires. Ces hautes tentures dévoraient jusqu’au jour du bureau de rédaction, où j’avais peine à distinguer deux silhouettes vagues. C’est à la voix seule que je reconnais Aurélien Scholl et Paul Adam. Ils ont tenu à être les premiers à la peine, comme il y a quelques jours, au banquet, ils avaient été les premiers à l’honneur. Paul Redonnel circule, affairé, dans le désarroi des choses. Le désordre des papiers, épars sur le bureau, atteste que la vie y fut brusquement suspendue. Le facteur entre et jette un paquet de lettres portant la suscription : « Léon Deschamps » ; cruelle ironie, témoignage de la fragilité des choses que ces lettres écrites d’hier et qui arrivent trop tard.

Il pleut. Des ombres traversent rapidement la cour inondée et viennent échouer dans le couloir avec un froissement d’étoffes mouillées, un bruit sec de parapluies refermés brusquement. Le couloir trop étroit est bientôt obstrué. L’entassement des gens chasse ce qui reste de jour, et c’est une nuit lugubre où il me semble voir gesticuler des fantômes. Tout à coup, un remous violent sépare la foule. On s’écarte pour laisser passer une masse noire que des femmes soutiennent : c’est la veuve secouée de sanglots, que l’on transporte au fond du hall, et que la barbarie du protocole force à recevoir les poignées de main et les paroles de condoléances, comme si elle avait encore la conscience des choses et la possession d’elle-même.

Le hall se remplit de faces pâles, aux yeux rougis, aux lèvres contractées. Il n’y a ici que des amis sincèrement émus, venus avec la conscience de remplir un dernier devoir. Les professionnels d’enterrements se sont abstenus. Il n’y a pas de reporters. Il n’y aura pas de réclame.

La toiture vitrée craque et gémit sous la force du vent. Une trombe d’eau s’abat avec un bruit formidable. On plaint ceux des assistants qui vont être obligés de tenir les cordons du poêle et d’affronter la rafale, tête nue. De solennelles calvities font un suprême appel à la pitié. Instinctivement, on songe à tous ceux que les enterrements ont tués. Une voix les dénombre dans un coin, et l’on apprend qu’en ce moment même Bertrand agonise d’une pneumonie contractée aux obsèques de Lamoureux. La même pensée erre dans tous les yeux, tandis qu’au fond du hall se poursuit le bruit des hoquets et des sanglots. Dans la détresse générale, la petite Charlotte Deschamps passe, souriante. Elle ne comprend pas.

La douleur est un fruit ; Dieu ne la fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour la porter.

Le deuil de ses vêtements contraste avec l’enjouement de sa figure.

Aurélien Scholl la contemple d’un monocle embué :

— « C’est ma filleule, … me chuchote-t-il… À dater d’aujourd’hui je lui tiens lieu de père ! »

Et il y a dans cette parole du dernier boulevardier, du dernier viveur du troisième Empire, du chroniqueur sceptique, une note imprévue qui attendrit.

Le hall regorge. Toute la jeune littérature est là. Voici Jules Renard, Léon Riotor, Alfred Vallette, Louis Dumur, Jules de Marthold, F.-A. Cazals, Hugues Rebell, Stuart Merrill, Adolphe Retté, Vielé-Griffin. Jean Carrère, Dauphin Meunier, Léon Maillard, Achille Ségard, Raymond de la Tailhède, J. Charles Brun… etc. On se regarde silencieusement. La levée du corps tarde plus que de raison. Évidemment, on attend quelqu’un qui ne vient pas…

L’ordonnateur se décide enfin. Un piétinement dans la boue, et le cortège, longuement organisé, s’ébranle avec lenteur.

La cérémonie religieuse est célébrée avec la pompe accoutumée, et c’est, ensuite, la traversée épouvantable d’un Paris délayé par la pluie. Le sol détrempé imite la terre fraîchement labourée. Les fiacres et les tramways nous éclaboussent au passage d’une gerbe de boue, On marche voûté, la tête en avant, comme à l’assaut, pour lutter contre la tourmente. Chacun sent les bacilles de la phtisie, de la congestion pulmonaire voltiger autour de lui, comme les mouches autour d’un bétail, cherchant la place où se poser. On tremble à chaque instant, malgré les collets relevés, de sentir la piqûre mortelle. Au-dessus de la file des dos courbés, c’est, en tête, l’éternel cahot du corbillard et la danse obstinée d’une énorme couronne dont le vent pille les fleurs, au point qu’elle commence à montrer des coins de carcasse nue. Peu à peu on se disperse, la chaussée devient impraticable. On gagne les trottoirs riverains, laissant quelques intrépides pétrir la terre avec leurs jambes.

Le hasard me donne pour compagnon de route Edmond Girard qui est une bien curieuse figure de ces temps-ci. Sans fortune, n’ayant pour vivre qu’un modeste emploi, quelque part dans un ministère, il s’était mis tout à coup en tête d’éditer à ses frais les poètes inconnus, et le plus extraordinaire c’est qu’il arrivait à vendre ses volumes, mais il voulut aller trop vite. Pour avoir pignon sur rue, il écouta les propositions d’un commanditaire obligeant. Qu’advint-il ensuite ? Je l’ignore. Toujours est-il qu’Edmond Girard, dénué de roublardise commerciale et d’habileté financière, dut battre en retraite au début de la bataille, laissant tous ses canons à l’ennemi ; mais ce serait bien mal le connaître que de le croire découragé. Tout en marchant, il me conte ses longs espoirs et ses vastes pensées. Il a découvert un nouveau local et il va se remettre à l’œuvre. Ô poètes ! mes frères ! tressons des couronnes en l’honneur d’Edmond Girard !

Voici enfin la gare du Nord. Le corbillard descend lentement la rampe et s’arrête sur le quai, où l’on doit prononcer les discours. La pluie n’a pas cessé ; cette halte au milieu de la manœuvre des signaux, du bruit des wagons de bestiaux, du sifflet des locomotives, sous un ciel bas, dans une atmosphère grise, obscurcie encore par des flocons de fumée qui retombent en écharpes de suie, a quelque chose de lugubre. On grelotte ; la pluie obstinée a fini par triompher des vêtements les plus épais. Un membre du Conseil d’administration de la Plume, M. Jean, prend la parole, puis c’est Paul Redonnel, Jean Carrère, Henry Degron et Léon Maillard. On forme cercle pour écouter, l’oreille tendue, tandis que la gouttière des parapluies se déverse avec acharnement dans les cous d’alentour.

Et ma pensée évoque ce dernier banquet de la Plume en l’honneur de Paul Adam (7 décembre 1899) où, dans la joie et les lumières, Deschamps sentait monter vers lui la sympathie de trois cents convives, exaltés jusqu’à l’ivresse par l’éloquence de l’auteur du Mystère des foules et la vibrante et chaude parole de Moréas.

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Cette fin d’année 1899 se marque d’un caillou noir, dans mes souvenirs. J’y déplorai la mort d’un familier, d’un probe écrivain qui n’a pas eu le temps de donner sa mesure pleine, mais que j’aimais : Léon Dequillebec, ancien secrétaire de rédaction de la Plume, et mon éminent ami Laurent Tailhade avait dû subir une cruelle épreuve, l’ablation de l’œil droit. Ma mélancolie se fit jour dans ces pages que publiait la Plume, le jour même où Léon Deschamps rendait compte — ce furent ses dernières lignes — du triomphal banquet Paul Adam :