(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VI. Recherche des effets produits par une œuvre littéraire » pp. 76-80
/ 2006
(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VI. Recherche des effets produits par une œuvre littéraire » pp. 76-80

Chapitre VI. Recherche des effets produits par une œuvre littéraire

De même que l’étude attentive d’une œuvre littéraire et de son auteur nous révèle ainsi des causes particulières qui ont agi sur lui et sur elle, de même cette étude peut nous révéler aussi des effets dont cette œuvre et cet auteur ont été le point de départ.

C’est qu’en effet une œuvre, tout en étant le produit de plusieurs facteurs, doit être également considérée par l’historien comme le facteur de plusieurs produits. Elle exerce sur les lecteurs, spectateurs ou auditeurs, des actions diverses qu’il est intéressant de rechercher.

Peut-on les déterminer scientifiquement ? On pourrait en douter. Au premier abord, on dirait qu’il est chimérique de vouloir extraire quoi que ce soit de certain de l’infinie variété des opinions et impressions individuelles que suscite un roman, une pièce de théâtre, un poème, un discours, etc. N’est-ce point le cas de répéter le fameux adage : « Autant de têtes, autant d’avis » ? Qui n’a vu d’interminables discussions provoquées par un livre paru de la veille ? Quel ouvrage célèbre, à commencer par l’Iliade, n’a eu ses admirateurs et ses détracteurs ?

En dépit de cette apparence, une observation attentive sait découvrir, surtout dans les époques les plus voisines de nous qui sont les plus riches en documents, beaucoup des répercussions qu’une œuvre a eues sur les âmes. On arrive sans trop de peine à savoir si elle a réussi auprès des contemporains et en quelle mesure, si elle a obtenu un succès lent ou rapide, disputé ou presque unanime, éphémère ou durable. On peut noter à quelle partie du public elle a plu ou déplu et ce qu’on y a trouvé de louable ou de répréhensible. Les articles des journaux, les jugements des critiques sont en l’occurrence de précieux éléments d’information. On peut même mesurer approximativement jusqu’à quel point le succès d’une œuvre s’est étendu dans le temps et dans l’espace. Le nombre et la date de ses éditions et traductions successives renseignent sur la vitalité d’un livre. Interrogez le répertoire des théâtres, les programmes d’enseignement ; regardez les morts que les vivants imitent ou combattent ; tout cela fournit des lumières sur la durée des renommées.

Rien de plus instructif que de suivre dans ses vicissitudes la réputation d’un grand écrivain. Elle subit un mouvement de hausse et de baisse qu’on pourrait représenter par une courbe. Ainsi la gloire de Corneille, de celui que l’admiration passionnée des spectateurs du Cid et de Cinna avait baptisé le grand Corneille, décline à partir de 1660, pendant que celle de Racine monte à l’horizon comme un astre nouveau. À la fin du xviie  siècle, à partir de 1685 environ, quand le génie du poète a été sacré par la mort, sa mémoire se relève, témoin Crébillon père qui le prend pour modèle et Fontenelle qui le vante par esprit de famille. Au xviiie  siècle, ce siècle du joli, de l’esprit, des mœurs efféminées, nouvelle et longue éclipse. Voltaire, à chaque page de « ce diable de Jean Racine », s’écrie : Sublime ! Sublime ! En revanche, dans son Commentaire sur ou plutôt contre Corneille, il le traite, nous dit-il lui-même, tantôt en dieu, tantôt en cheval de fiacre, et je crains bien que les coups de fouet ne l’emportent de beaucoup sur les coups d’encensoir. La Harpe, écho docile du maître, répète et aggrave ces sévérités ; et cette diminution d’estime, dont Corneille est victime, dure jusque vers la fin. du règne de Louis XV. Mais la Révolution est proche ; les caractères deviennent plus virils, les tragédies plus austères, témoin les œuvres de Marie-Joseph Chénier ; aussitôt Corneille remonte dans l’opinion générale, pendant que Racine, considéré comme trop courtisan et trop délicat, y descend. Vive le poète patriote, qui a créé l’âme du vieil Horace ! On lui sait gré d’être un professeur d’énergie, d’héroïsme. Il est par là en harmonie avec les contemporains de la Constituante et de la Convention. Napoléon l’aime et l’admire pour des raisons analogues, et quand il fait jouer ses pièces à Erfurth, devant un parterre de rois, il s’écrie avec conviction. « Quel homme ! Je l’aurais fait prince !… » Survient le romantisme. Racine a le tort d’être trop docile aux règles, trop classique : des exaltés le traitent de polisson. Corneille, au contraire, bénéficie de ce qu’il a regimbé contre les théories d’Aristote, écrit des tragi-comédies et des comédies héroïques ; c’est un ancêtre, un précurseur. Et le va-et-vient continue jusqu’à nos jours. De 1870 à 1885, la France a subi un certain affaissement des caractères ; on s’est accordé à signaler chez elle, durant cette époque, une maladie des volontés, une certaine veulerie efféminée. Aussi les rôles ont-ils été renversés : Racine a de nouveau grandi, pendant que Corneille était rabaissé par les juges attitrés de notre littérature  ; ils ont préféré la psychologie fine aux grands sentiments et à la force d’âme, preuve en soit les articles de MM. Lemaître, Brunetière, Anatole France, critiques si différents d’ailleurs, dont l’accord sur ce point est d’autant plus significatif.

Alternatives curieuses, qui non seulement démontrent la permanence des effets produits par l’œuvre de Corneille sur les Français, mais qui permettent d’en noter avec une précision presque mathématique et la nature et la puissance dans les différentes époques de notre histoire !

On peut opérer dans l’espace comme dans le temps cette analyse qualitative et quantitative. Il suffit pour cela de franchir les frontières, de chercher dans les pays voisins jusqu’où s’est propagée une œuvre originale, comment elle y a été suivant les moments appréciée, traduite, adaptée, transformée. Quiconque ferait ce travail pour la Chanson de Roland ou pour le Cid en calculerait, si je puis m’exprimer ainsi, l’intensité de rayonnement.

Je n’ai parlé jusqu’ici que des effets littéraires de la littérature : mais elle en a d’autres qu’on ne saurait oublier. Si la société agit sur elle, elle réagit à son tour sur la société. Toutes les branches de la civilisation peuvent, suivant les circonstances, en ressentir le contre-coup.

S’agit-il de vie politique ? Qui niera que les chansons de Béranger et les pamphlets de Paul-Louis Courier n’aient été des armes redoutables contre le trône des Bourbons ? Est-il question de religion ? Le plus aveugle ne saurait méconnaître la puissance de destruction que les écrits de Montesquieu et de Voltaire ont eue sur la croyance au dogme catholique. C’est que les idées sont des forces ; animées par la passion, elles renversent et elles édifient ; elles transforment le présent ; elles créent l’avenir ; elles ne guident pas seulement l’humanité, elles la modèlent à leur image. Toute société, avant d’être réalisée, existe à l’état de rêve, de conception, de désir ; et cela devient de plus en plus vrai à mesure que les peuples prennent d’eux-mêmes et de leurs besoins une conscience plus claire. Tel chant de guerre, né dans la fièvre de l’enthousiasme, a valu une armée ; tel discours, prononcé à propos, a lancé des milliers d’hommes à l’assaut d’un trône ou d’une bastille.

La mode, à plus forte raison, suit souvent les impulsions de la littérature. Le héros d’un roman qui réussit se reproduit dans une foule d’imitateurs. Faut-il rappeler ce Seigneur des Yveteaux, qui, séduit par les bergeries de l’Astrée, s’improvise berger, porte la houlette et garde les moutons dans son parc avec une bergère de son choix ? On n’a pas encore oublié quelle quantité de petits René, quelles contrefaçons de Don Juan les succès de Chateaubriand et de Byron firent éclore au commencement de notre siècle.

Les historiens qui ont vu dans Rousseau et les philosophes, ses contemporains, les précurseurs et, pour mieux dire, les préparateurs de la Révolution française ; les moralistes qui attaquent ou recommandent un livre, parce qu’il leur paraît susceptible de corrompre ou d’améliorer les mœurs ; les législateurs qui punissent les provocations au crime commises et propagées par le journal ; tous ces hommes ont reconnu implicitement la répercussion que les âmes ont sur d’autres âmes, l’espèce de suggestion qui s’opère par l’intermédiaire de la parole ou de l’écriture. Les Essais de psychologie de M. Bourget ne sont pas autre chose qu’un effort pour démêler les influences exercées sur une génération donnée par les œuvres de la génération précédente24. Il y a étudié les écrivains qui lui paraissent avoir fait passer le plus de leurs pensées et de leurs sentiments dans la jeunesse dont il faisait partie lui-même. Il a noté aussi précisément qu’il l’a pu le genre d’action qu’Alexandre Dumas fils, Renan, Baudelaire et quelques autres ont eu, je ne dis pas sur tous leurs lecteurs, mais sur un groupe choisi de ceux-ci.

La voie est déjà grande ouverte à ces enquêtes fécondes : il reste à s’y enfoncer résolument ; il reste surtout à perfectionner les méthodes employées, à en éliminer les chances d’erreur qu’amène l’intrusion de la question de goût là où elle n’a que faire. La chose est délicate, non décourageante. Les résultats déjà obtenus sont garants de ceux qu’on a le droit d’espérer.